Journal (Eugène Delacroix)/15 mars 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 312-313).

15 mars. — Dîné chez Hippolyte Rodrigues[1] avec Halévy, Boilay, Mirès[2] ; ce dernier, très original, très sensé, très spirituel ; il est bien la preuve que c’est l’esprit qui fait l’homme. Il me disait, sur ce que le peuple, à présent, croit que le bien-être lui est dû, indépendamment de l’esprit et de l’industrie employés à se le procurer, en un mot sur cette rage d’égalité de bonheur qui possède tous ces gens-là et que je déplorais, que c’était un mobile qui venait à son tour et qui avait son temps à faire, comme tous ceux qui ont soulevé les hommes plus ou moins longtemps, les guerres de religion par exemple.

Il disait que, quelque judiciaire qu’on apporte dans les affaires, on avait besoin d’un associé, d’un autre vous-même qui vous éclairât et vous fît quelquefois toucher du doigt la fausseté d’un calcul sur lequel on fondait de l’espérance.

Chez la princesse ensuite, où je ne suis arrivé qu’à onze heures passées. Elle confessait sa mobilité et la facilité de caractère qui la porte à donner toujours raison au dernier qui lui parle.

Mirès disait que l’artiste était une variété du fou. Mais l’artiste n’a pas besoin, comme dans les autres professions, je veux dire à l’endroit même de la profession, de cette présence d’esprit, de cette fixité dans les résolutions, sans lesquelles ni le général d’armée, ni l’administrateur, ni le financier ne sauraient rien faire de bon.

Je pense, le lendemain, qu’une partie de la supériorité de Louis-Napoléon vient sans doute de ce qu’il n’a rien de l’artiste.

  1. Hippolyte Rodrigues, financier et littérateur, occupait depuis 1840 une charge d’agent de change qu’il abandonna en 1875 pour se consacrer exclusivement aux études de critique et d’histoire religieuse. Il était le beau-père d’Halévy.
  2. Mirés, célèbre financier de l’époque, était alors à la tête d’une série de vastes opérations financières et jouissait dans le monde d’une influence considérable.