Journal (Eugène Delacroix)/15 mars 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 148-149).

Mardi 15 mars. — Je retrouve sur un chiffon de papier les lignes suivantes que j’ai écrites il y a longtemps ; j’étais alors plus misanthrope que je ne suis. J’avais plus de raisons d’être heureux, puisque j’étais plus jeune. Je ne laissais pas d’être attristé du spectacle auquel nous assistons et dont nous sommes nous-mêmes les acteurs et les victimes.

Voici la boutade : « Comment ce monde si beau renferme-t-il tant d’horreurs ! Je vois la lune planer paisiblement sur des habitations plongées, en apparence, dans le silence et dans le calme… les astres semblent se pencher dans le ciel sur ces demeures paisibles, mais les passions qui les habitent, les vices et les crimes ne sont qu’endormis ou veillent dans l’ombre et préparent des armes ; au lieu de s’unir contre les horribles maux de la vie mortelle, dans une paix commune et fraternelle, les hommes sont des tigres et des loups animés les uns contre les autres pour s’entre-détruire. Les uns laissent un libre cours aux détestables emportements qu’ils ne peuvent maîtriser : ce sont les moins dangereux. Les autres renferment, comme dans des abîmes sans fond, les noirceurs, la bile amère qui les anime contre tout ce qui porte le nom d’homme. Tous ces visages sont des masques, ces mains empressées qui serrent votre main sont des griffes acérées prêtes à s’enfoncer dans votre cœur. À travers cette horde de créatures hideuses, apparaissent des natures nobles et généreuses. Les rares mortels qui ne semblent laissés à la terre que pour témoigner du fabuleux âge d’or, sont les victimes privilégiées de cette multitude de traîtres et de scélérats qui les entourent et les pressent. Le sort s’unit aux passions de mille monstres pour conspirer la perte de ces hommes innocents, et presque tous rendent à ce ciel ingrat une détestable vie, en maudissant un présent si funeste, et presque également leur inutile vertu, but des attaques et des haines, fardeau volontaire, et qu’ils n’ont traîné que pour leur malheur, à travers mille maux. »

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