Journal (Eugène Delacroix)/15 juin 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 34-35).

15 juin. — Pluie continuelle. Vent furieux, qui n’a pas cessé un instant pendant toute la journée.

Je lis dans la Presse quelques feuillets de Mme Sand, de l’Histoire de sa vie ; elle parle aujourd’hui de ses relations avec Balzac. Elle est forcée, la pauvre femme, de payer un tribut d’admiration à tout le monde. Dans cette prose imprimée de son vivant et adressée à des contemporains, elle parle de lui en des termes bien admiratifs[1]. Elle est forcée de faire une grosse part à toutes ces célébrités de son temps, elle qui vit encore, pour qu’on ne lui reproche pas d’avoir de l’envie ; c’est l’un des mille inconvénients de son entreprise. Elle parle beaucoup des sentiments paternels de de Latouche[2] à son égard, de sa fraternelle amitié pour Arago[3]. Quelle entreprise ! et surtout pour une personne dans sa situation : parler de soi, quand la nécessité de le faire de son vivant ne permet pas la franchise qui, seule, donnerait de l’intérêt à son ouvrage, sinon sur son propre compte, au moins sur tous les originaux dont elle aspire à laisser le portrait à la postérité. Elle a la faiblesse de parler de sa théorie en matière de romans, de ce besoin d’idéal, c’est son expression favorite, qui consiste à représenter les hommes comme ils devraient être. Balzac, dit-elle, l’encourage dans cette tentative, se proposant, lui, de les peindre tels qu’ils sont[4], prétention qu’il pense avoir justifiée et au delà.

  1. Nous ne savons si Delacroix eut connaissance du jugement que George Sand porta sur lui dans l’Histoire de ma vie. Nous l’avons indiqué précédemment. Mais suffit de le relire pour penser que Delacroix, l’ayant connu, n’eût pu en être que satisfait.
  2. Henri de Latouche (1785-1851), littérateur, auteur de nombreux ouvrages du genre le plus varié, de pièces de théâtre et d’articles de journaux dont quelques-uns eurent un certain retentissement. Son nom est attaché à la publication qu’il fit en 1819 des œuvres d’André Chénier, publication qui fut alors l’objet de vives discussions et de controverses. Ce fut Henri de Latouche qui devina le premier l’avenir de George Sand et qui lui procura en 1831 un éditeur pour son roman de début. « C’est ainsi, dit spirituellement Sainte-Beuve, qu’il lui était toujours réservé d’ouvrir aux autres la terre promise, sans y entrer lui-même. »
  3. Probablement Étienne Arago.
  4. Ce contraste d’expressions qui explique si exactement le contraste de talent des deux écrivains, Balzac et George Sand, avait été trouvé par Balzac lui-même, qui s’en était servi pour caractériser leur manière à chacun. (Voir à cet égard le livre de M. Ferry, Balzac et ses amies.)