Journal (Eugène Delacroix)/15 avril 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 330-332).

15 avril. — Repris la Clorinde. — Composé à l’intention de Dumas l’Hamlet ayant tué Polonius[1].

Vers trois heures, descendu par le plus beau soleil à la rivière pour voir à quel point elle est diminuée par la sécheresse. J’ai parcouru tout le bord avec beaucoup de plaisir ; j’étais poursuivi, en descendant la petite rue pour arriver à la plaine et en revoyant ces petites îles de la rivière, par toutes sortes d’émotions mêlées de douceur et de regrets.

Le soir, promenade avec Jenny sur la route toute poudreuse.

J’écris à Mme de Forget :

« Je vous écris par le plus beau temps possible, qui afflige tout le monde, en commençant par la terre. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu pareille chose en cette saison ; les bons agriculteurs sont aux abois ; l’herbe est sèche dans la forêt, comme dans les plus grandes chaleurs du mois d’août, et les récoltes donnent de l’inquiétude, si ce n’est celle du vin qui viendrait pour nous consoler de l’absence des autres. Pour moi, en particulier, je ne retire que de l’agrément de ce qui cause cette inquiétude, mais j’en ferais volontiers le sacrifice en vue du bien général et des conséquences. Pour ne parler que de l’agrément, les feuilles ne poussent pas, ce qui nuit au paysage et ôte l’ombre qu’on peut très bien regretter, à cause de la chaleur inusitée du soleil. Je travaille à la peinture ; la littérature, en ce moment, ne m’inspire pas.

Je dois vous dire, pour votre édification, que j’ai reçu, avant mon départ, mon diplôme d’académicien d’Amsterdam, orné des armes des Pays-Bas et avec les parafes nécessaires ; seulement il m’est impossible de comprendre un seul mot de ce titre authentique. Il faudra que j’aille en Hollande me le faire lire quelque jour. En attendant, je me promène avec un certain contentement de moi-même, assuré maintenant que je n’ai pas tout à fait perdu mon temps, dans ce monde, puisque j’ai été apprécié par les bons Hollandais.

Je vous voudrais plus souvent des distractions comme celle que je trouve dans ce lieu écarté et champêtre. Le plaisir d’ouvrir le matin sa fenêtre sur la plus agréable vue du monde, rafraîchie par les pleurs de la nuit, et de respirer un air différent de celui que nous font la boue et les ordures de Paris, tout cela fait vivre et ranime l’esprit aussi bien que le corps. Je ne dis pas pour cela qu’il faut tout abandonner pour se jeter dans les bras de la pure nature. Un peu de tout cela, et surtout changer de temps en temps, c’est là le véritable rajeunissement des esprits. »


  1. Ce tableau fut exposé au Salon de 1859. (Voir Catalogue Robaut, no 589.)