Journal (Eugène Delacroix)/14 juillet 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 11-12).

Dimanche 14. — Aujourd’hui dimanche, je peux dire que je suis rentré en possession de mon esprit. Aussi est-ce le premier jour où j’ai trouvé de l’intérêt à tout ce qui m’environne.

Ce lieu est vraiment charmant. J’ai été l’après midi, et dans une bonne disposition, me promener de l’autre côté de l’eau[1]. Là, assis sur un banc, je me suis mis à jeter sur mon calepin des réflexions analogues à celles que je trace ici. Je me suis dit et je ne puis assez me le redire pour mon repos et pour mon bonheur, — l’un et l’autre sont une même chose, — que je ne puis et ne dois vivre que par l’esprit ; la nourriture qu’il demande est plus nécessaire à ma vie que celle qu’il faut à mon corps. Pourquoi ai-je tant vécu ce fameux jour ? (J’écris ceci deux jours après.) C’est que j’ai eu beaucoup d’idées qui sont dans ce moment à cent lieues de moi.

Le secret de n’avoir pas d’ennuis, pour moi du moins, c’est d’avoir des idées. Je ne puis donc trop rechercher les moyens d’en faire naître. Les bons livres ont cet effet, et surtout certains livres parmi ceux-ci. La première condition est bien la santé ; mais même dans un état languissant, certains livres peuvent rouvrir la porte par où s’épanche l’imagination.

  1. « … A peine dans les champs, au milieu des paysans, des bœufs, de quelque chose de naturel enfin, je rentrais dans la possession de moi-même, je jouissais de la vie. » (Correspondance, t. II, p. 52.)