Journal (Eugène Delacroix)/14 avril 1858

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 324-326).

14 avril. — « Vous oubliez[1], messieurs, qu’en obligeant M. Langlois[2] à donner l’entrée le dimanche à 50 centimes, vous lui enlevez 50 pour 100 de son bénéfice ; ce sacrifice que vous lui imposez, il est juste que vous le payiez, car ici ce serait la Ville qui serait censée régaler le public du dimanche, et il sera juste aussi que la Ville paye pour se montrer splendide. Ce sacrifice que vous demandez à M. Langlois, il y a consenti. Ne lui devait-on aucun dédommagement pour la disparition de son premier établissement ? Il n’y gagnait pas plus d’argent qu’il ne va en gagner dans le nouveau ; mais il ne demandait rien à personne, et à présent il vous accorde tout ce qui peut diminuer ses profits matériels, pourvu que vous l’aidiez à montrer les produits de son talent. Vous ne les estimez pas peu, messieurs, puisqu’en lui imposant de les exposer le dimanche à un prix réduit des quatre cinquièmes, vous estimez procurer au peuple un plaisir.

« Si l’on vous disait que l’Empereur désirerait que la ville de Paris l’aidât à aller chercher, dans un désert, une pierre abandonnée, et de fréter avec lui un navire et d’entretenir pendant plusieurs années un équipage pour cette opération lointaine, sous prétexte que cette pierre intéresse la gloire des Sésostris qui ont vécu il y a quatre mille ans, vous lui répondriez peut-être que cette pierre ne regarde pas la ville de Paris, et que ce serait une mauvaise affaire ; et cependant, messieurs, s’il était vrai qu’une telle proposition vous fût faite et qu’il fût possible que vous refusassiez de vous y associer, vous auriez manqué une excellente affaire ; à qui le cœur n’a-t-il pas battu en présence de l’Obélisque de la place Louis XV, en pensant que la capitale de ce pays-ci contenait ce trophée que l’Angleterre était toute prête à nous enlever ? Combien de millions d'étrangers sont venus alimenter la fortune de la ville pour admirer, avec tant d’autres monuments dont Paris est plein, ce magnifique ouvrage, fruit d’une entreprise désintéressée, la seule de ce genre peut-être qui honore le passage de la branche aînée des Bourbons et qui embellit Paris à jamais !

« Vous voyez, messieurs, que le beau peut être utile ; le spectacle de nos grandes actions représenté par la peinture dans des proportions et avec une illusion qu’aucun tableau ne peut atteindre, est une chose belle et par le spectacle et par les sentiments qu’il peut inspirer. La vue de cette colonne de chasseurs de la garde qui traverse le champ de bataille d’Eylau jusqu’aux derrières de l’armée russe et dont il ne revient que quelques hommes ; celle de ces trois chétifs bataillons carrés qui, dans la bataille des Pyramides, soutiennent sous le soleil et dans une plaine immense le choc de l’innombrable et intrépide cavalerie des mameluks, ce sont des spectacles faits pour moraliser et enflammer une nation : cela vaut bien les jeux publics que les empereurs donnaient au peuple de Rome, ces combats de gladiateurs où des esclaves s'égorgeaient froidement pour gagner leur pain, où l’on immolait cent lions en un jour et un passable nombre d’hommes.

« Vous n’en êtes pas à votre essai, messieurs, pour ce qui concerne l’encouragement du beau ; quel est le nom qu’on donne à vos travaux depuis six ans ? On les appelle les embellissements de Paris. Vous faites des rues larges et des boulevards plus larges encore, pour faciliter la circulation et donner de l’air là où il n’y avait que ténèbres et infection ; mais vous ornez ces rues et ces boulevards, vous conservez un vieux bâtiment inutile qu’on appelle la tour Saint-Jacques, vous décrétez une fontaine monumentale sur le boulevard de Sébastopol. Vous transportez une colonne avec ses accessoires parce qu’elle sera plus belle que dans l’endroit où elle se trouve. »

  1. C’est évidemment le brouillon d’un rapport qu’il devait présenter au Conseil municipal.
  2. Jean-Charles Langlois (1789-1870), colonel d'état-major, peintre de batailles et de nombreux panoramas. Il est question ici du Panorama de la prise de Malakoff.