Journal (Eugène Delacroix)/13 janvier 1857

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 203-225).

13 janvier. — J'écris à Dutilleux à propos de mon élection[1]

Mme Barbier m’envoie ces vers de Dagnan[2] sur mon entrée à l’Académie ;

En nommant Delacroix membre de l’Institut,
L’Académie enfin a payé son tribut
Au brillant chef d'école, au maître de génie
Que longtemps elle méconnut,
Bien qu’Apelle et Zeuxis l’eussent dès son début
Fait entrer dans leur compagnie,
Dont le goût, l’esprit et le but
Sont du grec pour l’Académie.

— Les longueurs d’un livre[3] sont un défaut capital. Walter Scott, tous les modernes, etc. Que diriez-vous d’un tableau qui aurait plus de champ et plus de personnages qu’il n’en faut ?

Voltaire dit dans la préface du Temple du goût : « Je trouve tous les livres trop longs. »

Essai du Dictionnaire des Beaux-Arts :

Daguerréotype.

Photographie.

Illusion, trompe-l'œil. Ce terme, qui ne s’applique ordinairement qu'à la peinture, pourrait s’appliquer également à certaine littérature.

Raccourcis. Il y en a toujours, même dans une figure toute droite, les bras pendants. L’art des raccourcis ou de la perspective et le dessin sont tout un. Des écoles les ont évités, croyant vraiment n’en pas présenter parce qu’ils n’en avaient pas de violents. Dans une tête de profil, l’œil, le front, etc., sont en raccourci ; ainsi du reste.

Cadre, bordure. Ils peuvent influer en bien ou en mal sur l’effet du tableau. L’or prodigué de nos jours. — Leur forme par rapport au caractère du tableau.

Lumière, point lumineux ou luisant. Pourquoi le ton vrai de l’objet se trouve-t-il toujours à côté du point lumineux ? C’est que ce point ne se prononce que sur les parties frappées en plein par le jour, qui ne fuient point sous le jour. Dans une partie arrondie, il n’en est pas ainsi ; tout fuit sous le jour.

Vague (le). Il y a quelque chose d’Obermann sur le vague dans mes petits livres bleus. — L’église Saint-Jacques à Dieppe, le soir. — La peinture est plus vague[4] que la poésie, malgré sa forme arrêtée pour nos yeux. C’est un de ses plus grands charmes.

Liaison. Cet air, ces reflets qui forment un tout des objets les plus disparates de couleur.

Ébauche. Sur la carrière qu’elle laisse à l’imagination. — Les édifices ébauchés, etc. Voir mes notes du 23 mai 1855[5]. — David est tout matériel par un autre côté. Son respect pour le modèle et le mannequin, etc. — Se retrouve toujours chez les Vanloo.

Décoration théâtrale.

Décoration des monuments. Voir mes notes du 10 juillet 1847[6].

Inspiration.

Talent. Le talent ou génie : on peut avoir du talent sans génie. À propos du talent, voir ce que j’en dis dans un des petits livres bleus. Voir aussi sur le petit monde que l’homme porte en lui. Voir mes notes du 11 septembre 1855[7].

Reflets. Tout reflet participe du vert ; tout bord de l’ombre, du violet.

Critique[8]. De l’insuffisance de la plupart des critiques. De son peu d’utilité. La critique suit les productions de l’esprit comme l’ombre suit le corps. — Il faut lire dans l’Encyclopédie les articles en rapport avec ceux-ci.

Proportion. Le Parthénon parfait ; la Madeleine mauvaise. Grétry disait qu’on s’appropriait un air en lui donnant un mouvement plus convenable à la situation ; de même on change le caractère d’un monument, etc. Une proportion trop parfaite nuit à l’impression du Sublime. Voir mes notes du 9 mai 1853[9].

Architecte. Voir mes notes du 14 juin 1850[10].

Fonds[11]. L’art de faire les fonds.

Art théâtral. Voir mes notes du 25 mars 1855 sur Shakespeare[12].

Ciels.

Air. Perspective aérienne, air ambiant.

Costume. Exactitude du costume.

Style. Sur l’art d’écrire. Les grands hommes écrivent bien. Voir mes notes du 1er mai et du 24 mai 1853[13].

Idéal.

Préface d’un petit Dictionnaire des Beaux-Arts. Voir mes notes du 31 octobre 1852[14]. Chaque homme de talent ne peut embrasser l’art entier ; il ne peut que noter ce qu’il sait. Rien de trop absolu ; le mot du Poussin sur Raphaël.

Ébauche. La meilleure est celle qui tranquillise le plus le peintre sur l’issue du tableau.

Distance. Pour éloigner les objets, on les fait ordinairement plus gris : c’est la touche. Teintes plates aussi.

Paysage.

Cheval, animaux. Il n’y faut pas apporter la perfection de dessin des naturalistes, surtout dans la grande peinture et la grande sculpture. Géricault trop savant ; Rubens et Gros supérieurs ; Barye mesquin dans ses lions. L’Antique est le modèle en cela comme dans le reste.

Luisant. (Renvoi.) Plus un objet est poli ou luisant, moins on en voit la couleur propre : en effet, il devient un miroir qui réfléchit les couleurs environnantes[15].

Natures jeunes. J’ai dit quelque part qu’elles avaient des ombres plus claires. Je retrouve dans mes notes du 9 octobre 1852[16] ce que je disais à Andrieu qui peignait la Vénus de l’Hôtel de ville. Elles ont quelque chose de tremblé, de vague qui ressemble à la vapeur qui s'élève de terre dans un beau jour d'été. Rubens, dont la manière est très formelle, vieillit ses femmes et ses enfants.

Gris et couleurs terreuses. L’ennemi de toute peinture est le gris. La peinture paraîtra presque toujours plus grise qu’elle n’est par sa position oblique sous le jour : bannir toutes les couleurs terreuses. Voir mes notes du 15 septembre 1852 sur un feuillet détaché[17].

Proportions. Dans les arts, tels que la littérature ou la musique, il est essentiel d'établir une grande proportion dans les parties qui composent l’ouvrage. Les morceaux de Beethoven trop longs ; il fatigue en occupant trop longtemps de la même idée. Voir mes notes du 10 mars 1849[18].

Albert Dürer. Le vrai peintre est celui qui connaît toute la nature[19]. Les figures humaines, les animaux, le paysage traités avec la même perfection. Voir mes notes du 10 mars 1849[20]. Rubens est de cette famille.

Accessoires. Voir mes notes du 10 octobre 1855[21]. Si vous traitez négligemment les accessoires, vous me rappelez un métier à l’impatience de la main, etc.

Art dramatique. L’exemple de Shakespeare nous fait croire à tort que le comique et le tragique peuvent se mêler dans un ouvrage. Shakespeare a un art à lui. Voir mes notes du 25 mars 1855[22].

Dans beaucoup de romans modernes français, le comique mêlé au tragique de certaines parties est insupportable. (Mêmes notes.)

Ce que dit lord Byron de Shakespeare, qu’il n’y a qu’un goût allemand ou anglais qui puisse s’y plaire. Voir mes notes du 13 juillet 1850[23]. — Ce qu’il a dit encore de Shakespeare. Voir mes notes du 19 juin 1850[24].

Liaison. Art de lier les parties de tableaux par l’effet, la couleur, la ligne, les reflets, etc.

Lignes. Lignes de la composition. Les lier, les contraster, éviter l’apprêt cependant.

Fini (le). En quoi consiste celui d’un tableau.

Touche. Beaucoup de maîtres ont évité de la faire sentir, pensant sans doute se rapprocher de la nature, qui effectivement n’en présente pas. La touche est un moyen comme un autre de contribuer à rendre la pensée dans la peinture. Sans doute une peinture peut être très belle sans montrer la touche, mais il est puéril de penser qu’on se rapproche de l’effet de la nature en ceci : autant vaudrait-il faire sur son tableau de véritables reliefs colorés, sous prétexte que les corps sont saillants !

Il y a dans tous les arts des moyens d’exécution adoptés et convenus, et on n’est qu’un connaisseur imparfait quand on ne sait pas lire dans ces indications de la pensée ; la preuve, c’est que le vulgaire préfère, à tous les autres, les tableaux les plus lisses et les moins touchés, et les préfère à cause de cela. Tout dépend au reste, dans l’ouvrage d’un véritable maître, de la distance commandée pour regarder son tableau. A une certaine distance la touche se fond dans l’ensemble, mais elle donne à la peinture un accent que le fondu des teintes ne peut produire. En regardant, par contre, de très près l’ouvrage le plus fini, on découvrira encore des traces de touches et d’accents, etc… Il résulterait de là qu’une esquisse bien touchée ne peut faire autant de plaisir qu’un tableau bien fini, je devrais dire non touché, car il est bon nombre de tableaux dont la touche est complètement absente, mais qui sont loin d'être finis. (Voyez le mot Fini.)

La touche, employée comme il convient, sert à prononcer plus convenablement les différents plans des objets. Fortement accusée, elle les fait venir en avant ; le contraire les recule. Dans les petits tableaux même, la touche ne déplaît point. On peut préférer un Téniers à un Mieris ou à un Van der Meer.

Que dira-t-on des maîtres qui prononcent sèchement les contours tout en s’abstenant de la touche ? Il n’y a pas plus de contours qu’il n’y a de touches dans la nature. Il faut toujours en revenir à des moyens convenus dans chaque art, qui sont le langage de cet art. Qu’est-ce qu’un dessin au blanc et au noir, si ce n’est une convention à laquelle le spectateur est habitué et qui n’empêche pas son imagination de voir dans cette traduction de la nature un équivalent complet ?

Il en est de même de la gravure. Il ne faut pas un œil bien clairvoyant pour apercevoir cette multitude de tailles dont le croisement amène l’effet que le graveur veut produire. Ce sont des touches plus ou moins ingénieuses dans leur disposition qui, tantôt espacées pour laisser jouer le papier et donner plus de transparence au travail, tantôt rapprochées les unes des autres pour assourdir la teinte et lui donner l’apparence de la continuité, rendent par des moyens de convention, mais que le sentiment a découverts et consacrés et sans employer la magie de la couleur, non pas pour le sens purement physique de la vue, mais pour les yeux de l’esprit ou de l'âme, toutes les richesses de la nature : la peau éclatante de fraîcheur de la jeune fille, les rides du vieillard, le moelleux des étoffes, la transparence des eaux, le lointain des ciels et des montagnes.

Si l’on se prévaut de l’absence de touche de certains tableaux de grands maîtres, il ne faut pas oublier que le temps amortit la touche. Beaucoup de ces peintres qui évitent la touche avec le plus grand soin, sous prétexte qu’elle n’est pas dans la nature, exagèrent le contour, qui ne s’y trouve pas davantage. Ils pensent ainsi introduire une précision qui n’est réelle que pour les sens peu exercés des demi-connaisseurs. Ils se dispensent même d’exprimer convenablement les reliefs, grâce à ce moyen grossier ennemi de toute illusion ; car ce contour prononcé également et outre mesure annule la saillie en faisant venir en avant les parties qui dans tout objet sont toujours les plus éloignées de l'œil, c’est-à-dire les contours. (Voyez Contour ou Raccourcis.)

L’admiration exagérée des vieilles fresques a contribué à entretenir chez beaucoup d’artistes cette propension à outrer les contours. Dans ce genre de peinture, la nécessité où est le peintre de tracer avec certitude ses contours (voyez Fresque) est une nécessité commandée par l’exécution matérielle ; d’ailleurs, dans ce genre comme dans la peinture sur verre, où les moyens sont plus conventionnels que ceux de la peinture à l’huile, il faut peindre à grands traits ; le peintre ne cherche pas tant à séduire par l’effet de la couleur que par la grande disposition des lignes et leur accord avec celles de l’architecture.

La sculpture a sa convention comme la peinture et la gravure. On n’est point choqué de la froideur qui semblerait devoir résulter de la couleur uniforme des matières qu’elle emploie, que ce soit le marbre, le bois, la pierre, l’ivoire, etc. Le défaut de coloration des yeux, des cheveux, n’est pas un obstacle au genre d’expression que comporte cet art. L’isolement des figures de ronde bosse, sans rapport avec un fond quelconque, la convention bien autrement forte des bas-reliefs n’y nuisent pas davantage.

La sculpture elle-même comporte la touche ; l’exagération de certains creux ou leur disposition ajoute à l’effet, comme, par exemple, ces trous percés au vilebrequin dans certaines parties des cheveux ou des accessoires qui, au lieu d’une ligne creusée d’une manière continue, adoucissent à distance ce qu’elle avait de trop dur et ajoutent à la souplesse, donnent l’idée de la légèreté, surtout dans les cheveux, dont les ondulations ne se suivent pas d’une manière trop formelle.

Dans la manière dont les ornements sont touchés dans l’architecture, on retrouve ce degré de légèreté et d’illusion que peut produire la touche. Dans la manière des modernes, ces ornements sont creusés uniformément, de façon que, vus de près, ils soient d’une correction irréprochable : à la distance nécessaire, ce n’est plus que froideur et même absence complète d’effet. Dans l’Antique, au contraire, on est étonné de la hardiesse et en même temps de l'à-propos de ces artifices savants, de ces touches véritables qui outrent la forme dans le sens de l’effet ou adoucissent la crudité de certains contours pour lier ensemble les différentes parties.

Écoles. Ce qu’elles se proposent avant tout : imitation d’un certain technique régnant. Voir mes notes du 25 novembre 1855[25].

Décadence[26]. Les arts, depuis le seizième siècle, point de la perfection, ne sont qu’une perpétuelle décadence. Le changement opéré dans les esprits et les mœurs en est plus cause que la rareté des grands artistes ; car le dix-septième, ni le dix-huitième, ni le dix-neuvième siècle n’en ont pas manqué. L’absence de goût général, la richesse arrivant graduellement aux classes moyennes, l’autorité de plus en plus impérieuse d’une stérile critique dont le propre est d’encourager la médiocrité et de décourager les grands talents, la pente des esprits dirigée vers les sciences utiles, les lumières croissantes qui effarouchent les choses de l’imagination, toutes ces causes réunies condamnent fatalement les arts à être de plus en plus soumis au caprice de la mode et à perdre toute élévation.

Il n’y a dans toute civilisation qu’un point précis où il soit donné à l’intelligence humaine de montrer toute sa force : il semble que pendant ces moments rapides, comparables à un éclair au milieu d’un ciel obscur, il n’y ait presque point d’intervalle entre l’aurore de cette brillante lumière et le dernier terme de sa splendeur. La nuit qui lui succède est plus ou moins profonde, mais le retour à la lumière est impossible. Il faudrait une renaissance des mœurs pour en avoir une dans les arts : ce point se trouve placé entre deux barbaries, l’une dont la cause est l’ignorance, l’autre plus irrémédiable encore, qui vient de l’excès et de l’abus des connaissances. Le talent s’agite inutilement contre les obstacles que lui oppose l’indifférence générale. Voir mes notes du 25 septembre 1855[27]. Ma promenade à l'église de Baden sur la décroissance de l’art. Voir aussi ce que je dis du tombeau du maréchal de Saxe.

École anglaise. Sur Reynolds, Lawrence. Voir ce que j’ai dit au 31 août 1855[28].

École anglaise à l’Exposition de 1855. Voir mes notes du 17 juin 1855[29].

Exagération. Toute exagération doit être dans le sens de la nature et de l’idée. Voir même note, 31 août 1855[30].

Licences.

Mer, marines. Voir ce que je dis (1855) à Dieppe, sur la manière de peindre les vaisseaux[31]. Les peintres de marine ne représentent pas bien la mer en général. On peut leur appliquer le même reproche qu’aux peintres de paysages. Ils veulent montrer trop de science, ils font des portraits de vagues, comme les paysagistes font des portraits d’arbres, de terrains, de montagnes, etc. Ils ne s’occupent pas assez de l’effet pour l’imagination, que la multiplicité des détails trop circonstanciés, même quand ils sont vrais, détourne du spectacle principal qu’est l’immensité ou la profondeur dont un certain art peut donner l’idée.

Intérêt. Art de le porter sur les points nécessaires. Il ne faut pas tout montrer. Il semble que ce soit difficile en peinture, où l’esprit ne peut supposer que ce que les yeux aperçoivent. Le poète sacrifie sans peine ou passe sous silence ce qui est secondaire. L’art du peintre est de ne porter l’attention que sur ce qui est nécessaire.

Sacrifices. Ce qu’il faut sacrifier. Grand art que ne connaissent pas les novices ; ils veulent tout montrer.

Classique. A quels ouvrages est-il plus naturel d’appliquer ce nom ? C’est évidemment à ceux qui semblent destinés à servir de modèles, de règles dans toutes leurs parties. J’appellerais volontiers classiques tous les ouvrages réguliers, ceux qui satisfont l’esprit, non seulement par une peinture exacte, ou grandiose ou piquante, des sentiments et des choses, mais encore par l’unité, l’ordonnance logique, en un mot par toutes ces qualités qui augmentent l’impression en amenant la simplicité.

Shakespeare, à ce compte, ne serait pas classique, c’est-à-dire propre à être imité dans ses procédés, dans son système. Ses parties admirables ne peuvent sauver et rendre acceptables ses longueurs, ses jeux de mots continuels, ses descriptions hors de propos. Son art, d’ailleurs, est complètement à lui.

Racine était un romantique[32] pour les gens de son temps. Pour tous les temps il est classique, c’est-à-dire parfait. Le respect de la tradition n’est que l’observation des lois du goût sans lesquelles aucune tradition ne serait durable.

L’École de David s’est qualifiée à tort d’école classique par excellence, bien qu’elle se soit fondée sur l’imitation de l’antique. C’est précisément cette imitation, souvent peu intelligente et exclusive, qui ôte à cette école le principal caractère des écoles classiques, qui est la durée. Au lieu de pénétrer l’esprit de l’antique et de joindre cette étude à celle de la nature, on voit qu’il a été l’écho d’une époque où on avait la fantaisie de l’antique.

Quoique ce mot de classique implique des beautés d’un ordre très élevé, on peut dire aussi qu’il y a une foule de très beaux ouvrages auxquels cette désignation ne peut s’appliquer. Beaucoup de gens ne séparent pas l’idée de froideur de celle de classique. Il est vrai qu’un bon nombre d’artistes se figurent qu’ils sont classiques parce qu’ils sont froids. Par une raison analogue, il y en a qui se croient de la chaleur parce qu’on les appelle des romantiques. La vraie chaleur est celle qui consiste à émouvoir le spectateur.

Sujet. Importance des sujets. Sujets de la fable toujours neufs ; sujets modernes difficiles à traiter avec l’absence du nu et la pauvreté des costumes. L’originalité du peintre donne de la nouveauté aux sujets. La peinture n’a pas toujours besoin d’un sujet. La peinture des bras et des jambes de Géricault.

Science. De la nécessité pour l’artiste d'être savant. Comment cette science peut s’acquérir indépendamment de la pratique ordinaire.

On parle beaucoup de la nécessité pour un peintre d'être universel[33]. On nous dit qu’il faut qu’il connaisse l’histoire, les poètes, la géographie même : tout cela n’est rien moins qu’inutile, mais ne lui est pas plus indispensable qu'à tout homme qui veut orner son esprit. Il a bien assez à faire d'être savant dans son art, et cette science, quelque habile ou zélé qu’il soit, il ne la possède jamais complètement. La justesse de l'œil, la sûreté de la main, l’art de conduire le tableau depuis l'ébauche jusqu’au complément de l'œuvre, tant d’autres parties toutes de la première importance, demandent une application de tous les moments et l’exercice de la vie entière. Il est peu d’artistes, et je parle de ceux qui méritent véritablement ce nom, qui ne s’aperçoivent, au milieu ou au déclin de leur carrière, que le temps leur manque pour apprendre ce qu’ils ignorent, ou pour recommencer une instruction fausse ou incomplète.

Rubens, âgé de plus de cinquante ans, dans la mission dont il fut chargé auprès du roi d’Espagne, employait le temps qu’il ne donnait pas aux affaires à copier à Madrid les superbes originaux italiens qu’on y voit encore. Il avait dans sa jeunesse copié énormément. Cet exercice des copies, entièrement négligé par les écoles modernes, était la source d’un immense savoir. (Voir Albert Dürer.)

Chair. Sa prédominance chez les coloristes est d’autant plus nécessaire dans les sujets modernes présentant peu de nu.

Copies, copier[34]. Ç'a été l’éducation de presque tous les grands maîtres. On apprenait d’abord la manière de son maître, comme un apprenti s’instruit de la manière de faire un couteau sans chercher à montrer son originalité. On copiait ensuite tout ce qui tombait sous la main d’œuvres d’artistes contemporains ou antérieurs. La peinture a commencé par être un simple métier. On était imagier comme on était vitrier ou menuisier. Les peintres peignaient les boucliers, les selles, les bannières. Ces peintres primitifs étaient plus ouvriers que nous : ils apprenaient supérieurement le métier avant de penser à se donner carrière. C’est le contraire aujourd’hui.

Préface. L’ordre alphabétique que l’auteur a adopté l’a conduit à donner à cette suite de renseignements le nom de Dictionnaire. Ce titre ne conviendrait véritablement qu’à un livre aussi complet que possible, présentant avec détail tous les procédés des arts. Serait-il possible qu’un seul homme fût doué des connaissances indispensables à une pareille tâche ? Non sans doute. Ce sont des renseignements jetés sur le papier dans la forme qui a paru la plus commode pour lui, eu égard à la distribution de son temps, dont il occupe une partie à d’autres travaux. Peut-être aussi a-t-il écouté une insurmontable paresse à s’embarquer dans la composition d’un livre. Un dictionnaire n’est pas un livre[35] : c’est un instrument, un outil pour faire des livres ou toute autre chose. La matière, dans des articles ainsi divisés, s’étend ou se resserre au gré de la disposition de l’auteur, quelquefois au gré de sa paresse. Il supprime ainsi les transitions, la liaison nécessaire entre les parties, l’ordre dans lequel elles doivent être disposées.

Quoique l’auteur professe beaucoup de respect pour le livre proprement dit, il a souvent éprouvé, comme un assez grand nombre de lecteurs, une sorte de difficulté à suivre avec l’attention nécessaire toutes les déductions et tout l’enchaînement d’un livre, même quand il est bien fait. On voit un tableau tout d’un coup, au moins dans son ensemble et ses principales parties ; pour un peintre habitué à cette impression favorable à la compréhension de l’ouvrage, le livre est comme un édifice dont le frontispice est souvent une enseigne et dans lequel, une fois introduit, il lui faut donner successivement une attention égale aux différentes salles dont se compose le monument qu’il visite, sans oublier celles qu’il a laissées derrière lui, et non sans chercher à l’avance, dans ce qu’il connaît déjà, quelle sera son impression à la fin du voyage.

On a dit que les rivières sont des chemins qui marchent. On pourrait dire que les livres sont des portions de tableaux en mouvement dont l’un succède à l’autre sans qu’il soit possible de les embrasser à la fois ; pour saisir le lien qui les unit, il faut dans le lecteur presque autant d’intelligence que dans l’auteur. Si c’est un ouvrage de fantaisie qui ne s’adresse qu'à l’imagination, cette attention peut devenir un plaisir ; une histoire bien composée produit le même effet sur l’esprit : la suite nécessaire des événements et leurs conséquences forment un enchaînement naturel que l’esprit suit sans peine. Mais dans un ouvrage didactique il ne saurait en être de même. Le mérite d’un tel ouvrage étant dans son utilité, c’est à le comprendre dans toutes ses parties et à en extraire le sens que s’applique son lecteur. Plus il déduira facilement la doctrine du livre, plus il aura retiré de fruit de sa lecture.

Or est-il un moyen plus simple, plus ennemi de toute rhétorique que cette division de la matière qu’offre tout naturellement un dictionnaire ?

Ce dictionnaire traitera la partie philosophique plus que la partie technique. Cela peut sembler singulier chez un peintre qui écrit sur les arts : beaucoup de demi-savants ont traité de la philosophie de l’art. Il semble que leur profonde ignorance de la partie technique leur ait paru un titre, dans leur persuasion que la préoccupation de cette partie vitale de tout art était chez l’artiste de profession un obstacle à des spéculations esthétiques. Il semble presque qu’ils se soient figuré qu’une profonde ignorance de la partie technique fût un motif de plus pour s'élever à des considérations purement métaphysiques ; en un mot, que la préoccupation du métier dût rendre les artistes de profession peu propres à s'élever jusqu’aux sommets interdits aux profanes de l’esthétique et des spéculations pures. Quel est l’art dans lequel l’exécution ne suive si intimement l’invention ? Dans la peinture, dans la poésie, la forme se confond avec la conception. Parmi les lecteurs, les uns lisent pour s’instruire, les autres pour se divertir.

Quoique l’auteur soit du métier et en connaisse ce qu’une longue pratique, aidée de beaucoup de réflexions particulières, puisse en apprendre, il ne s’appesantira pas autant qu’on pourrait le penser sur cette partie de l’art qui paraît l’art tout entier à beaucoup d’artistes médiocres, mais sans laquelle l’art ne serait pas. Il paraîtra aussi empiéter sur le domaine des critiques en matière d’esthétique qui croient sans doute que la pratique n’est pas nécessaire pour s'élever aux considérations spéculatives sur les arts.

Voir mes notes du 7 mai 1849[36] : « Montaigne écrit à bâtons rompus. Ce sont les ouvrages les plus intéressants. Après le travail de l’auteur il y a celui du lecteur qui, ayant ouvert un livre pour se délasser, se trouve engagé presque d’honneur à poursuivre, etc. »

Des hommes de génie faisant un dictionnaire ne s’entendraient pas ; en revanche, si vous aviez de chacun deux un recueil de leurs observations particulières, quel dictionnaire ne compterait-on pas avec de semblables matériaux ?… Cette forme doit amener des répétitions ? etc. Tant mieux ! les mêmes choses redites d’une autre manière ont souvent… etc.

Romantisme. Voir mes notes du 17 mai 1853[37].

  1. « Cher Monsieur et ami… Il n’y a pas de félicitations qui puissent me flatter plus que les vôtres. La chose a été faite assez franchement, et cela ajoute à la réussite aux yeux du public. Vous dites justement que ce succès, il y a vingt ans, m’aurait causé un tout autre plaisir : j’avais la chance, dans ce cas, de me voir plus utile que je ne puis l'être maintenant dans une situation de ce genre. J’aurais eu le temps de devenir professeur à l’École : c’est là que j’eusse pu exercer quelque influence. Quoi qu’il en soit, je ne partage pas l’opinion de quelques personnes, amies ou autres, qui m’ont fait entendre plus d’une fois que je ferais mieux de m’abstenir. Il y a plus de fatuité que de véritable estime de soi-même à rester dans sa tente : au reste, je ne manque point ici à mes antécédents, puisqu’une fois mon parti pris, je n’ai pas cessé de me présenter. » (Corresp. , t. II, p. 157, 158.)
  2. Isidore Dagnan. Voir t. II, p. 314.
  3. Delacroix écrivait autre part : « La peinture est un art modeste, il faut aller à lui et l’on y va sans peine ; un coup d’œil suffit. Le livre n’est point cela : il faut l’acheter d’abord, il faut le lire ensuite page par page, entendez-vous bien, messieurs ? et bien souvent suer pour le comprendre. »
  4. « J’éprouve, et sans doute tous les gens sensibles éprouvent qu’en présence d’un beau tableau, on se sent le besoin d’aller loin de lui penser à l’impression qu’il a fait naître. Il se fait alors le travail inverse du littérateur : je le repasse, détail par détail, dans ma mémoire, et si j’en fais par écrit la description, je pourrais employer vingt pages à la description de ce que j’aurais pourtant embrassé tout entier en quelques instants. Le poème ne serait-il pas, par contre, un tableau dont on me montre chaque partie, l’une après l’autre ? Que ce soit un voile qu’il soulevé successivement. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 418, 419.)
  5. Non retrouvées.
  6. Non retrouvées.
  7. Voir t. III, p. 72. et 73.
  8. Se rappeler ce que Delacroix a écrit sur Théophile Gautier. Son opinion a d’ailleurs varié à cet égard ; pour s’en convaincre, on peut lire certains billets adressés à Thoré, Baudelaire, Th. Silvestre, P. de Saint-Victor, Sainte-Beuve. Il est vrai d’ajouter que certains d’entre eux n’étaient pas seulement des critiques, mais bien des créateurs. Par critique, Delacroix entend exclusivement celui qui fait profession de juger autrui.
  9. Voir t. II, p. 186 et 187.
  10. Non retrouvées.
  11. Cette simple indication se réfère à un développement du Journal dans lequel le maître critique l’obscurité habituelle des fonds, dans les portraits des anciens peintres. (Voir t. II, p. 136.)
  12. Voir t. III, p. 15 et suiv.
  13. Non retrouvées.
  14. Sans doute des notes écrites au crayon sur des feuilles volantes et qu’on retrouvera dans Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 430 et suiv.
  15. Voir t. III, p. 205.
  16. Voir t. II, p. 124.
  17. Voir t. II, p. 136.
  18. Voir t. I, p. 355.
  19. À propos de cette universalité dont Eugène Delacroix faisait le critérium du génie, Baudelaire écrivait : « Eugène Delacroix était, en même temps qu’un peintre épris de son métier, un homme d’éducation générale, au contraire des autres artistes modernes qui ne sont guère que d’illustres ou d’obscurs rapins, de tristes spécialistes, vieux ou jeunes, les uns sachant fabriquer des figures académiques, les autres des fruits, les autres des bestiaux. Eugène Delacroix aimait tout, savait tout peindre et savait goûter tous les genres de talent. »
  20. Voir t. I, p. 353.
  21. Voir t. III, p. 106 et 107.
  22. Voir t. III, p. 15 et suiv.
  23. Non retrouvées.
  24. Non retrouvées.
  25. Voir t. III, p. 119 et 120.
  26. Delacroix aimait à dire, lorsqu’on lui parlait d’un prétendu progrès des Arts : « Où sont donc vos Phidias ? Où sont vos Raphaël ? »
  27. Voir t. III, p. 86 et suiv.
  28. Voir t. III, p. 69 et suiv.
  29. Voir t. III, p. 36 et suiv.
  30. Voir t. III, p. 69 et suiv.
  31. Voir t. III, p. 106 et 107.
  32. Il nous a paru intéressant de rapprocher de ce fragment de Delacroix un fragment de Stendhal qui nous semble conçu à peu près dans le même esprit. Nous avons d’ailleurs noté déjà dans notre Étude certaines analogies entre eux : « Le Romanticisme, dit Beyle, est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le Classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères… Je n’hésite pas à avancer que Racine a été romantique » (Stendhal, Racine et Shakespeare.)
  33. A peine est-il besoin de faire remarquer que cette manière de boutade est en contradiction absolue avec les idées qu’il professait d’habitude et qui constituent l’essence même du génie de Delacroix.
  34. Ceux qui se rappellent l’exposition des œuvres de Delacroix au palais des Beaux-Arts ont conservé le souvenir d’une admirable copie de Raphaël (voir Catalogue Robaut, no 24), merveilleusement significative de l’énergie avec laquelle il avait su dompter sa fougue naturelle pour s’assimiler la manière d’un artiste de tempérament aussi opposé. À propos de cette éducation des peintres par l’étude des maîtres antérieurs, nous trouvons dans un recueil de notes laissées par Burty et publiées par M. Maurice Tourneux l’opinion de Meissonier, qui perdrait à être commentée : la voici dans toute sa franchise : « Dans la journée, je lui demandai s’il avait fait au Louvre des copies peintes. — Jamais ! jamais ! s’est-il écrié. Et puis, d’ailleurs, et le temps de copier la peinture des autres ! » (Croquis d’après nature, par Ph. Burty.)
  35. Nous avons déjà touché dans notre Étude à ce point intéressant Nous trouvons la même idée reprise et développée dans une conversation de Baudelaire avec Eugène Delacroix, rapportée dans l’Art romantique : « La nature n’est qu’un dictionnaire, répétait-il fréquemment… Pour bien comprendre l’étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages ordinaires et nombreux du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la génération des mots, enfin on en extrait tous les éléments qui composent une phrase ou un récit ; mais personne n’a jamais considéré le dictionnaire comme une composition dans le sens poétique du mot. Les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s’accommodent à leur conception… Ceux qui n’ont pas d’imagination copient le dictionnaire. »
  36. Voir t. I, p. 439.
  37. Voir t. II, p. 201 et 202.