Journal (Eugène Delacroix)/12 octobre 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 475-478).

12 octobre. — Travaillé toute la journée jusqu’à trois heures passées avec frénésie. Je ne pouvais m’en détacher. J’ai avancé la grisaille du Marocain qui monte à cheval[1], le Combat du lion et du tigre[2], la petite Femme d’Alger avec un lévrier[3], et mis de la couleur sur le carton de l’Hamlet et Polonius à terre[4].

La promenade, après un pareil temps de travail, est vraiment délicieuse. Le temps est toujours très beau. Il faut décidément, le matin, que je ne jouisse de la campagne que de mes fenêtres ; la moindre sortie me dissipe et me condamne à l’ennui le reste de la journée, par la difficulté de retrouver de l’entrain pour le travail ensuite.

Je suis descendu jusqu’à la rivière et ai été revoir la vue de Trousseau que j’avais faite sur le carton : cela n’était point du tout semblable. Le paysage qu’il me faut n’est pas le paysage absolument vrai ; et cette absolue vérité est-elle encore dans les paysagistes qui ont fait vrai, mais qui sont restés classés comme de grands artistes ? Rien n’égale, à ce qu’il semble, la vérité des Flamands ; mais combien n’y a-t-il pas de l’homme dans l’œuvre de cette école ! Les peintres qui reproduisent tout simplement leurs études dans leurs tableaux ne donneront jamais au spectateur un vif sentiment de la nature. Le spectateur est ému, parce qu’il voit la nature par souvenir, en même temps qu’il voit votre tableau. Il faut que votre tableau soit déjà orné, idéalisé, pour que l’idéal, que le souvenir fourre, bon gré, malgré, dans la mémoire que nous conservons de toutes choses, ne vous trouve pas inférieur à ce qu’il croit être la représentation de la nature.

— Ce jour, fameux chapon à l’ail qui eût fait reculer une compagnie de grenadiers anglais.

Le soir, promené avec Jenny. La vue des étoiles brillant à travers les arbres m’a donné l’idée de faire un tableau où on verrait cet effet si poétique, mais difficile en peinture à cause de l’obscurité du tout :

Fuite en Égypte. Saint Joseph conduisant l’âne et éclairant un petit gué avec une lanterne ; cette faible lumière suffirait pour le contraste.

Ou bien les Bergers allant adorer le Christ dans l’étable, qu’on verrait dans le lointain tout ouverte.

Ou la Caravane qui amène les Rois mages.

— Conversation avec J. L…, en réponse à l’assertion de Chenavard, qui trouve que les talents valent moins dans un temps qui ne vaut guère. Ce que j’aurais été du temps de Raphaël, je le suis aujourd’hui. Ce qu’est Chenavard aujourd’hui, c’est-à-dire ébloui par le gigantesque de Michel-Ange, il l’eût été, à coup sûr, de son temps. Rubens est tout aussi Rubens pour être venu cent ans plus tard que les immortels d’Italie ; si quelqu’un est Rubens aujourd’hui ou tout autre, il ne l’est que davantage. Il orne son siècle à lui tout seul, au lieu de contribuer à son éclat en compagnie d’autres talents. Quant au succès du moment, il peut être douteux ; quant au nombre des approbateurs, il peut être borné ; mais tel admirateur perdu dans la foule est tout aussi ému que ceux qui ont accueilli Raphaël et Michel-Ange. Ce qui est fait pour des hommes trouvera toujours des hommes pour y mettre le prix.

Je sais bien que Chenavard, toujours entêté de son fameux style, n’admet pas que la supériorité puisse se trouver dans tous les genres. Le beau qui convient à tel siècle lui paraîtra un beau de qualité inférieure ; mais en lui passant même cette idée, pense-t-il qu’un homme vraiment supérieur ne portera dans quelque genre que ce soit assez de force, assez de nouveauté pour faire de toute espèce de genre un genre supérieur, comme il l’est lui-même à ce qui l’entoure ?

  1. Voir Catalogue Robaut, no 1076.
  2. Voir Catalogue Robaut, nos 1304 à 1307.
  3. Voir Catalogue Robaut, no 1045.
  4. Voir Catalogue Robaut, no 589 et 766.