Journal (Eugène Delacroix)/12 octobre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 237-242).

Mercredi 12 octobre. — Dîné chez Mme Barbier. Mme Villot revenue le soir ; j’ai parlé imprudemment, avec certains regrets, des restaurations des tableaux du Musée : le grand Véronèse, que ce malheureux Villot a tué sous lui[1], a été un texte sur lequel je n’ai pas trop insisté, en voyant avec quelle chaleur elle défendait la science de son mari. Elle ne lui trouve probablement que cette qualité, et elle l’en pare comme de raison. Elle m’a dit qu’en fait de restauration, il ne se donnait pas un coup de pinceau, à moins que M. Villot ne prît lui-même la palette. Grande recommandation, à ce qu’on peut croire !

Dans la journée, travaillé un peu mollement, et pourtant avec succès, à la petite Sainte Anne. Le fond refait sur des arbres que j’ai dessinés il y a deux ou trois jours, à la lisière de la forêt vers Draveil, a changé tout ce tableau. Ce peu de nature prise sur le fait, et qui pourtant s’encadre avec le reste, lui a donné un caractère. J’ai repris également pour les figures, les croquis faits à Nohant d’après nature, pour le tableau de Mme Sand. J’y ai gagné de la naïveté et de la fermeté dans la simplicité.

De l’emploi du modèle. — C’est cet effet qu’il faut obtenir de l’emploi du modèle et de la nature en général ; c’est aussi la chose la plus rare dans la plupart des tableaux où le modèle joue un grand rôle. Il tire tout à lui, et il ne reste plus rien du peintre. Chez un homme très savant et très intelligent à la fois, son emploi bien entendu supprime, dans le rendu, les détails que le peintre, qui fait d’idée, prodigue toujours trop, de peur d’omettre quelque chose d’important, et qui empêche de toucher franchement et de mettre dans tout leur jour les détails vraiment caractéristiques. Les ombres, par exemple, sont toujours trop détaillées dans la peinture faite d’idée, dans les arbres particulièrement, dans les draperies, etc.

Rubens est un exemple remarquable de l’abus des détails. Sa peinture, où l’imagination domine, est surabondante partout ; ses accessoires sont trop faits ; son tableau ressemble à une assemblée où tout le monde parle à la fois. Et cependant, si vous comparez cette manière exubérante, je ne dirai pas à la sécheresse et à l’indigence modernes, mais à de très beaux tableaux où la nature a été imitée avec sobriété et plus d’exactitude, vous sentez bien vite que le vrai peintre est celui chez lequel l’imagination parle avant tout.

Jenny me disait hier, avec son grand bon sens, quand nous étions dans la forêt et que je lui vantais la forêt de Diaz, « que l’imitation exacte n’en était que plus froide », et c’est la vérité ! Ce scrupule exclusif de ne montrer que ce qui se montre dans la nature rendra toujours le peintre plus froid que la nature qu’il croit imiter ; d’ailleurs, la nature est loin d’être toujours intéressante au point de vue de l’effet de l’ensemble. Si chaque détail offre une perfection, que j’appellerai inimitable, en revanche la réunion de ces détails présente rarement un effet équivalent à celui qui résulte, dans l’ouvrage du grand artiste, du sentiment de l’ensemble et de la composition[2]. C’est ce qui me faisait dire tout à l’heure que, si l’emploi du modèle donnait au tableau quelque chose de frappant, ce ne pouvait être que chez des hommes très intelligents : en d’autres termes, qu’il n’y avait que ceux qui savent faire de l’effet, en se passant du modèle, qui puissent véritablement en tirer parti, quand ils le consultent.

Que sera-ce d’ailleurs, si le sujet comporte beaucoup de pathétique ? Voyez comme, dans de pareils sujets, Rubens l’emporte sur tous les autres ! Comme la franchise de son exécution, qui est une conséquence de la liberté avec laquelle il imite, ajoute à l’effet qu’il veut produire sur l’esprit !… Voyez cette scène intéressante, qui se passera, si vous voulez, autour du lit d’une femme mourante : rendez, s’il est possible, saisissez par la photographie, cet ensemble ; il sera déparé par mille côtés. C’est que, suivant le degré de votre imagination, la scène vous paraîtra plus ou moins belle ; vous serez poète plus ou moins, dans cette scène où vous êtes acteur ; vous ne voyez que ce qui est intéressant, tandis que l’instrument aura tout mis.

Je fais cette observation et je corrobore toutes celles qui précèdent, c’est-à-dire la nécessité de beaucoup d’intelligence dans l’imagination, en revoyant les croquis faits à Nohant pour la Sainte Anne : le premier, fait d’après nature, est insupportable, quand je revois le second, qui pourtant est presque le calque du précédent, mais dans lequel mes intentions sont plus prononcées et les choses inutiles éloignées, en introduisant aussi le degré d’élégance que je sentais nécessaire pour atteindre à l’impression du sujet.

Il est donc beaucoup plus important pour l’artiste de se rapprocher de l’idéal qu’il porte en lui, et qui lui est particulier, que de laisser, même avec force, l’idéal passager que peut présenter la nature, et elle présente de telles parties ; mais encore un coup, c’est un tel homme qui les y voit, et non pas le commun des hommes, preuve que c’est son imagination qui fait le beau, justement parce qu’il suit son génie.

Ce travail d’idéalisation se fait même presque à mon insu chez moi, quand je recalque une composition sortie de mon cerveau. Cette seconde édition est toujours corrigée et plus rapprochée d’un idéal nécessaire ; ainsi, il arrive ce qui semble une contradiction et qui explique cependant comment une exécution trop détaillée comme celle de Rubens, par exemple, peut ne pas nuire à l’effet sur l’imagination. C’est sur un thème parfaitement idéalisé que cette exécution s’exerce ; la surabondance des détails qui s’y glissent, par suite de l’imperfection de la mémoire, ne peut détruire cette simplicité bien autrement intéressante qui a été trouvée d’abord dans l’exposition de l’idée, et, comme nous venons de le voir à propos de Rubens, la franchise de l’exécution achève de racheter l’inconvénient de la prodigalité des détails. Que si, au milieu d’une telle composition, vous introduisez une partie faite avec grand soin d’après le modèle, et si vous le faites sans occasionner un désaccord complet, vous aurez accompli le plus grand des tours de force, accordé ce qui semble inconciliable ; en quelque sorte, c’est l’introduction de la réalité au milieu d’un songe ; vous aurez réuni deux arts différents, car l’art du peintre vraiment idéaliste est aussi différent de celui du froid copiste que la déclamation de Phèdre est éloignée de la lettre d’une grisette à son amant. La plupart de ces peintres, qui sont si scrupuleux dans l’emploi du modèle, n’exercent la plupart du temps leur talent de le copier avec fidélité que sur des compositions mal digérées et sans intérêt. Ils croient avoir tout fait, quand ils ont reproduit des têtes, des mains, des accessoires imités servilement et sans rapport mutuel.

— Fait une promenade avec Jenny vers le chêne Prieur. Sortis par la lisière de la forêt et revenus par la grande allée. Ces bruyères, ces fougères, cette herbe fine et verte rappelaient à la pauvre femme son pays et sa jeunesse.

— Sur l’imitation de la nature, ce grand point de départ de toutes les écoles et sur lequel elles se divisent profondément, aussitôt qu’elles l’interprètent, toute la question semble réduite à ceci : l’imitation est-elle faite en vue de plaire à l’imagination ou de satisfaire simplement une sorte de conscience d’une singulière espèce, qui consiste, pour l’artiste, à être content de lui quand il a copié, aussi exactement que possible, le modèle qu’il a sous les yeux ?

  1. Il s’agit ici des lamentables restaurations que M. Villot fit subir à certaines toiles du Musée du Louvre.
  2. Nous avons tenté dans notre Étude de résumer les idées du maître sur ce point intéressant d’esthétique. Ce passage et tout ce qui suit constituent l’un des morceaux les plus importants sur lesquels nous nous soyons appuyé.