Journal (Eugène Delacroix)/12 août 1854 1

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 409-410).

12 août. — Balancer les avantages de la vie chez l’homme qui réfléchit et chez l’homme qui ne réfléchit pas : le gentilhomme campagnard, né au milieu de l’abondance champêtre de ses champs et de son manoir, passant sa vie à chasser et à voir ses voisins, avec celle de l’homme adonné aux distractions modernes, lisant, produisant, vivant d’amour-propre ; ses rares jouissances, celles des belles choses peuvent-elles se comparer ? Malheureusement, il sent à merveille ce qui lui manque : au sein de l’aridité qu’il trouve quelquefois dans son bonheur abstrait, il sent vivement la jouissance que ce serait pour lui de vivre en plein air, dans une famille, dans une vieille maison et un domaine antique, où il a vu ses pères. Par contre, le campagnard qui n’est que cela, jouit grossièrement, s’enivre, vit de commérages, et n’apprécie pas le côté noble et vraiment heureux de son existence.

Contradiction de l’opinion des hommes sur ce qui fait le malheur : chapitre des malheurs nécessaires. Le vrai malheur pour le campagnard, qui n’évite l’ennui après la chasse qu’en allant dormir comme ses chiens, comme pour le philosophe qui soupire après le bonheur des champs, c’est la souffrance, la maladie : ni l’un ni l’autre, alors qu’il est malade, ne se trouve malheureux de la vie qu’il est forcé de mener ; et, qu’il souffre de l’ennui ou de maux véritables ; l’un comme l’autre n’a pas moins une horreur égale de la mort, c’est-à-dire de la fin de cet ennui ou de cette souffrance.

Heureux qui se contente de la surface des choses ! J’admire et j’envie les hommes comme Berryer, qui a l’air de ne rien approfondir. Vous me le donnez, je le prends : ne pesons sur rien. Que de fois j’ai désiré lire dans les cœurs, uniquement pour savoir ce que contenaient de bonheur ces visages satisfaits… comme tous ces fils d’Adam, héritiers des mêmes ennuis que je supporte !

Comment ces Halévy, ces Gautier, ces gens couverts de dettes et d’exigences de famille ou de vanité, ont-ils un air souriant et calme, à travers tous les ennuis ? Ils ne peuvent être heureux qu’en s’étourdissant et en se cachant les écueils au milieu desquels ils conduisent leur barque, souvent en désespérés, et où ils font naufrage quelquefois.