Journal (Eugène Delacroix)/11 septembre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 72-73).

11 septembre. — Arrivé à Limoges vers onze heures, je m’installe pour la journée à l’hôtel du Grand Périgord ; je fais un déjeuner dont j’avais besoin après l’insupportable voyage. Je vois la ville, le musée, l'église Saint-Pierre, la cathédrale, Saint-Michel.

La cathédrale est inachevée, la nef manque. En général, les églises de tout ce pays sont d’une obscurité lugubre. Je me suis endormi dans la cathédrale.

A Saint-Michel, près du musée, où je suis revenu en dernier lieu, j’en ai fait autant. Ces petits repos m’ont remis tout à fait.

Je me suis fait raser par un frater et suis venu dîner vers quatre heures et demie. Excellentissimes champignons, inconnus à Paris.

Je pars à six heures pour Brive. Dans le coupé, tête à tête avec un brigadier de gendarmerie, très convenable : tête superbe. Il me quitte vers neuf heures. Je passe une bonne nuit, tantôt dormant, tantôt voyant passer à la lueur des quinquets de la voiture le bizarre pays que je traverse… Uzerche, etc., que je regrette de ne pas voir de jour.

Je pensais, en voyant des objets véritablement bizarres, à ce petit monde que l’homme porte en lui. Les gens qui disent que l’homme apprend tout par l'éducation sont des imbéciles, y compris les grands philosophes qui ont soutenu cette thèse. Quelque singuliers et inattendus que soient les spectacles qui s’offrent à nos yeux, ils ne nous surprennent jamais complètement ; il y a en nous un écho qui répond à toutes les impressions : ou nous avons vu cela ailleurs, ou bien toutes les combinaisons possibles des choses sont à l’avance dans notre cerveau. En les retrouvant dans ce monde passager, nous ne faisons qu’ouvrir une case de notre cerveau ou de notre âme. Comment expliquer autrement la puissance incroyable de l’imagination et, comme dernière preuve, cette puissance incroyable qui est relativement incomparable dans l’enfance ? Non seulement j’avais autant d’imagination dans l’enfance et dans la jeunesse[1], mais les objets, sans me surprendre davantage, me causaient des impressions plus profondes ou des ravissements incomparables ; où aurais-je pris auparavant toutes ces impressions ?

  1. Se reporter dans le second volume à tout ce qu’il dit sur l’Imagination et sur l’Idéalisation. (Voir t. II, p. 126 et 241.)