Journal (Eugène Delacroix)/11 décembre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 120-121).

11 décembre. — Je viens d’examiner des lithographies de Géricault[1] ; je suis frappé de l’absence constante d’unité… Absence dans la composition en général, absence dans chaque figure, dans chaque cheval. Jamais ses chevaux ne sont modelés en masse. Chaque détail s’ajoute aux autres et ne forme qu’un ensemble décousu. C’est le contraire de ce que je remarque dans mon Christ au tombeau du comte de Geloës[2], qui est sous mes yeux. Les détails sont, en général, médiocres, et échappent en quelque sorte à l’examen. En revanche, l’ensemble inspire une émotion qui m'étonne moi-même. Vous restez sans pouvoir vous détacher, et pas un détail ne s'élève pour se faire admirer ou distraire l’attention. C’est la perfection de cet art-là, dont l’objet est de faire un effet simultané. Si la peinture produisait ses effets à la manière de la littérature, qui n’est qu’une suite de tableaux successifs, le détail aurait quelque droit à se produire en relief.

— Je relis ceci en décembre 1856. Cela me rappelle que Chenavard me disait, il y a deux ans, à Dieppe, qu’il ne regardait pas Géricault comme un maître, parce qu’il n’a pas l’ensemble ; c’est son critérium à lui pour la qualité de maître. Il la refuse même à Meissonier.

  1. On trouve dans ce jugement sur Géricault l’influence manifeste d’une conversation que Delacroix eut avec Chenavard à Dieppe en 1854. Il est intéressant de rapprocher ce passage du Journal, écrit en 1855, des notes antérieures sur le même sujet, notamment celles de 1854 et surtout celles des premières années 1823, 1824. (Voir t. I, p. 47, 60, 61, et t. II, p. 454).
  2. Voir Catalogue Robaut, nos 1034 et 1035.