Journal (Eugène Delacroix)/11 avril 1824

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 84-88).

Dimanche 11 avril. — Le matin, Pierret en passant. — Comairas pour tête de cheval[1].

Au Luxembourg : Révoltés du Caire[2], pleins de vigueur : grand style. Ingres charmant[3]… et puis mon tableau qui m’a fait grand plaisir[4]. Il y a un défaut qui se retrouve encore dans celui que je fais[5], spécialement dans la femme attachée au cheval ; cela manque de vigueur et d’empâtement. Ces contours sont lavés et ne sont pas francs ; il faut continuellement avoir cela en vue.

— Travaillé à l’atelier à retoucher la femme à genoux.

— Vu le Velasquez et obtenu de le copier ; j’en suis tout possédé. Voilà ce que j’ai cherché si longtemps, cet empâté ferme et pourtant fondu. Ce qu’il faut principalement se rappeler, ce sont les mains ; il me semble qu’en joignant cette manière de peindre à des contours fermes et bien osés, on pourrait faire des petits tableaux facilement.

Été chez le Turc, au Palais-Royal. Quel misérable Juif, avec son manteau, qu’il ne voulait même pas me laisser regarder ! Quoi qu’il en soit, j’en ai à peu près la coupe.

— Je rentre de bonne heure, en me félicitant de copier mon Velasquez, et plein d’entrain.

Quelle folie de se réserver toujours pour l’avenir de prétendus sujets plus beaux que d’autres !

Quant à mon tableau, il faut laisser ce qui est fait bien, quand cela serait dans une manière que je quitte. Le prochain aura sinon un progrès, au moins une variété.

Mais pour revenir à ma réflexion précédente, avec cette sotte manie, on fait toujours des choses dont on n’est pas entrain, et par conséquent mauvaises ; plus on en fait, plus on en trouve. À chaque instant, il me vient d’excellentes idées, et au lieu de les mettre à exécution, au moment où elles sont revêtues du charme que leur prête l’imagination dans la disposition où elle se trouve dans le moment, on se promet de le faire plus tard, mais quand ? On oublie, ou ce qui est pis, on ne trouve plus aucun intérêt à ce qui vous avait paru propre à inspirer. C’est qu’avec un esprit aussi vagabond et impossible, une fantaisie chasse l’autre plus vite que le vent ne tourne dans l’air et ne tourne la voile dans le sens contraire…, il arrive que j’ai nombre de sujets ; eh bien, qu’en faire ? Ils seront donc là en magasin à attendre froidement leur tour, et jamais l’inspiration du moment ne les animera du souffle de Prométhée ; il faudra les tirer du tiroir, quand la nécessité sera de faire un tableau ! C’est la mort du Génie… Qu’arrive-t-il ce soir ? Je suis, depuis une heure, à balancer entre Mazeppa, Don Juan, le Tasse, et tant d’autres. Je crois que ce qu’il y aurait de mieux à faire quand on veut avoir un sujet, c’est non pas d’avoir recours aux anciens, et de choisir dans le nombre, car quoi de plus bête ? Parmi les sujets que j’ai retenus, parce qu’ils m’ont paru beaux un jour, qui détermine mon choix pour l’un ou pour l’autre, maintenant que je sens même une disposition égale pour tous ? Rien que de pouvoir balancer entre deux suppose une absence d’inspiration. Certes, si je prenais la palette en ce moment, et j’en meurs de besoin, le beau Velasquez me travaillerait. Je voudrais étaler sur une toile brune ou rouge de la bonne grasse couleur et épaisse. Ce qu’il faudrait donc pour trouver un sujet, c’est d’ouvrir un livre capable d’inspirer et se laisser guider par l’humeur. Il y en a qui ne doivent jamais manquer leur effet : ce sont ceux-là qu’il faut avoir, de même que des gravures, Dante, Lamartine, Byron, Michel-Ange.

J’ai vu ce matin chez Drolling[6] un dessin de plusieurs fragments de figures de Michel-Ange, dessinés par Drolling… Dieu ! quel homme ! quelle beauté ! Une chose singulière et qui serait bien belle, ce serait la réunion du style de Michel-Ange et de Velasquez ! Cette idée-là m’est venue de suite, à la vue de ce dessin ; il est doux et moelleux. Les formes ont cette mollesse qu’il semble qu’il n’y ait qu’une peinture empâtée qui puisse la donner, et en même temps les contours sont vigoureux. Les gravures d’après Michel-Ange ne donnent pas l’idée de cela : c’est là le sublime de l’exécution. Ingres a de cela : ses milieux sont doux et peu chargés de détails. Comme cela faciliterait la besogne, surtout pour les petits tableaux ! Je suis content de me rappeler cette impression.

Se bien souvenir de ces têtes de Michel-Ange. Demander à Drolling pour les copier. Les mains bien remarquables ! Les grands enchâssements… Les joues simples, les nez sans détails, et véritablement, c’est là ce que j’ai toujours cherché ! Il y avait de cela dans ce petit portrait de Géricault, qui était chez Bertin, dans ma Salter[7] un peu et dans mon neveu. Je l’aurais atteint plus tôt, si j’avais vu que cela ne pouvait aller qu’avec des contours bien fermes. Cela est évidemment dans la femme debout de ma copie de Giorgione, des femmes nues dans une campagne.

Léonard de Vinci a de cela, Velasquez beaucoup, et c’est très différent de Van Dyck : on y voit trop l’huile, et les contours sont veules et languissants. Giorgione a beaucoup de cela.

Il y a quelque chose d’analogue et bien séduisant dans le fameux dos du tableau de Géricault, dans la tête et la main du jeune homme imberbe et dans un pouce du Gerfaut couché à l’extrémité du radeau.

Se souvenir du bas de la figure qu’il a faite d’après moi[8]. — Quel bonheur ce serait d’avoir à sa vente une ou deux copies de lui d’après les maîtres ! Son tableau de famille d’après Velasquez.

  1. Comairas avait peint des études vraiment remarquables ; il possédait également quelques œuvres d’anciens maîtres.
  2. Tableau de Girodet, exposé au Salon de 1810, et qui se trouvait alors au Luxembourg. Le tableau est actuellement au musée de Versailles. Le musée du Luxembourg conserve dans ses archives un curieux pastel qui a servi d’étude pour ce tableau ; il représente un Hussard luttant contre un Mameluk.
  3. Probablement Roger délivrant Angélique, qui figura au Salon de 1819 et se trouve actuellement au musée du Louvre.
  4. Dante et Virgile.
  5. Massacre de Scio.
  6. Drolling, peintre d’histoire, né en 1786, mort en 1851, élève de David, prix de Rome en 1810.
  7. Portrait-étude d’Élisabeth Salter, modèle connu de l’époque.
  8. Il ressort clairement de ce passage que Delacroix avait posé lui-même dans l’atelier de Géricault pour une figure d’homme placée sur le devant du radeau de la Méduse, la tête penchée en avant et les bras étendus. Il existe même un dessin à la mine de plomb in-4o qui a précédé la peinture (voir Catalogue Robaut, no 9). Mais Delacroix fait évidemment allusion ici à la tête d’étude, bien plus grande que nature, qui a passé à la vente P. Andrieu, et que possède aujourd’hui le musée de Rouen.