Journal (Eugène Delacroix)/10 novembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 266-268).

Jeudi 10 novembre. — Voici un savant américain (Moniteur de ce jour) qui, à la suite de sondages entrepris et exécutés dans plusieurs points de la mer, établit que la lune n’influe nullement sur les marées, comme les savants de toutes les écoles se sont accordés pour le croire. Quel scandale ! Je les vois d’ici lever les épaules avec un souverain mépris pour la théorie de ce faux frère, qui vient les déranger dans les assertions et ébranler la foi dans les anciens. Selon l’Américain, le fond de la mer est rempli d’inégalités comme la surface de la terre, ce qui ne surprendra personne apparemment ; mais il ajoute que les volcans sous-marins creusent çà et là de temps en temps d’épouvantables cavernes qui attirent et qui rejettent les eaux, et sont cause des marées. Je ne suis ni pour ni contre la lune, mais la théorie nouvelle me semble bien hasardée. Comment s’expliquer la régularité des marées avec ces cavernes qui sont creusées par des accidents irréguliers, comme sont les explosions de volcans ? Je suis néanmoins bien aise qu’il vienne de temps en temps quelque homme assez hardi pour rompre en visière à ces docteurs si sûrs de doctrines qu’ils n’ont pas inventées, en étant incapables, et qui jurent, les yeux fermés, sur la parole de leur maître.

Il y avait dans le même journal, hier ou avant-hier, une autre bourde bien plus forte à propos de la corruption que doivent engendrer dans les eaux de la mer les cadavres qui y ont trouvé leur tombeau depuis des siècles. Il prétend, si je ne me trompe, que toute cette corruption est partout, que la terre n’est qu’un véritable charnier où les fleurs elles-mêmes naissent de la corruption ; il oublie aussi que, même en lui accordant que la mer, les eaux enfin n’absorbent ou ne transforment point suffisamment les matières corrompues, tous ces corps n’y restent pas plus à l’état de cadavres que la viande chez les bouchers, ou un animal mort dans un bois. La mer est peuplée d’espèces assez voraces et assez nombreuses pour faire disparaître promptement la dépouille des pauvres diables qui laissent leur vie dans les flots. Il explique par la même cause la phosphorescence des eaux de la mer : « On sait, dit-il, que le phosphore est engendré par la corruption. » Il sait cela… et il ne voit pas avec ses petites lunettes d’autre moyen pour la nature de produire cet effet… Nous concluons toujours d’après ce que nous savons, et nous savons fort peu… Et qui lui dit que c’est le phosphore qui produit ces clartés singulières qu’on remarque autour des bateaux et des rames en mouvement ? De ce que le phosphore a une lumière sans chaleur, ce qui est aussi le propre de ces effets sur les flots, quand ils sont troublés dans de certaines conditions, mon savant et tous les savants ont décidé que le phosphore seul pouvait produire un semblable effet. C’est comme s’ils disaient : Les savants se coudoient dans l’antichambre, etc.