Journal (Eugène Delacroix)/10 juin 1856

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 156-157).

10 juin. — MM. Pelouze et Marguerite doivent venir.

Dîné chez Marguerite. Revu le petit Christ, qui m’a fait plaisir. Ce qui m’a frappé davantage, c’est la Vierge évanouie, du fond. Il y a décidément, parmi les grands, des génies fougueux, indisciplinés, quand ils croient être corrects, n’obéissant qu'à l’instinct qui sans doute se trompe quelquefois : ainsi Michel-Ange, Shakespeare, Puget, voilà des gens qui ne conduisent pas leur génie, mais qui en sont conduits ; Corneille est un des plus saillants : il tombe dans des abominations, en descendant du ciel. Mais ces hommes-là ? en revanche, sont les initiateurs et les pasteurs du troupeau. Ce sont les monuments souvent informes, mais qui sont éternels et qui dominent dans les déserts, comme au milieu des civilisations les plus raffinées, dont elles demeurent le point de départ et en même temps la critique, par les caractères éternels de leurs belles parties.

Il y a également incontestablement des génies divins qui obéissent à leur naturel, mais qui lui commandent aussi : les Virgile, les Racine, ne tombent jamais dans les énormités. Ils sont entrés dans une route qui avait été ouverte par des géants ; ils ont laissé derrière eux les blocs informes, les essais trop audacieux, et s’emparent des cœurs d’un empire moins contesté.

Quand les hommes de la première espèce veulent se réformer, agir méthodiquement, ils tombent dans la froideur et sont au-dessous ou plutôt à côté d’eux-mêmes : ceux de la seconde classe tiennent en bride leur imagination, ils se réforment ou se dirigent à leur gré, sans tomber dans des contradictions ou des erreurs choquantes. (Voir mes notes du 16 novembre 1857.)