Joseph Speckbaker - Histoire de l’insurrection tyrolienne de 1809


JOSEPH SPECKBAKER
LE DIABLE DE FEU
(Der feuer Teufel).
HISTOIRE DE L’INSURRECTION TYROLIENNE EN 1809.

Le Tyrol est un des pays de l’Europe les moins visités et des plus dignes de l’être ; ses sites sont grands et magnifiques, ses habitans braves et dévoués, ses bourgades industrieuses. Son histoire est peu connue, et c’est l’une des plus intéressantes ; c’est l’histoire d’un peuple toujours prêt à repousser l’invasion. L’insurrection des montagnards tyroliens en 1809, ce digne pendant de l’insurrection espagnole, a laissé peu de souvenirs. L’attention des hommes était distraite alors par de trop grands évènemens, et les combats de géans qui se livraient d’un bout à l’autre de l’Europe, des rives du Tage à celles du Danube, détournèrent leurs regards de la lutte héroïque que soutenaient quelques paysans dans un coin montagneux de l’Allemagne. Les bulletins de 1809 nous parlent des insurgés tyroliens comme d’une poignée de brigands, fanatisés par les prêtres, payés par l’or de l’Angleterre, et guidés par des chefs à demi sauvages ; ces brigands, néanmoins, battirent trois armées envoyées pour les soumettre, et quand le reste de l’Allemagne était aux pieds du conquérant, eux seuls, retranchés dans leurs montagnes comme dans une forteresse, tinrent tête aux vainqueurs d’Eckmuhl et de Wagram et ne cédèrent qu’au nombre.

Les chefs de ces paysans, paysans comme eux, nous présentent un singulier mélange de grandeur et de simplicité, de rudesse et d’héroïsme ; leurs noms sont restés obscurs ; cependant les Mayer, les Schenk, les Haspinger, les Speckbaker et l’aubergiste André Hofer ne sont certes pas des hommes ordinaires. La mémoire de ce dernier a seule échappé à l’oubli ; celle de ses compagnons mérite d’en être tirée. L’histoire encore inédite de ces braves formerait certainement l’une des plus singulières chroniques de ce siècle si fécond en évènemens. Nous avons tenté d’en recueillir les curieux élémens. Déjà nous avons raconté ailleurs[1] l’histoire du fameux André Hofer ; aujourd’hui nous voudrions faire connaître celui de ces braves qui, après l’aubergiste du Passeyer-Thal, a laissé, dans le Tyrol, les souvenirs les plus chers et les plus glorieux. Cet homme, c’est Joseph Speckbaker.

Joseph Speckbaker, surnommé le Diable de feu (der Feuer Teufel), naquit à Gnadenwall, petit village aux environs de Hall dans le Tyrol, en 1768. Son père, fournisseur de bois des salines de cette ville, jouissait d’une certaine aisance ; il mourut avant d’avoir pu s’occuper de l’éducation de son fils ; sa femme le suivit bientôt dans la tombe, et Joseph, à peine âgé de six ans, privé de leur appui, fut confié à des parens éloignés qui durent singulièrement négliger leur pupille, puisqu’ils ne lui apprirent pas même à lire et à écrire.

Speckbaker cependant paraissait doué des plus heureuses dispositions. Mais, peut-être l’extrême activité de son esprit, sa pétulance et son caractère indépendant le rendaient-ils incapable d’application et de toute étude suivie ; peut-être l’exemple dangereux de compagnons la plupart plus âgés que lui le détournait-il de goûts sérieux, d’occupations sédentaires. Ardens chasseurs, braconniers infatigables, la poursuite du chamois, du bouquetin ou du coq de bruyère, remplissait chacune des journées des jeunes Tyroliens de cette époque. La chasse était pour eux un travail, un plaisir, un besoin ; elle absorbait toutes leurs pensées, toutes leurs facultés. Ils passaient dans les forêts et au milieu des neiges des montagnes le temps que, de nos jours, leurs petits-enfans passent dans les écoles de village. Habitués aux privations, rompus aux fatigues, oublieux du danger, leurs corps s’aguerrissaient comme leurs ames. C’est à ce rude apprentissage que se formèrent ces terribles landsturms, qui seules tinrent tête aux vainqueurs de l’Europe.

Bientôt, grace à sa vigueur précoce ; à son audace, ou plutôt à une certaine témérité imprévoyante qui ne lui laissait pas même soupçonner la présence du danger, Speckbaker, quoique le plus jeune, se distingua entre tous ses compagnons d’aventures. Son coup d’œil était perçant, sa main sûre, ses membres infatigables ; son esprit, inventif comme celui de tous les Tyroliens, n’était jamais à bout de ressources ; il suppléait à la force par l’adresse ; il savait, dans l’occasion, joindre la ruse à l’audace aussi, rarement une proie placée à sa portée pouvait-elle échapper à ses piéges ou à ses coups. Son nom ne tarda pas à devenir fameux dans les montagnes des environs de Hall. À Wolders, à Rinn et à Dux, on ne parlait que des aventures et des exploits de Joseph, et les pâtres du Patscher-Kofel célébraient avec enthousiasme les merveilleuses actions du jeune braconnier.

Nous ne nous étendrons pas sur l’histoire des premières années de la vie de Speckbaker ; quand il s’agit de la jeunesse d’hommes que leur esprit ou leurs actions ont élevés au-dessus du vulgaire, ces hommes fussent-ils même nos contemporains, la fable se mêle trop souvent à la vérité. Nous ne citerons qu’un seul fait, que des informations prises sur place nous font regarder comme bien avéré ; ce fait doit donner à la fois une juste idée du courage, de l’adresse et de la force du jeune Tyrolien ; c’est pour cela que nous le choisissons entre cent.

Speckbaker, nous l’avons dit, préférait l’air des montagnes aux bancs de l’école ; mais comme il ne pouvait pas cependant passer tout son temps à chasser dans les bois, quelquefois il menait paître, sur les collines du voisinage, les troupeaux des parens qui l’avaient recueilli. Un jour qu’il conduisait leurs brebis sur les pentes du Patscher-Kofel, Joseph, alors âgé de douze ans, aperçut, à travers les branches d’arbustes sous lesquels il s’était couché pour se garantir de la chaleur du jour, un vautour des Alpes (lammergeier), qui planait, à une grande hauteur, au-dessus de son troupeau. L’enfant observa d’abord d’un œil distrait le vol de l’oiseau ; puis, comme il le vit se rapprocher insensiblement en tournoyant dans les airs, il attacha un regard perçant sur chacun de ses mouvemens, et comprit, d’après sa manœuvre, que le vautour convoitait quelqu’une de ses brebis qui s’était écartée de la bande sans qu’il l’eût vue. Au lieu de se montrer et de chercher à écarter, par ses cris, son monstrueux ennemi (le lammergeier, armé d’ongles crochus et acérés, et dont les ailes déployées ont quelquefois jusqu’à dix-huit pieds d’envergure), l’enfant conçut aussitôt l’audacieux projet de lutter avec lui d’adresse et de force, et s’il se pouvait, de le prendre vivant. Sans perdre de vue l’oiseau qui descendait toujours, et, faisant en sorte de ne pas être aperçu, il se glisse sous les broussailles les plus épaisses, à travers les herbes hautes, vers le point où paraissait tendre le vol du vautour. Là, dans un petit pré, découvert en partie, paissait la brebis qui s’était écartée du troupeau. Speckbaker, toujours caché par les broussailles, s’approche d’elle le plus possible, et quand il est arrivé à la limite du fourré et qu’il ne peut plus s’avancer sans être découvert, il s’arrête et il attend.

Dans ce moment, le vautour avait suspendu son vol et planait. Bientôt, soit qu’il eût aperçu quelque chose, soit plutôt qu’après avoir reconnu sa proie, il voulût se replacer à distance pour prendre son élan et la mieux accabler, il remonta lentement dans les airs. Parvenu à une grande hauteur, il s’arrêta, parut immobile et comme cloué au ciel.

Speckbaker cependant ne se découragea pas. Il pensa qu’en s’éloignant, son ennemi, qui peut-être soupçonnait sa présence, avait voulu ruser avec lui et l’engager à se montrer. Il resta donc toujours caché et continua à attendre avec patience.

Tout à coup, au moment où les yeux fixés sur le vautour qui ne semblait plus qu’un point noir dans l’espace, il s’étonnait de sa longue immobilité, Speckbaker voit ce point se détacher du ciel, glisser dans les airs, grossir, se développer, et, prompt et bruyant comme la tempête, l’oiseau géant tombe sur la brebis qui paissait à quelque pas de l’endroit où se tenait l’enfant, la terrasse, enfonce dans sa laine et dans ses flancs ses serres puissantes et s’efforce de l’enlever. C’était le moment de se montrer. En deux bonds, l’agile montagnard s’élance de sa cachette sur le monstre, le saisit corps à corps, et en dépit de sa résistance il s’en fut rendu maître, si ses compagnons, qu’il appelait à grands cris, fussent arrivés à temps. Grace à sa force prodigieuse, à son bec et à ses ongles crochus, peu à peu le vautour se dégagea de l’étreinte de son ennemi ; mais en s’échappant, il laissa entre ses mains, comme un trophée, la moitié des plumes d’une de ses ailes, à laquelle s’était suspendu l’enfant tout sanglant, et qui, à demi enlevé de terre, ne pouvait cependant se résoudre à laisser échapper une si belle proie.

En grandissant, l’audace du jeune Speckbaker et sa passion pour la vie aventureuse s’accrurent encore. Armé d’une carabine et dans la compagnie de jeunes gens sans asile, et comme lui décidés à tout, chaque jour de sa vie était marqué par d’audacieuses entreprises de braconnage, souvent même par des scènes de rapine dont les ennemis naturels du Tyrol étaient, il est vrai, seuls victimes.

Les montagnes sauvages qui dominent le lac et la vallée d’Achen, et l’épaisse ceinture de forêts qui, du côté de l’Iserthal, sépare la Bavière du pays d’Inspruck, semblent en effet avoir été le théâtre de prédilection des exploits du Robin-Hood tyrolien. Non content de chasser le chamois sur les terres d’un peuple rival et souvent ennemi, Speckbaker voudra bientôt vivre à ses dépens. Il se rappelle, en dévastant les fermes et en pillant les habitations isolées de ces Bavarois qu’il hait, qu’au commencement du siècle son aïeul les a combattus.

« Dans mon enfance, nous dit-il dans un récit écrit de sa main, j’écoutais mon aïeul nous raconter ses combats d’autrefois, sous Maximilien Emmanuel ; il nous disait comment les Bavarois avaient été vaincus par les Tyroliens, et il me tardait de les vaincre un jour comme lui. » Le souvenir de ces récits enflammait sa jeune imagination, quand, en pleine paix, à la tête de quelques amis, il faisait de hardies incursions sur les terres bavaroises. Il trouvait de puissantes émotions dans ces scènes de rapine et de déprédation qui le faisaient mettre hors la loi par ceux qu’il traitait déjà en ennemis. Bientôt la présence continuelle du danger, le plaisir de braver un adversaire puissant et d’échapper à sa poursuite, exaltent encore ses passions sauvages, et peut-être va-t-il passer de la vie vagabonde au brigandage, et de déprédateur devenir meurtrier, quand tout à coup il est arrêté sur cette pente dangereuse par un de ces avertissemens du ciel que certaines ames savent seules comprendre. Un jour, dans la compagnie de quelques-uns de ces hommes sans aveu, qu’il appelle ses camarades, il va franchir encore une fois la frontière du Tyrol, quand le plus endurci de ces pillards, celui que les autres regardent comme leur chef, tombe raide mort à ses côtés, atteint de la balle d’un chasseur bavarois. Speckbaker songea d’abord à le venger ; mais bientôt rappelé à la raison par cet exemple terrible, qu’il regarde comme le juste châtiment d’une vie criminelle, il dit adieu à ses compagnons étonnés, qui n’osent cependant mettre en doute son courage, retourne tranquillement à sa maison, et dépose sa carabine qu’il fait serment de ne plus reprendre pour de pareilles entreprises.

Il tint parole. Désormais, retiré dans la vallée qui l’a vu naître, il y mène une vie paisible et exemplaire ; aussi ne tarde-t-il pas à être nommé inspecteur des salines de Hall, emploi que son père avait jadis exercé.

Speckbaker venait d’atteindre sa vingt-septième année quand il épousa Marie Schmeider, qui lui apporta en dot la petite propriété de Rinn et les châlets qui en dépendaient. Marie Schmeider était une femme de sens, de mœurs douces, et plus instruite que son mari. Elle voulut elle-même apprendre à lire et à écrire à Speckbaker, qui devint entre ses mains un écolier docile. Les amis de Speckbaker ne manquèrent pas de le railler sur ses nouveaux goûts. « Speckbaker veut devenir maître d’école, disaient-ils, lui qui n’a jamais pu entrer à l’école ! » Lui-même en riait avec eux, sans pour cela renoncer à l’étude, car il craignait bien plus les reproches de sa femme qu’il n’avait redouté autrefois les châtimens de ses pédagogues. À la longue, il vint à bout de sa difficile entreprise, et il ne tarda pas à recueillir la récompense de son application ; car, dans l’année qui suivit, il fut nommé membre du comité de jugement de son district, charge qui ressemble assez à celle de juge de paix. La métamorphose était grande, on le voit : le petit braconnier était devenu grave magistrat.

Speckbaker était marié depuis trois ans, et exerçait depuis quelques mois ses nouvelles et pacifiques fonctions, quand le contre-coup de la guerre que la France soutenait contre l’Europe se fit ressentir dans le Tyrol. On était arrivé à la fin de l’année 1797. Pendant le cours de cette année, les Tyroliens avaient vu avec étonnement de grandes armées autrichiennes traverser, à plusieurs reprises, leur pays, et aller s’abîmer dans les plaines de la Lombardie, où les attendait Bonaparte. Plus d’une fois les débris de ces armées s’étaient réfugiés en désordre dans les hautes vallées du Tyrol, plus d’une fois les fidèles habitans de ces vallées avaient recueilli les malades, soigné les blessés, et partagé avec les fuyards leur dernier morceau de pain. Plus tard, quand les Français avaient envahi les cercles italiens, quand leurs postes avancés avaient pénétré jusqu’à Trente et Lavis, et que le canon avait grondé sur l’Adige, ces braves montagnards, au bruit de l’orage qui se formait, avaient préparé leurs carabines et fait leurs provisions de balles et de poudre, décidés qu’ils étaient à défendre ces derniers princes de la maison de Hapsbourg, auxquels ils étaient attachés par habitude et par instinct.

Joubert, qui de Trente avait pénétré jusqu’au pied du Brenner, mit le premier à l’épreuve la valeur de ces paysans, dont les pères, au commencement du siècle, avaient repoussé Vendôme. Il triompha, à Mülbach, de leur résistance obstinée, les vainqueurs de l’Italie l’emportèrent sur des bandes indisciplinées ; mais si les Tyroliens ne surent pas vaincre, le champ de bataille, couvert des cadavres de ces hommes en vestes brunes, prouva du moins qu’ils savaient mourir.

Speckbaker parut-il dans les rangs des combattans de 1797 ? Nous l’ignorons. Peut-être les levées en masse de son canton n’arrivèrent-elles qu’après la retraite de Joubert par le Pusthertal. Quoi qu’il en soit, s’il prit les armes à cette époque, ce ne fut sans doute que comme simple soldat et obscurément.

Mais quand le traité de Presbourg, en 1805, a livré le Tyrol à la Bavière, quand une administration impolitique, les vexations et le mépris des délégués de Munich ont poussé à bout un peuple qui eut toujours l’étranger en horreur, Speckbaker commence à se montrer, et à résister de toutes ses forces à l’oppression de ses nouveaux maîtres.

Le fameux André Hofer, qui, plus tard, fut généralissime des Tyroliens, était l’ami de Speckbaker : il l’avait rencontré, pendant les premiers jours de l’occupation, à la grande foire de Sterzing. Ces deux hommes avaient aussitôt sympathisé : leurs haines et leurs affections étaient devenues communes ; ils s’étaient compris. Hofer avait dignement apprécié l’audace et l’énergie du caractère de Speckbaker ; Speckbaker, l’autorité mystique, la constance et le puissant bon sens d’André Hofer. Les deux montagnards s’étaient mutuellement avoué leurs espérances et leurs projets ; aussi, lorsque, après son entrevue avec l’archiduc Jean et sa correspondance avec Chasteler, le brave aubergiste du Passeyer-Thal se fut décidé à frapper un grand coup, fit-il entrer aussitôt Speckbaker dans la conjuration des patriotes. Comme il était muni de pleins pouvoirs, il le nomma chef de l’Inn inférieur, et ce fut sur lui qu’il compta pour organiser l’insurrection des montagnards de cette partie du Tyrol.

Speckbaker justifia la confiance de son ami. Grace à son zèle, à son infatigable activité et à sa prudence consommée, avant la fin de la première semaine d’avril 1809, tout était prêt pour un soulèvement général aux environs de Schwatz et de Hall, et les Bavarois ne soupçonnaient rien.

L’Autriche venait de déclarer la guerre à la France ; le jour de l’exécution du complot fut fixé au 10 avril. Chacun des chefs avait sa tâche ; Speckbaker, pour sa part, devait se rendre maître de Hall et des ponts de l’Inn aux environs de cette ville.

La veille du jour arrêté, feignant d’être pris de vin, il engage une vive et joyeuse conversation avec quelques soldats bavarois, et entre avec eux dans la citadelle de Hall. Là, tout en jasant et en se querellant avec ses nouveaux amis, il s’assure de la profondeur du fossé, des places qu’occupe chaque sentinelle, de la force des murailles et du nombre de leurs défenseurs. Quand il a su tout ce qu’il voulait savoir, il hausse le ton avec ses interlocuteurs ; de rieur il devient goguenard, de goguenard insolent, si bien, qu’à la longue, ceux-ci, furieux de son impertinence, le prennent au collet et le poussent rudement hors des portes.

Ce même jour, comme le soleil allait se coucher, Speckbaker rentra au logis, embrassa sa femme Marie et son fils Anderl, qui, plus tard, devait le rejoindre, prit sa carabine, attacha à la boucle d’argent de son chapeau la plume noire, insigne des chefs, et, se mettant à la tête de quelques amis résolus qui l’attendaient dans un bois voisin, il profita des premières ombres de la nuit pour se glisser, par des chemins détournés, jusque sous les murs du monastère de Volders, où les avant-postes bavarois s’étaient fortifiés.

Il fallait surprendre l’ennemi avant qu’il eût pu songer à se défendre ; autrement, le bruit d’un combat n’eût pas manqué de donner l’alarme dans Hall et aux environs, et peut-être d’appeler de nombreux défenseurs au secours du couvent. D’un autre côté, l’escalade était impossible. Speckbaker eut recours à un moyen auquel les Bavarois ne pouvaient être préparés. Il fait abattre dans la forêt voisine un arbre énorme, le fait grossièrement équarrir, et, quand la nuit est profonde, cinquante des montagnards les plus robustes, le chargeant sur leurs épaules, s’avancent sans bruit du côté du monastère. Les sentinelles bavaroises étaient placées à l’intérieur ; aussi les Tyroliens pouvaient déjà toucher les madriers de la porte, que leurs ennemis n’avaient encore rien aperçu. Les cinquante montagnards prennent donc leurs mesures à leur aise, et, se servant de l’arbre entier comme d’un bélier, au troisième coup ils ont enfoncé la porte. Ils pénètrent sur-le champ dans le monastère ; ils font main-basse sur ceux qui veulent résister, enferment le reste dans les caves ; puis, sans perdre de temps, maîtres du passage de l’Inn, ils s’avancent rapidement sur Hall, et se cachent dans un fourré, sur la rive gauche du fleuve, à peu de distance des portes de la ville, attendant le point du jour.

Vers minuit, quand tout était silence dans la ville, et que les compagnons de Speckbaker, blottis les uns contre les autres, commençaient à réfléchir sur la témérité de leur entreprise, et à se demander comment, étant si peu nombreux, ils pourraient se rendre maîtres d’une place garnie de bonnes murailles et défendue par une brave garnison, tout à coup une masse de flammes brille sur l’un des sommets du Patscher-Kofel qui domine la ville. À ce signal, des milliers d’étincelles pétillent sur toutes les montagnes de la rive droite de l’Inn, des feux brillent dans toutes les directions ; la main qui les allume semble courir d’un sommet à l’autre avec une rapidité qui tient du prodige. En moins d’une heure, tout le pays est en feu, et la flamme de ces innombrables incendies se réfléchit, d’une manière sinistre, dans les eaux de l’Inn. Dans le même moment, le silence de la nuit est troublé par les sons retentissans des trompes et des cloches. Le tocsin sonne dans chaque village ; des cris aigus, prolongés, gutturaux, pareils à ceux que poussent les patres pour s’avertir entre eux (jodeln ), retentissent d’un bord à l’autre des vallées, et une rumeur extraordinaire arrive de chaque partie de la montagne.

Plus de doute, toute la rive droite de l’Inn était soulevée ; chaque village courait aux armes. Au point du jour, ceux qui défendaient Hall, tenant fermée la porte qui fait face au pont et à la rive droite de l’Inn, n’ouvrirent que la porte de la rive gauche, près de laquelle Speckbaker et sa troupe étaient cachés. Tout paraissant tranquille de ce côté, la garnison de Hall se hasarda bientôt à pousser une reconnaissance à quelque distance des murailles, pour se mettre en communication avec Inspruck. Speckbaker laisse les soldats s’engager dans la campagne ; puis, tout à coup, sortant de son embuscade, il fond sur les sentinelles qui gardaient le pont-levis, les égorge, et se précipite dans la ville. La terreur y était à son comble ; aussi, en un clin d’œil, les Bavarois, culbutés, furent-ils ou tués, ou pris, ou rejetés au-delà du pont. Les Tyroliens, dans cette affaire, ne perdirent que deux hommes.

Speckbaker employa tout le reste du jour à organiser sa troupe, qui grossissait d’heure en heure, et à armer les nouveaux arrivans. Vers le soir, il conduisit sa petite armée sous les murs d’Inspruck, où tout le pays semblait s’être donné rendez-vous. Le lendemain, plus de vingt mille paysans attaquaient vivement les faubourgs de la ville, que défendait le régiment du général Kindel, aidé de quelque cavalerie et autres troupes légères. Ces soldats étaient aguerris, les officiers qui les commandaient ne manquaient pas de bravoure et de résolution ; néanmoins il fallut céder. Kindel essaya vainement de se retrancher au centre de la ville ; il ne put résister à l’acharnement extraordinaire et au nombre toujours croissant de ces sauvages ennemis. Après quelques heures de combat, les Tyroliens étaient maîtres de la grande rue et des postes principaux. À l’approche de la nuit, les Bavarois avaient évacué le reste de la ville.

Inspruck, la capitale du pays, était tombée au pouvoir des insurgés, et cependant l’œuvre de la délivrance n’était pas encore achevée. Les Français, en armes, occupaient le Brenner sous le commandement du général Bisson. Les restes de la garnison d’Inspruck, réunis aux Bavarois de de Wrède, étaient retranchés sur les hauteurs voisines ; et des rues de la ville on pouvait voir les soldats des deux nations se concentrer aux environs des faubourgs, et se préparer à une attaque décisive. Mais la confiance des Tyroliens égalait leur ardeur : elle était sans bornes, car elle ne reposait pas seulement sur des motifs humains, sur les raisonnemens de la prudence ordinaire, ou sur les calculs positifs qui, d’habitude, servent de bases aux actions des hommes ; cette confiance, ils la puisaient dans des sentimens qui avaient sur eux un bien autre empire, dans une foi vive, ou plutôt une extrême crédulité, et dans un dévouement aveugle à leurs maîtres. Ces paysans superstitieux avaient passé au pied des autels les heures qui avaient suivi leur première victoire, répétant en chœur les prières que leurs chefs lisaient à haute voix. Ces chefs, superstitieux comme leurs soldats, faisant entière abnégation d’un amour-propre bien naturel cependant, se regardaient comme les instrumens de la Providence ; tous, et Speckbaker comme les autres, faisaient courir dans les rangs des montagnards une foule de récits merveilleux qu’ils croyaient eux-mêmes, et qui tendaient à prouver le concours des puissances célestes. Un étrange évènement avait, il est vrai, accru ces dispositions naturelles des Tyroliens à la crédulité, et avait porté au comble l’enthousiasme de ces hommes simples et confians.

Parmi les officiers bavarois qui se trouvaient à Inspruck le jour de l’attaque des insurgés, il y avait un certain colonel Dittfurt, homme de cœur, de haute réputation militaire, de mœurs rudes et de passions intraitables. Cet homme haïssait les Autrichiens ; il avait vivement poussé à la séparation du Tyrol, et, cette séparation opérée, il avait été envoyé dans les nouvelles provinces bavaroises pour prêter main-forte au nouveau système. Il avait séjourné quelque temps à Inspruck, et d’Inspruck il avait été détaché par-delà le Brenner, dans le val Cembra et le Pustherthal, pour mettre en vigueur les nouvelles lois de recrutement, auxquelles ces districts se montraient rebelles. Dittfurt avait brisé par la terreur la résistance des paysans. Détesté par eux, il les méprisait, et ne leur cachait pas son mépris. Aussi les montagnards des vallées méridionales du Tyrol avaient-ils en horreur le proconsul bavarois. Quand la révolution éclata, la mesure était comblée.

Lorsqu’à l’attaque d’Inspruck, Dittfurt vit ces misérables paysans triompher des meilleurs soldats de la Bavière, il ne put se résoudre à convenir qu’il s’était trompé sur leur compte, et encore moins à fuir devant eux. Au moment où les insurgés pénétraient dans la grande rue, et où ses soldats se retiraient en désordre, Dittfurt, après avoir fait de vains efforts pour les retenir, se jette seul, le sabre à la main, au-devant de l’ennemi. Quoique frappé de quatre balles, il continue à combattre, jusqu’à ce que, épuisé par la rage et par la perte de son sang, il tombe enfin au pouvoir de ses mortels ennemis. Ceux-ci l’entraînent dans un corps-de-garde voisin. Comme il ne faisait plus aucun mouvement, ils le croient mort, le jettent dans un coin, et continuent leur poursuite.

Quand Dittfurt sortit du long évanouissement où la fatigue et la douleur l’avaient plongé, le corps-de-garde était rempli d’insurgés vainqueurs ; chefs et soldats se félicitaient de leur victoire. Tout à coup le cadavre oublié du Bavarois se soulève avec lenteur, se tourne du côté des assistans, et prenant la parole avec solennité :

— Quel est le général, s’écrie-t-il d’une voix forte, quel est le brave général qui a si habilement dirigé les paysans dans leurs attaques ? — Les paysans n’ont pas de général, répond un des soldats tyroliens, et s’ils ont vaincu, c’est que chacun d’eux combattait pour son Dieu, son empereur et son pays.

— Ils n’ont pas de général ! reprend le blessé, et quel était donc cet intrépide officier qui donnait des ordres et combattait dans la mêlée ? Je l’ai vu, sa tête était couverte d’un casque blanc orné de plumes blanches.

Les paysans étonnés se regardent entre eux, s’interrogent, se récrient. — Quel est donc ce chef mystérieux qu’eux seuls n’ont pu voir ? sans doute un protecteur, un saint, un chérubin visible à leurs seuls ennemis ! — Ces paroles, que le délire de la fièvre a peut-être inspirées à un mourant, courent de bouche en bouche, volent de rang en rang, exaltent l’armée entière. Les Tyroliens sont assurés de la justice et de la sainteté de leur cause, que Dieu a épousée, et à laquelle ses anges prêtent leur appui.

Aussi, dans les jours qui suivirent, Bisson et de Wrède furent-ils contraints de mettre bas les armes. Dès-lors tout le Tyrol, à l’exception du petit fort de Kufstein, fut au pouvoir des insurgés.

Cette guerre, cependant, présenta des phases diverses. Les Tyroliens, malgré leur confiance et leur héroïsme, ne furent pas toujours vainqueurs, et l’Innthal et Inspruck, théâtre de nombreux combats, furent tour à tour occupés par les deux partis. L’inertie des généraux autrichiens, la mollesse de leur concours, et surtout l’indiscipline des levées en masse, furent les causes des désastres qui suivirent les victoires des Tyroliens. Quand le tambour battait, que le canon grondait, et que le feu de la mousqueterie retentissait sur toute la ligne, ces hommes se battaient avec une intrépidité sans égale, et rien n’eût pu les arracher du champ de bataille. Mais si la nuit ou un orage surprenait les combattans, si un prompt succès couronnait leurs efforts, les vainqueurs se dispersaient plus rapidement que les vaincus. Nos héros se répandaient dans tout le pays, remplissant les auberges et les cabarets de chaque village ; ou bien, leur carabine jetée négligemment en bandoulière, ils regagnaient tranquillement leurs montagnes, pour aller embrasser leurs femmes, leur porter les premiers les nouvelles de leur victoire, et se reposer quelques jours. Cette insouciance des vainqueurs fut l’un des caractères particuliers de cette guerre. On s’étonne, à juste titre, quand on voit ces braves Tyroliens au fort de l’invasion et de la lutte, tandis que l’on se bat sur un versant de la montagne, célébrer sur l’autre leurs fêtes patronales comme en temps de paix ; et l’on s’étonne bien davantage encore de les voir, dans les cérémonies qui accompagnent leur mariage ou le baptême de leurs enfans, dépenser, en feux de joie et en folles réjouissances, une poudre qui devait cependant leur être si précieuse, et dont, certes, ils eussent dû se montrer plus avares.

Les Tyroliens occupaient Inspruck depuis près d’un mois, quand les Français, vainqueurs en Allemagne, vinrent se joindre aux Bavarois pour écraser ce que ceux-ci appelaient une poignée de rebelles. De nombreux détachemens traversèrent les frontières de l’ouest et du nord, et remontèrent l’Innthal, mettant tout à feu et à sang. Schwatz fut livrée aux flammes, et le 17 mai Inspruck retomba au pouvoir de ses anciens maîtres.

Les insurgés s’étaient repliés sur le Brenner ; un découragement profond régnait dans leurs rangs ; beaucoup avaient jeté leurs armes, et tout semblait perdu, quand la première victoire du mont Isel (29 mai 1809), due en grande partie à l’habileté et à la résolution de Speckbaker, vint rétablir les affaires des Tyroliens.

Les trois grands chefs de l’insurrection, André Hofer l’aubergiste, Haspinger le capucin, dit Barberousse, et Speckbaker, commandaient la petite armée tyrolienne. Hofer était le plus renommé, le plus mystique et le mieux obéi des trois chefs. Haspinger le capucin n’était pas le moins intrépide. On le voyait au fort de la mêlée, un énorme crucifix d’ébène à la main, exhortant ses compagnons, poursuivant les ennemis, et, comme il le disait, envoyant les uns en paradis en leur présentant le Christ à baiser, les autres chez Satan en leur brisant la tête avec la redoutable croix d’ébène. Speckbaker avait seul les qualités d’un général, une connaissance profonde du pays, un coup d’œil d’une étonnante justesse, une intrépidité rare et un admirable sang-froid dans l’action.

Au combat du mont Isel, Speckbaker occupait la droite de l’armée tyrolienne, et il était chargé d’emporter le pont de Volders et de détruire celui de Hall. Maître du pont de Volders dès le commencement de la journée, à la tête de six cents de ses compagnons les plus résolus, il se porte vers le pont de Hall. L’ennemi avait concentré toutes ses forces en arrière de ce pont, du côté de la ville, et un feu de mousqueterie et d’artillerie très vif, partant des remparts de la place, le balayait dans toute sa longueur et en défendait les approches. Speckbaker, arrivé à peu de distance du pont, fait faire halte à sa troupe, attache sa carabine en bandoulière, met le sabre à la main et montrant l’autre rive à ses compagnons : — Amis, leur dit-il, c’est là qu’est le prix de la course, en avant et que saint Florian nous protège ! Tous s’élancent à la suite de leur chef sur le pont, et le traversent au milieu d’une grêle de balles et d’une pluie de mitraille qui fait de larges trouées dans leurs rangs. Arrivé à l’extrémité du pont, Speckbaker s’y maintient jusqu’à ce que ses compagnons aient mis le feu à la charpente et que la flamme commence à briller. Alors il regagne tranquillement l’autre rive faisant toujours face à l’ennemi, et quand la fumée s’éclaircit un instant, lui envoyant quelques balles. Ce fut ce jour-là que les Bavarois, émerveillés de son audace, le surnommèrent le Diable de feu (der feuer Teufel) !

Dans cette affaire Speckbaker avait son fils Anderl auprès de lui. Lorsque le combat devint plus sérieux et que les Tyroliens se préparèrent à attaquer le pont, Speckbaker, cédant à un sentiment d’inquiétude bien naturel chez un père, ordonna à l’enfant de se retirer. Comme Anderl, après s’être éloigné un moment, revenait, et se retrouvait toujours au premier rang à côté de Speckbaker, celui-ci, dans un moment d’impatience, le frappa du plat de son sabre pour le chasser. Cette fois l’enfant s’éloigna en pleurant ; mais, ne pouvant se résoudre à quitter tout-à-fait le champ de bataille, il se tint à quelque distance en arrière de la troupe que commandait son père.

En entendant les coups de fusil, Anderl cependant avait bientôt essuyé ses larmes, et il s’ennuyait fort de rester ainsi les bras croisés, quand il aperçut autour de lui les balles de l’ennemi qui ricochaient dans la poussière. L’idée lui vint d’utiliser son loisir. Ce matin même, mon père se plaignait de la rareté des munitions et du manque de balles, se dit l’enfant ; eh bien ! je vais lui en faire une petite provision. Sur-le-champ, tirant son couteau, Anderl s’avance au fort de la pluie de balles, épiant leur chute, ramassant celles qui tombent mortes à ses pieds, creusant le sol pour extraire celles qui s’enterrent en sifflant. Avant la fin de l’action son chapeau était rempli. Quand Anderl l’offrit à son père victorieux, Speckbaker l’embrassa, et lui promit qu’à l’avenir il lui permettrait de le suivre. — Partout ? s’écria l’enfant avec joie. — Partout ! répondit le père en pleurant.

En effet, le jeune Anderl accompagna désormais son père au combat, et lui fut plus d’une fois utile par l’adresse qu’il mettait à porter les ordres d’un corps à l’autre au plus fort de l’action. Les Bavarois laissaient passer cet enfant espiègle, ne se doutant pas que ce fût là l’aide-de-camp du général ennemi. Speckbaker avait aussi un autre messager qui souvent lui fut d’un grand secours. C’était un gros chien barbet. Lorsque le pays qui séparait Speckbaker des autres chefs était occupé par l’ennemi, l’animal, dressé à ce manège, traversait les lignes bavaroises, portant les dépêches d’un camp à l’autre dans une queue postiche.

Dans ce combat du mont Isel, les Tyroliens, au nombre de vingt mille hommes environ, occupaient toutes les collines qui s’étendent au pied du Brenner de Hall à Inspruck ; ils furent vainqueurs sur toute la ligne, et la perte des Bavarois fut si considérable, que le général Deroy, qui les commandait, fut obligé d’évacuer Inspruck et de se retirer précipitamment par la rive gauche de l’Inn. Tandis qu’André Hofer faisait son entrée dans la capitale du Tyrol à la tête d’une partie de l’armée victorieuse, Speckbaker, sans perdre le temps en vaines parades, poussait l’ennemi sur le bas Inn et le chassait au-delà de Kufstein. Puis il revenait assiéger cette place, qui est la clé du Tyrol de ce côté. Ce siége ne fut pas heureux.

La petite forteresse de Kufstein, que la défense de Pitzenau contre Maximilien, dans le XVe siècle, a rendue fameuse, est bâtie sur un rocher escarpé. Speckbaker tenta de la surprendre par un hardi coup de main ; mais son attaque se fit sans succès : comme il manquait de grosse artillerie, il fut obligé de convertir le siége en blocus. Les habitans de la ville, que commande la forteresse, sont plutôt Bavarois que Tyroliens. Le major Aichner, commandant de la citadelle, entretenait des intelligences avec eux il savait par eux les dispositions des assiégeans, déjouait leurs plans d’attaque les mieux combinés, et se tenait en garde contre leurs surprises. Les femmes surtout étaient dans les intérêts des Bavarois. On raconte même que plusieurs d’entre elles s’étant rendues au camp tyrolien pour essayer de séduire les braves soldats de Speckbaker, celui-ci les fit saisir, et, pour tout châtiment, se contenta de les faire raser. Il les renvoya dans la ville au milieu des rires de ses compagnons. L’exemple fut d’un bon effet ; il rendit circonspectes les dames de Kufstein, et comme Speckbaker avait juré de faire couper à leurs maris autre chose que les cheveux, s’il les prenait en flagrant délit de trahison, et que ceux-ci savaient que le Diable de Feu était homme à tenir parole, et le cas échéant, à leur trancher la tête, comme il avait coupé les cheveux de leurs femmes, les intrigues cessèrent, et bientôt la place fut réduite aux dernières extrémités. Elle allait capituler, lorsque les affaires changèrent de face.

L’Autriche venait de succomber à Wagram (17 juillet 1809) ; aux termes de l’armistice de Znaïm, ses troupes devaient évacuer le Tyrol. Le général Buol, qui commandait le peu d’Autrichiens qui avaient secondé les insurgés, donna l’ordre du départ. Il n’est pas possible que l’empereur veuille abandonner ses fidèles Tyroliens ! s’écrient les montagnards ; ils s’ameutent, retiennent les Autrichiens, et veulent égorger les prisonniers bavarois. Hofer, placé à la tête de l’insurrection, parvint seul à rétablir l’ordre. On laissa partir les auxiliaires réguliers, et ceux qui par devoir ou par faiblesse voulaient les suivre.

Speckbaker avait beaucoup d’amis dans les rangs des Autrichiens ; ses talens militaires, son caractère aimable et franc, sa brillante valeur, l’avaient rendu cher aux officiers impériaux, qui lui faisaient les plus belles promesses, s’il voulait les suivre et prendre du service dans l’armée régulière. Il n’est pas de héros qui n’ait eu ses momens de faiblesse, car après tout les héros sont des hommes. On raconte que, séduit par les caresses de ses nouveaux amis et découragé par l’inutile blocus de Kufstein, ce brave chef se décida à suivre les Autrichiens qui s’éloignaient du Tyrol. Il avait fait ses adieux à sa femme et à ses enfans, et, monté dans l’un des petits chars du pays (caretta), il traversait le Brenner dans la compagnie de quelques officiers autrichiens et descendait les pentes du sud, du côté de Sterzing, pour prendre ensuite la route du Pustberthal, quand il rencontra Hofer qui gravissait la montagne, se dirigeant sur Inspruck. Le char descendait rapidement les versans du Brenner ; mais quelque précipités que fussent ses mouvemens, l’œil perçant du chef reconnut aussitôt Speckbaker parmi les fugitifs. Hofer ne jeta pas un cri de surprise, ne prononça pas un mot de reproche ; seulement son œil noir s’arrêta un moment sur le visage de son ancien compagnon. Il y avait dans ce regard tant de tristesse, d’étonnement et de dédain, que Speckbaker ne put long-temps le soutenir, et fut obligé de détourner la tête.

Pas un des compagnons d’Hofer n’avait reconnu Speckbaker. Hofer lui-même avait gardé le silence, et cependant le reproche tacite que Speckbaker avait lu dans l’œil de son ami, était si cruel et peut-être si mérité, que, saisi d’une grande honte et de poignans remords, ce chef résolut de ne pas aller plus loin. À la première maison de poste, il quitta secrètement le char ; deux heures après il rejoignait Hofer, qui le recevait à bras ouverts et pleurant de joie.

Haspinger le capucin, de son côté, s’était retiré dans son cloître ; il en sortit après quelque hésitation et vint rejoindre ses amis. Kenmater, Schenk et Mayer, trois des chefs les plus influens du Brenner et des districts de l’Eisach, se rendirent aussi au camp. On tint conseil. On se décida à combattre et à ne pas abandonner le Tyrol tant que la résistance serait possible. Dès le lendemain de ce conseil, les hostilités recommencèrent avec plus de furie que jamais, et du 4 au 11 d’août, dans cette semaine qu’ils ont appelée la mémorable semaine, quand tout paraissait perdu, les Tyroliens, livrés à eux-mêmes, déployèrent une constance et une bravoure qu’on ne saurait trop admirer.

Hofer, à la sortie du conseil, s’était rendu dans le Passeyer-Thal pour hâter la levée en masse de sa vallée et des districts de Meran ; Hofer, l’apôtre plutôt que le général de l’insurrection, Hofer plus propre à rendre un oracle qu’à donner un ordre, et, quoique brave, bien inférieur en talens militaires et en ressources, à ses compagnons Speckbaker et Haspinger.

Ces deux derniers chefs, établis sur la route du Tyrol méridional, au pied du Brenner et à l’entrée de la gorge affreuse qui, en avant de la petite ville de Sterzing, s’étend de Stilfes à Mittewald, devaient tenir tête à l’ennemi établi à Sterzing, le chasser de cette ville, s’il était possible, et lui couper, à tout prix, la route des districts tyroliens du midi, les seuls que l’invasion n’eût pas encore entamés.

De Stilfes à Mauls, la route, tracée au fond d’un précipice et coupée par des torrens qu’elle traverse sur plusieurs points, longe l’Eisach dans lequel ces torrens se précipitent. De hautes montagnes, dont les têtes granitiques s’élèvent presque à pic, dominent cette route de tous côtés. Les pentes les moins inclinées sont couvertes d’immenses forêts de sapins gigantesques qui croissent, comme par miracle, entre de gros quartiers de granit bleu et blanc, presque tous de forme cubique. Les montagnards avaient coupé ou barricadé ces ponts, abattu ces arbres énormes, et roulé sur leurs troncs amoncelés, que des cordes tenaient suspendus vers le haut des montagnes, ces blocs de granit et des débris de toute espèce. Ainsi préparés, ils attendaient.

Le 3 août, quelques escarmouches avaient eu lieu à l’entrée du défilé du côté de Sterzing. Le 4, au point du jour, les cloches d’alarme de tous les villages de la montagne annoncèrent l’approche de l’armée ennemie. En effet, un corps franco-saxon, sorti de Sterzing, se portait sur le premier pont à l’entrée du défilé. Les Tyroliens attendaient de pied ferme, et bientôt un combat furieux, auquel la nuit seule put mettre fin, s’engagea entre ces montagnards résolus et leurs adversaires plus aguerris. Le lendemain, l’affaire recommença avec plus d’acharnement que la veille. Dix fois les Français furent sur le point d’emporter les ponts que défendaient Speckbaker et le capucin ; dix fois ils furent repoussés avec une perte énorme. Les artilleurs, tués un à un par les tireurs les plus adroits, manquaient aux pièces. Les cavaliers et les fantassins étaient brisés contre les rocs, écrasés sur le chemin, ou précipités dans le torrent par les éboulemens que du haut de la montagne les paysans dirigeaient sur les groupes les plus épais. Exaspérés à la fin par cette résistance inattendue, les Français tentent un dernier effort ; ils s’élancent en colonnes serrées sur le pont ; ils vont s’en rendre maîtres, mais, tout en combattant, les Tyroliens y ont mis le feu, et ils ne l’abandonnent que quand ils le voient presque entièrement consumé. Arrêtés par ce mur de flammes, les soldats hésitent ; leurs officiers essaient vainement de les pousser en avant. L’un d’eux, homme d’une bravoure digne d’un meilleur sort, espérant entraîner le reste de sa troupe, lance son cheval au milieu des flammes. Déjà il est parvenu aux deux tiers du pont, ses soldats s’ébranlent et vont le suivre, quand les poutres qui soutiennent le plancher, minées par l’incendie, cèdent sous les pieds du cheval ; la charpente éclate et s’affaisse, le pont s’abîme avec fracas, et ses débris enflammés entraînent dans le torrent le malheureux officier.

Vers la nuit, les Franco-Saxons, découragés par cette malheureuse tentative, se retirèrent vers Sterzing, harcelés dans leur marche par des milliers d’ennemis. Les montagnards, qu’exaltait le succès de leurs frères, accouraient de tous les points du pays, fourmillaient sur les hauteurs, occupaient chaque défilé que les Français étaient obligés de forcer pour s’ouvrir un passage. Ils savaient que le maréchal Lefèbvre avait quitté Inspruck à la tête du reste de ses troupes et accourait à Sterzing, décidé à en finir d’un seul coup avec cette insurrection, dont il attribuait le succès à l’impéritie des généraux de Wrède et Deroy ; ils fortifiaient donc encore les points que naguère ils avaient défendus avec tant de succès. Les vieillards, les enfans, les femmes, aidaient au travail, transportant des arbres, roulant des rochers, et préparant avec ardeur leur nouvelle et terrible artillerie de montagne.

Le lendemain de son départ d’Inspruck, le maréchal Lefèbvre concentrait toutes ses troupes aux environs de Sterzing. Pendant ce temps les chefs tyroliens Speckbaker et Haspinger, cantonnés sur les hauteurs qui s’élèvent à l’est et au midi de la ville, observaient tous ses mouvemens. Jusqu’alors, ces deux chefs avaient seuls soutenu l’effort de l’ennemi ; ils attendaient impatiemment Hofer, et ce ne fut pas sans un vif sentiment de satisfaction, que le matin de ce jour ils aperçurent du côté de l’ouest, dans la direction de Telfs et de Gasteig, les levées en masse que le brave aubergiste amenait du Passeyer-Thal et de Méran. Ces bandes, répandues sur les hauts pâturages du Jaufen-Berg, tiraillaient avec les avant-postes de l’ennemi, et cherchaient à se mettre en communication avec leurs frères de l’Eisach.

À cette vue, les montagnards de Speckbaker poussent des cris de joie et sentent redoubler leur ardeur. Mais cette fois ils joignent la tactique au courage, ils laissent quatre mille Bavarois de l’avant-garde de Lefebvre traverser les premiers ponts de la vallée et pénétrer dans la gorge de Stilfes. L’escarpement des monts qui les environnent, la solitude et le profond silence qui règnent autour d’eux, et par-dessus tout le souvenir de la résistance désespérée que les montagnards avaient opposée à leurs camarades, frappent d’une secrète terreur ces hommes ordinairement si résolus. Ils marchent en silence, s’arrêtent brusquement, prêtent l’oreille au moindre bruit qui arrive de la montagne, repartent, mais pour s’arrêter bientôt de nouveau, sans se rendre ni aux prières ni aux menaces de leurs officiers, qui comprennent, comme eux, toute l’étendue du danger, et qui veulent les pousser en avant pour en triompher plus sûrement.

Tout à coup une voix qui semble partir des entrailles de la montagne fait entendre ces redoutables paroles : — Étienne, est-il temps ? — Non, pas encore, répond une autre voix ; et tout rentre dans le silence.

On s’arrête, on délibère, on informe le maréchal Lefebvre de cette circonstance, et on attend de nouveaux ordres.

Dites à ces j.-f. que nous les suivons, et que s’ils ne veulent pas passer, nous allons les éperonner, avait répondu Lefebvre. Les Bavarois se remettent donc en marche ; mais à peine ont-ils fait quelques centaines de pas, que la même voix s’écrie : — Hans ! au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, lâchez tout ! Aussitôt arbres, rochers, terrain, toute une partie de la montagne semble s’ébranler avec un bruit égal au bruit du tonnerre, et, avant que les Bavarois aient eu le temps de fuir, ou seulement de lever la tête, la redoutable avalanche les atteint et les écrase ; chaque arbre, chaque roche laisse, en tombant, de larges vides dans leurs rangs ; des compagnies entières sont broyées contre les rochers qui bordent le chemin ; d’autres sont emportées dans le précipice, et noyées dans le torrent.

Au même instant, de toutes les pentes voisines, les Tyroliens ouvrent un feu meurtrier sur ceux que l’éboulement a épargnés. Les premiers rangs se rejettent en désordre sur les derniers, tous fuient, et bientôt trois mille hommes, courant à la débandade, se précipitent sur le corps de Lefebvre, qui les suivait. Alors la confusion la plus horrible envahit cette malheureuse armée, entassée dans ce défilé. Entraînés par leurs camarades, les soldats du centre et de l’arrière-garde jettent leurs armes sans avoir vu l’ennemi et fuient avec eux : canons, bagages, munitions, tout est abandonné dans le ravin. Cavaliers, fantassins, Français, Saxons, Bavarois, ne forment plus qu’une masse confuse. Cette foule effrayée traverse Sterzing sans s’arrêter, couvre les routes du Brenner, et fuit vers Inspruck, harcelée par les montagnards d’Hofer qui venait de se réunir aux soldats de Speckbaker et d’Haspinger.

Lefebvre, après avoir vainement tenté de rallier les fuyards, fut entraîné dans leur déroute. Deux fois il fut sur le point d’être pris par l’ennemi, et il ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval. Le 10 août il rentrait à Inspruck, où il apportait la première nouvelle de son désastre. Ce qu’il avait laissé de troupes françaises dans cette ville put seul empêcher les Tyroliens d’y pénétrer en même temps que les fuyards.

Le 13 août, vingt mille insurgés étaient encore rassemblés sous les murs d’Inspruck, où les débris de l’armée de Lefebvre, en nombre à peu près égal, s’étaient ralliés. Ces soldats, découragés par leurs précédentes défaites, se laissèrent battre une seconde fois sur les pentes du mont Isel. Dans cette affaire André Hofer commandait en personne, Haspinger et Speckbaker étaient ses lieutenans. Speckbaker était placé à l’aile droite de l’armée tyrolienne, et le Diable de Feu et ses redoutables compagnons eurent bientôt mis en fuite les troupes qui leur étaient opposées. Vers le centre, le pont de la Sill et le couvent de Saint-Vilten, où reposaient les corps des Tyroliens morts dans la précédente bataille, furent plus vivement disputés. Le sol, aux environs du couvent, était jonché de cadavres, et la victoire paraissait indécise, quand les Tyroliens, animés par la présence d’une image miraculeuse de la Vierge[2], à laquelle ils attribuaient déjà leur première victoire, tentèrent un dernier et terrible effort. Les Bavarois furent obligés de céder au fanatisme et à la bravoure de ces hommes ; ils se retirèrent en désordre dans la ville, et avant le lever du soleil tout ce qui restait de l’armée d’invasion avait évacué pour la troisième fois la capitale du Tyrol, et se retirait précipitamment sur l’Inn inférieur.

Tandis qu’Hofer jouissait à Inspruck des honneurs du triomphe et organisait dans cette ville une sorte de gouvernement patriarcal, une monarchie primitive, le Diable de Feu s’attachait aux pas de l’ennemi, taillait en pièces son arrière-garde aux environs de Schwatz, et chassait les débris de l’armée de Lefebvre bien au-delà de la frontière du Tyrol.

Ainsi, au commencement de septembre, le pays était encore une fois purgé de soldats étrangers, et d’envahis les Tyroliens devenaient envahisseurs. En effet Speckbaker et le capucin pénétraient dans le pays de Saltzbourg, appelant aux armes les habitans et les engageant à se réunir à eux contre les soldats de l’Antechrist. La fortune favorisa d’abord ces deux chefs : ils poussèrent jusqu’à Reinchenhall, petite ville distante de quelques lieues seulement de Saltzbourg. Le capucin, auquel ces succès avaient tourné la tête, parlait d’aller à Vienne battre Napoléon et délivrer l’empereur François. Mais Speckbaker, mieux avisé, voyant que, loin de les seconder et de se joindre à eux, les montagnards du pays de Saltzbourg les évitaient et les regardaient passer avec une sorte de terreur, s’apercevant en outre que chaque jour le nombre de ses soldats diminuait, car ces braves gens retournaient chez eux par petites troupes, ennuyés qu’ils étaient de rester si long-temps sans voir leurs femmes et leurs enfans ; Speckbaker songea à se rapprocher de la frontière du Tyrol, que menaçait une nouvelle et plus redoutable invasion.

Ses prévisions n’étaient que trop fondées ; les terribles soldats de Wagram allaient envahir le Tyrol. Attaqué à Melek le 16 octobre, Speckbaker, après des prodiges de valeur, fut obligé de céder au nombre et à la bravoure de ses adversaires. Il perdit deux cents hommes ; son fils Anderl, qui l’accompagnait, fut fait prisonnier ; sa petite armée fut mise en déroute, et lui-même, grièvement blessé, il eut peine à s’échapper.

Toutes les routes qui conduisaient à Inspruck étaient couvertes d’ennemis. Rusca par Trente et Botzen, de Wrède et Deroy par les routes de la Bavière, s’avançaient au cœur du Tyrol, animés tous d’un violent désir de vengeance. Les insurgés se virent contraints une dernière fois d’abandonner la vallée de l’Inn et leur capitale, et de se retirer dans la montagne. Sur ces entrefaites arriva la nouvelle de la paix de Vienne. Les chefs tyroliens comprirent alors l’inutilité de toute résistance, et paraissaient décidés à se soumettre. Hofer lui-même, obéissant aux ordres de l’archiduc Jean, venait, par une proclamation, d’inviter ses compagnons à mettre bas les armes et à rentrer dans leurs foyers, lorsqu’un officier tyrolien du nom de Kolb, soit trahison comme le prétendent aujourd’hui ses compatriotes, soit folie comme on est plutôt porté à le croire, ameuta les paysans qui se séparaient, et publia hautement que l’avis communiqué à Hofer était faux ; que l’Autriche, loin d’abandonner ses enfans les plus chers, allait bientôt les secourir ; qu’il était chargé de le leur annoncer ; que, loin de se soumettre, il fallait tenter un dernier et puissant effort. Les Tyroliens n’étaient que trop portés à regarder comme mensongère la nouvelle de l’abandon de l’Autriche. Ils crurent aux paroles de Kolb, ils reprirent les armes ; cette démarche insensée fut l’arrêt de mort d’une foule de braves. Hofer et les autres chefs du centre du Tyrol s’étaient remis à la tête de leurs redoutables bandes ; ils soutinrent héroïquement une lutte inégale, et, pendant cette dernière et fatale période de l’insurrection, qui comprend la seconde partie du mois de novembre, plus de sang tyrolien fut répandu que pendant tout le reste de la campagne. De braves chefs, comme Pierre Thalguter, succombèrent au champ d’honneur ; d’autres, comme Mayer, furent pris et fusillés. Pierre Mayer avait été saisi les armes à la main ; on lui demande s’il a eu connaissance de la proclamation du prince Eugène ? S’il eût répondu non, il était sauvé. Sourd aux prières de ses amis, il aima mieux dire la vérité, et mourut à l’âge de quarante-cinq ans.

Kolb avait bientôt disparu ; Hofer et son ami Holzknecht, restés seuls, se défendaient comme des lions dans les gorges du Passeyer-Thal. Baraguay-d’Hillers, ennemi généreux, leur offrit la vie sauve, s’ils mettaient bas les armes. Holzknecht céda et retourna dans son village ; Hofer seul s’obstina et aima mieux se cacher que se rendre. Il se réfugia sur le sommet d’une montagne, au milieu des neiges, et fut livré à ses ennemis par le traître Donay ; on sait sa mort héroïque dans les murs de Mantoue. Speckbaker, Haspinger le capucin, Eisenstekken, Sieberer et les autres chefs de l’Inn, mieux informés qu’André Hofer, et ne pouvant douter de l’authenticité du traité de Vienne, avaient désarmé et dispersé leurs bandes. Haspinger, craignant d’être excepté de l’amnistie, se réfugia au couvent d’Einsiedeln en Suisse, et de là à Vienne, par Côme et le Véronais. Mais Speckbaker, retiré dans le hameau de Stallsins, eut l’imprudence ou la générosité de se remettre en campagne avec sa bande, à la réception d’une dépêche d’André Hofer, qui lui mandait qu’il l’attendait de l’autre côté du Brenner : bientôt Kolb prit la fuite ; Hofer disparut, et Speckbaker fut obligé de se jeter dans la montagne, et sa tête fut mise à prix.

La bravoure du Diable de Feu était en grande renommée parmi les Bavarois. Ils connaissaient l’énergie de caractère du chef montagnard, les ressources de son esprit ; ils redoutaient par-dessus tout la grande influence qu’il exerçait encore sur les paysans des districts de l’Inn, d’Inspruck à Schwatz : aussi attachèrent-ils une importance extraordinaire à se rendre maîtres de sa personne. Son signalement avait été mis à l’ordre du jour de chaque détachement ; des descriptions de sa personne, accompagnées de gravures sur bois, représentant les traits de son visage et les détails de son costume, avaient été imprimées à Inspruck et répandues dans l’armée et dans les moindres cantonnemens de montagne ; enfin de nombreuses patrouilles parcouraient, dans tous les sens, la haute chaîne de monts neigeux qui s’élèvent entre les vallées de la Zell et de l’Inn, où l’on savait que Speckbaker s’était réfugié. Les soldats bavarois, personnellement animés contre lui par le souvenir des mauvais tours qu’il leur avait joués et par l’appât des récompenses promises, le traquaient comme une bête fauve, lorsqu’ils étaient parvenus à le dépister. Quand ils avaient perdu ses traces, ils fouillaient les forêts, les châlets écartés, les cavernes, les arbres creux, et jusqu’aux fentes des rochers et aux mousses épaisses sous lesquelles on pouvait croire que le rusé montagnard s’était caché.

Speckbaker cependant luttait avec ses ennemis de constance et d’adresse. Ses aventures tiennent du roman.

Quand les Bavarois commencèrent leur poursuite, il se trouvait encore à la tête de treize de ses compagnons les plus résolus. Pendant quelques jours il rôda avec eux de châlets en châlets, passant d’une montagne à une autre, tenant tête quelquefois aux petits détachemens ennemis, se glissant entre les corps plus nombreux et manœuvrant de façon à s’échapper par le Pustherthal, en suivant les cimes des monts où la Zeli prend sa source. Le jour de Noël, il arriva au village de Dux, situé au cœur des montagnes : il avait trouvé fermés tous les passages de la vallée ; ses compagnons étaient épuisés de fatigue, et les vivres leur manquant depuis plusieurs jours, ils allaient périr d’inanition. Speckbaker les remercia de leur dévouement, prit congé d’eux et se cacha chez un ami.

Il commençait à peine à se reposer de ses fatigues lorsqu’on vint lui annoncer qu’un détachement bavarois traversait la montagne et s’approchait du village. Speckbaker ne voulait pas fuir ; mais quand il vit de ses propres yeux un de ses compagnons de la veille, le traître Holser, qui guidait ce détachement et qui déjà se dirigeait vers la porte du châlet où il s’était réfugié, il embrassa l’ami qui l’avait caché et qu’il craignait de compromettre, grimpa sur le toit du châlet, de ce toit sauta sur un rocher, de ce rocher gagna l’Alpe voisine, et, grace à sa merveilleuse agilité, tandis que les ennemis le cherchaient encore dans la maison de Dux, il gravissait déjà l’une des cimes les plus élevées du voisinage. Il ne prit de repos que lorsqu’il fut parvenu bien au-delà de la région des sapins et à la limite des neiges.

Pendant les vingt-sept jours suivans, ses ennemis, toujours sur sa piste, lui firent une chasse furieuse et furent vingt fois sur le point de le prendre ; mais Speckbaker était aussi opiniâtre que ses adversaires : il était plus adroit qu’eux, et, grace à la parfaite connaissance qu’il avait du pays et à son admirable présence d’esprit, il leur échappa toujours. On a peine à comprendre comment il put résister, pendant tant de jours, à la fatigue, au froid et à la faim. La faim surtout le réduisit aux plus terribles extrémités. Il ne pouvait se procurer de vivres que par surprise, et une fois il resta quatre jours entiers sans rien manger. Ces cruelles épreuves avaient épuisé ses forces, sans que pour cela sa constance fût ébranlée. Il sentit cependant qu’un plus long séjour dans la montagne était impossible, et qu’il fallait se rapprocher des lieux habités. Il trompe alors la surveillance des deux détachemens bavarois qui le serraient de plus près et redescend par la vallée de Volders, vers les rives populeuses de l’Inn. Comme il traversait une forêt, aux environs de Talferberg, il rencontra sa femme et ses enfans qui, obligés de fuir de ce dernier village, où on avait voulu les saisir comme otages, erraient à l’aventure, ne sachant où reposer leur tête. Cette rencontre fut déchirante ; le brave chef embrassa en pleurant des êtres qui lui étaient si chers et qu’il ne croyait plus revoir, et, mettant toute sa sollicitude d’époux et de père à les guider dans la montagne, il les conduisit, par des sentiers peu fréquentés, au hameau de Volsberg, où tous restèrent quelque temps cachés.

Cependant, depuis que les Bavarois avaient perdu les traces de Speckbaker, le désir de s’emparer de sa personne était plus vif encore. Le prix promis à celui qui le livrerait avait été doublé ; 700 florins devaient être la récompense de cette trahison. L’indiscrétion d’un ami, la faiblesse de l’un de ces pauvres paysans que la guerre avait réduit à la misère la plus affreuse, et que devait tenter une somme aussi considérable, pouvaient perdre Speckbaker. Il se décida à quitter encore une fois sa femme et ses enfans et à reprendre la vie aventureuse du proscrit.

On était au cœur de l’hiver, qui sévissait avec une extrême rigueur ; les neiges couvraient en grande partie les monts du voisinage. Speckbaker, qui n’avait plus seulement à lutter contre les embûches et les entreprises des hommes, mais aussi contre l’inclémence de la saison, sentit bien qu’il ne pouvait tarder à succomber, si, fatigué par les courses du jour, il était obligé de passer, sans abri et à ces hauteurs, les longues nuits de l’hiver. Dans l’une de ses courses précédentes, il avait remarqué, près du sommet du Gemshaken, l’un des pics les plus escarpés et les plus sauvages du pays, une caverne dont l’entrée paraissait inaccessible. Le chasseur de chamois, surpris par la tourmente, aurait pu seul tenter de s’y réfugier, car, pour ne pas se laisser choir dans le précipice, il fallait avoir un pied sûr, une main ferme, un œil que le vertige ne trouble point. Ce fut là que Speckbaker se retira. À l’aide d’un domestique fidèle, il transporta, dans ces solitudes élevées, la quantité de provisions nécessaires pour subsister jusqu’au printemps, des armes, de la poudre, des vêtemens ; et choisissant une nuit du commencement de janvier, nuit de tempête, pendant laquelle la neige tombait à flocons épais, le pauvre fugitif, assuré que la trace de ses pas serait aussitôt effacée par le vent de la surface mobile des neiges, gagna rapidement sa mystérieuse demeure.

Speckbaker était bien résolu à ne pas quitter cette retraite de tout l’hiver ; et c’était pour se défendre, s’il le fallait, dans l’espèce de forteresse où il s’était établi, qu’il avait emporté des armes. La défense, en effet, était facile. Un seul sentier presque perdu sous les neiges conduisait aux environs de la caverne, et le téméraire qui eût voulu franchir l’espace qui s’étendait de la plate-forme, où ce sentier se perdait, à l’entrée de la grotte, eût été obligé de gravir des talus presqu’à pic et de suivre une étroite corniche, naturellement taillée dans le roc, à plus de cent pieds au-dessus de l’abîme. Mais une appréhension des plus vives s’était emparée de l’esprit de Speckbaker ; il se rappelait la trahison de Holser, et il craignait d’être surpris pendant son sommeil. Cette fois encore son esprit industrieux vint à son aide. Il disposa au milieu d’une touffe de broussailles une carabine placée de façon que l’homme qui essaierait de gravir la corniche de rochers devait forcément en faire partir la détente. L’explosion l’avertirait, et lui donnerait le temps ou de fuir ou de se mettre sur la défensive, selon que les assaillans seraient plus ou moins nombreux.

Ainsi établi dans la montagne, Speckbaker se condamna à ne sortir que le soir et avec les plus grandes précautions. Il passait une partie des nuits à rassembler le bois mort dont il avait besoin pour alimenter le feu qui lui servait à faire cuire ses provisions et à réchauffer ses membres glacés car les blessures qu’il avait reçues au combat de Melek, rouvertes par ses fatigues, le faisaient cruellement souffrir, et le rendaient plus sensible qu’il ne l’avait jamais été à l’impression du froid. Son foyer était établi au fond de la caverne ; il ne l’allumait que la nuit ou dans les journées brumeuses, lorsque les nuages ou les brouillards couvraient d’un voile épais le sommet de la montagne, et que la fumée qui s’échappait de la bouche de la caverne, se mêlant aux vapeurs des nuages, ne pouvait trahir la présence d’un homme sur ces cimes escarpées. Ce fut ainsi qu’il passa les mois de janvier et de février.

Dans les premiers jours de mars, la neige qui couvrait les Alpes commença à fondre, et la température s’adoucit. Le 14, vers le milieu du jour, comme, à la faveur d’un brouillard épais, Speckbaker s’était aventuré hors de la caverne, et qu’il ramassait quelques rameaux de bois sec sur une des pentes voisines, une avalanche, se détachant du sommet de la montagne et tombant avec le fracas du tonnerre, l’enveloppa de sa masse mouvante avant qu’il eût pu songer à fuir, l’entraîna dans sa chute, et dans l’espace de quelques secondes le porta au fond de la vallée, à plus d’une demi-lieue de distance. Cette fois encore la Providence vint au secours du proscrit, car Speckbaker ne fut pas tué par une chute si effroyable. Cependant, comme il se relevait tout étourdi du coup, il sentit une vive douleur au haut de la cuisse, et en s’examinant, il s’aperçut qu’il avait la cuisse démise. Tout retour à la caverne lui était désormais interdit ; il lui eût été impossible d’y remonter. D’ailleurs, les souffrances horribles qu’il éprouvait ne lui laissaient que trop comprendre que maintenant il ne pouvait se passer du secours des hommes. Le malheureux se voyait dans la cruelle alternative de mourir d’une mort lente dans ces solitudes, succombant aux angoisses de la douleur ou de la faim, ou de gagner le hameau voisin, au risque de tomber entre les mains de ses ennemis. Speckbaker se décida à ce dernier parti. Il rassembla ce qui lui restait de forces, et s’appuyant sur un bâton, il se traîna avec des peines et des souffrances infinies au bas de la montagne, jusqu’à ce même châlet de Volgsberg, où, deux mois auparavant, il avait trouvé un asile avec sa femme et ses enfans. Il arriva à ce châlet vers les dix heures de la nuit, après sept heures de marches. L’ami qui déjà l’avait caché une fois, l’accueillit encore avec empressement ; il lui donna un lit, des alimens, et profita du reste de la nuit pour aller en toute hâte chercher un chirurgien aussi habile que discret, qui fit sur-le-champ la réduction du membre luxé. Comme il achevait l’opération, le jour commençait à poindre. Alors seulement Speckbaker put goûter un peu de repos. Il passa, couché dans un coin du châlet, toute la journée du 15 ; mais il n’était pas au bout de ses fatigues et de ses souffrances. Vers le soir, une patrouille bavaroise parut aux environs de Volgsberg ; ces soldats, d’un moment à l’autre, pouvaient entrer dans le châlet où Speckbaker était couché ; son départ fut décidé pour la nuit même.

Vers les neuf heures, quand les ténèbres furent profondes, et que tout parut tranquille dans la montagne, l’hôte de Speckbaker et Spielthenner, le chirurgien, sortirent avec précaution du châlet, et chargeant alternativement le malade sur leurs épaules, ils le portèrent, par des sentiers détournés et presque impraticables, au village de Rinn, où, comme nous l’avons vu, Speckbaker avait sa maison. Cette course fut pénible. Plus d’une fois les courageux amis du proscrit, pliant sous le fardeau, furent contraints de faire halte non loin des postes bavarois ; plus d’une fois, glissant sur une neige durcie par la gelée, ils furent sur le point de tomber dans les précipices, ou bien, s’enfonçant jusqu’aux épaules dans des neiges nouvellement tombées, ils coururent le danger de s’abîmer et d’être ensevelis vivans. Enfin, après une marche de plusieurs heures et des fatigues inouies, ils arrivèrent à l’entrée d’un petit bois, sur la lisière duquel était bâti le châlet qui servait d’étable à la ferme de Speckbaker. Ils se glissèrent sous le fourré jusqu’à la porte de cette étable, l’ouvrirent sans bruit, et déposèrent le malade dans un coin, ayant soin de le bien cacher sous un tas de foin. La présence des Bavarois, qui occupaient le corps-de-logis principal de l’habitation de Speckbaker, à moins d’une portée de fusil de cette étable, obligeait le proscrit et ses amis à toutes ces précautions. Spielthenner et son compagnon n’osèrent même réveiller personne dans la maison, la nuit était fort avancée, ils serrèrent une dernière fois dans leurs bras leur cher Speckbaker, et le quittèrent, s’en remettant pour le reste à la Providence.

Vers les quatre heures du matin, George Zoppel, fidèle domestique de Speckbaker, venant donner du fourrage au bétail, entra dans l’étable.

Zoppel ! murmura son maître avec précaution.

Zoppel se signa et regarda autour de lui d’un air effrayé en reconnaissant cette voix qui semblait sortir des entrailles de la terre.

Zoppel ! répéta Speckbaker en écartant le foin qui le couvrait et en se montrant à son serviteur effrayé.

Cette fois le pauvre homme tomba à genoux, les mains jointes, croyant voir le spectre de son maître, et n’osa pas proférer une parole. Speckbaker cependant, l’eut bientôt détrompé et rassuré ; puis, tous deux avisèrent aux moyens d’échapper à la surveillance des Bavarois.

Grace aux ressources inventives du chef tyrolien, ce moyen fut bientôt trouvé. C’était de s’enterrer vivant. En conséquence, Speckbaker ordonna à Zoppel de creuser dans l’intérieur de l’étable, sous la place où se tenaient les bestiaux, un trou assez long et assez large pour recevoir le corps d’un homme. Quand cette fosse fut creusée, il s’y étendit, se fit recouvrir d’une couche de terre et de fumier d’un demi-pied d’épaisseur, ne laissant qu’une étroite ouverture à travers le fumier pour pouvoir respirer. Quand tout fut achevé, Zoppel se retira.

De la nuit du 15 mars au 2 mai suivant, c’est-à-dire pendant une période de plus de six semaines, Speckbaker, espèce de cadavre vivant, resta enterré dans cette fosse, ne pouvant changer ni de vêtement, ni de position et osant à peine faire renouveler le fumier qui l’entourait, et dont l’infection l’eût trahi. Chaque matin, son fidèle Zoppel lui apportait une petite provision de pain, d’œufs et de laitage pour le jour. Il déposait ces vivres à côté de son maître, dans le fumier, sans proférer une parole, et sortait. Les Bavarois étaient si voisins, et leur surveillance était si active, qu’un mot aurait pu perdre le proscrit. Pendant tout le temps que Speckbaker resta gisant dans l’étable, Zoppel n’osa pas faire savoir à Marie, sa femme, qui était alors rentrée dans sa maison avec ses enfans, que son cher époux était si près d’elle. Malgré ces précautions excessives, Speckbaker fut plus d’une fois sur le point d’être découvert. Un jour même, un officier bavarois, cherchant des armes qu’on disait cachées dans l’étable, et fouillant le fumier avec son sabre, s’approcha tellement de la fosse où gisait le malade, que celui-ci sentit le froid de la lame qui effleurait son visage, et qu’en allongeant le bras, il eût pu prendre le pied du Bavarois.

Vers la fin d’avril, la position de Speckbaker devint tout-à-fait intolérable ; l’humidité du terrain, où s’infiltraient les eaux des neiges, la gêne horrible que lui causait une immobilité aussi prolongée, l’air infect qu’il respirait, et, par-dessus tout, l’épouvantable saleté qui l’entourait, avaient lassé sa constance. Néanmoins, ses forces étaient revenues, et son inaction forcée avait hâté sa guérison. Il résolut de tout tenter pour quitter ce séjour de misère.

Le 2 mai, quand il se leva et qu’il sortit de sa fosse, ses vêtemens, pourris, tombaient en lambeaux ; et, quoique sa cuisse fût parfaitement remise, qu’il ne souffrît plus, et qu’il se sentît aussi fort que par le passé, ses membres étaient tellement raidis par le manque de mouvement, qu’il fut obligé de rester jusqu’au 5, pour les exercer la nuit, et leur rendre quelque souplesse. Dans la soirée du 4 au 5, il permit enfin à Zoppel d’avertir sa femme, et de la lui amener. Quand Marie entra dans la cabane, où elle vit son pauvre Speckbaker qu’elle croyait mort, lorsqu’elle sut tout ce qu’il avait souffert, et qu’elle apprit qu’il était resté si long-temps caché près d’elle, elle fondit en larmes, tomba dans les bras de son mari, et eut grand’peine à étouffer ses sanglots. Pendant cette scène touchante, la nuit avançait ; Marie venait à peine de retrouver son cher Joseph, qu’il fallait songer à se séparer. Elle voulut du moins l’accompagner une partie du chemin, et ne le quitta que quand le jour commençait à poindre, et que Speckbaker allait gravir les dernières cimes des monts voisins.

Les Bavarois avaient perdu la trace de Speckbaker depuis le commencement de janvier : ils n’avaient reçu ni la nouvelle de sa sortie du Tyrol, ni celle de son arrivée en Autriche ; ils le croyaient mort de misère ou de froid au milieu des neiges des Alpes, et leur surveillance s’était un peu relâchée. Speckbaker se garda bien de les détromper ; il ne marchait que la nuit, évitant avec soin les lieux habités. Ses amis eussent pu le reconnaître, et leur joie lui fût devenue fatale. Speckbaker, nous l’avons vu, était un homme de courage ; il avait un cœur résolu. Vingt fois il avait affronté la mort, s’avançant avec calme à travers une grêle de balles, se jetant à la gueule des canons ; et cependant, il l’avoua depuis, le seul mobile de ses actions pendant ce long hiver, si pénible pour lui, c’était la peur ! la peur de la mort ! d’une mort ignominieuse, sur un échafaud, de la main d’un bourreau ! Cette peur lui fit braver mille dangers, toujours renaissans ; cette peur soutint sa constance au milieu de la plus affreuse détresse ; cette peur le couchait vivant dans une fosse, et le retenait à demi mort de froid, de fatigue et de faim, au milieu des neiges et des glaces ; cette peur l’obsédait jour et nuit, et, dans cette dernière circonstance, elle lui donnait encore la force d’entreprendre le plus périlleux voyage. Il fallait, en effet, se rendre du centre du Tyrol en Autriche, en suivant les cimes des Alpes de Saltzbourg, de la Carinthie et de la Styrie. Des milliers d’ennemis occupaient les cols qu’il devait franchir, ou gardaient le passage des torrens et des rivières. Il fallait donc s’aventurer d’une cime à l’autre, remonter les rivières jusqu’à leur source, et traverser les torrens en sautant de rochers en rochers. Speckbaker ne fut pas rebuté par de pareils obstacles. Quand il eut donné à sa femme Marie le baiser d’adieu, il se dirigea d’abord sur les hauts sommets des Alpes de Volders et de Wattenthal ; et, passant aux environs du village de Dux où quatre mois auparavant il s’était séparé de ses amis, il s’enfonça hardiment dans les montagnes du Zillerthal. Là, il fut bientôt arrêté par la Zell, torrent profond et impétueux qu’il était impossible de franchir à gué, et qu’il ne pouvait passer que sur des ponts, à moins de faire un détour de plus de trente lieues.

En rôdant tout le jour sur les montagnes du voisinage, Speckbaker avait pu s’assurer que tous ces ponts étaient gardés par des postes ennemis, et cependant il fallait passer sur l’un d’eux. Quand la nuit fut venue, il s’approcha de la rivière ; à la lueur d’un feu de bivouac, il vit que la sentinelle bavaroise qui gardait le pont le plus voisin dormait, et que ses compagnons, couchés autour d’un feu, en faisaient autant. Il se glissa avec précaution sur le pont, et le traversa sans être aperçu. Il continua ensuite sa course vers l’est, et passa dans Pintzgau. Les fatigues des premières journées de ce pénible voyage l’avaient épuisé ; sa faiblesse était grande, et il était obligé néanmoins de faire de longues marches, et de se tenir sans cesse en mouvement. S’il se fût arrêté, le froid, fort vif encore à ces hauteurs et dans cette saison de l’année, eût raidi ses membres, et l’eût jeté dans un engourdissement que la mort eût bientôt suivi. Enfin, après d’incroyables fatigues, et après avoir échappé à mille dangers, il franchit les confins de la Styrie, et se retrouva sur un sol hospitalier, au milieu d’amis. Quelques jours après il arrivait à Vienne, où la cour impériale l’accueillit avec la distinction que méritait son courage. Comme les portes du Tyrol lui étaient fermées, et qu’il se trouvait sans ressources, l’empereur lui fit don d’une belle habitation sur les frontières de la Hongrie. Avant de s’y établir, Speckbaker consulta sa femme, qui résidait toujours dans le Tyrol. Dans ses lettres, il l’engageait à quitter son village, à venir le rejoindre et vivre avec lui en Hongrie. Voici l’une des réponses de Marie, témoignage naïf et touchant de son amour pour son époux, de ses sollicitudes de mère, et de l’attachement des Tyroliens au sol natal.

15 janvier 1811.

« Mon mari chéri, mon bien-aimé Joseph, s’il vous est bien pénible de vivre séparé de moi, et si le fardeau de nos peines domestiques accable votre esprit, croyez qu’il n’est pas moins cruel à votre femme de vivre loin de vous. En vérité, quand je regarde mes enfans, mon cœur se brise ; et cédant à mes premières réflexions, pauvres enfans ! suis-je prête à m’écrier, en quoi votre sort diffère-t-il aujourd’hui de celui d’orphelins privés de leur père ? et moi, que suis-je ? sinon la malheureuse veuve d’un proscrit qui n’a plus même de nom ! Ah ! puisse le Dieu du ciel prendre pitié de vous, chers enfans, et pourvoir à votre avenir ! Oh ! mon Joseph, vous savez combien votre femme vous aime ; ainsi, au nom de son amour et au nom de Dieu, elle vous supplie de ne pas lui en vouloir si elle vous répète ce qu’elle vous a si souvent dit, et si elle vous le répète aujourd’hui plus fortement que jamais. Oh ! oui, plutôt que d’aller en Hongrie, ou dans quelque autre pays aussi éloigné, j’aimerais mieux (hélas ! c’est bien cruel d’être obligé de le dire), j’aimerais mieux mendier avec mes enfans ! Grace au ciel, quoique cela puisse bientôt arriver, je n’en suis pas encore réduite à cette extrémité. Hélas ! oui, cher époux, si le sort nous est toujours aussi contraire, bientôt peut-être aurez-vous pour femme une mendiante ! mais je suis obligée de m’arrêter, car mes larmes inonderaient mon papier.

« Il est cependant une pensée, mon très cher Joseph, qui doit vous consoler dans votre malheur, comme elle console votre pauvre femme, c’est que nous n’avons pas attiré sur nous la misère et l’infortune qui nous accablent par de coupables ou de folles actions. Notre attachement à notre bon empereur François et le désir ardent que nous éprouvons de redevenir Autrichiens, ont seuls tout fait ; seuls ils ont mis votre vie dans le danger le plus imminent, et ils ont réduit votre femme et vos pauvres petits enfans à la pauvreté et à la détresse la plus affreuse. Oh ! cher homme, prenez courage ! Jetez-vous aux pieds de notre gracieux empereur qui est encore si bon pour vous et peignez-lui la position de votre femme dans le Tyrol.

« Pardonnez-moi si je ne vais pas vous rejoindre ; vous savez, hélas ! combien ma santé est délabrée, et s’il me serait possible de supporter un si long voyage. Ah ! ne croyez pas que ce soit seulement un propos de bonnes femmes, c’est encore l’avis de beaucoup de gens sensés ; oui, le climat de la Hongrie est mortel à ceux qui n’ont pas un bon tempérament et une constitution robuste, et vous aimez trop votre femme, j’en suis sûre, pour vouloir sa mort. Faites, au reste, ce que vous croirez devoir faire ; moi, je prierai Dieu pour que notre bon empereur François vienne à notre aide, et peut-être Dieu exaucera-t-il mes prières. Mais si sa volonté est que nous demeurions dans l’affliction, ne demandez que ce que vous pourrez obtenir ; et si l’on vous assigne une autre résidence, tâchez que ce soit dans la Styrie ou près de là ; si l’on vous refuse, s’il faut renoncer à tout espoir de voir notre cher pays redevenir autrichien, s’il ne vous est plus permis de retourner dans le Tyrol, alors, ô bien-aimé de mon azur ! alors je viendrai vous rejoindre !

« Que je vous remercie donc, cher Joseph, pour votre souhait de nouvel an. Oh ! oui, que Dieu veuille que nous nous retrouvions sous le gouvernement de l’Autriche dans notre cher Tyrol !

« Pour que vous puissiez faire plus aisément comprendre à ceux qui veulent nous servir tout ce que notre position a de misérable, cher époux, je ne dois rien vous cacher. Sachez donc, et je vous dis cela à mon grand chagrin, certaine que je suis de vous affliger ; sachez que nos bestiaux sont tous malades, nous avons déjà perdu le tiers de notre troupeau, et d’un jour à l’autre nous pouvons perdre le reste. J’ai déjà dépensé cinquante florins en médecines et en drogues. C’est, comme vous le pensez, un lourd surcroît à ajouter aux impôts qui nous écrasent. Je vous le répète encore une fois, cher époux, implorez quelque soulagement pour votre femme dans l’abandon, et pour vos malheureux enfans. Je vous dis mille bonnes et douces choses, et je vous recommande bien à Dieu et à la bonté de notre bienveillant empereur ; écrivez-moi bientôt et ne cessez pas d’aimer votre fidèle épouse.

« Marie Speckbakerin.

« P. S. Vos enfans vous embrassent tendrement ; ils prient pour vous avec ferveur. — Notre père ne reviendra-t-il donc jamais ? me demandent-ils souvent. »


À la paix de 1813, le Tyrol ayant été rendu à l’Autriche, Speckbaker retourna dans ses chères montagnes pour y passer le reste de ses jours ; mais les fatigues, les souffrances et les privations avaient altéré sa constitution robuste, et, malgré les soins de sa femme, sa santé ne put jamais se rétablir parfaitement. Vers le commencement de l’année 1820, ses forces commencèrent à décliner sensiblement, et avant la fin de cette même année il rendit le dernier soupir entre les bras de la pauvre Marie, à l’âge de cinquante-deux ans. Joseph Speckbaker fut enterré avec les honneurs dus aux majors, dans la cathédrale de Hall, à la droite de la porte de l’ouest. Une table de marbre noir couvre sa tombe[3].

Si vous parcourez le Tyrol et que vous vous arrêtiez dans la petite ville de Hall, demandez la demeure de Speckbaker. On vous conduira dans l’une des plus modestes habitations de la ville ; là vous serez cordialement accueilli par une femme déjà avancée en âge, à la physionomie grave, douce et tout-à-fait allemande. Cette femme, c’est la veuve de Speckbaker. Trois jolies filles, pleines d’intelligence et de grace, vous feront les honneurs du logis. La femme vous parlera longuement de son brave Joseph, entremêlant son discours de ces profonds soupirs qui partent d’un cœur bien gros, et de temps en temps essuyant une larme en cachette. Les filles vous apporteront leurs petites et précieuses reliques. L’une vous montrera le portrait et les livres favoris de son père ; l’autre, une chaîne d’or, présent de l’empereur François ; la troisième, un rosaire donné par le pape. Pendant ce temps un jeune homme, à l’air vif et martial, à la physionomie franche et ouverte, se tient dans un coin de la chambre, les bras croisés et la tête penchée sur sa poitrine ; il semble rêver, et l’on voit au feu qui brille dans ses yeux, attachés sur le portrait du guerrier, de quelle nature sont ses rêves. Ce jeune homme, c’est l’un des fils de Speckbaker, non pas l’espiègle et courageux Anderl, le ramasseur de balles. Anderl, le prisonnier de Mekel, que le roi de Bavière fit généreusement élever, occupe aujourd’hui un petit emploi dans une ville du voisinage[4]. Celui qui se tient là, c’est le fils cadet du chef tyrolien : il rêve aux exploits de son père, comme son père rêvait aux exploits de son aïeul. Il voudra vous conduire au pont de Hall, à la ferme de Rinn, au monastère de Volders, lieux témoins des victoires et des glorieuses épreuves de son père. Vous comprendrez, aux vives et chaleureuses paroles qui s’échappent tumultueusement du cœur du jeune homme, que l’héritage paternel n’est pas échu à d’indignes fils ; et au moment de vous quitter, vous serrant la main avec effusion, il vous dira avec une franchise un peu sauvage ce que pense aujourd’hui chaque Tyrolien : Vous êtes venu en ami dans notre cher Tyrol, vous êtes mon frère !… Mais, par les cendres de mon père ; ne venez jamais en ennemi !


F. Mercey.
  1. Voyages dans le Tyrol, tom. ii, pag. 30.
  2. Image apportée dans le pays, dit la légende, par les chrétiens de la 10e légion.
  3. L’église de Hall, Saint-Nicolas, érigée sous les Maulstache, renferme aussi le tombeau magnifique du chevalier Baldauf.
  4. Il est directeur des fonderies d’Ienbach, près de Schwatz.