Joseph Balsamo/Chapitre XXVI
XXVI
LA COUR DU ROI PÉTAUD.
Louis XV recula d’un pas à l’aspect inattendu du nouvel acteur qui venait se mêler à la scène pour empêcher sa sortie.
— Ah ! par ma foi ! pensa-t-il, j’avais oublié celui-là, qu’il soit le bienvenu ; il va payer pour les autres. ― Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il. Je vous avais mandé, vous savez cela ?
— Oui, sire, répondit froidement le ministre, et je m’habillais pour me rendre près de Votre Majesté lorsque l’ordre m’est parvenu.
— Bien. J’ai à vous entretenir d’affaires sérieuses, commença Louis XV en fronçant le sourcil, afin, s’il était possible, d’intimider son ministre.
Malheureusement pour le roi, M. de Choiseul était un des hommes les moins intimidables du royaume.
— Et moi aussi, s’il plaît à Votre Majesté, répondit-il en s’inclinant, d’affaires très-sérieuses.
En même temps il échangeait un regard avec le dauphin, à moitié caché derrière sa pendule.
Le roi s’arrêta court.
— Ah ! bon ! pensa-t-il, de ce côté aussi ! Me voilà pris dans le triangle, impossible d’échapper maintenant.
― Vous devez savoir, se hâta de dire le roi, afin de porter la première botte à son antagoniste, que le pauvre vicomte Jean a failli être assassiné.
— C’est-à-dire qu’il a reçu un coup d’épée dans l’avant-bras. Je venais parler de cet événement à Votre Majesté.
— Oui, je comprends, vous préveniez le bruit ?
— J’allais au-devant des commentaires, sire.
— Vous connaissez donc cette affaire, monsieur ? demanda le roi d’un air significatif.
— Parfaitement.
— Ah ! fit le roi, c’est ce que l’on m’a déjà dit en bon lieu.
M. de Choiseul resta impassible.
Le dauphin continuait de visser un écrou de cuivre ; mais, la tête baissée, il écoutait, ne perdant pas un mot de la conversation.
— Maintenant je vais vous dire comment la chose s’est passée, dit le roi.
— Votre Majesté se croit-elle bien renseignée ? demanda M. de Choiseul.
— Oh ! quant à cela…
— Nous écoutons, sire.
— Nous écoutons ? répéta le roi.
— Sans doute, monseigneur le dauphin et moi.
— Monseigneur le dauphin ? répéta le roi, dont les yeux allèrent de Choiseul respectueux à Louis-Auguste attentif ; et qu’a de commun M. le dauphin avec cette échauffourée ?
— Elle touche monseigneur, continua M. de Choiseul avec un salut à l’adresse du jeune prince, en ce que madame la dauphine est en cause.
— Madame la dauphine est en cause ! s’écria le roi frissonnant.
— Sans doute ; ignoriez-vous cela, sire ? En ce cas, Votre Majesté était mal renseignée.
— Madame la dauphine et Jean Dubarry, dit le roi, cela va être curieux. Allons, allons, expliquez-vous, monsieur de Choiseul, et surtout ne me cachez rien, fût-ce la dauphine qui ait donné le coup d’épée à Dubarry.
— Sire, ce n’est point madame la dauphine, fit Choiseul toujours calme, mais c’est un de ses officiers d’escorte.
— Ah ! fit le roi redevenu sérieux, un officier que vous connaissez, n’est-ce pas, monsieur de Choiseul ?
— Non, sire, mais un officier que Votre Majesté doit connaître, si Votre Majesté se souvient de tous ses bons serviteurs ; un officier dont le nom, dans la personne de son père, a retenti à Philipsbourg, à Fontenoy, à Mahon, un Taverney-Maison-Rouge.
Le dauphin sembla respirer ce nom avec l’air de la salle pour le mieux conserver dans sa mémoire.
— Un Maison-Rouge ? dit Louis XV. Mais certainement que je connais cela. Et pourquoi s’est-il battu contre Jean que j’aime ? Parce que je l’aime, peut-être… Des jalousies absurdes, des commencements de mécontentement, des séditions partielles !
— Sire, Votre Majesté daignera-t-elle écouter ? dit M. de Choiseul.
Louis XV comprit qu’il n’avait plus d’autre moyen de se tirer d’affaire que de s’emporter.
— Je vous dis, monsieur, que je vois là un germe de conspiration contre ma tranquillité, une persécution organisée contre ma famille.
— Ah ! sire, dit M. de Choiseul, est-ce en défendant madame la dauphine, bru de Votre Majesté, qu’un brave jeune homme mérite ce reproche ?
Le dauphin se redressa et croisa les bras.
— Moi, dit-il, j’avoue que je suis reconnaissant à ce jeune homme d’avoir exposé sa vie pour une princesse qui dans quinze jours sera ma femme.
— Exposé sa vie, exposé sa vie ! balbutia le roi ; à quel propos ? Faut-il encore le savoir, à quel propos.
— À propos, reprit M. de Choiseul, de ce que M. le vicomte Jean Dubarry, qui voyageait fort vite, a imaginé de prendre les chevaux de madame la dauphine au relais qu’elle allait atteindre, et cela pour aller sans doute plus vite encore.
Le roi se mordit les lèvres et changea de couleur ; il entrevoyait comme un fantôme menaçant l’analogie qui l’inquiétait naguère.
— Il n’est pas possible ; je sais l’affaire : vous êtes mal renseigné, duc, murmura Louis XV pour gagner du temps.
— Non, sire, je ne suis pas mal renseigné, et ce que j’ai l’honneur de dire à Votre Majesté est la vérité pure. Oui, M. le vicomte Jean Dubarry a fait cette insulte à madame la dauphine, de prendre pour lui des chevaux destinés à son service, et déjà il les emmenait de force, après avoir maltraité le maître de poste, quand M. le chevalier Philippe de Taverney est arrivé, expédié par Son Altesse royale, et après plusieurs sommations civiles et conciliantes…
— Oh ! oh ! grommela le roi.
— Et après plusieurs sommations civiles et conciliantes, je le répète, sire…
— Oui, et moi j’en suis garant, dit le dauphin.
— Vous savez cela aussi, vous ? dit le roi saisi d’étonnement.
— Parfaitement, sire.
Monsieur de Choiseul, radieux, s’inclina.
— Son Altesse veut-elle continuer ? dit-il. Sa Majesté aura sans doute plus de foi dans la parole de son auguste fils que dans la mienne.
— Oui, sire, continua le dauphin, sans manifester cependant pour la chaleur que M. de Choiseul avait mise à défendre l’archiduchesse toute la reconnaissance que le ministre avait le droit d’en attendre ; ― oui, sire, je savais cela, et j’étais venu pour instruire Votre Majesté que non-seulement M. Dubarry a insulté madame la dauphine en gênant son service, mais encore en s’opposant violemment à un officier de mon régiment qui faisait son devoir en le reprenant de ce manque de convenance.
Le roi secoua la tête.
— Il faut savoir, il faut savoir, dit-il.
— Je sais, sire, ajouta doucement le dauphin, et pour moi il n’y a plus aucun doute : M. Dubarry a mis l’épée à la main.
— Le premier ? demanda Louis XV, heureux qu’on lui eût ouvert cette chance d’égaliser la lutte.
Le dauphin rougit et regarda M. de Choiseul, qui, le voyant embarrassé, se hâta de venir à son secours.
— Enfin, sire, dit-il, l’épée a été croisée par deux hommes dont l’un insultait et dont l’autre défendait la dauphine.
— Oui, mais lequel a été l’agresseur ? demanda le roi. Je connais Jean ; il est doux comme un agneau.
— L’agresseur, à ce que je crois du moins, est celui qui a eu tort, sire, dit le dauphin avec sa modération accoutumée.
— C’est chose délicate, dit Louis XV ; l’agresseur celui qui a eu tort… celui qui a eu tort… Et si cependant l’officier a été insolent ?
— Insolent ! s’écria M. de Choiseul, insolent contre un homme qui voulait emmener de force les chevaux destinés à la dauphine ! Est-ce possible, sire ?
Le dauphin ne dit rien, mais pâlit.
Louis XV vit ces deux attitudes hostiles.
— Vif, je veux dire, ajouta-t-il en se reprenant.
— Et d’ailleurs, reprit M. de Choiseul, profitant de ce pas de retraite pour faire un pas en avant, Votre Majesté sait bien qu’un serviteur zélé ne peut avoir tort.
— Ah çà ! mais comment ayez-vous appris cet événement, monsieur ? demanda le roi au dauphin, sans perdre de vue monsieur de Choiseul, que cette brusque interpellation gêna si fort que, malgré l’effort qu’il tenta sur lui-même pour le cacher, on put s’apercevoir de son embarras.
— Par une lettre, sire, dit le dauphin.
— Une lettre de qui ?
— De quelqu’un qui s’intéresse à madame la dauphine, et qui trouve probablement étrange qu’on l’offense.
— Allons, s’écria le roi, encore des correspondances secrètes, des complots. Voilà que l’on recommence à s’entendre pour me tourmenter, comme du temps de madame de Pompadour.
— Mais non pas, sire, reprit M. de Choiseul ; il y a une chose bien simple, un délit de lèse-majesté au second chef. Une bonne punition sera appliquée au coupable, et tout sera fini.
À ce mot de punition, Louis XV vit se dresser la comtesse furibonde et Chon hérissée ; il vit s’envoler la paix du ménage, ce qu’il avait cherché toute sa vie sans le trouver jamais, et entrer la guerre intestine aux doigts crochus et aux yeux rouges et bouffis de pleurs.
— Une punition ! s’écria-t-il, sans que j’aie entendu les parties, sans que je puisse apprécier de quel côté est le bon droit ! Un coup d’État, une lettre de cachet ! Oh ! la belle proposition que vous me faites là, monsieur le duc, la belle affaire dans laquelle vous m’entraînez !
— Mais, sire, qui respectera désormais madame la dauphine, si un exemple sévère n’est point fait sur la personne du premier qui l’a insultée ?…
— Sans doute, ajouta le dauphin, et ce serait un scandale, sire.
— Un exemple ! un scandale ! dit le roi. Oh ! pardieu ! faites donc un exemple pour chaque scandale qui se produit autour de nous, et je passerai ma vie à signer des lettres de cachet ; j’en signe déjà bien assez comme cela, Dieu merci !
— Il le faut, sire, dit M. de Choiseul.
— Sire, je supplie Votre Majesté…, dit, le dauphin.
— Comment ! vous ne le trouvez point assez puni déjà par le coup d’épée qu’il a reçu ?
— Non, sire, car il pouvait blesser M. de Taverney.
— Et dans ce cas-là, qu’eussiez-vous donc demandé, monsieur ?
— Je vous eusse demandé sa tête.
― Mais on n’a pas fait pis à M. de Montgommery pour avoir tué le roi Henri II, dit Louis XV.
— Il avait tué le roi par accident, sire, et M. Jean Dubarry a insulté la dauphine avec intention de l’insulter.
— Et vous, monsieur, dit Louis XV se retournant vers le dauphin, demandez-vous aussi la tête de Jean ?
— Non, sire, je ne suis point pour la peine de mort ; Votre Majesté le sait, ajouta doucement le dauphin. Ainsi, je me bornerai à vous demander l’exil.
Le roi tressaillit.
— L’exil pour une querelle d’auberge ! Louis, vous êtes sévère malgré vos idées philanthropiques. Il est vrai qu’avant d’être philanthrope vous êtes mathématicien, et qu’un mathématicien…
— Votre Majesté daignera-t-elle achever ?
— Et qu’un mathématicien sacrifierait l’univers à son chiffre.
— Sire, dit le dauphin, je n’en veux pas à M. Dubarry personnellement.
— Et à qui en voulez-vous donc ?
— À l’agresseur de madame la dauphine.
— Quel modèle des maris ! s’écria ironiquement le roi. Heureusement qu’on ne m’en fait pas facilement accroire. Je vois qui l’on attaque ici, et je vois surtout jusqu’où l’on veut me mener avec toutes ces exagérations.
— Sire, dit M. de Choiseul, ne croyez pas que l’on exagère ; véritablement le public est indigné de tant d’insolence.
— Le public ! Ah ! encore un monstre que vous vous faites, ou plutôt que vous me faites. Le public, est-ce que je l’écoute, moi, quand il me dit par les mille bouches des libellistes et de ses pamphlétaires, de ses chansonniers, de ses cabaleurs, que l’on me vole, que l’on me berne, que l’on me trahit ? Eh ! mon Dieu, non. Je le laisse dire et je ris. Faites comme moi, pardieu ! fermez l’oreille, et quand il sera las de crier, votre public, il ne criera plus. ― Allons, bon ! voilà que vous me faites votre salut de mécontent. Voilà Louis qui me fait sa grimace de boudeur. En vérité, c’est étrange qu’on ne puisse faire pour moi ce que l’on fait pour le dernier particulier, qu’on ne veuille pas me laisser vivre à ma guise, qu’on haïsse sans cesse ce que j’aime, qu’on aime éternellement ce que je hais ! Suis-je sage ou suis-je fou ? Suis-je le maître ou ne le suis-je pas ?
Le dauphin prit son grattoir et revint à sa pendule.
M. de Choiseul s’inclina de la même façon que la première fois.
— Bon ! l’on ne me répond rien. Mais répondez-moi donc quelque chose, mordieu ! Vous voulez donc me faire mourir de chagrin, avec vos propos et avec vos silences, avec vos petites haines et vos petites craintes ?
— Je ne hais pas M. Dubarry, sire, dit le dauphin en souriant.
— Et moi, sire, je ne le crains pas, dit avec hauteur M. de Choiseul.
— Tenez, vous êtes tous de mauvais esprits ! cria le roi jouant la fureur, quoiqu’il n’éprouvât que du dépit. Vous voulez que je me rende la fable de l’Europe, que je me fasse railler par mon cousin le roi de Prusse, que je réalise la cour du roi Pétaud de ce faquin de Voltaire. Eh bien ! non, je ne le ferai pas. Non, vous n’aurez pas cette joie. Je comprends mon honneur à ma façon, et je le garderai à ma manière.
— Sire, dit le dauphin avec son inépuisable douceur, mais avec son éternelle persistance, j’en demande bien pardon à Votre Majesté, il ne s’agit point de son honneur, mais de la dignité de madame la dauphine qui a été insultée.
— Monseigneur a raison, sire ; un mot de la bouche de Votre Majesté et personne ne recommencera.
— Et qui donc recommencerait ? On n’a point commencé : Jean est un balourd, mais il n’est point méchant.
— Soit, dit M. de Choiseul, mettons cela sur le compte de la balourdise, sire, et qu’il fasse de sa balourdise des excuses à M. de Taverney.
— Je vous ai déjà dit, s’écria Louis XV, que tout cela ne me regarde pas ; que Jean fasse des excuses, il est libre d’en faire ; qu’il n’en fasse pas, il est libre encore.
— L’affaire ainsi abandonnée à elle-même fera du bruit, sire, dit M. de Choiseul, j’ai l’honneur d’en prévenir Votre Majesté.
— Tant mieux ! cria le roi. Et qu’elle en fasse tant et tant, que j’en devienne sourd, pour ne plus entendre toutes vos sottises.
— Donc, répondit M. de Choiseul avec son implacable sang-froid, Votre Majesté m’autorise à publier qu’elle donne raison à M. Dubarry ?
— Moi ! s’écria Louis XV, moi ! donner raison à quelqu’un dans une affaire noire comme de l’encre ! Décidément, on veut me pousser à bout. Oh ! prenez-y garde, duc… Louis, pour vous-même, ménagez-moi davantage… Je vous laisse songer à ce que je vous dis, car je suis las, je suis à bout, je n’y tiens plus. Adieu, messieurs, je passe chez mes filles, et je me sauve à Marly, où j’aurai peut-être un peu de tranquillité, si vous ne m’y suivez pas, surtout.
En ce moment, et comme le roi se dirigeait vers elle, la porte s’ouvrit, un huissier parut sur le seuil.
— Sire, dit-il, Son Altesse royale Madame Louise attend dans la galerie le moment de faire ses adieux au roi.
— Ses adieux ! fit Louis XV effaré, et où va-t-elle donc ?
— Son Altesse dit qu’elle a eu de Votre Majesté la permission de quitter le château.
— Allons, encore un événement ! Voilà ma bigote qui fait des siennes, maintenant. En vérité, je suis le plus malheureux des hommes !
Et il sortit tout courant.
— Sa Majesté nous laisse sans réponse, dit le duc au dauphin ; que décide Votre Altesse royale ?
— Ah ! la voilà qui sonne ! s’écria le jeune prince en écoutant avec une joie feinte ou réelle les tintements de sa pendule remise en mouvement.
Le ministre fronça le sourcil et sortit à reculons de la salle des Pendules, où le dauphin demeura seul.