Joseph Balsamo/Chapitre XXI

Michel Lévy frères (1p. 223-232).


XXI

OU L'ON FAIT CONNAISSANCE AVEC UN NOUVEAU PERSONNAGE.


Au haut de la montée que la chaise de poste était en train de gravir, on apercevait le village de la Chaussée, où l’on devait relayer.

C’était un charmant fouillis de maisons couvertes en chaume, et placées, selon le caprice des habitants, au milieu du chemin, au coin d’un massif de bois, à la portée d’une source, et suivant le plus souvent la pente du grand ruisseau dont nous avons parlé, ruisseau sur lequel des ponts ou des planches étaient jetés devant chaque maison.

Mais, pour le moment, la chose la plus remarquable de ce joli petit village était un homme qui, en aval du ruisseau, planté au milieu du chemin comme s’il eut reçu quelque consigne d’une puissance supérieure, passait son temps, tantôt à convoiter des yeux la grand-route, tantôt à explorer du regard un charmant cheval gris à longs crins qui, attaché au contrevent d’une chaumière, ébranlait les ais de coups de tête, en exprimant une impatience que semblait devoir faire excuser la selle qu’il portait sur le dos, laquelle annonçait qu’il attendait son maître.

De temps en temps, l’étranger, fatigué, comme nous l’avons dit, d’explorer inutilement la route, s’approchait du cheval et l’examinait en connaisseur, se hasardant à passer une main exercée sur sa croupe charnue, ou à pincer du bout des doigts ses jambes grêles. Puis, lorsqu’il avait évité le coup de pied qu’à chaque tentative de ce genre détachait l’animal impatient, il revenait à son observatoire et interrogeait la route toujours déserte.

Enfin, ne voyant rien venir, il finit par heurter au contrevent.

— Holà ! quelqu’un ! cria-t-il.

— Qui frappe ? demanda une voix d’homme, et le contrevent s’ouvrit.

— Monsieur, dit l’étranger, si votre cheval est à vendre l’acheteur est tout trouvé.

— Vous voyez bien qu’il n’a pas de bouchon de paille à la queue, dit en refermant le contrevent qu’il avait ouvert une manière de paysan.

Cette réponse ne parut point satisfaire l’étranger, car il heurta une seconde fois.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand et robuste, au teint rouge, à la barbe bleue, à la main noueuse sous une large manchette de dentelles. Il portait un chapeau galonné posé de travers, à la mode des officiers de province qui veulent effaroucher les Parisiens.

Il frappa une troisième fois. Puis, s’impatientant :

— Savez-vous que vous n’êtes point poli, mon cher, dit-il, et que, si vous n’ouvrez pas votre volet, je vais l’enfoncer tout à l’heure.

Le volet se rouvrit à cette menace, et le même visage reparut.

— Mais quand on vous dit que le cheval n’est point à vendre, répondit pour la seconde fois le paysan. Que diable ! cela doit vous suffire !

— Eh ! moi, quand je vous dis que j’ai besoin d’un coureur.

— Si vous avez besoin d’un coureur, allez en prendre un à la poste. Il y en a là soixante qui sortent des écuries de Sa Majesté, et vous aurez de quoi choisir. Mais laissez son cheval à la personne qui n’en a qu’un.

— Et moi, je vous répète que c’est celui-là que je veux.

— Pas dégoûté, un cheval arabe !

— Raison de plus pour que j’aie envie de l’acheter.

— Malheureusement il n’est pas à vendre.

— Mais à qui appartient-il donc ?

— Vous êtes bien curieux.

— Et toi bien discret.

— Eh bien ! il appartient à une personne qui loge chez moi, et qui aime cette bête comme elle aimerait un enfant.

— Je veux parler à cette personne.

— Elle dort.

— Est-ce un homme ou une femme ?

— C’est une femme.

— Eh bien ! dis à cette femme que si elle a besoin de cinq cents pistoles, on les lui donnera en échange de ce cheval.

— Oh ! oh ! fit le paysan en ouvrant de grands yeux ; cinq cents pistoles ! c’est un joli denier.

— Ajoute, si tu veux, que c’est le roi qui a envie de cette bête.

— Le roi ?

— En personne.

— Allons donc, vous n’êtes pas le roi, peut-être ?

— Non, mais je le représente.

— Vous représentez le roi ? dit le paysan en ôtant son chapeau.

— Fais vite, l’ami, le roi est très pressé.

Et l’hercule jeta sur la route un regard de surveillance.

— Eh bien ! quand la dame sera réveillée, dit le paysan, vous pouvez être tranquille, je lui en toucherai deux mots.

— Oui ; mais je n’ai pas le temps d’attendre qu’elle soit réveillée, moi.

— Que faire alors ?

— Parbleu ! réveille-la.

— Ah ! par exemple, jamais je n’oserais.

— Eh bien ! je vais la réveiller moi-même, attends, attends.

Et le personnage qui prétendait représenter Sa Majesté s’avança pour frapper le volet supérieur d’une longue cravache à pommeau d’argent qu’il tenait à la main.

Mais sa main déjà levée s’abaissa sans même effleurer le volet, car au même moment il aperçut une chaise qui arrivait au grand, mais au dernier trot de trois chevaux épuisés.

L’œil exercé de l’étranger reconnut les panneaux de la voiture, et il s’élança aussitôt au-devant d’elle, d’un train qui eût fait honneur au cheval arabe dont il ambitionnait la possession.

Cette voiture était la chaise de poste qui amenait la voyageuse, ange gardien de Gilbert.

En voyant cet homme qui lui faisait des signes, le postillon, qui ne savait pas si ses chevaux iraient jusqu’à la poste, fut enchanté de s’arrêter.

— Chon ! ma bonne Chon ! cria l’étranger, est-ce toi enfin ? Bonjour ! bonjour !

— Moi-même, Jean, répondit la voyageuse interpellée par ce singulier nom ; et que fais-tu là ?

— Pardieu ! belle demande, je t’attends.

Et l’hercule sauta sur le marchepied, et par l’ouverture de la portière, enveloppant la jeune femme de ses longs bras, il la couvrit de baisers.

Tout à coup il aperçut Gilbert, qui, ne connaissant aucun des rapports qui pouvaient exister entre les deux nouveaux personnages que nous venons de mettre en scène, faisait une mine rechignée assez semblable à celle d’un chien dont on prend l’os.

— Tiens, dit-il, qu’as-tu donc ramassé là ?

— Un petit philosophe des plus amusants, répondit mademoiselle Chon, peu soucieuse de blesser ou de flatter son protégé.

— Et où l’as-tu trouvé ?

— Sur la route. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit.

— C’est vrai, répondit celui qu’on nommait Jean. Eh bien ! notre vieille comtesse de Béarn ?

— C’est fait.

— Comment, c’est fait ?

— Oui, elle viendra.

— Elle viendra ?

— Oui, oui, oui, fit mademoiselle Chon de la tête.

Cette scène se passait toujours du marchepied au coussin de la chaise.

— Que lui as-tu donc conté ? demanda Jean.

— Que j’étais la fille de son avocat, maître Flageot, que je passais par Verdun et que j’avais pour commission de lui annoncer, de la part de mon père, la mise au rôle de son procès.

— Voilà tout ?

— Sans doute. J’ai seulement ajouté que la mise au rôle rendait sa présence à Paris indispensable.

— Qu’a-t-elle fait alors ?

— Elle a ouvert ses petits yeux gris, humé son tabac, prétendu que maître Flageot était le premier homme du monde, et donné des ordres pour son départ.

— C’est superbe, Chon ! Je te fais mon ambassadeur extraordinaire. Maintenant déjeunons-nous ?

— Sans doute, car ce malheureux enfant meurt de faim, mais lestement, n’est-ce pas ?

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’on arrive là-bas !

— La vieille plaideuse ! bah ! pourvu que nous la précédions de deux heures, le temps de parler à monsieur de Maupeou.

— Non, la dauphine.

— Bah ? la dauphine, elle doit être encore à Nancy.

— Elle est à Vitry.

— À trois lieues d’ici ?

— Ni plus ni moins.

— Peste ! ceci change la thèse ! Allons, postillon, allons.

— Où cela, monsieur ?

— À la poste.

— Monsieur monte-t-il, ou descend-il ?

— Je reste où je suis, allez !

La voiture partit emportant le voyageur sur son marchepied ; cinq minutes après, elle s’arrêtait devant l’hôtel de la poste.

— Vite, vite, vite ! dit Chon, des côtelettes, un poulet, des œufs, une bouteille de vin de Bourgogne, la moindre chose ; nous sommes forcés de repartir à l’instant même.

— Pardon, madame, dit le maître de poste, s’avançant sur le seuil de sa porte ; si vous repartez à l’instant même, ce sera avec vos chevaux.

— Comment ! avec nos chevaux ? dit Jean, sautant lourdement en bas du marchepied.

— Oui, sans doute, avec ceux qui vous ont amenés.

— Non pas, dit le postillon ; ils ont déjà doublé la poste ; voyez en quel état ils sont, ces pauvres animaux.

— Oh ! c’est vrai, dit Chon, et il est impossible qu’ils aillent plus loin.

— Mais qui vous empêche de me donner des chevaux frais ?

— C’est que je n’en ai plus.

— Eh ! vous devez en avoir… Il y a un règlement, que diable !

— Monsieur, le règlement m’oblige d’avoir quinze chevaux dans mes écuries.

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’en ai dix-huit.

— C’est plus que je n’en demande, puisqu’il ne m’en faut que trois.

— Sans doute, mais ils sont dehors.

— Tous les dix-huit ?

— Tous les dix-huit.

— Vingt-cinq tonnerres ! sacra le voyageur.

—Vicomte ! vicomte ! dit la jeune femme.

— Oui, oui, Chon, dit le matamore, soyez tranquille, on se modérera. Et quand reviendront-elles tes rosses ? continua le vicomte s’adressant au maître de poste.

— Dame ! mon gentilhomme, je n’en sais rien ; cela dépend des postillons, peut-être dans une heure, peut-être dans deux.

— Vous savez, maître, dit le vicomte Jean, en enfonçant son chapeau sur l’oreille gauche et en pliant la jambe droite, vous savez ou vous ne savez pas que je ne plaisante jamais ?

— J’en suis désespéré, j’aimerais mieux que l’humeur de monsieur fût à la plaisanterie.

— Çà voyons, qu’on attelle et au plus vite, dit Jean, ou je me fâche.

— Venez à l’écurie avec moi, monsieur, et si vous trouvez un seul cheval au râtelier, je vous le donne pour rien.

— Sournois, et si j’en trouve soixante ?

— Ce sera absolument comme si vous n’en trouviez pas un seul, monsieur, attendu que ces soixante chevaux sont à Sa Majesté.

— Eh bien ?

— Eh bien ! on ne loue pas ceux-là.

— Pourquoi sont-ils ici, alors ?

— Mais pour le service de madame la dauphine.

— Quoi ! soixante chevaux à la crèche, et pas un pour moi ?

— Dame ! vous comprenez…

— Je ne comprends qu’une chose, c’est que je suis pressé.

— C’est fâcheux.

— Et, continua le vicomte, sans s’inquiéter de l’interruption du maître de poste, comme madame la dauphine ne sera ici que ce soir…

— Vous dites ?… dit le maître de poste abasourdi.

— Je dis que les chevaux seront rentrés avant l’arrivée de madame la dauphine.

— Monsieur, s’écria le pauvre homme, auriez-vous par hasard la prétention ?…

— Parbleu ! dit le vicomte, entrant sous le hangar, je me gênerai : attends !

— Mais, monsieur…

— Trois, seulement. Je ne demande pas huit chevaux, comme les altesses royales, quoique j’y aie droit… par alliance du moins ; non, trois me suffiront.

— Mais vous n’en aurez pas seulement un ! s’écria le maître de poste, s’élançant entre les chevaux et l’étranger.

— Maroufle, dit le vicomte pâlissant de colère, sais-tu qui je suis ?

— Vicomte, criait la voix de Chon, vicomte, au nom du ciel ! pas de scandale !

— Tu as raison, ma bonne Chonchon, tu as raison.

Puis, après avoir réfléchi un instant :

— Allons, dit-il, pas de mots ; des faits…

Alors, se retournant vers l’hôte de l’air le plus charmant du monde :

— Mon cher ami, dit-il, je vais mettre votre responsabilité à couvert.

— Comment cela ? demanda l’hôte mal rassuré encore, malgré le visage gracieux de son interlocuteur.

— Je me servirai moi-même. Voici trois chevaux de taille parfaitement égale. Je les prends.

— Comment, vous les prenez !

— Oui.

— Et vous appelez cela mettre ma responsabilité à couvert ?

— Sans doute, vous ne les avez pas donnés, on vous les a pris.

— Mais je vous dis que c’est impossible.

— Çà voyons, où met-on les harnais ici ?

— Que personne ne bouge ! cria le maître de poste aux deux ou trois valets d’écurie qui vaquaient dans la cour et sous les hangars.

— Ah ! drôles !

— Jean ! mon cher Jean ! cria Chon, qui, par l’ouverture de la grande porte, voyait et entendait tout ce qui se passait. Pas de mauvaise affaire, mon ami ! en mission, il faut savoir souffrir.

— Tout, excepté le retard, dit Jean avec son plus beau flegme ; aussi, comme il me retarderait d’attendre que ces coquins-là m’aidassent à faire la besogne, je vais la faire moi-même.

Et, joignant l’effet à la menace, Jean détacha successivement de la muraille trois harnais, qu’il déposa sur le dos de trois chevaux.

— Par pitié, Jean ! cria Chon, joignant les mains, par pitié !

— Veux-tu arriver, ou non ? dit le vicomte en grinçant des dents.

— Je veux arriver, sans doute ! Tout est perdu si nous n’arrivons pas.

— Eh bien ! alors laisse-moi donc faire.

Et le vicomte séparant des autres chevaux les trois bêtes qu’il avait choisies, et qui n’étaient pus les plus mauvaises, marcha vers la chaise les tirant après lui.

— Songez-y, monsieur, songez-y, criait le maître de poste en suivant Jean, c’est crime de lèse-majesté que le vol de ces chevaux !

— Je ne les vole pas, imbécile, je les emprunte, voilà tout. Avancez, mes petits noirs, avancez !

Le maître de poste s’élança sur les guides ; mais avant qu’il ne les eût touchées, l’étranger l’avait déjà repoussé rudement.

— Mon frère ! mon frère ! cria mademoiselle Chon.

— Ah ! c’était son frère, murmura Gilbert en respirant plus librement dans le fond de sa voiture.

En ce moment une fenêtre s’ouvrit juste en face de la porte à la ferme, de l’autre côté de la rue, et une admirable tête de femme s’y montra, tout effarée au bruit qu’elle entendait.

— Ah ! c’est vous, madame, dit Jean, changeant de conversation.

— Comment, moi ? dit la jeune femme en mauvais français.

— Vous voilà réveillée ; tant mieux. Voulez-vous me vendre votre cheval ?

— Mon cheval ?

— Oui, le cheval gris, l’arabe qui est attaché là au contrevent. Vous savez que j’en offre cinq cents pistoles.

— Mon cheval n’est pas à vendre, monsieur, dit la jeune femme en refermant la fenêtre.

— Allons, je n’ai pas de chance aujourd’hui, dit Jean, on ne veut ni me vendre ni me louer. Corbleu ! je prendrai l’arabe si l’on ne me le vend pas, et je crèverai les mecklembourgeois si l’on ne me les loue pas. Viens çà, Patrice.

Le laquais du voyageur sauta du haut siège de la voiture à terre.

— Attelle, dit Jean au laquais.

— À moi les garçons d’écurie ! à moi ! cria l’hôtelier.

Deux palefreniers accoururent.

— Jean ! vicomte ! criait mademoiselle Chon, en s’agitant dans la voiture qu’elle essayait vainement d’ouvrir, vous êtes fou ! vous allez nous faire massacrer tous !

— Massacrer ! C’est nous qui massacrerons, je l’espère bien ! Nous sommes trois contre trois. Allons, jeune philosophe, cria Jean de tous ses poumons à Gilbert, qui ne bougeait pas tant sa stupéfaction était grande. Allons, à terre ! à terre ! et jouons de quelque chose, soit de la canne, soit des pierres, soit du poignet. Descendez donc, morbleu ! vous avez l’air d’un saint de plâtre.

D’un œil inquiet et suppliant à la fois, Gilbert interrogea sa protectrice, qui le retint par le bras.

Le maître de poste s’égosillait à crier, tirant de son côté les chevaux que Jean traînait de l’autre.

Ce trio faisait le plus lugubre et le plus bruyant des concerts.

Enfin, la lutte devait avoir un terme. Le vicomte Jean fatigué, harcelé, à bout, allongea au défenseur des chevaux un si rude coup de poing, que celui-ci alla rouler dans sa mare, au milieu des canards et des oies effarouchés.

— Au secours ! cria-t-il, au meurtre ! à l’assassin !

Pendant ce temps le vicomte, qui paraissait connaître le prix du temps, se hâtait d’atteler.

— Au secours ! au meurtre ! à l’assassin ! au secours ! au nom du roi ! continua l’hôtelier, essayant de rallier à lui les deux palefreniers ébahis.

— Qui réclame secours au nom du roi ! s’écria tout à coup un cavalier qui se jeta au galop dans la cour de la poste, et arrêta sur les acteurs mêmes de la scène son cheval écumant de sueur.

— Monsieur Philippe de Taverney ! murmura Gilbert en se blottissant plus que jamais au fond de la voiture.