Joseph Balsamo/Chapitre XLIV

Michel Lévy frères (2p. 195-206).


XLIV

MONSIEUR JACQUES.


Gilbert, enchanté de cette bonne fortune qui, dans ses moments désespérés, lui faisait toujours trouver un soutien, Gilbert, disons-nous, marchait devant, se retournant de temps en temps vers l’homme étrange qui venait de le rendre si souple et si docile avec si peu de mots.

Il le conduisit ainsi vers ses mousses, qui étaient en effet de magnifiques capillaires. Puis, lorsque le vieillard en eut fait une collection, ils se mirent en quête de plantes nouvelles.

Gilbert était beaucoup plus avancé en botanique qu’il ne le croyait lui-même. Né au milieu des bois, il connaissait comme des amies d’enfance toutes les plantes des bois : seulement, il les connaissait sous leurs noms vulgaires. À mesure qu’il les désignait ainsi, son compagnon les lui indiquait, lui, sous leur nom scientifique, que Gilbert, en retrouvant une plante de la même famille, essayait de répéter. Deux ou trois fois, il estropiait ce nom grec ou latin. Alors, l’étranger le lui décomposait, lui montrait les rapports du sujet avec ces mots décomposés, et Gilbert apprenait ainsi non seulement le nom de la plante, mais encore la signification du mot grec ou latin dont Pline, Linné ou de Jussieu avait baptisé cette plante.

De temps en temps il disait :

— Quel malheur, monsieur, que je ne puisse pas gagner mes six sous à faire ainsi de la botanique toute la journée avec vous ! Je vous jure que je ne me reposerais pas un seul instant ; et même il ne faudrait pas six sous : un morceau de pain comme celui que vous aviez ce matin suffirait à mon appétit de toute la journée. Je viens de boire à une source de l’eau aussi bonne qu’à Taverney, et la nuit dernière, au pied de l’arbre où j’ai couché, j’ai bien mieux dormi que je ne l’eusse fait sous le toit d’un bon château.

L’étranger souriait.

— Mon ami, disait-il, l’hiver viendra ; les plantes sécheront, la source sera glacée, le vent sifflera dans les arbres dépouillés, au lieu de cette douce brise qui agite si mollement les feuilles. Alors, il vous faudra un abri, des vêtements, du feu, et sur vos six sous par jour, vous n’auriez pu économiser une chambre, du bois et des habits.

Gilbert soupirait, cueillait de nouvelles plantes et faisait de nouvelles questions.

Ils coururent ainsi une bonne partie du jour dans les bois d’Aulnay, du Plessis-Piquet et de Clamart sous Meudon.

Gilbert, selon son habitude, s’était déjà mis avec son compagnon sur le pied de la familiarité. De son côté, le vieillard questionnait avec une admirable adresse ; cependant, Gilbert, défiant, circonspect, craintif, se révélait le moins possible.

À Châtillon, l’étranger acheta du pain et du lait dont il fit sans peine accepter la moitié à son compagnon ; puis tous deux prirent le chemin de Paris, afin que Gilbert, de jour encore, pût entrer dans la ville.

Le cœur du jeune homme battait à cette seule idée d’être à Paris, et il ne chercha point à cacher son émotion, lorsque, des hauteurs de Vanvres, il aperçut Sainte-Geneviève, les Invalides, Notre-Dame et cette mer immense de maisons dont les flots épars vont, comme une marée, battre les flancs de Montmartre, de Belleville et de Ménilmontant.

— Oh ! Paris, Paris ! murmura-t-il.

— Oui, Paris, un amas de maisons, un gouffre de maux, dit le vieillard. Sur chacune des pierres qu’il y a là-bas, vous verriez sourdre une larme ou rougir une goutte de sang, si les douleurs que ses murs renferment pouvaient apparaître au dehors.

Gilbert réprima son enthousiasme. D’ailleurs, son enthousiasme tomba bientôt de lui-même.

Ils entrèrent par la barrière d’Enfer. Le faubourg était sale et infect ; des malades qu’on portait à l’hôpital passaient sur des civières ; des enfants à demi nus jouaient dans la fange avec des chiens, des vaches et des porcs.

Le front de Gilbert se rembrunissait.

— Vous trouvez tout cela hideux, n’est-ce pas ? dit le vieillard. Eh bien ! ce spectacle, vous ne le verrez même plus tout à l’heure. C’est encore une richesse qu’un porc et qu’une vache ; c’est encore une joie qu’un enfant. Quant à la fange, vous la trouverez, elle, toujours et partout.

Gilbert n’était pas mal disposé à voir Paris sous un jour sombre ; il accepta donc le tableau tel que son compagnon le lui faisait.

Quant à ce dernier, prolixe d’abord dans sa déclamation, il était devenu peu à peu et à mesure qu’il avançait vers le centre de la ville, silencieux et muet. Il paraissait si soucieux, que Gilbert n’osa point lui demander quel était ce jardin qu’on apercevait à travers la grille, quel était ce pont sur lequel on passait la Seine. Ce jardin, c’était le Luxembourg ; ce pont, c’était le Pont-Neuf.

Cependant, comme on marchait toujours, et que l’étranger paraissait pousser la rêverie jusqu’à l’inquiétude, Gilbert se hasarda de dire :

— Logez-vous encore bien loin, monsieur ?

— Nous approchons, dit l’étranger, que cette question sembla rendre encore plus morose.

Ils côtoyèrent, rue du Four, le magnifique hôtel de Soissons, dont les bâtiments avaient vue et entrée principale sur cette rue, mais dont les jardins splendides s’étendaient sur celles de Grenelle et des Deux-Écus.

Gilbert passa devant une église qui lui parut fort belle. Il s’arrêta un instant à la regarder.

— Voilà un beau monument, dit-il.

— C’est Saint-Eustache, dit le vieillard.

Puis, levant la tête :

— Il est huit heures ! s’écria-t-il. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! venez vite, jeune homme, venez.

L’étranger allongea le pas, Gilbert le suivit.

— À propos, dit l’étranger après quelques instants d’un silence si froid qu’il commençait à inquiéter Gilbert, j’oubliais de vous dire que je suis marié.

— Ah ! fit Gilbert.

— Oui, et que ma femme, en véritable Parisienne, va sans doute gronder de ce que nous rentrons tard ; en outre, je dois vous le dire, elle se défie des étrangers.

— Vous plaît-il que je me retire, monsieur ? dit Gilbert, dont cette parole glaça tout à coup l’expansion.

— Non pas, non pas, mon ami ; je vous ai invité à venir chez moi, venez.

— Je vous suis, dit Gilbert.

— Là, à droite, par ici, nous y sommes.

Gilbert leva les yeux, et, aux derniers rayons du jour mourant, il lut, à l’angle de la place, au-dessus de la boutique d’un épicier, ces mots : « Rue Plastrière. »

L’étranger continua d’accélérer sa marche, car plus il se rapprochait de sa maison, plus redoublait cette agitation fébrile que nous avons signalée. Gilbert, qui ne voulait pas le perdre de vue, se heurtait à chaque seconde, soit aux passants, soit aux fardeaux des colporteurs, soit aux timons des voitures et aux brancards des charrettes.

Son conducteur semblait l’avoir oublié complétement : il trottait menu, visiblement absorbé dans une idée fâcheuse.

Enfin, il s’arrêta devant une porte d’allée dont la partie supérieure était grillée.

Un petit cordonnet sortait par un trou, le vieillard tira le cordonnet, la porte s’ouvrit.

Il se retourna alors, et voyant Gilbert indécis sur le seuil :

— Venez vite, dit-il.

Et il referma la porte sur eux.

Au bout de quelques pas faits dans l’obscurité, Gilbert heurta la première marche d’un escalier raide et noir. Le vieillard, habitué aux localités, avait déjà franchi une douzaine de degrés.

Gilbert le rejoignit, monta tant qu’il monta, s’arrêta quand il s’arrêta.

C’était sur un paillasson usé par le frottement, sur un palier percé de deux portes.

L’étranger tira un pied de biche suspendu à un cordon de rideaux, et une aigre sonnette retentit dans l’intérieur d’une chambre. Alors, le pas traînard d’un personnage en savates traîna sur le carreau et la porte s’ouvrit.

Une femme de cinquante à cinquante-cinq ans parut sur le seuil. Deux voix se mêlèrent soudain, l’une était celle de l’étranger, l’autre était celle de cette femme qui venait d’ouvrir la porte.

L’une de ces deux voix disait timidement :

— Est-ce qu’il est trop tard, bonne Thérèse ?

L’autre grommelait :

— Vous nous faites souper à une belle heure, Jacques !

— Allons, allons, nous allons réparer tout cela, répondit affectueusement l’étranger en fermant la porte et en prenant des mains de Gilbert la boîte de fer-blanc.

— Bon ! un commissionnaire ! s’écria la vieille ; il ne manquait plus que cela. Ainsi donc, voilà que vous ne pouvez plus porter vous-même tous vos embarras d’herbages. Un commissionnaire à M. Jacques ! Excusez ! M. Jacques devient grand seigneur.

— Allons, allons, répondit celui qu’on interpellait si rudement sous le nom de Jacques en rangeant patiemment ses plantes sur la cheminée ; allons, un peu de calme, Thérèse.

— Payez-le au moins et renvoyez-le, que nous n’ayons pas d’espion ici.

Gilbert devint pâle comme la mort et bondit vers la porte. Jacques l’arrêta.

— Monsieur, dit-il avec une certaine fermeté, n’est pas un commissionnaire et encore moins un espion. C’est un hôte que j’amène.

Les bras de la vieille retombèrent le long de ses hanches.

— Un hôte ! dit-elle, il ne nous manquait plus que cela !

— Voyons, Thérèse, reprit l’étranger d’une voix encore affectueuse, mais dans laquelle la nuance de la volonté se faisait sentir de plus en plus, allumez une chandelle. J’ai chaud et nous avons soif.

La vieille fit entendre un murmure qui, assez élevé d’abord, alla en décroissant.

Puis elle atteignit un briquet qu’elle battit au-dessus d’une boîte remplie d’amadou ; les étincelles jaillirent aussitôt et embrasèrent toute la boîte.

Pendant le temps qu’avait duré le dialogue, pendant les murmures et le silence qui les avait suivis, Gilbert était resté immobile, muet, et comme cloué à deux pas de cette porte qu’il commençait à regretter bien sincèrement d’avoir franchie.

Jacques s’aperçut de ce que souffrait le jeune homme.

— Avancez, monsieur Gilbert, je vous en prie, dit-il.

La vieille, pour voir celui à qui son mari parlait avec cette politesse affectée, détourna sa jaune et morose figure. Gilbert la vit aux premiers rayons de la maigre chandelle réveillée dans sa gaine de cuivre.

Cette figure ridée, couperosée et comme infiltrée en quelques endroits de fiel ; ce visage aux yeux plus vifs que vivants, plus lubriques que vifs ; cette plate douceur, répandue sur des traits vulgaires, douceur que démentaient si bien la voix et l’accueil de la vieille, inspirèrent du premier coup à Gilbert une violente antipathie.

De son côté, la vieille fut loin de trouver de son goût le visage pâle et fin, le silence circonspect et la raideur du jeune homme.

— Je crois bien que vous avez chaud et que vous devez avoir soif, messieurs, dit-elle. En effet, passer sa journée à l’ombre des bois, c’est si fatigant ; puis se baisser de temps en temps pour cueillir une herbe, voilà un travail ! Car monsieur herborise aussi, sans doute : c’est le métier de ceux qui n’en ont pas.

— Monsieur, répondit Jacques d’une voix de plus en plus ferme, est un bon et loyal jeune homme, qui m’a fait l’honneur de sa compagnie toute la journée et que ma bonne Thérèse, j’en suis sûr, va recevoir comme un ami.

— Il y a de quoi pour deux, grommela Thérèse, et non pour trois.

— Je suis sobre et lui aussi, dit Jacques.

— Oui, oui, c’est bon. Je connais cette sobriété-là. Je vous déclare qu’il n’y a pas assez de pain à la maison pour la nourrir, votre double sobriété, et que je ne descendrai pas trois étages pour en chercher. D’ailleurs, à l’heure qu’il est, le boulanger est fermé.

— Alors c’est moi qui descendrai, dit Jacques en fronçant le sourcil. Ouvrez-moi la porte, Thérèse.

— Mais…

— Je le veux !

— C’est bien ! c’est bien ! dit alors la vieille en grommelant, mais en cédant toutefois au ton absolu auquel son opposition avait graduellement conduit Jacques. Ne suis-je pas là pour faire tous vos caprices ?… Voyons, on fera assez de ce qu’il y aura. Venez souper.

— Asseyez-vous près de moi, dit Jacques à Gilbert en le conduisant près d’une petite table dressée dans la chambre voisine, et sur laquelle, à côté de deux couverts, deux serviettes roulées et attachées, l’une avec un cordon rouge, et l’autre avec un cordon blanc, indiquaient la place de chacun des maîtres du logis.

Cette chambre, exiguë et carrée, était tapissée d’un petit papier bleu pâle, à dessins blancs. Deux grandes cartes de géographie ornaient les murailles. Le reste de l’ameublement se composait de six chaises en bois de merisier, à siège de paille, de la table en question et d’un chiffonnier rempli de bas raccommodés.

Gilbert s’assit ; la vieille plaça devant lui une assiette et lui apporta un couvert usé par le service, puis elle ajouta à ces divers ustensiles un gobelet d’étain soigneusement poli.

— Vous ne descendez pas ? demanda Jacques à sa femme.

— C’est inutile, fit-elle d’un ton bourru qui indiquait la rancune qu’elle conservait à Jacques de la victoire remportée sur elle ; c’est inutile, j’ai retrouvé un demi-pain dans l’armoire. Cela nous fait une livre et demie à peu près, il faudra qu’on en fasse assez.

En disant ces mots, elle posa le potage sur la table. Jacques fut servi le premier, puis Gilbert ; la vieille mangea dans la soupière.

Tous trois avaient grand appétit. Gilbert, tout intimidé de la discussion d’économie domestique à laquelle il avait donné lieu, mettait au sien tous les freins imaginables. Cependant, il eut le premier mangé la soupe.

La vieille jeta sur son assiette prématurément vide un regard tout courroucé.

— Qui est venu aujourd’hui ? demanda Jacques pour changer les idées de Thérèse.

— Oh ! fit celle-ci, toute la terre, comme d’habitude. Vous aviez promis à madame de Boufflers ses quatre cahiers, à madame d’Escars ses deux airs, un quatuor avec accompagnement à madame de Penthièvre. Les unes sont venues elles-mêmes, les autres ont envoyé. Mais, quoi ! monsieur herborisait, et comme on ne peut pas s’amuser et travailler en même temps, ces dames se sont passées de leur musique.

Jacques ne dit pas un mot, au grand étonnement de Gilbert, qui s’attendait à le voir se fâcher. Mais comme il était seul en jeu cette fois, il ne sourcilla point.

À la soupe succéda un petit morceau de bœuf bouilli, servi sur un petit plat de faïence tout rayé par la pointe tranchante des couteaux.

Jacques servit Gilbert assez modestement, car il était sous l’œil de Thérèse, puis il prit un morceau à peu près pareil et passa le plat à la ménagère.

Celle-ci prit le pain et en donna un morceau à Gilbert.

Ce morceau était si exigu que Jacques en rougit ; il attendit que Thérèse eût achevé de le servir, lui, et de se servir elle-même ; puis, lui prenant le pain des mains :

— C’est vous qui taillerez votre pain vous-même, mon jeune ami, et taillez-le à votre faim, je vous prie : le pain ne doit être mesuré qu’à ceux qui le perdent.

Un moment après, parurent des haricots verts assaisonnés au beurre.

— Voyez comme ils sont verts, dit Jacques ; ce sont de nos conserves, on les mange excellents ici.

Et il passa le plat à Gilbert.

— Merci, monsieur, dit celui-ci, j’ai bien dîné, je n’ai plus faim.

— Monsieur n’est pas de votre avis sur mes conserves, dit aigrement Thérèse ; il aimerait mieux des haricots frais, sans doute, mais ce sont des primeurs au-dessus de notre bourse.

— Non, madame, dit Gilbert, je les trouve appétissants, au contraire, et je les aimerais fort, mais je ne mange jamais que d’un plat.

— Et vous buvez de l’eau ? dit Jacques en lui tendant la bouteille.

— Toujours, monsieur.

Jacques se versa un doigt de vin pur.

— Maintenant, ma femme, dit-il en reposant la bouteille sur la table, vous vous occuperez, je vous prie, de coucher ce jeune homme ; il doit être bien las.

Thérèse laissa échapper sa fourchette et fixa ses deux yeux effarés sur son mari.

— Coucher ! êtes-vous fou ? Vous amenez quelqu’un à coucher ! C’est donc dans votre lit que vous le coucherez ? Mais, en vérité, il perd la tête. Alors vous allez tenir pension désormais ? En ce cas, ne comptez plus sur moi ; cherchez une cuisinière et une servante ; c’est assez d’être la vôtre, sans devenir aussi celle des autres.

— Thérèse, répondit Jacques de son ton grave et ferme, Thérèse, je vous prie de m’écouter, chère amie : c’est pour une nuit seulement. Ce jeune homme n’a jamais mis le pied à Paris ; il y vient sous ma conduite. Je ne veux pas qu’il couche à l’auberge, je ne le veux pas, dût-il prendre mon lit, comme vous le dites.

Après cette seconde manifestation de sa volonté, le vieillard attendit.

Alors Thérèse, qui l’avait regardé avec attention, et qui, tandis qu’il parlait, paraissait étudier chaque muscle de son visage, sembla comprendre qu’il n’y avait pas de lutte possible en ce moment, et changea de tactique subitement.

Elle eût échoué en s’obstinant à combattre contre Gilbert ; elle se mit à combattre pour lui : il est vrai que c’était en alliée bien près de trahir.

— Au fait, dit-elle, puisque ce jeune monsieur vous a accompagné ici, c’est que vous le connaissez bien, et mieux vaut qu’il reste chez nous. Je ferai tant bien que mal un lit dans votre cabinet, près des liasses de papier.

— Non, non, dit Jacques vivement ; un cabinet n’est point un endroit où l’on couche. On peut mettre le feu à ces papiers.

— Beau malheur ! murmura Thérèse.

Puis tout haut.

— Dans l’antichambre, alors, devant le buffet.

— Non plus.

— Alors, je vois que malgré notre bonne volonté à tous deux ce sera impossible ; car, à moins que de prendre votre chambre ou la mienne…

— Il me semble, Thérèse, que vous ne cherchez pas bien.

— Moi ?

— Sans doute. N’avons-nous point la mansarde ?

— Le grenier, voulez-vous dire ?

— Non, ce n’est pas un grenier, c’est un cabinet un peu mansardé, mais sain, avec une vue sur des jardins magnifiques, ce qui est rare à Paris.

— Oh ! qu’importe, monsieur, dit Gilbert, fût-ce un grenier, je m’estimerai encore heureux, je vous jure.

— Pas du tout, pas du tout, dit Thérèse. Tiens, c’est là que j’étends mon linge.

— Ce jeune homme n’y dérangera rien, Thérèse. N’est-ce pas, mon ami, vous veillerez à ce qu’il n’arrive aucun accident au linge de cette bonne ménagère ? Nous sommes pauvres, et toute perte nous est lourde.

— Oh ! soyez tranquille, monsieur.

Jacques se leva et s’approcha de Thérèse.

— Je ne veux pas, voyez-vous, chère amie, que ce jeune homme se perde. Paris est un séjour pernicieux ; ici nous le surveillerons.

— C’est donc une éducation que vous faites. Il paiera donc pension, votre élève ?

— Non, mais je vous réponds qu’il ne vous coûtera rien. À partir de demain, il se nourrira lui-même. Quant au logement, comme la mansarde nous est à peu près inutile, faisons-lui cette charité.

— Comme tous les paresseux s’entendent ! murmura Thérèse en haussant les épaules.

— Monsieur, dit Gilbert, plus fatigué que son hôte lui-même de cette lutte qu’il livrait pied à pied, pour une hospitalité qui l’humiliait, je n’ai jamais gêné personne, et je ne commencerai certes point par vous, qui avez été si bon pour moi. Ainsi, permettez que je me retire. J’ai aperçu, du côté du pont que nous avons traversé, des arbres sous lesquels il y a des bancs. Je dormirai fort bien, je vous assure, couché sur un de ces bancs.

— Oui, dit Jacques, pour que le guet vous arrête comme un vagabond.

— Qu’il est, dit tout bas Thérèse en desservant.

— Venez, venez, jeune homme, dit Jacques, il y a là-haut, autant que je puis m’en souvenir, une bonne paillasse. Cela vaudra toujours mieux qu’un banc ; et puisque vous vous contenteriez d’un banc…

— Oh ! monsieur, je n’ai jamais couché que sur des paillasses, dit Gilbert.

Puis revenant sur cette vérité par un petit mensonge :

— La laine m’échauffe trop, continua-t-il.

Jacques sourit.

— La paille est en effet rafraîchissante, dit-il. Prenez sur la table un bout de chandelle et suivez-moi.

Thérèse ne regarda même plus du côté de Jacques. Elle poussa un soupir, elle était vaincue.

Gilbert se leva gravement et suivit son protecteur.

En traversant l’antichambre, Gilbert vit une fontaine.

— Monsieur, dit-il, l’eau est-elle chère, à Paris ?

— Non, mon ami ; mais fût-elle chère, l’eau et le pain sont deux choses que l’homme n’a pas le droit de refuser à l’homme qui les demande.

— Oh ! c’est qu’à Taverney l’eau ne coûtait rien, et le luxe du pauvre, c’est la propreté.

— Prenez, mon ami, prenez, dit Jacques en indiquant du doigt à Gilbert un grand pot de faïence, prenez.

Et il précéda le jeune homme en s’étonnant de trouver, dans un enfant de cet âge, toute la fermeté du peuple unie à tous les instincts de l’aristocratie.