Joseph Balsamo/Chapitre LXXXV

Michel Lévy frères (3p. 280-286).


LXXXV

LA VOIX.


Il y eut un moment de silence solennel. Puis Balsamo demanda en français :

— Êtes-vous là ?

— J’y suis, répondit une voix pure et argentine qui, perçant les tentures et les portières, retentit aux oreilles des assistants plutôt comme un timbre métallique que comme les accents d’une voix humaine.

— Peste ! voilà qui devient intéressant, dit le duc ; et tout cela sans flambeaux, sans magie, sans flammes du Bengale.

— C’est effrayant ! murmura la comtesse.

— Faites bien attention à mes interrogations, continua Balsamo.

— J’écoute de tout mon être.

— Dites-moi d’abord combien de personnes sont avec moi en ce moment ?

— Deux.

— De quel sexe ?

— Un homme et une femme.

— Lisez dans ma pensée le nom de l’homme.

— M. le duc de Richelieu.

— Et celui de la femme ?

— Madame la comtesse du Barry.

— Ah ! ah ! murmura le duc, c’est assez fort ceci.

— C’est-à-dire, murmura la comtesse tremblante, c’est-à-dire que je n’ai rien vu de pareil.

— Bien, fit Balsamo ; maintenant, lisez la première phrase de la lettre que je tiens.

La voix obéit.

La comtesse et le duc se regardaient avec un étonnement qui commençait à toucher à l’admiration.

— Cette lettre que j’ai écrite sous votre dictée, qu’est-elle devenue ?

— Elle court.

— De quel côté ?

— Du côté de l’occident.

— Est-elle loin ?

— Oh ! oui, bien loin, bien loin.

— Qui la porte ?

— Un homme vêtu d’une veste verte, coiffé d’un bonnet de peau, chaussé de grandes bottes.

— Est-il à pied ou à cheval ?

— Il est à cheval.

— Quel cheval monte-t-il ?

— Un cheval pie.

— Où le voyez-vous ?

Il y eut un moment de silence.

— Regardez, dit impérieusement Balsamo.

— Sur une grande route plantée d’arbres.

— Mais sur quelle route ?

— Je ne sais, toutes les routes se ressemblent.

— Quoi ! rien ne vous indique quelle est cette route, pas un poteau, pas une inscription, rien ?

— Attendez, attendez : une voiture passe près de cet homme à cheval ; elle le croise, venant vers moi.

— Quelle espèce de voiture ?

— Une lourde voiture pleine d’abbés et de militaires.

— Une patache, murmura Richelieu.

— Cette voiture ne porte aucune inscription ? demanda Balsamo.

— Si fait, répondit la voix.

— Lisez.

— Sur la voiture, je lis Versailles en lettres jaunes presque effacées.

— Quittez cette voiture, et suivez le courrier.

— Je ne le vois plus.

— Pourquoi ne le voyez-vous plus ?

— Parce que la route tourne.

— Tournez la route et rejoignez-le.

— Oh ! il court de toute la force de son cheval : il regarde à sa montre.

— Que voyez-vous en avant du cheval ?

— Une longue avenue, des bâtiments superbes, une grande ville.

— Suivez toujours.

— Je le suis.

— Eh bien ?

— Le courrier frappe toujours son cheval à coups redoublés ; l’animal est trempé de sueur ; ses fers font sur le pavé un bruit qui fait retourner tous les passants. Ah ! le courrier entre dans une longue rue qui va en descendant. Il tourne à droite. Il ralentit le pas de son cheval. Il s’arrête à la porte d’un vaste hôtel.

— C’est ici qu’il faut le suivre avec attention, entendez-vous ?

La voix poussa un soupir.

— Vous êtes fatiguée. Je comprends cela.

— Oh ! brisée.

— Que cette fatigue disparaisse, je le veux.

— Ah !

— Eh bien ?

— Merci.

— Êtes-vous fatiguée encore ?

— Non.

— Voyez-vous toujours le courrier ?

— Attendez… Oui, oui, il monte un grand escalier de pierre. Il est précédé par un valet en livrée bleu et or. Il traverse de grands salons pleins de dorures. Il arrive à un cabinet éclairé. Le laquais ouvre la porte et se retire.

— Que voyez-vous ?

— Le courrier salue.

— Qui salue-t-il ?

— Attendez… Il salue un homme assis à un bureau et qui tourne le dos à la porte.

— Comment est habillé cet homme ?

— Oh ! en grande toilette, et comme pour un bal.

— A-t-il quelque décoration ?

— Il porte un grand ruban bleu en sautoir.

— Son visage ?

— Je ne le vois pas… Ah !

— Quoi ?

— Il se retourne.

— Quelle physionomie a-t-il ?

— Le regard vif, des traits irréguliers, de belles dents.

— Quel âge ?

— Cinquante à cinquante-huit ans.

— Le duc ! souffla la comtesse au maréchal, c’est le duc.

Le maréchal fit de la tête un signe qui signifiait : « Oui, c’est lui… mais écoutez. »

— Ensuite ? commanda Balsamo.

— Le courrier remet à l’homme au cordon bleu…

— Vous pouvez dire le duc : c’est un duc.

— Le courrier, reprit la voix obéissante, remet au duc une lettre qu’il tire d’un sac de cuir qu’il portait derrière son dos. Le duc la décachette et la lit avec attention.

— Après ?

— Il prend une plume, une feuille de papier et écrit.

— Il écrit ! murmura Richelieu. Diable ! si l’on pouvait savoir ce qu’il écrit, ce serait beau, cela.

— Dites-moi ce qu’il écrit, ordonna Balsamo.

— Je ne puis.

— Parce que vous êtes trop loin. Entrez dans le cabinet. Y êtes-vous ?

— Oui.

— Penchez-vous par-dessus son épaule.

— M’y voici.

— Lisez-vous maintenant ?

— L’écriture est mauvaise, fine, hachée.

— Lisez, je le veux.

La comtesse et Richelieu retinrent leur haleine.

— Lisez, reprit Balsamo d’un ton plus impératif encore.

— « Ma sœur », dit la voix en tremblant et en hésitant.

— C’est la réponse, murmurèrent ensemble le duc de Richelieu et la comtesse.

— « Ma sœur, reprit la voix, rassurez-vous : la crise a eu lieu, c’est vrai ; elle a été rude, c’est vrai encore ; mais elle est passée. J’attends demain avec impatience ; car demain, à mon tour, je compte prendre l’offensive, et tout me porte à espérer un succès décisif. Bien pour le parlement de Rouen, bien pour milord X…, bien pour le pétard.

« Demain, après mon travail avec le roi, j’ajouterai un post-scriptum à ma lettre, et vous l’enverrai par le même courrier. »

Balsamo, la main gauche étendue, semblait arracher péniblement chaque parole à la voix, tandis que, de la main droite, il crayonnait à la hâte ces lignes qu’à Versailles M. de Choiseul écrivait dans son cabinet.

— C’est tout ? demanda Balsamo.

— C’est tout.

— Que fait le duc maintenant ?

— Il plie en deux le papier sur lequel il vient d’écrire, puis en deux encore, et le met dans un petit portefeuille rouge qu’il tire du côté gauche de son habit.

— Vous entendez ? dit Balsamo à la comtesse plongée dans la stupeur. Et ensuite ?

— Ensuite, il congédie le courrier en lui parlant.

— Que lui dit-il ?

— Je n’ai entendu que la fin de la phrase.

— C’était ?…

— « À une heure, à la grille de Trianon. » Le courrier salue et sort.

— C’est cela, dit Richelieu, il donne rendez-vous au courrier à la sortie du travail, comme il dit dans sa lettre.

Balsamo fit un signe de la main, pour commander le silence.

— Maintenant que fait le duc ? demanda-t-il.

— Il se lève. Il tient à la main la lettre qu’on lui a remise. Il va droit à son lit, passe dans la ruelle, pousse un ressort qui ouvre un coffret de fer. Il y jette la lettre et referme le coffret.

— Oh ! s’écrièrent à la fois le duc et la comtesse tout pâles : oh ! c’est magique, en vérité.

— Savez-vous tout ce que vous désiriez savoir, madame ? demanda Balsamo.

— Monsieur le comte, dit madame du Barry en s’approchant de lui avec terreur, vous venez de me rendre un service que je paierais de dix ans de ma vie, ou plutôt que je ne pourrai jamais payer. Demandez-moi ce que vous voudrez.

— Oh ! madame, vous savez que nous sommes déjà en compte.

— Dites, dites, ce que vous désirez.

— Le temps n’est pas venu.

— Eh bien, lorsqu’il sera venu, fût-ce un million…

Balsamo sourit.

— Eh ! comtesse, s’écria le maréchal, ce serait plutôt à vous de demander un million au comte. L’homme qui sait ce qu’il sait, et surtout qui voit ce qu’il voit, ne découvre-t-il pas l’or et les diamants dans les entrailles de la terre, comme il découvre la pensée dans le cœur des hommes ?

— Alors, comte, dit la comtesse, je me prosterne dans mon impuissance.

— Non, comtesse, un jour vous vous acquitterez envers moi. Je vous en donnerai l’occasion.

— Comte, dit le duc à Balsamo, je suis subjugué, vaincu, écrasé ! Je crois.

— Comme saint Thomas a cru, n’est-ce pas, monsieur le duc ? Cela ne s’appelle pas croire, cela s’appelle voir.

— Appelez la chose comme vous voudrez ; mais je fais amende honorable, et, quand on me parlera désormais de sorciers, eh bien ! je saurai ce que j’ai à dire.

Balsamo sourit.

— Maintenant, madame, dit-il à la comtesse, voulez-vous permettre une chose ?

— Dites.

— Mon esprit est fatigué. Laissez-moi lui rendre sa liberté par une formule magique.

— Faites, monsieur.

— Lorenza, dit Balsamo en arabe, merci ; je t’aime ; retourne à ta chambre par le même chemin que tu as pris en venant, et attends-moi. Va, ma bien-aimée !

— Je suis bien fatiguée, répondit en italien la voix, plus douce encore que pendant l’évocation ; dépêche-toi, Acharat.

— J’y vais.

Et l’on entendit avec le même frôlement les pas s’éloigner.

Puis Balsamo, après quelques minutes pendant lesquelles il se convainquit du départ de Lorenza, salua profondément, mais avec une dignité majestueuse, les deux visiteurs, qui, effarés tous deux, tous deux absorbés par le flot des tumultueuses pensées qui les envahissaient, regagnèrent leur fiacre plutôt comme des gens ivres que comme des êtres doués deraison.