Joseph Balsamo/Chapitre CXXII

Michel Lévy frères (4p. 294-299).


CXXII

LA VOLONTÉ.


Nous avons vu partir Balsamo.

Djérid l’emportait avec la rapidité de l’éclair. Le cavalier, pâle d’impatience et de terreur, couché sur la crinière flottante, aspirait de ses lèvres entrouvertes l’air, l’air qui se divisait devant le poitrail du coursier comme l’eau se fend sous la proue rapide.

Derrière lui, comme des visions fantastiques, disparaissaient les arbres et les maisons. À peine s’il apercevait, en passant, la lourde charrette gémissant sur son essieu dont les cinq chevaux pesants s’effarouchaient à l’approche de ce météore vivant, qu’ils ne pouvaient comprendre appartenir à la même race qu’eux.

Balsamo fit ainsi une lieue à peu près, avec un cerveau tellement enflammé, des yeux si étincelants, un souffle si embrasé et si sonore, que les poètes de ce temps-ci l’eussent comparé aux redoutables génies gros de feu et de vapeur qui animent ces lourdes machines fumantes, et les font voler sur un chemin de fer.

Cheval et cavalier avaient traversé Versailles en quelques secondes ; les rares habitants égarés dans ses rues avaient vu passer une traînée d’étincelles, voilà tout.

Balsamo courut une lieue encore ; Djérid n’avait pas mis un quart d’heure à dévorer ces deux lieues, et ce quart d’heure avait été un siècle.

Tout à coup, une pensée traversa son esprit. Il arrêta court, sur ses jarrets nerveux, le coursier aux muscles de fer. Djérid, en s’arrêtant, plia sur ses jambes de derrière et enfonça les pieds de devant dans le sable. Coursier et cavalier respirèrent un instant. Tout en respirant, Balsamo releva la tête.

Puis il passa un mouchoir sur ses tempes ruisselantes, et les narines dilatées au souffle de la brise, il laissa tomber dans la nuit les paroles suivantes :

— Oh ! pauvre insensé que tu es, ni la course de ton cheval, ni l’ardeur de ton désir n’atteindront jamais l’instantanéité de la foudre ou la rapidité de l’étincelle électrique, et cependant c’est cela qu’il te faut pour conjurer le malheur suspendu sur ta tête ; il te faut l’effet rapide, le coup immédiat, le choc tout-puissant qui paralyse les jambes dont tu redoutes l’action, la langue dont tu crains l’essor ; il te faut, à distance, ce sommeil vainqueur qui te rende la possession de l’esclave qui a rompu sa chaîne. Oh ! si elle rentre jamais en ma puissance…

Et Balsamo fit, en grinçant des dents, un geste désespéré.

— Oh ! tu as beau vouloir, Balsamo, tu as beau courir, s’écria-t-il, Lorenza est déjà arrivée : elle va parler ; elle a parlé, peut-être. Oh ! misérable femme ! oh ! tous les supplices seront trop doux pour te punir.

« Voyons, voyons, continua Balsamo le sourcil froncé, les yeux fixes, le menton dans la paume de sa main, voyons : la science est un mot ou un fait ; la science peut ou ne peut pas ; moi, je veux !… Essayons… Lorenza ! Lorenza ! je veux que tu dormes ; Lorenza, en quelque endroit que tu sois, dors, dors, je le veux, j’y compte !

« Oh ! non, non, murmura-t-il avec découragement ; non, je mens ; non, je n’y crois pas, non, je n’ose y compter, et cependant la volonté est tout. Oh ! je veux bien fermement cependant, je veux de toutes les puissances de mon être. Fends les airs, ô ma volonté suprême, traverse tous les courants de volontés antipathiques ou indifférentes ; traverse les murailles que tu dois traverser comme un boulet ; poursuis-la partout où elle est ; va, frappe, anéantis. Lorenza, Lorenza, je veux que tu dormes ! Lorenza, je veux que tu sois muette ! »

Et il tendit quelques instants sa pensée vers ce but, l’imprimant dans son cerveau comme pour lui donner plus d’élan quand elle jaillirait vers Paris ; et après cette opération mystérieuse, à laquelle concoururent sans doute tous les divins atomes animés par Dieu, maître et seigneur de toutes choses, Balsamo, les dents serrées encore, les poings crispés, rendit les rênes à Djérid, mais sans lui faire sentir cette fois ni le genou, ni l’éperon.

On eût dit que Balsamo voulait se convaincre lui-même.

Alors le noble coursier marcha paisiblement, selon la permission tacite que lui donnait son maître, posant avec cette délicatesse particulière de sa race un pied presque silencieux, tant il était léger, sur le pavé de la route.

Balsamo, d’ailleurs, pendant tout ce temps qui à des regards superficiels eût paru perdu, Balsamo combinait tout un plan de défense ; il l’achevait au moment où Djérid touchait le pavé de Sèvres.

Arrivé en face de la grille du parc, il s’arrêta et regarda autour de lui ; on eût dit qu’il attendait quelqu’un.

En effet, presque aussitôt un homme se détacha de dessous une porte cochère et vint à lui.

— Est-ce toi, Fritz ? demanda Balsamo.

— Oui, maître.

— T’es-tu informé ?

— Oui.

— Madame du Barry est-elle à Paris ou à Luciennes ?

— Elle est à Paris.

Balsamo leva un regard triomphant vers le ciel.

— Comment es-tu venu ?

— Avec Sultan.

— Où est-il ?

— Dans la cour de cette auberge.

— Tout sellé ?

— Tout sellé.

— C’est bien, tiens-toi prêt.

Fritz alla détacher Sultan. C’était un de ces braves chevaux allemands, de bon caractère, qui murmurent bien un peu dans les marches forcées, mais qui ne vont pas moins tant qu’il reste du souffle dans leurs flancs, et de l’éperon au talon de leur maître.

Fritz revint vers Balsamo.

Celui-ci écrivait sous la lanterne que MM. les commis du pied fourché tenaient allumée toute la nuit pour les opérations fiscales.

— Retourne à Paris, dit-il, et remets, quelque part qu’elle soit, ce billet à madame du Barry en personne, dit Balsamo ; tu as une demi-heure pour cela, après quoi tu retourneras rue Saint-Claude, où tu attendras la signora Lorenza, qui ne peut manquer de rentrer ; tu la laisseras passer sans lui rien dire, et sans lui apporter le moindre obstacle : va, et rappelle-toi surtout que dans une demi-heure ta commission doit être faite.

— C’est bien, dit Fritz ; elle le sera.

Et en même temps qu’il faisait à Balsamo cette réponse rassurante, il attaquait de l’éperon et du fouet Sultan qui partit, étonné de cette agression inaccoutumée, en poussant un hennissement douloureux.

Pour Balsamo, se remettant peu à peu, il prit la route de Paris, où il entra trois quarts d’heure après, presque frais de visage, et l’œil calme, ou plutôt pensif.

C’est que Balsamo avait raison : si rapide que fût Djérid, ce fils hennissant du désert, Djérid était en retard, et sa volonté seule pouvait marcher aussi vite que Lorenza échappée de sa prison.

De la rue Saint-Claude, elle avait gagné le boulevard, et, tournant à droite, elle aperçut bientôt les remparts de la Bastille ; mais Lorenza, toujours enfermée, ignorait Paris : d’ailleurs son premier but était de fuir la maison maudite dans laquelle elle ne voyait qu’un cachot ; sa vengeance venait en second.

Elle venait donc de s’engager dans le faubourg Saint-Antoine, toute troublée, toute pressée, lorsqu’elle fut accostée par un jeune homme qui la suivait depuis quelques minutes avec étonnement.

En effet, Lorenza, italienne des environs de Rome, ayant presque toujours vécu d’une vie exceptionnelle, en dehors de toutes les habitudes de la mode, de tous les costumes et de tous les usages de l’époque, Lorenza s’habillait plutôt comme une femme d’Orient que comme une Européenne, c’est-à-dire toujours amplement, toujours somptueusement, ressemblant bien peu à ces charmantes poupées serrées comme des guêpes dans un long corsage et toutes frissonnantes de soie et de mousseline, sous lesquelles on cherchait presque inutilement un corps, tant leur ambition était de paraître immatérielles.

Lorenza n’avait donc conservé ou plutôt adopté du costume des Françaises d’alors que les souliers à talon de deux pouces de haut, cette impossible chaussure qui faisait cambrer le pied, ressortir la délicatesse des chevilles, et qui, dans ce siècle tant soit peu mythologique, rendait la fuite impossible aux Aréthuses poursuivies par les Alphées.

L’Alphée qui poursuivait notre Aréthuse la joignit donc facilement ; il avait vu ses jambes divines sous ses jupes de satin et de dentelles, ses cheveux sans poudre et ses yeux brillant d’un feu étrange sous un mantelet roulé autour de la tête et du col ; il crut voir dans Lorenza une femme déguisée, soit pour quelque mascarade, soit pour quelque rendez-vous d’amour, et se rendant à pied, faute de fiacre, à quelque petite maison du faubourg.

Il s’approcha donc, et se plaçant à côté de Lorenza le chapeau à la main :

— Mon Dieu ! madame, dit-il, vous ne sauriez aller loin ainsi, avec cette chaussure qui retarde votre marche ; voulez-vous accepter mon bras jusqu’à ce que nous trouvions une voiture, et j’aurai l’honneur de vous accompagner où vous allez.

Lorenza tourna la tête avec brusquerie, regarda de son œil noir et profond celui qui lui faisait une offre qui à bon nombre de femmes eût paru une impertinence, et s’arrêtant :

— Oui, dit-elle, je le veux bien.

Le jeune homme tendit galamment le bras.

— Où allons-nous, madame ? demanda-t-il.

— À l’hôtel de la lieutenance de police.

Le jeune homme tressaillit.

— Chez M. de Sartine ? demanda-t-il.

— Je ne sais s’il s’appelle M. de Sartine ; mais, je veux parler à celui qui est lieutenant de police.

Le jeune homme commença à réfléchir.

Cette femme jeune et belle qui, sous un costume étranger, à huit heures du soir, courait les rues de Paris tenant une cassette sous son bras et demandant l’hôtel du lieutenant de police auquel elle tournait le dos, lui parut suspecte.

— Ah ! diable ! fit-il, l’hôtel de M. le lieutenant de police, ce n’est point par ici.

— Où est-ce ?

— Dans le faubourg Saint-Germain.

— Et par où va-t-on au faubourg Saint-Germain ?

— Par ici, madame, répondit le jeune homme, calme quoique poli toujours ; et, si vous le voulez, à la première voiture que nous rencontrerons…

— Oui, c’est cela, une voiture, vous avez raison.

Le jeune homme ramena Lorenza sur le boulevard, et ayant rencontré un fiacre, il l’appela.

Le cocher vint à l’appel.

— Où faut-il vous conduire, madame ? demanda-t-il.

— À l’hôtel de M. de Sartine, dit le jeune homme.

Et, par un reste de politesse, ou plutôt d’étonnement, ouvrant la portière, il salua Lorenza, et après l’avoir aidée à monter, il la regarda s’éloigner comme on fait en rêve d’une vision.

Le cocher, plein de respect pour le nom terrible, fouetta ses chevaux et partit dans la direction indiquée.

Ce fut alors que Lorenza traversa la Place-Royale, ce fut alors qu’Andrée, dans son sommeil magnétique, l’ayant vue et entendue, la dénonça à Balsamo.

En vingt minutes Lorenza fut à la porte de l’hôtel.

— Faut-il vous attendre, ma belle dame ? demanda le cocher.

— Oui, répondit machinalement Lorenza.

Et légère, elle s’engouffra sous le portail du splendide hôtel.