Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 65-85).

CHAPITRE V

LE BEAU TREGELLIS

J’étais dans ma dix-septième année et j’étais déjà tributaire du rasoir.

J’avais commencé à trouver quelque peu monotone la vie sans horizon du village et j’aspirais vivement à voir un peu du vaste univers qui s’étendait au-delà.

Ce besoin, dont je n’osais parler à personne, n’en était que plus fort, car pour peu que j’y fisse allusion, les larmes venaient aux yeux de ma mère. Mais désormais il n’y avait pas l’ombre d’un motif pour que je restasse à la maison, puisque mon père était auprès d’elle.

Aussi avais-je l’esprit tout occupé de la perspective que m’offrait la visite de mon oncle, et des chances qu’il y avait pour qu’il me fît faire, enfin, mes premiers pas sur la route de la vie.

Ainsi que vous le pouvez penser, c’était vers la profession paternelle que se dirigeaient mes idées et mes espérances. Jamais je n’avais vu la mer s’enfler, jamais je n’avais senti sur mes lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frisson que donnaient à mon sang cinq générations de marins.

Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s’agiter en ces temps-là devant les yeux d’un jeune garçon habitant sur la côte.

Au temps de la guerre, je n’avais qu’à aller jusqu’à Wolstonbury pour apercevoir les voiles des chasse-marées et des corsaires français.

Plus d’une fois, j’avais entendu le grondement des canons arrivant de fort loin jusqu’à moi.

Puis, c’étaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient quitté Londres et s’étaient battus avant la tombée de la nuit, ou bien, à peine sortis de Portsmouth, s’étaient trouvés bord à bord avec l’ennemi, avant même d’avoir perdu de vue le phare de Sainte-Hélène.

C’était l’imminence du danger qui nous réchauffait le cœur en faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de l’hiver, où nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d’autres.

Pour nous, ce n’étaient point de grands amiraux, avec des titres, des dignités, mais de bons amis à qui nous donnions de préférence notre affection et notre estime.

Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous n’y auriez pas trouvé un seul jeune garçon qui ne brûlât du désir de partir avec eux sous le pavillon à croix rouge.

Mais, maintenant la paix était venue, et les flottes, qui avaient balayé le canal de la Méditerranée, étaient immobiles et désarmées dans nos ports.

Il y avait moins d’occasions pour attirer nos imaginations du côté de la mer.

Désormais, c’était à Londres que je pensais le jour, de Londres que je rêvais la nuit, l’immense cité, séjour des savants et des puissants, d’où venait ce flot incessant de voitures, ces foules de piétons poudreux qui défilaient sans interruption devant notre fenêtre.

Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se présenta le premier à moi.

Aussi, étant tout jeune garçon, je me figurais d’ordinaire la Cité comme une écurie gigantesque où fourmillaient les voitures, et d’où elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la campagne.

Mais ensuite, le champion Harrison m’apprit que là habitaient les gens de sports athlétiques. Mon père me dit que là vivaient les chefs de la marine ; ma mère que c’était là que vivaient son frère et les amis des grands personnages.

Aussi, en arrivai-je à être dévoré d’impatience de voir les merveilles de ce cœur de l’Angleterre.

Cette venue de mon oncle, c’était donc la lumière se frayant passage à travers les ténèbres et pourtant, j’osais à peine espérer qu’il consentirait à m’introduire, avec lui, dans ces sphères supérieures où il vivait.

Toutefois, ma mère avait tant de confiance en la bonté naturelle de mon oncle, ou dans son éloquence à elle, qu’elle avait déjà commencé en secret à faire des préparatifs pour mon départ.

Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait à mon esprit léger, elle était un véritable supplice pour le caractère vif et ardent du Petit Jim.

Quelques jours seulement après l’arrivée de la lettre de mon oncle, nous allâmes faire un tour sur les dunes, et ce fut alors que je pus entrevoir l’amertume qu’il avait au cœur.

— Qu’est-ce que je puis faire ici, Rodney ? Je forge un fer à cheval, je le courbe, je le rogne, je relève les bouts, j’y perce cinq trous et puis c’est fini. Alors, ça recommence et ça recommence encore. Je tire le soufflet, j’entretiens le foyer ; je lime un sabot ou deux et voilà la besogne de la journée terminée et les jours succèdent aux jours, sans le moindre changement. N’est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde ?

Je le regardai, je considérai sa fière figure d’aigle, sa haute taille, ses membres musculeux et je me demandai s’il y avait dans tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bâti.

— L’armée ou la marine, voilà votre vraie place, Jim.

— Voilà qui est fort bien, s’écria-t-il. Si vous entrez dans la marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang d’officier et vous n’y aurez qu’à commander. Tandis que moi, si j’y entre, ce sera comme quelqu’un qui est né pour obéir.

— Un officier reçoit les ordres de ceux qui sont placés au-dessus de lui.

— Mais un officier n’a pas le fouet suspendu sur sa tête. J’ai vu ici à l’auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques années. Il nous a montré, dans la salle commune, son dos tout découpé par le fouet du contremaître.

— Qui l’a commandé ? ai-je demandé.

— Le capitaine, répondit-il.

— Et qu’auriez-vous eu si vous l’aviez tué sur le coup ?

— La vergue, dit-il.

— Eh bien, si j’avais été à votre place, j’aurais préféré cela, ai-je dit.

Et c’était la vérité.

Ce n’est pas ma faute, Rod, j’ai dans le cœur quelque chose qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m’oblige à parler franchement.

— Je le sais, vous êtes aussi fier que Lucifer.

— Je suis né ainsi, Roddy et je ne puis être autrement. La vie me serait plus aisée si je le pouvais. J’ai été fait pour être mon propre maître et il n’y a qu’un endroit au monde où je puisse espérer l’être.

— Quel est-il, Jim ?

— C’est Londres. Miss Hinton m’en a tant parlé, que je me sens capable d’y trouver mon chemin d’un bout à l’autre. Elle se plaît à en parler, autant que moi à l’entendre. J’ai tout le plan dans ma tête. Je vois en quelque sorte où sont les théâtres, dans quel sens coule le fleuve, où se trouve l’habitation du roi, où se trouve celle du Prince et le quartier qu’habitent les combattants. Je pourrais me faire un nom à Londres.

— Comment ?

— Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai aussi. « Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s’arrangera pour vous. » Voilà ce qu’il dit tout le temps et ce que répète mon oncle. Mais pourquoi attendre ? Mon Roddy, je ne resterai pas plus longtemps dans ce petit village à me ronger le cœur. Je laisserai mon tablier derrière moi. J’irai chercher fortune à Londres et quand je reviendrai à Friar’s Oak, ce sera dans l’équipage de ce gentleman que voilà.

Tout en parlant, il étendit la main vers une voiture de couleur cramoisie qui arrivait par la route de Londres, traînée par deux juments baies attelées en tandem.

Les rênes et les harnais étaient de couleur faon clair. Le gentleman qui conduisait portait un costume assorti à cette teinte et derrière lui se tenait un valet en livrée de couleur foncée.

L’équipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussière et je ne pus apercevoir qu’au vol la belle et pâle figure du maître, ainsi que les traits bruns et recroquevillés du domestique.

Je n’aurais pas pensé à eux une minute de plus, si au moment où nous revînmes dans le village, nous n’avions pas aperçu de nouveau la voiture. Elle était arrêtée devant l’auberge et les palefreniers s’occupaient à dételer les chevaux.

— Jim, m’écriai-je, je crois que c’est mon oncle.

Et je m’élançai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la direction de la maison.

Le domestique à figure brune était debout devant la porte. Il tenait un coussin sur lequel était étendu un petit chien de manchon à la fourrure soyeuse.

— Vous m’excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus douce, la plus engageante, mais me trompé-je en supposant que c’est ici l’habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous m’obligerez beaucoup en voulant bien transmettre à Mistress Stone ce billet que son frère, sir Charles Tregellis, vient de confier à mes soins.

Je fus complètement abasourdi par les fioritures du langage de cet homme ; cela ressemblait si peu à tout ce que j’avais entendu !

Il avait la figure ratatinée, de petits yeux noirs très fureteurs, dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de la maison et de ma mère dont la figure étonnée se voyait à la fenêtre.

Mes parents étaient réunis au salon ; ma mère nous lut le billet qui était ainsi conçu :

« Ma chère Mary,

« J’ai fait halte à l’auberge, parce que je suis quelque peu ravagé par la poussière de vos routes du Sussex.

« Un bain à la lavande me remettra sans doute dans un état convenable pour présenter mes compliments à une dame.

« En attendant, je vous envoie Fidelio en otage.

« Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, où vous aurez mis six gouttes de bon brandy.

« Jamais il n’exista une créature plus aimante ou plus fidèle.

« Toujours à toi.

« Charles. »

— Qu’il entre, qu’il entre ! s’écria mon père avec un empressement cordial et en courant à la porte. Entrez donc, M. Fidelio. Chacun a son goût. Six gouttes à la demi-pinte, ça me fait l’effet d’humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l’aimez ainsi, vous l’aurez ainsi.

Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses traits reprirent aussitôt le masque impassible du serviteur attentif et respectueux.

— Monsieur, vous commettez une légère méprise, si vous me permettez de m’exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j’ai l’honneur d’être le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour Fidelio, il est là sur ce coussin.

— Ah ! c’est le chien, s’écria mon père écœuré. Posez moi ça par terre à côté du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de chrétiens doivent s’en priver ?

— Chut ! Anson, dit ma mère, en prenant le coussin. Vous direz à Sir Charles qu’on se conformera à ses désirs et que nous sommes prêts à le recevoir dès qu’il jugera à propos de venir.

L’homme s’éloigna d’un pas silencieux et rapide, mais il revint bientôt portant un panier plat de couleur brune.

— C’est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la table ? Sir Charles a pour habitude de goûter à certains plats et de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les apporter quand nous allons en visite.

Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de verreries et d’argenteries éblouissantes et garnie de plats appétissants.

Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon père fut aussi charmé que moi de le voir faire.

— Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le cœur aussi solide que les doigts agiles, dit mon père. N’avez-vous jamais désiré l’honneur de servir votre pays ?

— Mon honneur, Monsieur, c’est de servir sir Charles Tregellis et je ne désire point avoir d’autre maître, répondit-il. Mais je vais à l’auberge chercher son nécessaire de toilette, et alors tout sera prêt.

Il revint porteur d’une grande caisse aux montures d’argent qu’il tenait sous le bras, et il était suivi à quelque distance par le gentleman dont l’arrivée avait produit tous ces embarras.

La première impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans la chambre, fut que l’un de ses yeux était enflé de façon à avoir le volume d’une pomme.

Je perdis la respiration à la vue de cet œil monstrueux, étincelant. Mais bientôt, je m’aperçus qu’il avait placé par-devant un verre rond qui le grossissait de cette manière.

Il nous regarda l’un après l’autre, puis, il s’inclina bien gracieusement devant ma mère et lui donna un baiser sur la joue.

— Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chère Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j’aie jamais entendue. Je puis vous assurer que l’air de la campagne vous a traitée d’une façon merveilleusement favorable et que je serais fier de voir ma jolie sœur sur le Mail… Je suis votre serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main à mon père. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai eu l’honneur de dîner avec mon ami Lord Saint-Vincent, et j’ai profité de l’occasion pour citer votre nom. Je puis vous dire qu’on en a gardé le souvenir à l’Amirauté, Monsieur, et j’espère qu’on ne tardera pas à vous revoir sur la poupe d’un vaisseau de soixante et quatorze où vous serez le maître… Ainsi donc, voici mon neveu ?

Il mit les mains sur mes épaules, d’un geste plein de bienveillance, et me considéra des pieds à la tête.

— Quel âge avez-vous, neveu ? demanda-t-il.

— Dix-sept ans.

— Vous paraissez plus âgé. On vous en donnerait dix-huit, au moins. Je le trouve très passable, Mary, tout à fait passable. Il lui manque le bel air, la tournure, nous n’avons pas le mot propre dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien qu’une haie en fleurs au mois de mai.

Ainsi, moins d’une minute après son entrée, il s’était mis en bons termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grâce, tant d’aisance qu’on eût dit qu’il nous fréquentait tous depuis des années.

Je pus l’examiner à loisir, tandis qu’il restait debout sur le tapis du foyer, entre ma mère et mon père.

Il était de très haute taille, avec des épaules bien faites, la taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pâle, de beaux traits, le menton saillant, le nez très aquilin, de grands yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un éclair de malice.

Il portait un habit d’un brun foncé dont le collet montait jusqu’à ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu’aux genoux.

Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu’à chaque mouvement ils brillaient.

Son gilet était de velours noir, ouvert en haut de manière à montrer un devant de chemise brodé que surmontait une cravate, large, blanche, plate, qui l’obligeait à tenir sans cesse le cou tendu.

Il avait une allure dégagée, avec un pouce dans l’entournure et deux doigts de l’autre main dans une autre poche du gilet.

En l’examinant, j’eus un mouvement de fierté à penser que cet homme, aux manières si aisées et si dominatrices, était mon proche parent et je pus lire la même pensée dans l’expression des regards de ma mère, tandis qu’elle les tournait vers lui.

Pendant tout ce temps-là, Ambroise était resté près de la porte, immobile comme une statue, à costume sombre, à figure de bronze, tenant toujours sous le bras la caisse à monture d’argent. Il fit alors quelques pas dans la chambre.

— Vous conduirai-je à votre chambre à coucher, Sir Charles ? demanda-t-il.

— Ah ! excusez-moi, ma chère Mary, s’écria mon oncle, je suis assez vieille mode pour avoir des principes… ce qui est, je l’avoue, un anachronisme en ce siècle de laisser-aller. L’un d’eux est de ne jamais perdre de vue ma batterie de toilette, quand je suis en voyage. J’aurais grand peine à oublier le supplice que j’ai enduré, il y a quelques années, pour avoir négligé cette précaution. Je rendrai justice à Ambroise, en reconnaissant que c’était avant qu’il se chargeât de mes affaires. Je fus contraint de porter deux jours de suite les mêmes manchettes. Le troisième, mon gaillard fut si ému de ma situation qu’il fondit en larmes et produisit une paire qu’il m’avait dérobée.

Il avait l’air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait pétillante dans ses yeux.

Il tendit sa tabatière ouverte à mon père, tandis qu’Ambroise suivait ma mère hors de la pièce.

— Vous prenez rang dans une illustre société, en plongeant là votre pouce et votre index, dit-il.

— Vraiment, Monsieur ? dit mon père brièvement.

— Ma tabatière est à votre service puisque nous sommes apparentés par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je vous prie de prendre une prise, c’est la preuve la plus convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de nous, il n’y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu accès, le Prince, naturellement, M. Pitt, M. Otto l’ambassadeur de France, et lord Hawkesbury. J’ai pensé parfois que j’avais été un peu trop empressé pour Lord Hawkesbury.

— Je suis immensément touché de cet honneur, Monsieur, dit mon père en regardant d’un air méfiant par-dessous ses sourcils en broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux pétillants de malice on ne savait trop à quoi s’en tenir.

— Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un homme a sa tabatière à offrir ; ni l’un ni l’autre ne doivent s’offrir à la légère. C’est une faute contre le goût, j’irai même jusqu’à dire contre les bonnes mœurs. L’autre jour, pas plus tard, comme j’étais installé chez Wattier, ayant près de moi, sur ma table, tout ouverte ma tabatière de macouba premier choix, un évêque irlandais y fourra ses doigts impudents : « Garçon, m’écriai-je, ma tabatière a été salie. Faites-la disparaître. » L’individu n’avait pas l’intention de m’offenser vous le pensez bien, mais cette classe de la société doit être tenue à la distance convenable.

— Un évêque ! s’écria mon père, vous marquez bien haut votre ligne de démarcation.

— Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais désirer une meilleure épitaphe sur ma tombe.

Pendant ce temps, ma mère était descendue et l’on se mit à table.

— Vous excuserez, Mary, l’impolitesse que j’ai l’air de commettre en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m’a pris sous sa direction et je suis tenu de me dérober à vos excellentes cuisines de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voilà à quoi se réduit la chiche nourriture que me permet cet Écossais.

— Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les vents levantins soufflent en force, dit mon père. Du porc salé et des biscuits pleins de vers avec une côte de mouton de Barbarie bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors à votre régime de jeûne.

Aussitôt mon oncle se mit à faire des questions sur le service à la mer.

Pendant tout le repas, mon père lui donna des détails sur le Nil, sur le blocus de Toulon, sur le siège de Gênes, sur tout ce qu’il avait vu et fait. Mais pour peu qu’il hésitât sur le choix d’un mot, mon oncle le lui suggérait aussitôt et il n’était pas aisé de voir lequel des deux s’entendait le mieux à l’affaire.

— Non, je ne lis pas, ou je lis très peu, dit-il quand mon père eut exprimé son étonnement de le voir si bien au fait. La vérité est que je ne saurais prendre un imprimé sans y trouver une allusion à moi : « Sir Ch. T. fait ceci » ou « Sir Ch. T. dit cela ». Aussi, ai-je cessé de m’en occuper. Mais, quand on est dans ma situation, les connaissances vous viennent d’elles-mêmes. Dans la matinée, c’est le duc d’York qui me parle de l’armée. Dans l’après-midi, c’est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en sorte que je n’ai guère besoin du Times ou du Morning-Chronicle.

Cela l’entraîna à parler du grand monde de Londres, à donner à mon père des détails sur les hommes qui étaient ses chefs à l’Amirauté, à ma mère, des détails sur les belles de la ville, sur les grandes dames de chez Almack.

Il s’exprimait toujours dans le même langage fantaisiste, si bien qu’on ne savait s’il fallait rire ou le prendre au sérieux. Je crois qu’il était flatté de l’impression qu’il nous produisait en nous tenant suspendus à ses lèvres.

Il avait sur certains une opinion favorable, défavorable sur d’autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le personnage le plus élevé dans son estime, celui qui devait servir de mesure pour tous, n’était autre que sir Charles Tregellis en personne.

— Quant au roi, dit-il, je suis l’ami de la famille, cela s’entend, et même avec vous, je ne saurais parler en toute franchise, étant avec lui sur le pied d’une intimité confidentielle.

— Que Dieu le bénisse et le garde de tout mal ! s’écria mon père.

— On est charmé de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il faut venir à la campagne pour trouver le loyalisme sincère, car à la ville, ce qui est le plus en faveur, c’est la raillerie narquoise et maligne. Le Roi m’est reconnaissant du soin que je me suis toujours donné pour son fils. Il aime à se dire que le Prince a dans son entourage un homme de goût.

— Et le Prince, demanda ma mère, a-t-il bonne tournure ?

— C’est un homme fort bien fait. De loin, on l’a pris pour moi. Et il n’est pas dépourvu de goût dans l’habillement, bien qu’il ne tarde pas à tomber dans la négligence, si je reste longtemps loin de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son habit.

À ce moment-là, nous étions tous assis devant le feu, car la soirée était devenue d’un froid glacial.

La lampe était allumée, ainsi que la pipe de mon père.

— Je suppose, dit-il, que c’est votre première visite à Friar’s Oak ?

La physionomie de mon oncle prit aussitôt une expression de gravité sévère.

— C’est ma première visite depuis bien des années, dit-il. La dernière fois que j’y vins, je n’avais que vingt et un ans. Il est peu probable que j’en perde le souvenir.

Je savais qu’il parlait de sa visite à la Falaise royale à l’époque de l’assassinat et je vis à la figure de ma mère qu’elle savait aussi de quoi il s’agissait. Mais mon père n’avait jamais entendu parler de l’affaire, ou bien il l’avait oubliée.

— Vous étiez-vous installé à l’auberge ?

— J’étais descendu chez l’infortuné Lord Avon. C’était à l’époque où il fut accusé d’avoir égorgé son frère cadet et où il s’enfuit du pays.

Nous gardâmes tous le silence.

Mon oncle resta le menton appuyé sur sa main, regardant le feu, d’un air pensif.

Je n’ai aujourd’hui encore qu’à fermer les yeux pour le revoir, sa fière et belle figure illuminée par la flamme, pour revoir aussi mon bon père, bien fâché d’avoir réveillé un souvenir aussi terrible et lui lançant de petits coups d’œil entre les bouffées de sa pipe.

— Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu’il vous est certainement arrivé de perdre, par une bataille, par un naufrage, un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser à lui, sous l’influence journalière de la vie, et puis de voir son souvenir se réveiller soudain, par un mot, par un détail qui vous reporte au passé, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi cuisant qu’au premier jour de votre perte.

Mon père approuva d’un signe de tête.

— Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lié d’amitié entière avec aucun homme, — je ne parle pas des femmes, — si ce n’est cette fois-là. Lord Avon et moi, nous étions à peu près du même âge. Il était peut-être mon aîné de quelques années, mais nos goûts, nos idées, nos caractères étaient analogues, si ce n’est qu’il avait un certain air de fierté que je n’ai jamais trouvé chez aucun autre. En laissant de côté les petites faiblesses d’un jeune homme riche et à la mode, les indiscrétions d’une jeunesse dorée, j’aurais pu jurer qu’il était aussi honnête qu’aucun des hommes que j’aie jamais connus.

— Alors comment est-il arrivé à commettre un tel crime ! demanda mon père.

Mon oncle hocha ta tête.

— Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle se présente plus nettement que jamais à mon esprit.

Toute légèreté avait disparu de ses manières et il était devenu soudain un homme mélancolique et sérieux.

— Est-il certain qu’il l’a commis, Charles ? demanda ma mère.

Mon oncle haussa les épaules.

— Je voudrais parfois penser qu’il n’en fût pas ainsi. Je crus parfois que ce fut son orgueil même, exaspéré jusqu’à la rage, qui l’y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme que nous avions perdue.

— Non, répondit mon père, je n’en ai jamais entendu parler.

— Maintenant, c’est une bien vieille histoire, quoique nous n’ayons jamais su comment elle se termina.

Nous avions joué tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, son frère, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi.

Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu’il ne jouissait pas de la meilleure réputation et qu’il était presque entièrement aux mains des prêteurs juifs.

Sir Lothian s’est acquis depuis un renom déshonorant, — c’est même Sir Lothian qui a tué Lord Carton d’une balle, dans l’affaire de Chalk Farm — mais à cette époque-là, il n’y avait rien à lui reprocher.

Le plus âgé de nous n’avait que vingt-quatre ans, et nous jouâmes sans interruption, comme je l’ai dit, jusqu’à ce que le capitaine eut gagné tout l’argent sur table. Nous étions tous entamés, mais notre hôte l’était encore beaucoup plus que nous.

Cette nuit-là, je vais vous dire des choses qu’il me serait pénible de répéter devant un tribunal, — je me sentais agité hors d’état de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois.

Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva à mon oreille, suivi d’un second cri plus fort encore, et qui venait du côté de la chambre occupée par le capitaine Barrington.

Cinq minutes plus tard, j’entendis un bruit de pas dans le corridor.

Sans allumer de lumière, j’ouvris ma porte et je jetai un regard au dehors, croyant que quelqu’un s’était trouvé mal. C’était Lord Avon qui se dirigeait vers moi.

D’une main, il tenait une chandelle dégoûtante. De l’autre, il portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son métallique.

Sa figure était décomposée, bouleversée à tel point que ma question se glaça sur mes lèvres.

Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et ferma sa porte sans bruit.

Le lendemain, en me réveillant, je le trouvai près de mon lit.

— Charles, dit-il, je ne puis supporter l’idée que vous ayez perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table.

Vainement je répondis par des éclats de rire à sa délicatesse exagérée. Vainement je lui déclarai que si j’avais gagné, j’aurais ramassé mon argent, de sorte qu’on pouvait trouver étrange que je n’eusse point le droit de payer après avoir perdu.

— Ni moi ni mon frère, nous n’y toucherons, dit-il. L’argent est là. Vous pourrez en faire ce que vous voudrez.

Il ne voulut entendre aucune raison et s’élança comme un fou hors de la chambre. Mais peut-être ces détails vous sont-ils connus et Dieu sait comme ils me sont pénibles à rappeler.

Mon père restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe fumante qu’il tenait à la main.

— Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste.

— Eh bien ! soit. J’avais achevé ma toilette en une heure, à peu près, car en ce temps-là, j’étais moins exigeant qu’aujourd’hui et je me retrouvais avec sir Lothian Hume au déjeuner. Il avait été témoin de la même scène que moi. Il avait hâte de voir le capitaine Barrington et de s’enquérir pourquoi il avait chargé son frère de nous restituer l’argent. Nous discutions de l’affaire, quand tout à coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je vis…

Mon oncle était devenu très pâle tant ce souvenir était distinct.

Il passa la main sur ses yeux.

— Le plafond était d’un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et çà et là des fentes noires et de chacune de ces fentes,… Mais voilà qui vous donnerait des rêves, Mary. Je me bornerai à dire que je m’élançai dans l’escalier qui conduisait directement à la chambre du capitaine. Nous l’y trouvâmes gisant, la gorge coupée si largement qu’on voyait la blancheur de l’os. Un couteau de chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait à Lord Avon. On trouva dans les doigts crispés du mort une manchette brodée. Elle appartenait à Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers charbonnés. Ces papiers appartenaient à Lord Avon. Ô mon pauvre ami, à quel degré de folie avez-vous dû arriver pour commettre une pareille action ?

— Et qu’a dit Lord Avon ? s’écria mon père.

— Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les yeux pleins d’horreur. Personne n’osa l’arrêter, jusqu’au moment où se ferait une enquête en due forme. Mais quand le tribunal du Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le constable vint pour lui notifier son arrestation.

On ne le trouva pas. Il avait fui.

Le bruit courut qu’on l’avait vu la semaine suivante à Westminster, puis qu’il avait pu gagner l’Amérique, mais on ne sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume que celui où on pourra prouver son décès, car il est son plus proche parent, et jusqu’à ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni du domaine.

Le récit de cette sombre histoire avait jeté sur nous un froid glacial.

Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai qu’elles étaient aussi blanches que ses manchettes.

— Je ne sais ce qu’est maintenant la Falaise royale, dit-il d’un air pensif. Ce n’était point un joyeux séjour, même avant que cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamais scène ne fut mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-sept ans se sont passés et peut-être même que ce terrible plafond…

— Il porte toujours la tache, dis-je.

Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus étonné, car ma mère n’avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse nuit.

Ils restèrent à me regarder, les yeux immobiles de stupéfaction, à mesure que je faisais mon récit et mon cœur s’enfla d’orgueil quand mon oncle dit que nous nous étions comportés vaillamment et qu’il ne croyait pas qu’il y eut beaucoup de gens de notre âge, capables d’une attitude aussi ferme.

— Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut être un produit de votre imagination. C’est une faculté qui nous joue des tours étranges et, bien, que j’aie les nerfs aussi solides qu’on peut les désirer, je ne pourrais répondre de ce qui m’arriverait, s’il me fallait demeurer à minuit sous ce plafond taché de sang.

— Mon oncle, dis-je, j’ai vu un homme aussi distinctement que je vois ce feu et j’ai entendu les claquements aussi distinctement que j’entends les pétillements des bûches. En outre, nous n’avons pu être trompés tous les deux.

— Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d’un air pensif. Vous n’avez pas discerné les traits ?

— Il faisait trop noir.

— Rien qu’un individu ?

— La silhouette noire d’un seul.

— Et il a battu en retraite en montant l’escalier ?

— Oui.

— Et il a disparu dans la muraille ?

— Oui.

— Dans quelle partie de la muraille ? dit fort haut une voix derrière nous.

Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sa pipe sur le tapis du foyer.

J’avais fait demi-tour, l’haleine coupée.

C’était le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans l’ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en avant, en pleine lumière, fixant ses yeux flamboyants sur les miens.

— Que diable signifie cela ? s’écria mon oncle.

Il fût étrange de voir s’effacer cet éclair de passion du visage d’Ambroise.

L’expression réservée du valet la remplaça.

Ses yeux pétillaient encore, mais, l’un après l’autre, chacun de ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire.

— Je vous demande pardon, sir Charles, j’étais venu voir si vous aviez des ordres à me donner et je ne voulais pas interrompre le récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m’y être laissé entraîner malgré moi.

— Je ne vous ai jamais vu manquer d’empire sur vous-même, dit mon oncle.

— Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous rappelez quelle était ma situation vis-à-vis de Lord Avon.

Il y avait un certain accent de dignité dans son langage. Ambroise sortit après s’être incliné.

— Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, reprenant soudain son ton léger. Quand un homme s’entend à préparer une tasse de chocolat, à faire un nœud de cravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit à quelque considération. Le fait est que le pauvre garçon était le domestique de Lord Avon, qu’il était à la Falaise royale dans la nuit fatale dont j’ai parlé et qu’il est très dévoué à son ancien maître. Mais voila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma sœur, et maintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes de la comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James.