Jeanne d’Arc (Jean Aicard)

Jeanne d’Arc (Jean Aicard)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 188-198).
POÉSIES

JEANNE D’ARC


JEANNE D’ARC


Si l’on pouvait, parmi les siècles de l’Histoire,
Choisir un siècle, un jour, pour y vivre en héros,
On voudrait, chevalier, forcer la prison noire
Où Jeanne d’Arc souffrait pour un roi sans mémoire,
Et regardait la France à travers des barreaux.

* * *


La prisonnière songe, — et son passé l’entoure :
C’est le soir ; ses agneaux pleurent dans le bercail ;
Elle sait que la France attend qu’on la secoure ;
Elle entre dans l’Église ; et, là, l’humble pastoure
Illumine son âme aux lueurs d’un vitrail.

— « Le sang des morts t’appelle et ne veut plus se taire,
« Jeanne !… Prends cette épée ! et chasse le vainqueur !
« … Ils foulent vos labours, leurs chevaux d’Angleterre…
« Fille de paysans, sauve la bonne terre ! »
Ses yeux divins voyaient les rêves de son cœur.

— « L’incendie est partout ; c’est partout la tuerie ;
« Le sang couche les blés au revers des sillons ! »
Et dans le cœur obscur de la vierge attendrie
Un amour merveilleux pour sa triste patrie
Flambait comme un vitrail où saignent des rayons.

— « La France est un bûcher où se meurt l’Espérance !
« Peux-tu voir tant d’horreurs avec indifférence ?
« Eux-mêmes tes troupeaux comprennent le tocsin ! »
Et la vierge sentit s’émouvoir en son sein
Une grande pitié du royaume de France.



— « Pourquoi, gentil Dauphin, pourquoi
Vous cacher derrière vos pages ?
Vous aurez toujours l’air d’un roi,
Dans les plus simples équipages.

« Ecoutez-moi, gentil Dauphin :
L’Anglais partout tient la campagne,
Mais Dieu, qui règne, exauce enfin
Saint Louis et saint Charlemagne :

« Tous les deux ils l’ont tant prié,
(J’en ai par lui bonne assurance)
Que, vous prenant en sa pitié,
Il veut, par moi, sauver la France. »

— « Paysanne, qui donc es-tu ? »
— « Je ne sais écrire ni lire,
Mais lorsque j’aurai combattu,
Qui je suis — Dieu saura le dire !

« Pour vous porter l’ordre de Dieu,
J’ai, malgré ma famille en larmes,
Traversé le fer et le feu,
À cheval, comme un homme d’armes !


« Orléans m’appelle au secours…
Par saint Michel qui me protège !
Quand j’y serai depuis trois jours,
Les Anglais lèveront le siège !

« Nos rois, sur leur front vénéré,
Doivent montrer le sceau céleste :
Donc, à Reims, je vous sacrerai
Du nom de Roi — qu’on vous conteste !

«… Pourquoi, gentil Dauphin, pourquoi
Vous cacher derrière vos pages ?
Dans les plus simples équipages
Vous aurez toujours l’air d’un roi. »



 « Orléans ! Orléans ! nous te prendrons sans faute ! »
… Dans son armure blanche et sur son cheval blanc,
Jeanne, la sainte épée au flanc,
Tient sa bannière droite et haute ;
Et Glasdale l’insulte, orgueilleux mais tremblant…

Blessée, elle tomba… Lors, voyant sa bannière
Aux mains d’un écuyer flotter près du rempart,
Elle y court, saisit l’étendard,
Bondit sur les murs la première,
Et, là, cloue à ses pieds l’orgueil du Léopard.

« Montjoye et Saint-Denis ! » — Sur un pont qui chancelle
L’épouvante a poussé le flot des ennemis…
Le pont croule : Dieu l’a permis !
Mais Jeanne, la bonne Pucelle,
Pleure « sur ces Anglais que le ciel a punis ! »

Te Deum laudamus ! — La ville est délivrée.
— « Mon épée est sans tache et mon cœur sans remords…
« Je bouterai l’Anglais dehors, « Mais la vie humaine est sacrée !… »
Et la fille au grand cœur pleurait sur tous les morts.


On la voyait, bannière au poing, les yeux en larmes,
Dans la mêlée en feu, sur son haut cheval blanc,
Garder toujours l’épée au flanc…
Lorsque la Pitié prend les armes,
Son glaive sans fureur châtie en consolant.



Cathédrale de Reims, ouvre tous tes portiques !
… Hauts mitres, et vêtus des larges dalmatiques
Pesantes de joyaux encastrés dans l’or fin,
Les évêques, debout sous les porches gothiques,
Au seuil du temple en fête attendent le Dauphin.

Et, du sommet des tours, voyant, par la campagne,
Venir Charles, — qu’un train magnifique accompagne,
Tressaillantes d’amour, les cloches ont chanté !
Car il est l’héritier de notre Charlemagne,
Et Jeanne, dans ce jour, lui rend la royauté.

« Noël ! » — Jeanne, en avant de l’escorte royale,
Tient en main, d’un grand air de gloire et de bonheur,
L’étendard dont la flamme, en plein ciel triomphale,
Salue avec orgueil la haute cathédrale :
« Il était à la peine, il doit être à l’honneur. »

« Noël ! » — Et l’on dirait que la voûte s’écroule,
Tant est puissant l’écho du Veni Creator,
Quand le prieur élève, au-dessus de la foule,
Lourd de gemmes le cadre où luit la Sainte-Ampoule
Sous un bec de colombe, entre deux ailes d’or.

Au pied du maitre-autel le Dauphin s’agenouille ;
Douze puissans seigneurs représentent les pairs :
On se montre Vendôme, Alençon, La Trémouille ;
Charles courbe son front, que l’huile sainte mouille ;
Devant lui la couronne a lancé des éclairs.


D’Albret, près du Dauphin, porte droite l’Épée.
Quand l’archevêque pose, au front de Charles, roi,
La couronne longtemps par un autre usurpée,
Jeanne d’Arc, que les voix d’en haut n’ont pas trompée,
Rayonne… Et les clochers répondent au beffroi.

Les trompettes alors, pour sonner l’allégresse,
Erigent vers le ciel leur long col pavoisé…
Sous le porche envahi tout un peuple se presse,
Et Jeanne, aux pieds du roi qui, joyeux, se redresse,
Baise le bord du long manteau fleurdelisé.



Charles VII est sacré ; c’est par elle qu’il règne,
Mais, vaincue à Paris, elle est prise à Compiègne.



Ainsi donc, la Guerrière au cœur miraculeux
A dressé l’étendard du Christ dans les ciels bleus ;
Elle le tint si haut, par-dessus la mêlée,
Qu’il toucha l’azur seul, de sa flamme envolée !
Elle l’a gardé pur, candide, éblouissant,
Jamais éclaboussé d’une goutte de sang,
Tant sa main l’élevait plus haut que la bataille,
Intangible, à travers coups d’estoc et de taille,
Lances qu’on brise et noirs canons d’où sort l’éclair !

Sur les combats mouvans, plus grondans que la mer,
Fracas, plaintes, clameurs, corps à corps, chocs de troupes,
Flots houleux de chevaux lancés, poitrails sur croupes,
Monstrueux océan où hurlent des noyés
Que broie, au fond, une hydre aux millions de pieds,
Il planait, — l’Étendard, — invincible naguère,
Symbole de la paix sur l’horreur de la guerre,
Si surhumain, si haut, si providentiel,
Qu’il semblait accourir des profondeurs du ciel,
Et que l’Anglais, hanté d’épouvantes étranges,
Croyait le voir suivi par des légions d’anges !

Et quand elle eut, — puissant Dieu d’amour ! en ton nom ! —
Sur Orléans repris planté le fier pennon,
Elle courut à Reims, la guerrière idéale,
L’incliner triomphant devant ta cathédrale
Où le peuple des saints, dans la pierre sculpté,
Frémissait d’aise, à voir sa jeune sainteté…
La France alors, Seigneur, acclamait ta guerrière ;
Tes prêtres assemblés ne criaient pas arrière,
Et l’Étendard de Jeanne entrait dans ta Maison.

Maintenant elle est seule, oubliée, en prison,
Nuit et jour enchaînée à son lit de souffrance,
Elle, l’ange divin qui délivra la France !
Et c’est en l’outrageant que les trois « houspilleurs »
Lui portent l’eau d’angoisse et le pain de douleurs.



Son regard fixe a fait revivre devant elle
Les plus beaux souvenirs de sa gloire immortelle ;
Son propre cœur dans l’ombre éblouissait ses yeux ;
C’est fini !… Rien n’est plus, du passé merveilleux :
La grande vision brusquement s’est éteinte
Qui rayonnait tantôt, vivante et comme peinte,
Dans le cadre élargi des soupiraux étroits…
Plus rien… Le ciel du soir sous des barreaux en croix.



Alors, Jeanne a croisé ses mains sur sa poitrine :
— « O sainte Marguerite, ô sainte Catherine,
« Et vous, grand saint Michel, regardez mon tourment !
« Je vous ai bien toujours obéi bravement ;
« Ce que vous commandiez, je l’ai fait en son heure ;
« Dites si vous voulez maintenant que je meure,
« Ou si nos chevaliers pensent toujours à moi,
« Et s’ils me reprendront pour me rendre à mon Roi ?
«… Si l’on m’oublie, alors, grands saints en qui j’espère,
« Je veux garder encor les troupeaux de mon père…

« … Quelle est cette lueur ?… Est-ce vous que je vois ?
« Êtes-vous là ?… Parlez !… j’ai besoin de vos voix…
« Comme on les entendait, là-bas, sous le grand chêne !…
« Seigneur, ma délivrance est-elle ou non prochaine ?
« Hélas ! je n’entends rien !… Hélas ! Seigneur Jésus,
« Pourquoi, voyant mes maux, ne me parlez-vous plus ?

Christ de Gethsemani, reconnais-tu ta plainte ?
Toi seul pourrais le dire à ta guerrière sainte
Pourquoi ton Dieu, toujours, semble mourir en nous,
Quand nous voyons grandir, pleins d’angoisse, à genoux,
L’ombre sinistre où la trahison se consomme !
Dieu n’est-il donc en nous que notre foi dans l’homme,
Puisque au soir de Judas, toi-même, épouvanté,
Tu t’es senti mourir dans ta divinité ?

Réponds à Jeanne, Christ, consolateur du monde !

Mais elle espère en vain que le ciel lui réponde :
À cause des geôliers, dont le rire est moqueur,
Elle entend mal la voix divine de son cœur.



Jeanne !… La Hire accourt ! Dunois, d’Illiers, Xaintrailles,
Les voici tous, tes grands compagnons de batailles !
La France entière est là, sous ton horrible tour :
On t’arrache à la haine avec des cris d’amour !
Ils sont tous là ! tous ceux qui te suivaient au Sacre,
À Patay, quand ton cœur maudissait le massacre,
À Beaugency, devant Jargeau, dans Orléans…
L’honneur leur fait tenter des exploits de géans ;
Ils ébranlent la tour qui croule en projectiles !
Les héroïsmes vains sont des gloires utiles,
Tous le savent ! Et dans des grondemens de fer,
Jusqu’aux murs de Rouen roulant comme une mer,
Un peuple entier s’y brise en vagues démontées,
Les grandes actions valant d’être tentées…
Mais quoi !… la ville est prise ?… on abaisse le pont ?
— « Ah ! mon Dieu m’entendait : la France me répond ! »

Visions !… Charles Sept ne tente rien pour Jeanne,
Et c’est au nom de Dieu qu’un prêtre la condamne.



Moines, prieurs, abbés, c’est l’affreux tribunal.
Cauchon préside, esprit rusé, prélat vénal,
Très illustre parmi les traîtres de l’histoire.
Discret, Bedford préside à l’interrogatoire :

— « Jeanne, je suis, de droit, votre juge.
— Nenni :
Vous vous faites mon juge, étant mon ennemi.

— Êtes-vous en état de grâce ?
— Je souhaite
Ou bien que Dieu m’y garde, ou bien que Dieu m’y mette.

— L’entendez-vous encor, la voix qui vous leurrait ?

— Oh ! je l’entendrais mieux chez nous, dans la forêt !
— Vos geôliers tourmenteurs m’en gâtent bien la joie.

— Où donc sont vos Esprits ?
— Ici, sans qu’on les voie !
Et puissiez-vous, de leur lumière, être éclairés !

— Les Anglais sont chrétiens : et vous les abhorrez !

— Je ne déteste pas l’Anglais… mais qu’il s’en aille !

— Dieu défend de verser le sang ?
— Dans la bataille,
Je dressais l’Étendard, bien haut, bien droit en main,
Afin de ne jamais verser le sang humain. »

Ainsi Jeanne sincère évitait tous les pièges.

— « Avouez-nous si vous aviez des sortilèges ?

— Deux : amour de la France et mépris du danger.

— Vous marchiez sur les morts ?
— C’est à Dieu de juger ;
Il convient parler bas de ces grandes tueries.

— Tout en usant de charme et de sorcelleries,
Vous frappiez les Anglais ?
— Mourans, je les pansais

— Vous prédisiez bien haut la victoire aux Français ?

— Je criais : « En avant ! » et j’allais la première.

— Pourtant l’Anglais triomphe et vous tient prisonnière ?

— Pour réussir, il faut durer… Enchaînez-moi,
Vous n’enchaînerez pas la fortune du Roi,
Vous n’enchaînerez pas la fortune de France.

— Ainsi vous espérez contre toute espérance !…
Dieu hait-il les Anglais ?
— Nous les mettrons dehors,
Dieu veut qu’ils sortent tous de France, sauf les morts :
J’ai mes conseils du Ciel, à qui je suis soumise.

— Il n’est conseils du Ciel que transmis par l’Église :
Le démon vous inspire, et vous risquez le feu !

— J’ai dit ce que j’ai dit : je sers d’abord mon Dieu ! »



Justice !… Eveille-toi, conscience du monde !
Et toi, terre des preux, cœur du monde chrétien,
Pousse le cri vengeur avant que ce feu gronde,
France ! ou l’opprobre anglais va devenir le tien.


Permettras-tu qu’un si grand crime se consomme ?
C’est une enfant ; son cœur est plus pur que le jour.
Son rêve a dépassé les idéals de l’homme :
Seule au monde elle fut la guerrière d’amour.

Toi, Rouen, voudras-tu que cela s’accomplisse ?
Veux-tu garder un sceau d’infamie à ton front ?
Non, non ! pour empêcher ta honte et son supplice,
D’eux-mêmes tes pavés, Rouen, se lèveront !

Le bûcher !… le bûcher !… le feu luit, le feu monte !
Le ciel va donc tonner et la terre s’ouvrir ?…
Hélas ! le sol gaulois n’a pas frémi de honte,
Et l’impassible azur laisse Jeanne mourir !

Mais les bourreaux, en la livrant vive à la flamme
Qui serpente et rugit comme un dragon d’enfer,
N’apprendront ni la mort ni l’horreur à son âme :
L’abandon fut son vrai martyre ; il est souffert.

Elle a tout épuisé des affres d’agonie
Et lorsqu’elle apparaît, sous l’écriteau fatal,
Dans la flamme, splendeur de sa gloire infinie,
Déjà le haut bûcher n’est plus qu’un piédestal.



Les soldats l’insultaient de cris et de bourrades…
En chemise, la mitre infamante à son front,
Elle allait, priant Dieu, tranquille sous l’affront.
Cauchon et Winchester trônaient sur des estrades.

De loin elle aperçut l’effroyable bûcher
Et comme, en un sursaut de révolte suprême,
La vierge s’arrêtait, se pleurant elle-même,
Elle dut, sous les coups, se remettre à marcher.

Elle retient les pleurs, mais un sanglot l’oppresse :
Quoi ! tout ce peuple anglais, qui semblait attendri,
Vient pour la voir mourir, sans protester d’un cri !…
C’est toujours l’abandon qui, seul, fait sa détresse.


Le Dieu de Jeanne d’Arc, lui, cloué sur sa croix,
Vit pleurer à ses pieds la Femme maternelle,
Et la pitié d’en haut, qu’il fit descendre en elle,
Remonta vers son cœur, au moment des effrois.

D’abord, les yeux tournés vers son Père céleste,
Il cria : « M’avez-vous abandonné, Seigneur ? »
Mais baissant les regards et voyant son bonheur :
— « Non, non, vous êtes là, tant qu’un amour nous reste ! »

Jésus-Dieu fut un homme, et Jeanne est une enfant…
Cependant il faudra que l’enfant surhumaine
Apparaisse, au milieu des flammes de la haine,
Rayonnante d’amour comme un Christ triomphant !

Et ce miracle fut. — Dans l’horrible assemblée,
Nul ne l’aime, et son cœur faiblit d’être tout seul ;
Son corps pur, cendre au vent, n’aura point de linceul…
Mais la vierge au grand cœur n’est pas longtemps troublée.

Sur l’échafaud, où la suivait son confesseur :
— « Vous lèverez la croix bien haut, — que je la voie ! »
Puis, quand, furtif, le feu rampa, cherchant sa proie :
— « Mon père, descendez, » dit-elle avec douceur.

C’est du péril d’autrui qu’elle était alarmée,
Dans l’étrange moment de mourir par le feu,
Puis elle dit : Jésus ! et, retournant à Dieu,
L’archange disparut dans l’immense fumée.


JEAN AICARD.