J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 92-96).

XXV.

CONCLUSION.

Le secret et le résultat de l’entretien de Jeanne et de ses trois amis restèrent secrets, et elle ne reparut au château qu’après le coucher du soleil.

— Je n’ai jamais vu fille pareille ! dit Cadet en la voyant entrer ; elle est moitié morte et elle travaille toujours ! Tu veux donc t’achever bien vite, vilaine Jeanne ?

— Pourquoi me dis-tu ça, vilain Cadet, répondit Jeanne en souriant. Est-ce que tu t’es tué toutes les fois que le grand cheval à mon parrain t’a jeté par terre ?

— C’est égal, dit Claudie en regardant Jeanne, je ne sais pas si tu es tombée ou non, je ne sais pas où tu as passé l’autre soir ; mais tu as la figure et la bouche aussi blanches qu’un linge ; et si tu restais comme ça, on aurait peur de toi. Tu sembles la grand’fade !

Cependant Jeanne retourna aux champs le lendemain matin. Mais elle avoua à Claudie qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Mademoiselle de Boussac l’avait fait encore coucher dans sa chambre ; et Jeanne, dans la crainte de réveiller sa chère demoiselle, s’était tenue silencieuse et calme, malgré le supplice de l’insomnie. Cependant elle assurait n’avoir qu’un petit mal de tête. Peut-être que Jeanne était trempée pour supporter héroïquement la souffrance. Peut-être aussi qu’elle avait une de ces organisations exceptionnelles, si parfaites, que la douleur physique semble n’avoir pas de prise sur elles. Le médecin qui l’interrogea dans la matinée, un peu inquiet de sa pâleur, et se méfiant du calme de ses réponses, demanda à Claudie ce qu’elle en pensait.


Arthur le couvrit de baisers. (Page 96.)

— Ah ! que voulez-vous, Monsieur, dit-elle, il y a du monde qui ne se plaint pas. Jeanne est de ceux qui ne disent jamais rien. Vous savez ! on ne peut jamais dire si ils souffrent ou s’ils ne sentent pas leur mal.

Guillaume et Arthur étaient montés à cheval dès l’aurore pour aller inviter le curé de Toull à venir déjeuner au château. Cette matinée avait été choisie d’abord pour la rencontre entre Marsillat et M. Harley. Mais Marsillat avait envoyé un exprès, la veille au soir, pour dire qu’il avait à répliquer dans son procès, et qu’il ne serait libre de quitter Guéret que dans deux jours, lorsqu’il aurait gagné ou perdu sa cause. Le courage physique de Léon et sa dextérité à manier toutes sortes d’armes étaient assez connus pour qu’il ne dût pas craindre d’être accusé d’hésitation ni de lenteur volontaire, et il est certain qu’il était impatient de se voir en face de sir Arthur. Mais il pensait que ce duel et les événements qui y avaient donné lieu se répandraient bientôt, que le blâme s’élèverait contre sa conduite, que le ridicule, qu’il craignait encore davantage, l’atteindrait peut-être. Il ignorait la chute de Jeanne ; il n’avait pas revu Raguet. Ce misérable, qui avait longtemps cherché à le servir malgré lui dans l’espoir d’une récompense, s’était vu déçu dans ses rêves de cupidité par l’aversion et le mépris de l’avocat. Il était indigné que ce dernier eût profité de ses avis sans les payer ; et comme il errait dans l’ombre, au carroir du mont Barlot, au moment où Léon avait décidé Jeanne à venir à Montbrat, il avait peut-être entendu de quelle manière l’avocat s’exprimait sur son compte. Il s’était tourné contre lui par vengeance autant que par vénalité, et le fuyait désormais, craignant son ressentiment ; mais Léon ignorait tout. Il pensait que Jeanne se plaignait de lui en confidence à tout le château de Boussac, que tout le château le condamnait, que toute la ville le raillerait bientôt ; et, ne pouvant guère espérer de se laver de ce qu’il appelait son fiasco, il voulait au moins y apporter le contre-poids d’un grand succès oratoire. Il avait une belle cause ; il tenait à la plaider, à la gagner avec éclat, et à cacher, comme il disait, les blessures de son amour-propre sous les lauriers de sa gloire.

Guillaume, tout occupé de Jeanne et d’Arthur, paraissait avoir oublié Marsillat. Il nourrissait contre lui des projets de vengeance plus ardents que ceux d’Arthur ; mais il les cachait, luttant de dévouement dans le secret de son âme avec celui qu’il regardait déjà comme son frère, et qui, de son côté, poursuivait le même dessein de préserver les jours de l’ami, en se risquant le premier dans une rencontre périlleuse pour l’un comme pour l’autre.

M. Alain, après le déjeuner, fut emmené dans la prairie par les jeunes gens, sous prétexte de promenade ; et tandis qu’Arthur, Guillaume et Marie faisaient le guet pour empêcher les deux Charmoise de venir les troubler, le bon curé de Toull causait avec Jeanne derrière les rochers. M. Alain avait réussi, dans la solitude, à étouffer le tumulte de ses pensées. Il avait fouillé tous les viviers de la montagne de Toull, et il n’avait pas retrouvé la source minérale engloutie par la reine des fades. Mais il n’en était que plus passionné pour cette découverte ; et à force de gratter la terre, de recueillir des médailles et des légendes, il était devenu tout à fait antiquaire ; c’est-à-dire qu’il avait oublié la jeunesse et ses agitations douloureuses. Il grisonnait déjà, et, à trente-deux ans, il avait la tournure d’un vieillard. La fièvre marchoise avait contribué aussi à mettre de la gravité dans les allures et de l’abattement dans les pensées du pauvre et honnête pasteur.

— Ma fille, disait-il à Jeanne, vous avez fait vœu de chasteté, de pauvreté et d’humilité, je le sais ; mais…

— Il n’y a pas de mais, monsieur l’abbé, répondit Jeanne. C’est un vœu que ma chère défunte mère m’a commandé de faire, lorsque je n’avais encore que quinze ans, et que vous m’avez permis de renouveler ensuite, tous les ans, à la fête de Pâques, en recevant la communion.

— Oui, mon enfant, votre premier vœu était un peu entaché de paganisme ; car vous aviez juré sur la pierre d’Ep-Nell, et c’est un tabernacle dont je ne puis reconnaître la sainteté. Ainsi ce premier vœu est de nulle valeur à mes yeux, et ne vous engage pas, d’autant plus que la cause première était tout à fait illusoire et vaine. Vous le savez maintenant.

— La cause, la cause, monsieur le curé !… Ce n’était pas une mauvaise cause. Ma mère pensait que les fades du mont Barlot me voulaient du mal puisqu’elles m’avaient mis ces trois pièces de monnaie dans la main ; et elle disait que, pour m’en préserver, il fallait faire trois vœux à la sainte Vierge : vœu de pauvreté, à cause du louis d’or ; vœu de chasteté, à cause du gros écu ; vœu d’humilité, à cause de la pièce de cinq sous… Voilà comme la chose s’est passée… Je ne peux rien y changer.

— Mais vous ne compreniez pas ces vœux ? vous étiez une enfant.

— Oh ! que si, que je les comprenais bien !

— Mais vous les faisiez pour obéir à votre mère ?

— Ça me faisait plaisir de lui obéir, et de plaire aussi à la sainte Vierge, et de ressembler à la Grande Pastoure, qui a fait avec ses vœux le miracle de chasser les Anglais de notre pays.

— Très bien. Mais la sainte Vierge, vous l’appeliez la grand’fade ? avouez-le, Jeanne !

— Qu’est-ce que ça fait que nous l’appelions comme ça, monsieur l’abbé ? ça ne lui fait pas déshonneur.

— Et vous pensiez aussi qu’elle vous aiderait à trouver le trésor et à donzer le veau d’or.

— Elle avait bien aidé la Grande Pastoure à gagner des villes et des grandes batailles ! elle pouvait bien me faire trouver le trou-à-l’or, qui doit rendre riche tout le monde qui est sur la terre. Ça n’est pas par avarice que je souhaitais cela, monsieur le curé, puisque j’avais fait vœu de pauvreté pour moi. Ça n’était pas pour trouver un mari, puisque j’avais fait vœu de virginité. Ça n’était pas non plus pour faire parler de moi, puisque j’avais fait vœu d’être humble et de rester bergère.

— Mais, maintenant, Jeanne, toutes ces rêveries de trésor, de guerre aux Anglais, et de richesse universelle qui vous ont bercée si longtemps, doivent être effacées. Vous voyez bien qu’il n’y faut plus songer, et il serait peut-être plus heureux et plus méritoire pour vous d’épouser un homme riche, humain et bienfaisant, qui ferait cultiver nos terres, assainir notre pays, et qui rendrait les habitants heureux en travaillant.

— Je ne sais pas tout cela, monsieur l’abbé. C’est possible ; et si ça est, je fais grand cas des bonnes intentions de cet homme-là. Mais je ne peux pas manquer à mon vœu. Je l’ai fait dans la liberté de ma pure volonté ; et vous avez beau dire que puisque les pièces de monnaie me sont venues de trois messieurs, au lieu de me venir de trois fades, la cause du vœu est nulle, je dis, moi, que le vœu reste, et qu’on ne peut pas se moquer de ces choses-là.

— À Dieu ne plaise que je vous conseille de vous en moquer ! Les engagements pris avec Dieu et notre conscience sont mille fois plus sacrés que ceux qu’on prend avec les hommes. Mais il y a des vœux téméraires que l’Église ne reconnaît pas valables, et que Dieu repousse quand la cause est frivole ou coupable.

— Coupable, monsieur l’abbé ? quand mon vœu était destiné à rendre heureux tous les pauvres qui sont sur la terre !

— Convenez que vous bâtissiez vos engagements sur une erreur, sur une grossière superstition. Votre cœur est admirablement bon, votre intention fut sublime ; mais votre esprit n’est pas éclairé, Jeanne, et vous devez croire que j’en sais un peu plus long que vous sur les cas de conscience.

— Pourtant, monsieur l’abbé, quand vous m’avez permis de renouveler mon vœu dans l’église, vous l’avez cru bon !

— Et je le crois tel encore ; mais la cause du vœu n’en est pas moins nulle. J’ignorais, à cette époque, tout ce que je sais maintenant des superstitions toulloises ; et vous avez, vous autres, une manière de vous confesser par métaphores, qui fait qu’on croit que vous parlez du bon Dieu quand vous parlez quelquefois du diable.

— Oh ! non, monsieur l’abbé, dit Jeanne un peu fâchée, je ne rends pas de culte au diable !

— Je ne dis pas cela, ma bonne Jeanne ; mais je dis que l’Église pourrait maintenant vous relever de tous vos vœux.

— L’église, monsieur l’abbé ? l’église de Toull-Sainte-Croix ?

— Non, mon enfant, l’église de Rome.

Jeanne baissa les yeux d’un air soumis. Elle avait bien entendu parler de l’église romaine à son curé. Mais, comme chez tous les paysans, ce mot ne présentait à son esprit d’autre sens que celui d’un bel édifice, objet de dévotion particulière, où les riches seuls pouvaient aller en pèlerinage.

— Je crois bien à la vertu de l’église de Rome, dit-elle ; mais quoique ça, il n’y a pas d’église qui soit plus que Dieu.

Le curé essaya de se faire comprendre. Il parla du pape. Les paysans entendent aussi quelquefois parler du pape. Ils l’appellent le grand prêtre, et Jeanne ne pouvait s’habituer à l’appeler autrement.

— Ce n’est pas au grand prêtre, pas plus qu’à l’église de Rome, ou à celle de Saint-Martial de Toull, que j’ai fait mes promesses, dit-elle ; c’est au bon Dieu du ciel, à la grand’Vierge et à ma chère défunte mère. Celle-là ne disait pas toujours comme vous, monsieur l’abbé ; et sur l’article des vœux, elle me disait tous les jours que c’était pour ma vie, et qu’il serait plus heureux pour moi de mourir que de me trahir.

Le curé parla encore du chef de l’Église, du successeur des apôtres qui a reçu les clefs du ciel et le pouvoir de délier les âmes sur la terre. Jeanne fut étonnée, un peu scandalisée même, malgré elle, du pouvoir que M. Alain attribuait à un homme.

— Tout ça ne fera pas, dit-elle, que je n’aie pas juré sur la pierre d’Ep-Nell, pendant que le corps de ma pauvre défunte était là, et que notre maison achevait de brûler, de ne jamais manquer à mes vœux, de ne jamais me marier, et de ne jamais tant seulement embrasser un homme par amour. Vous voyez bien, monsieur l’abbé, que l’âme de ma mère viendrait me faire des reproches, que la Grand’Vierge me retirerait son amitié, et que le bon Dieu me punirait. Ce qui est fait, on n’y peut rien changer, et c’est inutile d’y penser.

Rien ne put ébranler la résolution saintement fanatique de Jeanne ; et M. Alain, qui l’interrogeait plus encore pour l’éprouver que pour la convaincre, revint d’auprès d’elle pénétré d’une admiration qu’il communiqua à ses jeunes amis, mais qui n’empêcha pas sir Arthur de tomber dans une profonde tristesse. Il s’approcha de Jeanne, attacha sur elle un regard douloureux, et s’éloigna sans lui dire un mot, résolu à respecter sa foi et à vaincre son propre amour, s’il en avait la force.

Le curé vint prendre congé de madame de Boussac, qui, ne sachant point le vrai motif de sa visite, l’avait trouvé très-amusant et très-original. Elle essaya de le pousser encore un peu sur les étymologies ; mais personne ne la seconda plus. L’espérance avait donné, une heure auparavant, de la gaîté aux amis de Jeanne. Ils faisaient maintenant de vains efforts pour sourire.

M. Alain allait se retirer, et déjà on lui amenait son cheval devant la porte, lorsque Marie monta à sa chambre pour prendre un livre qu’elle lui avait promis. Elle trouva Jeanne à genoux, sur son prie-Dieu, pâle comme la vierge d’albâtre qui recevait sa prière, les yeux ouverts et comme décolorés, les mains jointes et le corps raide et penché en avant. La fixité de son regard et de son attitude épouvanta mademoiselle de Boussac.

— Jeanne, s’écria-t-elle, qu’as-tu ? réponds-moi ; à quoi penses-tu ? es-tu malade ? ne m’entends-tu pas ?

Jeanne resta immobile, les lèvres entr’ouvertes. Marie la toucha, elle était glacée, et ses membres étaient raides comme ceux d’une statue. Aux cris de mademoiselle de Boussac, tout le monde accourut. On crut d’abord que Jeanne était morte. Le médecin n’était pas loin ; il fit une seconde saignée, et Jeanne reprit ses esprits. Mais elle fit signe qu’elle voulait parler bas au curé ; et, comme on l’engageait à ne pas parler encore, parce qu’elle était trop faible, elle dit d’une voix éteinte :

— Ça m’est commandé d’en haut.

Quand tout le monde se fut éloigné, Jeanne dit à M. Alain de cette voix si faible qu’il avait peine à l’entendre :

— Je me sens malade, et je pourrais bien en mourir. Je veux donc vous faire ma confession, monsieur l’abbé, du moins mal que je pourrai… Vous savez… cet Anglais ? Où est-il ? Eh bien ! j’y pensais, j’y pensais un peu trop souvent.

— Malgré vous, sans doute, ma fille ?

— Oh ! bien sûr. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher ; et depuis hier surtout, toute la nuit je l’avais devant les yeux. Est-ce un péché mortel, monsieur le curé ?

— Non, sans doute, mon enfant. Ce n’est même pas un péché, puisque c’est une préoccupation involontaire.

— Mais encore tout à l’heure, dans le pré, en vous parlant, j’avais comme du regret d’être obligée de garder mon vœu. Ce n’est pas que j’aurais voulu être mariée, je n’ai jamais pensé à ça ; mais ça me faisait de la peine de faire tant de peine à ce monsieur qui est si bon.

— Eh bien ! Jeanne, croyez-vous que je doive faire faire des démarches auprès du Saint Père pour obtenir la rupture de vos vœux.

— Oh ! jamais, monsieur l’abbé ! D’ailleurs, il ne s’agit pas de ça ; il s’agit de mettre mon âme en paix. Ma chère amie qui est dans le ciel me reprocherait, j’en suis sûre, d’avoir des sentiments pour un Anglais, et j’ai honte d’être si faible. Mais quand il m’a regardée dans le pré, comme pour me dire adieu, ça m’a fendu le cœur. Il faut que vous me donniez l’absolution pour ça, monsieur l’abbé.

— Avez-vous eu des sentiments du même genre pour quelque autre, Jeanne ?

— Oh non ! Monsieur, jamais. J’ai eu du chagrin pour mon parrain, mais ça n’était pas la même chose. Je ne me reproche pas ça…

— Eh !… pardonnez mes questions, ma fille, mais au moment de vous donner l’absolution, je dois secourir votre mémoire, affaiblie peut-être ; M. Léon Marsillat…

— Oh ! celui-là ! dit Jeanne…

Mais elle était trop épuisée pour parler davantage ; elle ne put que sourire avec une douceur angélique à laquelle se mêla un peu de la fierté malicieuse de la femme. Le curé lui donna l’absolution, et elle parut s’endormir. Quand elle se réveilla, Marie tenait sa main ; Guillaume, pâle et consterné, était à genoux auprès d’elle ; M. Harley, debout et immobile, semblait paralysé. Le médecin lui avait dit des mots terribles :

— Le cas est grave, cette jeune fille pourrait bien succomber d’un instant à l’autre.

Cependant Jeanne parut se relever de cette crise. Couchée sur le propre lit de sa chère mignonne, et soignée par elle, elle paraissait jouir d’un grand calme et assurait ne pas souffrir du tout.

— Cela m’étonne, disait le médecin, il faut qu’elle dorme ou qu’elle souffre.

Mais on ne put savoir à quoi s’en tenir. Claudie avait bien expliqué que Jeanne était de ceux qui ne se plaignent pas : était-elle de ceux qui souffrent ? Marie pensait qu’elle était de la nature des anges, qui ne sentent d’autres douleurs que la pitié pour les hommes.

Après sa confession, Jeanne parut avoir surmonté son regret ou abjuré ses scrupules ; car elle regarda M. Harley sans émotion, et, en recevant les adieux de M. Alain, qui était forcé de retourner à sa paroisse avant la nuit, elle lui dit qu’elle se sentait l’âme en paix. Vers le coucher du soleil, elle se souleva et fit signe à Cadet et à Claudie de venir auprès d’elle.

— Mes enfants, leur dit-elle, si je venais à mourir, vous auriez soin de Finaud, pas vrai ?

Cadet ne répondit que par des sanglots. Claudie s’écria du fond de son cœur :

— Ne meurs pas, Jeanne ; j’aimerais mieux mourir à ta place.

— Oh ! je n’ai pas envie de mourir ! dit Jeanne en souriant. Allez-vous-en servir le dîner, mes enfants ; on l’a bien assez retardé pour moi. Mon parrain, ma mignonne, il faut aller dîner. Je suis très-bien, Dieu merci ! Vous viendrez me revoir après, si vous voulez.

— Oui, oui, allez dîner, dit le médecin, qui tenait le bras de Jeanne. Le pouls est bon. Ce ne sera rien aujourd’hui.

— Monsieur Harley, dit-il à sir Arthur en le suivant dans le corridor, avant un quart d’heure cette fille sera morte. Mademoiselle de Boussac est fort sensible et l’aime beaucoup. Guillaume en est, je crois, fort amoureux. Ces pauvres enfants sont d’une santé trop délicate pour assister à un pareil spectacle. Emmenez-les et ne faites semblant de rien, vous qui êtes un homme calme et fort. Ordonnez à Claudie de descendre et de rester en bas ; elle jetterait les hauts cris dans la maison… Et puis, revenez, vous ! Il est possible que nous ne soyons pas trop de deux pour contenir la malade dans ses dernières convulsions.

M. Harley, la mort dans l’âme, suivit de point en point les indications prudentes du médecin. Lorsqu’il rentra, Cadet, qui était resté avec ce dernier auprès de Jeanne, vint à sa rencontre en riant. « Oh ! la Jeanne va bien mieux, dit-il en frappant ses mains l’une dans l’autre, la voilà qui chante. Oh ! je suis-t-i content ! J’avais ben cru qu’alle en mourrait ! » — Va-t’en servir le dîner, lui cria le médecin. Tu vois, nous n’avons plus besoin de toi. — Monsieur Harley, ajouta-t-il, fermez les portes et les fenêtres ; qu’on n’entende pas cette agonie, et apprêtez-vous à un peu de courage. Ces fins-là sont violentes et affreuses. C’est une commotion cérébrale ; la crise se prépare… Ce ne sera pas long.

Le sang-froid terrible du médecin glaçait le malheureux Arthur d’horreur et de désespoir. Jeanne, assise sur son lit, les joues bleuies et les yeux étincelants, caressait son chien, et chantait d’une voix forte et vibrante :

Là où donc est le temps
Où j’étais sur ma porte,
Assise dans mon habit blanc…

Mais le docteur s’était trompé. La fin de Jeanne devait être aussi douce et aussi résignée que sa vie. Sa voix s’adoucit, et prit un accent céleste en murmurant ces vers d’une autre chanson du pays :

En traversant les nuages,
J’entends chanter ma mort.
Sur le bord du rivage
On me regrette encore…

Oh, moi là ! oh, moi là ! Finaud, mon petit chien, mon chien Finaud ! Tranche, tranche, aoulé, aoulé ! en sus, en sus… vire, vire, vire !…

— Que dit-elle, mon Dieu ! s’écria M. Harley en joignant les mains.

— Elle rassemble son troupeau pour partir ; elle excite son chien, dit le docteur. Elle se croit au pré… C’est le délire.

— Monsieur Harley, je veux vous parler, dit tout à coup Jeanne d’une voix ferme. Vous êtes un brave homme, un homme selon Dieu… Ma chère mignonne est un ange du ciel… Je vous commande de la part du bon Dieu et de la Sainte-Vierge de l’épouser… Et puis, écoutez, vous irez à Toull-Sainte-Croix, vous assemblerez tous les gens de l’endroit, et vous leur direz de ma part ce que je vas vous dire : Il y a un trésor dans la terre. Il n’est à personne ; il est à tout le monde. Tant qu’un chacun le cherchera pour le prendre et pour le garder à lui tout seul, aucun ne le trouvera. Ceux qui voudront le partager entre tout le monde, ceux-là le trouveront ; et ceux qui feront cela seront plus riches que tout le monde, quand même ils n’auraient que cinq sous… comme moi… et comme sainte Thérèse… Vous leur direz cela, c’est la connaissance, la vraie connaissance que ma mère m’a donnée ou qu’elle m’avait bien commandé de donner à tout le monde quand j’aurais trouvé le trésor. S’ils ne vous écoutent pas, ils pourront encore longtemps chanter la vieille chanson :

Dites-moi donc, ma mère,
Où les Français en sont ?
Ils sont dans la misère,
Toujours comme ils étions.

La voix de Jeanne avait un timbre céleste, mais elle s’affaiblissait de plus en plus.

— Monsieur Harley, dit-elle, attendez, ne partez pas encore ; mettez-moi mon chapelet dans les mains… Y est-il ? Je ne le sens pas ; j’ai les mains mortes. Vous aimerez ma chère mignonne, pas vrai ? Oh ! mon Dieu, voilà la grand’fade devant moi ; comme elle est blanche ! Elle éclaire comme le soleil… Elle a le bœuf d’or sous ses pieds ! Adieu, mes amis !… Adieu, mon Cadet ; adieu, ma Claudie… Êtes-vous là ? Vous prierez le bon Dieu pour moi… Vous recommanderez ma pauvre tante à mon parrain… Et ma chère mignonne ? Ah ! je la vois !… Bonsoir, ma chère demoiselle, voilà le soleil qui s’en va… et le clocher de Toull qui se montre. M’y voilà arrivée, Dieu merci !…

Jeanne étendit le bras, et voulut saisir la main de sir Arthur, qu’elle prenait pour Marie. Mais elle l’avait dit, ses mains étaient mortes, et son bras demeura raide hors du lit. Arthur le couvrit de baisers qu’elle ne sentit pas. Elle avait cessé de vivre…

Guillaume, Arthur et Marie, brisés d’abord par la douleur, retrouvèrent leur courage pour aller ensevelir le corps de Jeanne dans le cimetière de Toull, à côté de celui de Tula et des autres parents.

Malgré les précautions de sir Arthur, Guillaume se battit en duel avec Marsillat. Ce dernier, en apprenant la chute et la mort de Jeanne, avait perdu tout son orgueil, et il avait été s’accuser et gémir sincèrement dans le sein de sir Arthur, qui lui avait tout pardonné, le trouvant bien assez puni par ses remords. Mais Guillaume continuait à être exaspéré contre lui. Sa mère l’avait détrompé, en lui disant, pour le consoler de la perte de Jeanne, que cette jeune fille n’était pas et ne pouvait pas être sa sœur. Cette nouvelle révélation ne fit qu’irriter la douleur du jeune homme. Il accusa madame de Charmois et Marsillat de la mort de cette chaste victime, et sa fureur contre Léon ne connut plus de bornes. Il le provoqua si amèrement que, malgré la patience et la générosité dont le bouillant avocat fit preuve en cette occasion, il le força de se battre avec lui dans le cromlech des pierres jomâtres. Marsillat avait fait tout au monde pour éviter cette extrémité. Il avait trop d’avantage sur Guillaume, et pourtant celui-ci le blessa grièvement à la cuisse. Marsillat en resta boiteux, ce qui nuisait singulièrement à ses succès auprès des beautés de la ville et de la campagne. Une difformité, ou une infirmité, si peu choquante qu’elle soit, est plus répulsive aux paysans qu’une laideur amère jointe à un corps bien constitué. Claudie ressentit l’effet de cette disgrâce de son amant ; ou plutôt, lorsqu’elle eut appris ou deviné la véritable cause de la mort de Jeanne, elle ne put jamais pardonner.

Marie et Arthur furent longtemps inconsolables. Mais Jeanne avait dicté ses dernières intentions à M. Harley, qui se fit un devoir de les remplir. Après Jeanne, Marie était pour lui la plus excellente de toutes les femmes. Leur affection pour cette chère défunte forma un lien sacré entre eux. Ils se marièrent un an après sa mort, et voyagèrent pendant quelque temps avec Guillaume, pour le distraire de sa douleur sombre. Le jeune baron se rétablit enfin, et n’épousa point Elvire de Charmois, qui resta longtemps fille, au grand déconfort de sa mère.

Guillaume n’était pas sans remords. Il se reprochait amèrement d’avoir aimé Jeanne trop ou trop peu, de n’avoir pas su vaincre à temps sa passion, ou de n’y avoir pas héroïquement cédé, en offrant le premier à sa filleule un amour noble et dévoué comme celui de M. Harley. À quelque chose, dit-on, malheur est bon. Cela est vrai, si le repentir nous purifie. Guillaume en fut un exemple. Il ne fit point d’actions éclatantes ; il resta rêveur et amant de la solitude ; mais il porta dans toutes ses relations avec les hommes que le préjugé lui rendait inférieurs une charité et une bienveillance à toute épreuve. Il ne fit en cela qu’imiter sa sœur et son beau-frère, dont les idées et les actions généreuses semblèrent d’un siècle en avant du temps misérable et condamné où nous vivons.

Marsillat avait reçu une dure leçon. Il se corrigea du libertinage ; mais il avait le fond de l’âme trop égoïste pour ne pas remplacer cette mauvaise passion par une autre. L’ambition politique devint le stimulant de son intelligence et la chimère de sa vie.