J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 87-92).
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XXIV.

MALHEUR.

Raguet marchait en regardant derrière lui avec précaution, et il s’empressa d’attirer Guillaume et son ami au dehors.

— Vous cherchez la fille, dit cet espion vigilant, et sans moi vous ne la trouverez jamais. Combien me donnerez-vous pour ça ?

— Ce que tu voudras, l’ami ! répondit Guillaume. Tu ne nous as pas trompés, nous ne compterons pas avec toi.

— Si fait, mon garçon, comptez ! comptez ! dit Raguet en tendant son chapeau.

Guillaume prit une poignée d’argent dans sa poche et la jeta dans le chapeau crasseux du mendiant, sans compter, en effet.



Sir Arthur s’élança le premier. (Page 86)

— Ça va bien, la nuit n’est pas mauvaise, dit Raguet ; z’enfants, venez avec moi.

Et il les conduisit, le long des murs extérieurs du vieux château, jusqu’à un endroit où il s’arrêta. Le terrain, formé par les éboulements de la ruine, avait été déblayé et creusé en cet endroit, comme pour éloigner du sol la fenêtre étroite mais dégarnie de ses antiques barreaux de fer, qui éclairait la tourelle consacrée au pied-à-terre de Marsillat. On avait rejeté plus loin les terres et les graviers amoncelés contre les premiers étages, et cette fenêtre se trouvait ainsi élevée à environ vingt-cinq pieds au-dessus d’une sorte de tranchée à pic qui n’était que le rétablissement partiel de l’ancien bassin des fossés du château. Marsillat, passant souvent les nuits dans ce manoir isolé et désert, s’y était fortifié dans son petit coin du mieux qu’il avait pu.

— Où nous conduisez-vous ? dit Guillaume en voyant Raguet lui indiquer le fond de la tranchée du bout de son bâton.

— Elle est là, dit Raguet en parlant très-bas et en se cachant derrière un monceau de débris pour n’être pas vu de la fenêtre de la tourelle. Puis il releva son bâton, indiqua cette fenêtre, fit avec son bâton un geste de haut en bas, et ajouta avec un accent d’indifférence atroce :

— Il n’y a qu’un petit malheur, c’est que la fille est morte !… Allez-y voir, pourtant… Je ne pourrais pas en jurer… Je l’ai bien vue tomber, mais je n’ai pas voulu en approcher… pas si bête !… Si l’affaire va en justice, on me mettrait encore ça sur le corps.

Et Raguet disparut comme la première fois. Il craignait Marsillat ; mais ce dernier, qui avait observé, du seuil de la tourelle, la sortie de Guillaume et d’Arthur, cherchait Jeanne dans le préau, et se frottait les mains à l’idée de la retrouver blottie et tremblante dans quelque coin.

Arthur et Guillaume étaient déjà au fond de la tranchée. Plus morts que vifs, ils s’agitaient en vain dans l’ombre. Jeanne n’y était pas.

— Grâce au ciel, dit Arthur, cette fois le vagabond nous a trompés.

— Hélas ! non, dit Guillaume, car voici la mante de Jeanne ! Et il ramassa la cape de la jeune fille.


C’était Jeanne immobile, pâle comme une morte. (Page 89.)

Ils gagnèrent le fond du ravin en suivant la direction de la tranchée, cherchant toujours, mais n’osant plus échanger leurs réflexions sinistres.

Au fond de ce ravin étroit coule un filet d’eau cristalline qui murmure entre les rochers. La source est là qui sort de terre entre de gros blocs de pierre blanche, et qui se verse au dehors avec un petit bruit de pluie continue. Guillaume courut vers ces bancs de pierre, et fit un cri de joie en voyant clairement une femme assise au bord de la source. La lune, dégagée des nuages, donnait en plein sur elle. C’était Jeanne immobile, pâle comme une morte, mais le sourire sur les lèvres et les mains croisées l’une sur l’autre dans une attitude rêveuse et tranquille. Finaud était couché à ses pieds.

— Jeanne ! s’écria Guillaume, en tombant à genoux auprès d’elle, tu es sauvée ! Dieu soit mille fois béni !

— Oh ! ça n’est rien, rien du tout, mon parrain, dit Jeanne en se laissant prendre et baiser les mains. Bonjour, monsieur Arthur ? Vous voilà donc revenu de votre voyage ? Ça va bien, merci.

— Jeanne, Jeanne, d’où viens-tu ? Où étais-tu cachée ? Tu n’es donc pas tombée ? dit Guillaume.

— Tombée ? Oui, m’est avis que je suis tombée un peu fort… C’est la jument à M. Marsillat… Non… je ne sais plus, mon parrain ; j’ai dormi par terre un peu de temps ; mais mon chien m’a tant tiraillée qu’il m’a réveillée. Et puis je me suis levée ; je n’ai rien de cassé, car j’ai marché un bout de chemin. Mais je suis vannée de fatigue, et je me suis assise là pour me reposer un brin. Je ne vois plus mes vaches. Claudie les aura fait rentrer. Allons, mon parrain, ça doit être l’heure de rentrer aussi à la maison.

— Oui, à la maison ! Bonne Jeanne, ma chère Jeanne, ô ma sœur chérie !

— Votre sœur ? Elle est donc là, cette chère mignonne ? Je ne la vois pas ! Dame ! Je suis tout étourdie, mon parrain. Je ne sais pas d’où je sors.

— Guillaume, dit M. Harley à voix basse, ne la faites pas parler, ne lui donnez pas d’émotion. Elle s’est jetée par la fenêtre, cela est certain… Et Arthur, se retournant, regarda en frémissant l’élévation de cette fenêtre que l’éloignement faisait paraître plus effrayante encore. Quelle chute ! dit-il, et quel miracle Dieu a daigné faire pour nous ! Ceci n’aura pas de suites, j’espère. Mais vous voyez qu’elle n’a pas sa tête. Essayons de la faire marcher, et ne la forçons pas à rassembler trop vite ses souvenirs. En arrivant à Boussac, il sera prudent de la faire saigner.

— Allons-nous-en, pas vrai, mon parrain ? dit Jeanne en se levant avec aisance. J’ai quasiment peur dans l’endroit d’ici, je ne sais pas pourquoi ; mais je ne reconnais pas le pays. Sommes-nous dans le pré du château ? N’avez-vous pas vu le père Raguet ?

— Raguet ! dit Guillaume, qui se rappela enfin où il avait rencontré le vagabond. Non, Jeanne, il n’y a pas de Raguet ici. Viens, ta chère mignonne t’attend pour te dire bonsoir avant de se coucher.

Jeanne marcha sans effort, appuyée sur le bras de Guillaume ; et Arthur ayant été chercher les chevaux qu’il avait attachés à la porte du château en arrivant, la prit en croupe sur le sien. Ils regagnèrent la route de Boussac, en longeant le vallon de la Petite-Creuse. Guillaume reconnaissait le pays, éclairé par la lune ; mais ils marchaient au pas, le plus lentement possible, sir Arthur craignant de provoquer chez Jeanne quelque crise nerveuse, à la suite de l’ébranlement terrible de sa chute. Ému, triste et tendre, le bon M. Harley n’osait lui adresser la parole que pour lui demander de temps en temps comment elle se trouvait.

— Mais je me trouve bien, répondait Jeanne avec surprise. Pourquoi donc que vous me demandez ça, monsieur Harley ? Je ne suis pas malade.

Jeanne avait perdu la mémoire de toutes ses afflictions. Elle paraissait méditer, et cependant l’action de sa pensée n’était plus qu’un rêve paisible et doux. La nuit était devenue sereine et la lune brillante. Jeanne entendait encore le chant du grillon et de la grenouille verte, comme lorsqu’elle avait marché dans la direction de Toull. Mais elle tournait le dos cette fois au clocher de son village, et elle ne s’en rendait pas compte. Tout flottait devant ses yeux, tout se confondait dans ses souvenirs et dans ses affections : la veillée d’autrefois, dans les prés du Bourbonnais, la rêverie du matin dans la rosée autour du château, ses chèvres d’Ep-Nell, ses vaches de Boussac, le bon curé Alain, la chère demoiselle Marie et jusqu’à sa mère Tula, qui n’était plus morte dans cet heureux songe qu’elle faisait les yeux ouverts. Quelquefois elle penchait sa tête languissante sur l’épaule de sir Arthur ; et sa pudeur craintive ne s’apercevait pas de la présence de cet ami, dont elle sentait vaguement l’influence affectueuse et chaste s’étendre sur elle, à son insu.

Lorsque nos trois jeunes personnages arrivèrent au château de Boussac, il était plus de minuit. La maison était à peu près déserte. Claudie, inquiète et consternée, pleurait seule dans un coin de la cuisine, et Cadet n’était pas là pour prendre les chevaux. Il était monté à cheval lui-même, sur l’ordre de madame de Boussac, pour chercher Guillaume, dont le brusque départ et la longue absence avaient excité les plus vives inquiétudes.

— Votre maman a été sur la route de Toull jusqu’à dix heures du soir pour vous attendre, dit Claudie au jeune baron. Elle ne fait que de rentrer, et mam’selle Marie y est encore avec madame de Charmois.

— J’irai rassurer mademoiselle Marie, dit M. Harley à Guillaume ; allez consoler votre mère, et recommandez à Claudie de bien soigner Jeanne. En passant, j’avertirai le médecin de venir la voir.

— Le médecin est encore dans la maison, dit Claudie. Tu t’es donc trouvée fatiguée (malade), ma Jeanne ?

— Ça n’est rien, dit Jeanne en l’embrassant.

Madame de Boussac gronda son fils en pleurant. Contre sa coutume, Guillaume reçut les tendres reproches de sa mère avec un peu de hauteur et d’impatience. Il prétendit qu’il ne savait pas pourquoi depuis quelques jours tout le monde voulait lui persuader qu’il était malade ; il assura qu’il se sentait fort bien, qu’il avait eu la fantaisie, comme cela lui était arrivé bien d’autres fois, d’aller voir le lever de la lune sur les pierres jomâtres ; qu’en chemin il s’était arrêté pour causer avec sir Arthur, qu’il avait saisi au passage ; puis qu’ils avaient rencontré Jeanne qui venait de voir sa tante malade à Toull ; qu’il avait pris sa filleule en croupe, et qu’il avait eu le malheur de la laisser tomber ; qu’enfin ils étaient revenus au pas par la route d’en bas, pour ne pas fatiguer cette pauvre enfant, un peu brisée de sa chute.

L’histoire était plus vraisemblable et plus naturelle ainsi que la vérité même. Madame de Boussac ne la révoqua point en doute ; seulement elle fit observer à son fils qu’il était ridicule et déplacé de prendre sa servante en croupe ; que c’étaient des usages de la petite bourgeoisie du pays, fort détestables à imiter. Comme elle paraissait un peu plus sensible à cette inconvenance de Guillaume qu’à l’accident de Jeanne, Guillaume, irrité, répondit avec un peu d’aigreur que Jeanne était son égale de toutes les manières, et qu’il s’étonnait de la différence qu’on voulait établir, dans les préjugés du monde, entre une personne et une autre. Madame de Boussac trouva qu’il s’insurgeait ; elle le gronda, pleura encore, et ne put le décider à écouter la fin de sa mercuriale. — Chère maman, lui dit-il, il y a une chose qui m’inquiète beaucoup plus : c’est l’accident arrivé à ma sœur de lait, à votre filleule, à cette amie, à cette enfant de la maison, que je ne pourrai jamais traiter de servante ni regarder comme telle, après tous les soins qu’elle m’a prodigués dans ma maladie. Vous permettrez que j’aille m’informer d’elle, et que je remette à demain notre discussion sur la supériorité de mon rang et l’excellence de ma personne. J’ai eu bien tort, en effet, de prendre Jeanne sur mon cheval, puisque j’ai eu la déplorable maladresse de la laisser tomber. Voilà, je le confesse, la seule chose dont je me repente amèrement.

Quelques instants après, madame de Boussac, Guillaume, Marie, Arthur et le médecin étaient rassemblés autour de Jeanne, que Marie avait fait venir dans sa chambre, et qui s’étonnait de leur inquiétude. Le médecin s’en étonnait aussi. Jeanne, ne se rappelant pas d’où elle était tombée, et se persuadant que ce qu’elle entendait raconter de son accident était la vérité, avait pourtant le souvenir distinct d’être tombée sur ses pieds sur la terre fraîchement remuée, puis sur ses genoux, et d’être restée comme endormie pendant un temps qu’elle ne pouvait préciser.

— Eh pardieu ! ce n’est rien qu’un étourdissement, disait le médecin, la surprise, la peur peut-être. Elle ne souffre de nulle part, donc elle ne s’est pas fait de mal. Il n’y a donc pas à s’occuper de cela.

— Monsieur, dit sir Arthur en l’attirant à l’écart, la chute est plus grave que Jeanne ne peut se la retracer. Lorsque le cheval s’est effrayé, il était tout au bord du chemin de Toull, dans l’endroit le plus escarpé. Jeanne est tombée d’environ trente pieds de haut, sur le gazon à la vérité, mais elle a été évanouie près d’un quart d’heure, et, depuis ce temps, elle n’a plus sa tête. Elle sait à peine où elle est, et ce qui lui est arrivé.

— Ceci change la thèse, dit le médecin, et je vais la saigner sur-le-champ. Une atteinte à la moelle épinière, un déchirement des enveloppes du cœur, une commotion cérébrale, sont toujours fort à craindre dans ces cas-là.

La saignée pratiquée, Jeanne reprit peu à peu ses couleurs, et s’endormit bientôt sur un lit que Marie lui fit dresser à côté du sien. Inquiète de sa chère pastoure, comme elle l’appelait, elle ne voulait pas la quitter d’un instant. Sir Arthur, plus robuste que Guillaume, dont les violentes émotions étaient toujours suivies de grands accablements, ne songea même pas à se coucher. Attentif au moindre bruit, il vint souvent sur la pointe du pied écouter dans le corridor, et il ne se tranquillisa qu’en voyant, à l’aube nouvelle, Jeanne sortir fraîche et matinale de la chambre de sa mignonne pour aller respirer l’air des champs. Jeanne crut qu’il venait de se lever aussi ; et persistant à le croire marié, ne sentant plus aucune méfiance contre lui, elle lui accorda une franche poignée de main en le remerciant de tout ce qu’il avait fait pour elle.

— Est-ce que vous vous souvenez de tout ? lui demanda-t-il.

— Oui, oui, Monsieur, je me souviens bien de tout, ce matin. Mais c’est égal, il faudra toujours dire comme vous avez dit hier soir ; ça arrange tout, et ça sauve M. Marsillat d’une vilaine histoire.

— Jeanne, vous pardonnez donc à ce méchant homme ?

— Dieu ordonne de tout pardonner, et d’ailleurs, M. Marsillat n’est pas méchant. Il a voulu rire un peu sottement avec moi. Vous savez, c’est un garçon qui a de vilaines manières : il veut toujours embrasser les filles. Moi, ça ne me convenait pas, et je vous réponds que je l’aurais bien fait finir. Je suis plus forte qu’il ne croit, et il ne m’aurait jamais embrassée. Mais il s’amusait à m’enfermer dans sa chambre et à me faire toutes sortes de contes pour m’empêcher de sortir. On aurait dit qu’il voulait faire mal parler de moi en me gardant là toute la nuit. Aussi quand j’ai reconnu votre voix et celle de mon parrain, j’ai été bien contente. Mais ne voilà-t-il pas qu’il a fait comme s’il voulait vous tuer tous les deux à cause de moi ? Il a pris son fusil, et il m’a dit : « Si tu ne veux pas paraître d’accord avec moi pour être ici, je vas casser la tête à l’Anglais. » Je ne voulais pas qu’il fît un malheur ; il paraissait comme fou dans ce moment-là, et ce que vous lui disiez à travers la porte le fâchait tant, qu’il me disait des paroles très-dures et très-méchantes. Alors, d’un côté, la peur qu’il ne fît un mauvais coup dans la colère ; d’un autre côté, la honte d’être trouvée là par vous, et de ne pouvoir pas me défendre de ce qu’il vous dirait contre moi, tout cela m’a décidée à sauter par la fenêtre. Il y avait bien juste la place pour passer mon corps ; mais, en me forçant un peu, j’en suis venue à bout. Il m’avait bien dit que je me tuerais ; mais j’aimais mieux me tuer que de faire tuer mon parrain et vous. D’ailleurs, c’étaient des menteries, tout ça. Il ne voulait pas vous faire de mal, j’en suis bien sûre à présent, et sa fenêtre n’était déjà pas si haute, car je ne me suis point fait de mal, et si on ne m’avait pas faiblessée en me tirant du sang, je serais comme à l’ordinaire. C’est égal, je suis bien contente que tout ça soit fini, et je m’en vas aux champs. J’ai été simple de croire à toutes les folies qu’on m’a dites hier. Je vois bien que mon parrain et ma marraine sont toujours bons pour moi, et que ma chère mignonne m’aime toujours. Il n’y a que madame de Charmois qui me haïsse. Je ne sais pas pourquoi ; je l’ai toujours servie de mon mieux, elle et sa demoiselle.

Sir Arthur voulut faire raconter à Jeanne ce qui s’était passé entre elle et madame de Charmois ; mais il lui fallut le deviner aux réponses timides et incomplètes de la jeune fille, trop pudique et trop fière pour rapporter les termes dont s’était servie la comtesse pour l’outrager.

— Ma chère, disait à cette dernière madame de Boussac, en prenant le chocolat avec elle dans sa chambre à coucher, où la sous-préfette, un peu parasite par-dessus le marché, vint la relancer de bonne heure, vous n’avez réussi à rien. Je ne sais pas ce que vous avez imaginé de dire à Guillaume hier soir, mais votre secret n’a pas eu le sens commun. Guillaume est plus amoureux que jamais de Jeanne. Mes enfants se sont pris tous deux pour cette fille d’une passion ridicule. Vous voyez que Guillaume a couru après elle comme un fou. Elle a failli se casser le cou, ce qui a augmenté le délire de mon fils. Ma fille va jusqu’à la faire coucher dans sa chambre ! Si je me permets une observation, ces enfants, exaltés je ne sais vraiment à quel propos, sont tout prêts à entrer en révolte contre moi, et, qui pis est, contre toute la société. Ils me jettent à la tête les services et les vertus de Jeanne ; moi, je suis faible, et au fond je l’aime, cette Jeanne. Je n’oublierai jamais qu’elle m’a sauvé mon fils. Quand vous l’avez chassée hier, j’étais furieuse contre vous. Ce matin je crois que je le suis encore un peu ; car vous avez fait du mal à tous sans remédier à rien.

— Que fait Guillaume ce matin ? demanda d’un air de triomphe paisible la grosse sous-préfette.

— Il dort.

— À neuf heures du matin, il dort encore ? Et cette nuit, a t-il dormi ?

— Parfaitement, à ce que m’assure Cadet, qui a passé la nuit dans sa chambre à son insu, par mon ordre.

— Eh ! reprit la Charmois, s’il dort si bien, il est donc guéri de son amour !

— Vous l’espérez ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur, je lui ai dit hier des mots magiques. Il a couru après Jeanne, c’est tout simple ; il la traite comme son égale, cela devait être ; il veut qu’on la chérisse et qu’on la respecte, je m’y attendais. Mais il n’est plus amoureux, et il épousera Elvire quand nous voudrons.

— Je ne vous comprends pas.

— Vous ne devinez pas ? allons, il faut vous aider. La nourrice de Guillaume était servante ici dans la maison, avant votre mariage. Elle était belle, je m’en souviens ; elle était peut-être sage, je ne m’en soucie guère ; vous fûtes jalouse d’elle au bout de deux ou trois ans de ménage ; vous pouviez avoir tort… Mais enfin Jeanne aurait pu être la fille de votre mari, et se trouver la sœur de Guillaume.

— Juste Dieu ! c’est là le conte que vous avez fait à mon fils ?

— Pourquoi non ?

— Mais c’est absurde ! mais c’est faux ! M. de Boussac était à l’armée et n’avait jamais vu Tula avant la naissance de Jeanne.

— Qu’est-ce que cela me fait ? Qui donc ira donner ces renseignements exacts à Guillaume ? Il est trop délicat pour aller aux informations. Je n’ai dit qu’un mot, un demi-mot, et il a deviné.

— Mais vous calomniez la mémoire d’une honnête créature !

— L’honneur de la mère Tula ? Le grand mal ! Vous voilà comme vos enfants, ma chère !

— Mais vous chargez d’une faute le père de Guillaume ! Vous faites descendre mon mari dans l’estime de son fils !

— Pourquoi donc ? Est-ce que l’honneur d’un homme tient à ces choses-là ? Si j’avais fait passer Jeanne pour votre fille, ce serait bien différent. Mais, dans mon hypothèse, tout s’adaptait à merveille à la situation de Guillaume. J’ai fait de la poésie, de l’éloquence là-dessus. Le sujet prêtait : Guillaume amoureux d’une paysanne !… son père pouvait bien l’avoir été. Guillaume cédant à sa passion !… son père y avait cédé. La morale était que de ces amours-là résultent de pauvres enfants qui sont élevés dans la domesticité, qui tombent un jour ou l’autre dans la misère, qui sont exposés à se dégrader, à rencontrer leurs frères, et à devenir l’objet de passions incestueuses… Là-dessus Guillaume s’est écrié : « Merci, merci, Madame ! en voilà bien assez. Je suis guéri ; vous m’avez rendu un grand service. Mais que ma mère l’ignore toujours ; qu’elle croie à la sagesse de mon père. Pauvre père ! de quel droit le blâmerais-je, quand moi j’ai failli l’imiter, etc., etc. » Eh bien ! Zélie, riez donc un peu, et faites-moi compliment !

Madame de Boussac ne se fit pas beaucoup prier pour rire, et finit par admirer et par remercier la Charmois.

— Si je vous approuve, lui dit-elle, c’est à condition pourtant que vous me promettez de désabuser bientôt Guillaume, en lui déclarant que vous étiez dans l’erreur sur sa prétendue parenté avec Jeanne.

— Bien ! bien ! dit la Charmois, quand il sera le mari d’Elvire et quand Jeanne sera bien loin, bien loin. Si, au contraire, vous la gardez ici, comptez que Guillaume se croira toujours son frère, que je fournirai des preuves, des témoins, s’il le faut.

— Vous avez le diable au corps ! dit madame de Boussac.

Cependant Guillaume, en s’éveillant, sonna pour demander des nouvelles de Jeanne. Sa surprise fut grande quand il apprit qu’elle gardait ses vaches comme si de rien n’était. Il courut chez sa sœur, et lui parla ainsi :

— Marie, il faut que le rêve de bonheur de notre ami se réalise enfin. Il faut aussi que le sort de Jeanne soit élevé à la hauteur de son âme. Jusqu’à présent Harley a été timide, Jeanne méfiante ou incrédule, et nous, Marie, nous avons été faibles et irrésolus. Il est temps de sortir de notre neutralité. Il est temps de travailler ouvertement et activement à rapprocher ces deux cœurs faits pour se comprendre, et ces deux existences qui, à les voir sans préjugé, semblent faites l’une pour l’autre.

— Tu me fais trembler, répondit Marie ; je ne comprends rien à ce qui s’est passé hier ; car j’ai appris, par hasard, mais de source certaine, que la tante de Jeanne n’a pas été malade. C’était donc un prétexte pour nous quitter. Il faut que quelque chose lui ait déplu en nous et l’ait fait amèrement souffrir. Il me semble que ce sont tous ces bruits de mariage qui ont circulé malgré nous, et qui lui sont revenus, qui causaient sa résolution de nous abandonner. Tu as eu le pouvoir de nous la ramener. Béni sois-tu, ami ! car je sens que je ne pourrais plus vivre sans Jeanne. Je l’aime, Guillaume, je l’aime comme si elle était notre sœur ! Et si tu veux que je te le dise, hier soir, en vous attendant avec anxiété, il m’est passé par la tête mille désirs romanesques, mille rêveries insensées. Croirais-tu que, malgré moi, je me surprenais à méditer le projet de quitter le monde, de dépouiller ce rang qui me pèse, de m’enfuir au désert, de chausser des sabots, et d’aller garder les chèvres avec Jeanne sur les bruyères d’Ep-Nell ? Oui, j’ai fait ce doux songe, et je ne jurerais pas de ne jamais le réaliser, s’il me fallait vivre ici, loin de ma belle pastoure, de ma Jeanne d’Arc, de l’héroïne de tous les poëmes inédits que je porte dans mon cœur et dans ma tête depuis un an !

— Chère Marie, adorable folle ! répondit le jeune baron en souriant d’un air attendri, ton rêve se réalisera sans secousses, sans scandale, et sans douleur de la part des tiens. Jeanne épousera sir Arthur : ils vivront près de nous, avec nous. Ils achèteront des terres incultes qu’ils fertiliseront peu à peu, et sur lesquelles tu pourras longtemps encore errer avec ta belle pastoure, en chantant des airs rustiques, et en voyant courir de jeunes chevreaux. Il te sera loisible même de porter des sabots les jours de pluie, et de te croire bergère. Mais pour que tout cela arrive, il faut nous hâter de rendre à Jeanne la confiance qu’elle doit avoir en nous. Il faut qu’elle sache que personne ici ne veut la séduire, et qu’un honnête homme veut l’épouser. Il faut surtout qu’elle quitte ses vaches et qu’elle vienne passer la journée dans ta chambre avec nous trois. Il faut enfin que ce soir cette étrange mais bienheureuse union soit décidée, afin que sir Arthur puisse demander sérieusement la main de Jeanne à notre mère, sa marraine et sa protectrice naturelle.

— Allons, dit Marie, le cœur me bat ; et je crains de m’éveiller d’un si doux songe !

Il serait difficile de peindre la surprise naïve et prolongée de Jeanne, lorsque assise dans la chambre de Marie, entre sa chère mignonne et son parrain, qui lui parlait avec animation, elle vit M. Harley, courbé et presque agenouillé devant elle, lui demander de consentir à l’épouser. On eut quelque peine à vaincre son humble confiance et l’effet des mensonges de madame de Charmois. Pourtant, lorsque Arthur lui eut donné sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais été marié, et lorsque Jeanne entendit son parrain et sa mignonne se porter garants de la loyauté de leur ami, elle devint sérieuse, pensive, croisa ses mains sur son genou, pencha la tête et ne répondit rien. Elle semblait ne plus rien entendre et prier intérieurement pour obtenir du ciel la lumière et l’inspiration. Son teint était animé, son sein légèrement ému. Jamais elle n’avait été aussi belle ; et Marsillat, qui l’avait si souvent comparée à Galathée, eût dit qu’elle venait de recevoir le feu sacré de la vie pour la première fois.

Mais cet éclat fut de peu de durée. Peu à peu le teint de Jeanne redevint pâle comme il l’avait été la veille après sa chute. Ses yeux fixes perdirent leur brillant, et sa bouche retrouva l’expression de réserve et de fermeté qui lui était habituelle.

— Eh bien ! Jeanne, dit Marie en la secouant comme pour la réveiller de sa méditation, ne veux-tu donc pas être heureuse ?

— Ma chère mignonne, répondit Jeanne en lui baisant les mains, vous me souhaitez quasiment plus de bien qu’à vous-même, et je vous aime quasi autant que j’ai aimé ma défunte mère. Jugez donc si je voudrais vous faire plaisir ! Vous, mon parrain, vous faites tout pour me reconsoler d’un peu de peine que vous m’avez causé, et dont je vous assure bien que je ne me souviens plus. Soyez assuré que j’ai autant de confiance en vous qu’en votre sœur. Et, tant qu’à vous, Monsieur, dit-elle à sir Arthur en lui prenant la main avec cordialité, je vois bien que vous êtes un brave homme, un bon cœur et un vrai chrétien. Je me sens autant d’amitié pour vous que si vous n’étiez pas Anglais. N’allez donc pas vous imaginer que j’aie rien contre vous. Mais aussi vrai que je m’appelle Jeanne, et que Dieu est bon, quand même je voudrais me marier avec vous, ça ne me serait pas permis. Ainsi ne m’en voulez pas, et ne croyez pas que je me fasse un plaisir de vous refuser ; je dirais que c’est un chagrin pour moi, si ce n’était pécher de dire qu’on est mécontent de faire la volonté de Dieu.

— Jeanne, dit M. Harley, je ne sais pas vos motifs, mais je crois les avoir devinés. J’ai causé hier toute la journée avec M. Alain ; et bien qu’il n’ait pas trahi le secret de votre confiance, il m’a laissé pressentir que vous étiez sous l’empire de scrupules religieux. Je ne crois pas impossible que la religion elle-même fasse cesser ces scrupules mal fondés. Permettez donc que je vous amène demain M. le curé de Toull, afin qu’il cause avec vous et qu’il décide, en dernier ressort, si vous devez me refuser ou me laisser l’espérance.

— Ça me fera grand plaisir de revoir M. Alain, dit Jeanne ; c’est un bon prêtre et un homme juste ; mais ce n’est qu’un prêtre, et il ne peut rien changer à ce qu’on doit au bon Dieu. Faites-le venir si vous voulez, Monsieur. Je causerai avec lui tant qu’il vous plaira. Mais ne croyez pas que ça me décide au mariage. M. Alain vous dira comme moi, quand il m’aura écoutée, que je ne puis pas me marier.

— Jeanne, j’espère que tu te trompes, dit mademoiselle de Boussac, et que ton curé te fera changer d’avis. Tu es bien pâle, ma chère pastoure, et je crains qu’en refusant tu ne fasses violence à ton cœur.

Jeanne rougit faiblement et pâlit encore davantage après.

— J’ai un peu mal à la tête, dit-elle ; je ne veux pas rester comme ça sans travailler enfermée dans une chambre. Vous voyez, monsieur Harley, que je ferais une drôle de dame ! Laissez-moi aller à mon ouvrage, ma mignonne