J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 58-61).
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XVI.

LA VELLÉDA DU MONT BARLOT.

Marsillat arriva dans l’après-midi. Ne cherchant pas à se faire une nombreuse clientèle à Guéret, il n’était pas à la chaîne comme tous les avocats de province. Il voulait seulement faire ses premières armes dans son pays ; et n’y plaidant que les causes d’un certain éclat et d’une certaine importance, il avait souvent la liberté de revenir passer quelques jours à Boussac. Il cachait son ambition patiente sous un air d’insouciance et presque de dédain pour les gloires du barreau : au fond, il aspirait à la députation dans l’avenir.

On s’imaginera difficilement qu’un homme de ce caractère fût susceptible d’une grande passion pour une femme telle que Jeanne. Aussi Marsillat était-il très-calmé à l’égard de la bergère d’Ep-Nell. Mais il avait trop de persistance réfléchie dans la volonté, pour n’en pas avoir instinctivement dans ses désirs. Une fantaisie non satisfaite le tourmentait plus qu’il n’eût souhaité lui-même, et depuis près de deux ans qu’il convoitait en vain la possession de la plus belle des filles du pays de Combraille, il avait de temps en temps des accès de mauvaise humeur contre elle et contre lui-même, en se rappelant qu’il avait échoué pour la première fois de sa vie dans une entreprise de ce genre. Il y avait pourtant dépensé plus de soins que pour toute autre. Il l’avait vue avec plaisir être admise au château de Boussac, dans l’espérance qu’elle serait là sous sa main ; et, durant toute la maladie de Guillaume, il avait pris tous les prétextes pour être assidu dans la maison. Dans les vastes galeries du vieux manoir où elle se hâtait pour le service de son cher parrain, le soir, surtout lorsqu’il la guettait dans la cour ou dans la laiterie, enfin, jusqu’auprès du lit où la prostration du malade le laissait quelquefois en tête-à-tête avec Jeanne, il avait épuisé son éloquence brusque et impérieuse, ses offres corruptrices et ses tentatives de familiarité, sans l’avoir émue ou effrayée un seul instant. Elle avait assez de force physique pour ne pas craindre une lutte où la prudence de Marsillat ne lui eût d’ailleurs pas permis de s’engager, car il sentait qu’un seul cri, un seul éclat de la voix de Jeanne, dans cette maison austère et silencieuse, l’eût couvert de ridicule et de honte. C’était donc par la séduction des paroles et des promesses qu’il pouvait espérer de s’en faire écouter ; mais, à tous ses beaux discours, Jeanne haussait les épaules. « Je ne sais pas, lui disait-elle, comment vous avez le cœur de plaisanter comme ça, quand mon pauvre jeune maître est si mal, et ma pauvre chère marraine dans le chagrin. Vous avez pourtant l’air de les aimer, car vous êtes bien officieux dans la maison ; mais vous êtes si fou, qu’il faut toujours que vous fassiez enrager quelqu’un. Je crois que vous fafioteriez autour des filles, les pieds dans le feu. Allons, laissez-moi tranquille ; vous êtes un diseur de riens. Si vous y revenez, je vous recommanderai à la Claudie. »

Le sang-froid de Jeanne était une meilleure défense que la colère ou la peur. Au fond, Marsillat sentait qu’elle parlait avec bon sens, et qu’elle ne le jugeait pas plus mauvais qu’il n’était ; car il avait du dévouement et de l’affection pour Guillaume, et sa conduite n’était pas toute hypocrisie.

C’est là, du reste, tout ce qu’il avait obtenu de la perle du Combraille, comme il l’appelait d’un air moitié passionné, moitié railleur. Nos bourgeois font rarement la cour sérieusement aux filles de cette classe. Ils gardent avec elles ce ton de supériorité méprisante qu’elles ont la simplicité de ne pas comprendre quand elles aiment, ce qui arrive bien quelquefois pour leur malheur, sans que la cupidité (mais je ne dirai pas la vanité) y soit pour rien. Nos bourgeois, affreusement corrompus, ont remplacé les seigneurs de la féodalité dans certains droits qu’ils s’arrogent, en vertu de leur argent et de l’espèce de dépendance où ils tiennent la famille du pauvre.

À mesure que la santé de Guillaume était revenue, Marsillat avait fort bien remarqué la protection jalouse qu’il avait accordée à sa filleule, et, craignant de devenir ridicule, il avait affecté de ne plus faire attention à Jeanne. Il y avait même des moments où, croyant deviner dans son jeune ami une passion réelle et funeste, il se sentait tenté d’être généreux et de favoriser son amour. Il eût seulement voulu que Guillaume réclamât son aide et les conseils de son expérience dépravée ; mais le jeune baron eût préféré mourir que de lui ouvrir son cœur.

D’ailleurs Marsillat était flatté, au fond de l’âme, d’être accueilli avec distinction et choyé particulièrement par les dames de la maison plus que tout autre indigène de sa classe. Tout bourgeois ambitieux a cette faiblesse, bien qu’il soit peu de provinces où la noblesse soit plus effacée que dans la nôtre, et bien qu’il fût de mode, à cette époque, de la railler et de la braver plus qu’elle ne le méritait.

Mais la force des choses avait mis Jeanne à couvert des obsessions de Marsillat. Il avait été vivre ailleurs, il avait songé à ses affaires, à sa réputation, à son avenir, et son caprice pour la fille des champs ne s’était plus réveillé qu’à de courts intervalles, et lorsque les occasions de lui parler devenaient de plus en plus rares et périlleuses pour sa réputation d’homme de poids. De jour en jour, les folies de jeunesse, pour lesquelles on n’a chez nous que trop de tolérance, devenaient moins conciliables avec la position de l’avocat renommé. Le goût s’en passait peut-être aussi chez Marsillat, au milieu de préoccupations de plus en plus sérieuses. En un mot, son désir pour Jeanne s’était endormi dans sa poitrine. Peut-être n’attendait-il qu’une occasion quelque peu énergique pour se réveiller.

Avant le dîner, il entraîna Guillaume et sir Arthur dans la prairie où Jeanne gardait ordinairement ses vaches. Il prit pour prétexte l’amusement de faire lever et de tuer quelques lapins dans les rochers qui longent la rivière. Dans le fait, Marsillat voulait voir sir Arthur en présence de l’objet de ses pensées ; car Claudie avait assez bien écouté à la porte de sir Arthur, pour savoir à peu près par cœur l’étrange déclaration qu’il avait faite indirectement à Jeanne, et Marsillat n’était pas assez complétement détaché de Claudie pour n’avoir pas eu déjà un quart d’heure d’entretien particulier avec elle. Claudie n’ayant plus guère d’autres rapports avec son ancien amant que le plaisir de babiller avec lui de temps en temps, et voyant qu’il s’amusait toujours de son caquet déluré, lui racontait avec complaisance tous les petits événements de la maison ; et Marsillat, qui aimait à tout savoir, la faisait servir à sa police particulière, sans qu’elle y entendît malice. Cette familiarité cancanière est tout à fait dans les mœurs bourgeoises du pays.

Nos trois jeunes gens arrivèrent au bout de la prairie, sans que l’œil pénétrant de Marsillat et sans que le regard mélancolique et inquiet de Guillaume eussent découvert Jeanne. Cependant les vaches étaient au pré, et la gardeuse ne pouvait pas être loin. Mais ils durent renoncer à la rencontrer, et force fut à Léon d’entrer dans les rochers pour faire lever le gibier qu’il avait promis au fusil de M. Harley.

C’est alors seulement qu’il découvrit Jeanne abritée contre une grosse roche, et profondément endormie. Cette apparence de langueur et de paresse était bien contraire aux habitudes de Jeanne, et à ce préjugé rustique qu’il est dangereux de s’endormir aux champs. Mais elle avait à peine reposé deux heures cette nuit-là, et la fatigue l’avait vaincue. Sa quenouille était encore attachée à son côté ; son fuseau avait roulé à terre, et le fil était rompu. Sa belle tête s’était penchée contre le rocher, et le chanvre de sa quenouille servait d’oreiller à sa joue candide. Elle était assise dans l’attitude la plus chaste, et sa main droite, pendante à son côté, avait, de temps à autre, le mouvement machinal, mais faible, de faire pirouetter le fuseau.

Marsillat, qui la découvrit le premier, s’arrêta à quelques pas devant elle, et fit signe à ses compagnons d’approcher. Guillaume éprouva un serrement de cœur indéfinissable à voir ainsi sa pudique Jeanne sous les regards brûlants de cet homme. Mais sir Arthur, après avoir contemplé Jeanne quelques instants en silence, parut tout à coup fort ému, et murmura à voix basse, en posant ses mains sur les bras de ses deux compagnons : Hô !… vous souvenez-vous ?

— De quoi ? dit Marsillat. Il paraît que vous avez quelque charmant souvenir !

— Hô ! dit l’Anglais en étendant sa main vers la tête de Jeanne avec attendrissement, je me souviens de tout ! Elle était la plus belle enfant du monde, elle est la plus belle fille de la terre !

— Mon Dieu ! s’écria Guillaume en passant sa main sur son front, je me souviens de quelque chose comme dans un rêve !… Aidez-moi, rappelez-moi !…

— Guillaume, dit M. Harley, souvenez-vous des pierres jomâtres et de la druidesse Velléda, et des trois dons, et des trois souhaits que nous lui avons faits !

— Oui-da ! s’écria Léon, je me souviens maintenant. Quant aux trois dons, je ne sais plus précisément ce que c’était. Il y avait trois pièces de monnaie différentes. Quant aux trois souhaits… je me rappelle celui de M. Harley, « un bon mari » ; et le mien, « un amant robuste… » Je ne me rappelle plus celui de Guillaume.

— Ni moi, dit Guillaume ; mais je me rappelle mon aumône. C’était une pièce d’or.

— Et moi, je me rappelle tout, comme si c’était hier, s’écria sir Arthur.

— Et vous croyez que c’était Jeanne ? demanda Guillaume troublé.

— Pourquoi pas ? reprit Léon ; je n’en sais rien, mais il est facile de s’en assurer.

Comme il élevait la voix sans ménagement, Jeanne s’éveilla, devint toute rouge de surprise et de honte, puis se frotta les yeux, se leva, sourit, et regarda ses vaches. Elles étaient un peu loin. Jeanne voulut courir pour les rejoindre ; mais Marsillat l’arrêta.

— Jeanne, lui dit-il pour l’éprouver, tu n’as donc jamais dit à personne ce que tu avais fait des trois pièces de monnaie que les fades du mont Barlot avaient mises dans ta main, quand tu étais petite, un jour que tu t’étais endormie sur les pierres jomâtres ?

Pour la première fois, depuis l’incendie de la chaumière d’Ep-Nell, Guillaume vit un grand trouble et une profonde terreur sur le visage de Jeanne.

— Dieu du ciel ! s’écria-t-elle en devenant pâle comme la mort, comment savez-vous ça, Monsieur ? Je ne l’ai jamais dit qu’à ma mère, et ma mère ne l’a jamais dit à personne.

— Ta tante le savait apparemment, Jeanne ?

— Non ! ma tante ne l’a jamais su. Qu’est-ce qui a pu vous le dire ? Ça n’est pas de ma faute si vous le savez, je ne l’ai jamais dit.

— Mais pourquoi avez-vous mis tant de soin à cacher une chose si simple ? dit Guillaume. Je ne comprends pas pourquoi vous attachez tant d’importance à ce hasard, ma chère Jeanne.

— Et vous aussi, mon parrain, vous le savez donc ? dit Jeanne consternée.

— Et moi aussi, dit l’Anglais en prenant, d’un air à la fois paternel et respectueux, la main de Jeanne, je le sais, et je vous prie de nous dire si cela a été pour vous la cause de quelque chagrin.

— Non, Monsieur, dit Jeanne, d’un air de fierté singulière, je n’en ai jamais eu de chagrin.

— Mais pourquoi l’as-tu caché ? dit Marsillat, qui affectait de tutoyer Jeanne, pour faire un peu souffrir ses deux rivaux. Voyons ! tu as cru sérieusement que cela te venait des fades ?

— Je n’ai rien à vous dire là-dessus, monsieur Marsillat, répondit Jeanne d’un air mécontent. Vous autres savants, vous avez vos idées, et nous avons les nôtres. Nous sommes simples, je le veux bien, mais nous voyons aux champs, où nous vivons de jour et de nuit, des choses que vous ne voyez pas et que vous ne connaîtrez jamais. Laissez-nous comme nous sommes. Quand vous nous changez, ça nous porte malheur.

— Ainsi, tu crois que ce sont les fades ? répéta Marsillat. Allons, grand bien te fasse ! Tu vois, Guillaume ! ajouta-t-il, affectant de tutoyer aussi le jeune baron, comme il le faisait quelquefois quand il se sentait l’humeur taquine, voilà l’esprit de nos belles bergères ! Elles ont mille superstitions absurdes, et ta filleule ne les a pas perdues depuis tantôt deux ans, je crois, que ta sœur essaie de lui débrouiller le cerveau. Jeanne, veux-tu que je te dise ?…

— Nenni. Monsieur, je veux que vous ne me disiez rien, répondit Jeanne avec une tristesse qui était toute l’expression de son courroux. En voilà bien trop là-dessus. Moquez-vous de moi, si vous voulez, et des choses que vous ne connaissez pas, si vous ne craignez rien. Moi, je n’ai rien dit, et je n’ai pas fait de mal.

— Oh ! s’écria sir Arthur, affligé de la douleur qui se peignait sur les traits de Jeanne, je ne comprends rien… Mais si Jeanne est dans l’erreur, il lui faut dire la vérité. On ne doit pas se moquer d’elle, mais lui apprendre…

Sir Arthur s’arrêta court en voyant le visage de Jeanne couvert de larmes. Il eut tant de douleur d’avoir contribué à la faire pleurer ainsi, qu’il resta stupéfait, et, plein du désir de la rassurer et de la consoler, il ne sut lui dire que « Hô !… »

L’affliction et le trouble de Guillaume furent plus visibles encore ; mais gêné par la présence de Marsillat, il n’osa faire un pas ni dire un mot pour retenir Jeanne, qui s’éloigna avec empressement.

— Eh bien, dit Marsillat qui, seul, ne parut point ému, que dites-vous, sir Arthur, de cette étrangeté ? n’est-ce pas une observation curieuse à faire sur les mœurs de nos campagnes ? Vous avez voyagé dans des pays lointains et sauvages ; vous ne vous doutiez pas, je parie, qu’il y eût au centre de la France des superstitions si arriérées !

— Dites tant de poésie fantastique, répondit M. Harley. Je ne trouve rien de ridicule ni de méprisable dans tout ceci, et je me rappelle fort bien ce que vous m’avez raconté autrefois des fées ou fades qui hantent les antiques cromlechs gaulois. Mais expliquez-moi pourquoi cette jeune fille pleure ?

— Parce que cela porte malheur de parler des fades et de trahir les relations qu’elles ont daigné avoir avec les mortels. C’est un crime envers elles, et, dès ce moment, elles poursuivent et tourmentent les indiscrets en qui elles avaient mis leur confiance. Vous voyez bien qu’il ne peut venir à l’esprit de cette fille que nous soyons les trois fées du mont Barlot. Elle persiste à croire qu’elle a reçu l’aumône des bons génies, et, dans la crainte que son secret ne soit ébruité, elle gémit et se défend de l’avoir divulgué. Quant à moi, je ne suis pas si tolérant que vous, sir Arthur, à l’endroit de la poésie dite fantastique. Je hais la superstition, et déplore l’erreur grossière, sous quelque forme qu’elles se présentent. Je ne laisse jamais échapper l’occasion de m’en moquer, et je crois que c’est un devoir à remplir envers ces gens simples, qui seront peut-être nos égaux le jour où nous voudrons les éclairer, au lieu de les tenir dans les ténèbres de l’abrutissement.

— Vous êtes devenu bien philanthrope depuis que je n’ai eu le plaisir de vous voir, dit Guillaume avec un peu d’aigreur.

— Je l’ai toujours été, répondit Marsillat, et je me pique de l’être encore, et plus que vous, Guillaume. Car il entre dans les idées de votre caste de perpétuer l’ignorance chez le pauvre, afin d’y perpétuer la soumission. Aussi admirez-vous, en poëtes, que vous prétendez être, le merveilleux qui remplit ces pauvres cervelles ; et vous ne faites qu’entretenir, par la dévotion, par la protection accordée aux images miraculeuses, aux pèlerinages, et autres niaiseries, la folie de nos pauvres villageois. Au lieu que nous, infâmes libéraux, nous voudrions qu’ils pussent lire Voltaire comme nous, et se débarrasser du respect qu’ils portent à Dieu, au diable et à certains hommes.

— Monsieur Marsillat, vous avez raison sur un point et tort sur l’autre, répondit M. Harley. Je voudrais avec vous qu’on affranchît le paysan de ses terreurs comme de sa misère… Mais si vous n’avez que Voltaire à lui faire lire, quand il saura lire, je regretterai pour lui ses légendes poétiques et ses croyances merveilleuses. Jeanne disait tout à l’heure quelque chose d’assez profond, que vous n’avez pas senti. Des paysans, qui vivent aux champs de jour et de nuit, disait-elle, voient des choses que vous ne verrez jamais. C’est-à-dire qu’ils ont l’esprit plus tourné à la poésie que nous, et, en cela, je ne sais trop si nous devons les plaindre ou les envier, les désabuser ou les admirer.

— Oui, oui, vous les admirez en curieux, en amateurs ! reprit Marsillat. Vous recueilleriez volontiers leurs légendes pour les mettre en vers, en prose fleurie et en musique. Mais vous ne voudriez pas que vos enfants fussent nourris de pareils contes, et vous auriez grand soin de les désabuser s’ils prenaient au sérieux ceux de leurs nourrices.

— Vous vous trompez peut-être, dit Guillaume. L’enfant a besoin de poésie, comme le paysan, et on ne peut guère l’instruire qu’à l’aide des symboles. Quant à moi, j’ai été nourri de ces contes que vous méprisez tant, et je serais bien fâché d’avoir sucé l’esprit de Voltaire avec le lait.

— Je sais que vous avez été nourri du même lait que Jeanne, reprit Marsillat en souriant, et les fabliaux de la mère Tula ont pu être de votre goût, comme ceux de ma grand’mère, qui était, ne vous en déplaise, une sorte de paysanne, ont été peut-être du mien jadis. Mais vous n’aimez plus ces symboles qu’à la condition d’en chercher et d’en trouver le sens, au lieu que la pauvre Jeanne et ses pareilles y voient de grosses et terribles réalités qui font l’occupation, le tourment, l’idiotisme et l’abaissement de leur vie. Qu’en dit notre philosophe ? ajouta-t-il en s’adressant avec un peu d’ironie à M. Harley.

— Je dis, répondit celui-ci, qu’il faudrait traiter le cerveau des paysans comme on a traité celui de Guillaume : leur laisser la poésie, et les aider à découvrir le symbole.

— Alors, il n’y aurait plus foi à la poésie, s’écria Léon, qui aimait à discuter. Ils ne feraient plus que s’en amuser comme vous autres ; les plus froids deviendraient des critiques, les plus artistes des littérateurs ; je ne demande pas mieux, moi ; mais ils perdraient dès lors cette naïveté crédule que vous appelez leur poésie, et qui fait, à vos yeux, tout le charme de leur superstition.

M. Harley voulut répondre ; mais il fut bientôt contredit et battu par Marsillat, qui avait la parole plus facile, et qui était à cheval sur une logique plus claire. Cependant il ne convainquit pas l’Anglais, qui, en rendant justice à la netteté de sa critique, trouvait beaucoup de sécheresse dans ses sentiments, et n’envisageait qu’avec effroi sa philosophie matérialiste. Mais les esprits qui se contentent d’une certaine portion, étroite et distincte, de la vérité acquise, auront toujours, dans la discussion, beaucoup d’avantage apparent sur ceux qui cherchent dans l’inconnu une vérité plus vaste et plus idéale. M. Harley dut bientôt céder la palme du raisonnement à l’avocat, et Guillaume, qui se sentait ébranlé par le talent de Léon plus qu’il ne voulait en convenir, devint de plus en plus triste, et finit par garder le silence.

Cette conversation fut reprise le soir autour de la table à ouvrage, où les demoiselles du château et leurs jeunes hôtes avaient ordinairement une causerie à part, tandis que les parents jouaient aux cartes avec quelques fonctionnaires ou bourgeois royalistes de la ville. Arthur et Guillaume eussent souhaité qu’il fût question de Jeanne entre eux et Marie seulement ; mais il n’y eut pas moyen d’empêcher Marsillat de raconter devant Elvire l’aventure du mont Barlot, la découverte que M. Harley avait faite de l’identité de Jeanne avec la petite chevrière, dite la druidesse des pierres jomâtres, et le chagrin que cette fille crédule avait montré en entendant raconter l’incident des pièces de monnaie déposées dans sa main. Mademoiselle de Boussac écouta ce récit avec beaucoup d’attention, et voulut en savoir tous les détails. M. Harley, seul, se les rappelait exactement et minutieusement. Guillaume, étant fort jeune à l’époque de l’événement, en avait un souvenir vague, qui se réveillait à mesure que sir Arthur racontait. Marsillat avait meilleure mémoire que Guillaume ; mais la poésie de ce petit roman l’ayant moins frappé que ses deux compagnons, il ne s’en serait peut-être jamais souvenu plus que Guillaume sans le secours de M. Harley. Cette différence dans l’impression diverse que plusieurs personnes reçoivent et conservent d’un même fait est assez prouvée par l’expérience journalière.

Sir Arthur n’avait été qu’une fois en sa vie aux pierres jomâtres. Ce lieu sauvage avait laissé dans son souvenir un tableau distinct, et les moindres circonstances qui s’y rattachaient lui semblaient en faire partie. Marsillat ayant cent fois passé par là avant et après, eût été fort embarrassé de noter un cas particulier. Il avait guetté et surpris bien d’autres fois, et moins innocemment peut-être, les bergères endormies dans les rochers et sous les buissons de ces parages peu fréquentés. Cependant la demeure éloignée et les habitudes sauvages de Jeanne l’avaient tenue assez longtemps à l’abri des regards de l’ardent chasseur, pour qu’il eût oublié ses traits, d’ailleurs fort changés et pour ainsi dire transformés depuis la rencontre du mont Barlot jusqu’à l’époque où les yeux noirs de Claudie avaient attiré le jeune avocat vers les bruyères de Toull et les dolmens d’Ep-Nell. Quant à Guillaume, quatre ans passés à Paris dans le monde avaient pour ainsi dire mis un abîme entre les souvenirs de son adolescence et les émotions d’une vie nouvelle.

Lorsque tout le monde se fut retiré de bonne heure, suivant la coutume pacifique et régulière de la cité de Boussac, Arthur, Guillaume et Marie prolongèrent encore quelque temps la veillée dans le grand salon. L’Anglais persistait dans son amour pour Jeanne, et mademoiselle de Boussac, bien loin de l’en dissuader, admirait ce qu’elle appelait sa sagesse, et s’enthousiasmait avec lui pour son étrange projet d’hyménée. Guillaume était taciturne, et, enfoncé sous la grande cheminée, il tourmentait les tisons avec une agitation singulière. M. Harley voulait l’amener à lui donner une complète adhésion ; mais le jeune homme se retranchait sur le danger d’unir indissolublement une intelligence éclairée avec des instincts honnêtes mais aveugles. Puis il revenait à la lutte, peut-être éternelle, que son ami aurait à soutenir contre l’opinion. Il s’effrayait du ridicule et du blâme qui allaient s’attacher à cette résolution excentrique. Arthur combattait ces objections par des arguments sans réplique au point de vue du sentiment et de la raison naturelle, et Guillaume était ému, oppressé, et comme vaincu au fond de son âme. Et alors il trouvait un secret soulagement à prévoir que Jeanne, fidèle à sa bizarre détermination, repousserait l’idée du mariage, et il conjurait sir Arthur de ne pas se déclarer avant que sa sœur ou lui-même, au besoin, eussent réussi à savoir le fond des pensées de la mystérieuse bergère. Et alors aussi Marie le grondait de sa froideur et de sa faiblesse en présence du rôle sublime de leur ami. Enfin, il fut résolu que, le lendemain, mademoiselle de Boussac s’attacherait aux pas de Jeanne jusqu’à ce qu’elle lui eût arraché son secret.