J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 54-58).
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XV.

NUIT BLANCHE.

« Je prendrai la liberté de vous demander, mademoiselle Jeanne, si votre intention est de vous marier ? »

Telle fut l’entrée en matière de sir Arthur, et il faut avouer que jamais préambule ne fut plus maladroit. Le bon Anglais était un être admirable pour sa candeur, sa droiture et sa générosité ; mais il n’était orateur dans aucune langue. Il portait dans son âme une sorte d’enthousiasme permanent pour les idées sublimes, qui n’avait pas trouvé d’expression, et qui paraissait un état calme parce que c’était un état chronique. En ce sens il avait avec le caractère de Jeanne de mystérieuses affinités. L’amour et la pratique du bien lui étaient naturels comme l’action de respirer, et il ignorait le mal au point de n’y pas croire. Grave et tranquille, parce qu’il atteignait et embrassait sans cesse l’idéal sans effort, il n’avait pas besoin de s’échauffer la tête pour professer et observer ses croyances religieuses et philosophiques. Loyauté, dévouement, patience, telle était sa devise, et c’était aussi le résumé de toutes ses doctrines. Son imagination n’allait pas au delà, mais elle ne restait jamais au-dessous de ce code fait à son usage et qu’il exposait d’une façon laconique et peu brillante. Comme ce n’était pas un grand esprit, il était facile de l’embarrasser, et, pour peu qu’il voulût se manifester davantage, il s’embrouillait et devenait incompréhensible en français. Il se tenait donc en garde contre lui-même, ne s’embarquait dans aucune discussion, et se contentait de protester en silence contre les raisonnements qui le choquaient. Alors il ne répondait que par ce hô ! qui disait beaucoup dans sa bouche et qui était la plus forte expression de sa surprise, de son mécontentement, et quelquefois de sa joie.

Jeanne fut très-étonnée de cette question dans la bouche d’un homme qu’elle ne connaissait pas du tout. — C’est-il pour plaisanter, Monsieur, répondit-elle, que vous me demandez cela ?

— Non, reprit l’Anglais, je ne plaisante jamais. Je vous demande, mademoiselle Jeanne, très-sérieusement, si vous êtes libre de vous marier ?

— Monsieur, ça ne regarde que moi, répondit Jeanne.

— Je vous demande bien pardon, ça me regarde aussi beaucoup. Je suis chargé de vous demander en mariage pour une personne de ma connaissance.

— Et pour qui donc, Monsieur ?

— Si vous ne voulez pas vous marier, vous n’avez pas besoin de savoir pour qui.

— C’est vrai ! Allons, Monsieur, vous vous amusez de moi. Dormez donc bien, je vous dis bonsoir. N’avez-vous plus besoin de rien ?

— Attendez encore un moment, mademoiselle Jeanne, je vous prie. Vous ne voulez pas vous marier, peut-être parce que vous aimez quelqu’un que vous ne pouvez pas épouser ?

— Ah çà ! Monsieur, répondit Jeanne en souriant, je n’aurai pas grand’peine à m’en défendre, car ça n’est pas.

— Écoutez, mon enfant ; je vous prie de me dire la vérité comme à un ami.

— Vous vous moquez, Monsieur. Comment donc que nous serions amis puisque nous ne nous connaissons quasiment pas ?

— Peut-être, Jeanne, que je vous connais très-bien sans que vous me connaissiez.

— Je ne sais pas comment ça se ferait, à moins pourtant que vous n’ayez connu ma pauvre défunte mère, dans le temps qu’elle demeurait ici ?

Pour la première fois de sa vie, sir Arthur eut un instinct de ruse, bien innocente à la vérité.

— Peut-être que je l’ai connue, votre mère ? dit-il, devinant que c’était le seul moyen d’inspirer de la confiance à Jeanne.

Ce petit mensonge fit sur elle un effet magique. Elle n’avait pas songé à regarder la figure de l’Anglais ; elle ne se rendait pas compte de son âge. Quoique sir Arthur n’eut guère que trente ans, qu’il eût une épaisse chevelure, une belle figure très-fraîche, des dents magnifiques, le front le plus uni et le plus serein, la taille haute et dégagée, sa manière sévère de s’habiller et la gravité de ses allures n’avaient rien de folâtre, de coquet, ni de jeune. Jeanne ne se demanda pas s’il avait pu connaître beaucoup sa mère vingt ans auparavant.

— Si vous me parlez de ma pauvre chère défunte, c’est différent, dit-elle, et je pense bien que vous ne voudriez pas plaisanter avec moi là-dessus. Voyons, qu’est-ce que vous avez à m’en dire ?

— Jeanne, je m’intéresse à vous autant que mademoiselle Marie et que M. Guillaume, votre frère de lait ; je désire que vous soyez heureuse, je me fais un devoir d’y contribuer, et je suis assez riche pour contenter tous vos désirs. S’il est vrai que vous aimiez une personne de votre condition et que la différence de fortune soit un obstacle, je me charge de vous doter convenablement. Ainsi ayez confiance en moi, et répondez-moi sans crainte.

— Monsieur, vous avez bien des bontés pour moi, répondit Jeanne, peut-être que ma mère vous a rendu quelque service dans le temps ; mais ça serait bien le payer trop cher que de vouloir me doter. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de ça. Je ne suis amoureuse de personne, et personne ne me fait envie pour le mariage.

— Pourriez-vous me jurer cela sur l’honneur de votre mère, que vous paraissez tant aimer et regretter ?

— Oh ! oui, Monsieur, ça me serait facile, et si c’est de besoin, je ne demande pas mieux.

M. Harley garda un instant le silence. Il voyait bien à la physionomie et à l’accent de Jeanne qu’elle ne mentait pas.

— Cependant, reprit-il, voyant qu’elle se préparait à sortir, je désire faire quelque chose pour votre avenir, c’est un devoir pour moi. Ne me direz-vous pas quelles conditions vous mettriez à votre bonheur dans le mariage ?

— C’est drôle tout de même, dit Jeanne, que tout le monde ici me parle de mariage, quand je n’en parle jamais, moi, et quand je n’y songe pas du tout !

— Eh bien ! trouvez-vous que je vous offense en vous en parlant aussi, moi ? En ce cas, je ne dis plus rien, mon intention n’est pas de vous offenser.

— Oh ! je le crois bien, Monsieur, dit Jeanne qui craignit d’avoir été impolie, et pour qui la politesse était un devoir sérieux, parce que, pour elle, c’était l’expression de la bienveillance et de la sincérité. Vous pouvez bien me dire tout ce que vous voudrez, je ne m’en fâcherai pas.

— Eh bien ! ma chère Jeanne, permettez-moi de vous demander comment vous désireriez le mari que vous accepteriez ?

— Je n’en sais rien, Monsieur. Je n’ai jamais pensé à ce que vous me demandez là.

— Mais je suppose ! Vous ne pouvez même pas supposer ? Vous ne savez donc pas ce qu’on entend par une supposition ?

— Si Monsieur, je connais ce mot-là. On le dit quelquefois chez nous.

— Eh bien ! alors, en supposant que vous en soyez à choisir un mari, comment le voudriez-vous ?

— Vous m’en demandez trop ! Je vous dis que je ne sais pas.

— Eh bien ! comment voudriez-vous qu’il ne fût pas ? Vous ne savez pas non plus ? Voyons, s’il était pauvre, le refuseriez-vous ?

— Oh ! non, je ne le refuserais pas pour ça, puisque je suis pauvre moi-même, que je suis née dans les pauvres, que j’ai été élevée avec les pauvres, et que je mourrai comme les pauvres !

— Et s’il était riche, qu’en diriez-vous ?

— Je dirais non, Monsieur.

— Oh ! pourquoi cela ?

— Je ne peux pas vous répondre là-dessus. Mais je refuserais, bien sûr.

— Vous croyez que les riches sont méchants ?

— Oh ! non, Monsieur. Ma marraine, mon parrain, mam’selle Marie sont bien riches, et ils sont très-bons.

— Alors vous croyez qu’un riche vous ferait la cour pour vous séduire, et qu’il ne voudrait pas sérieusement, sincèrement vous épouser ?

— Ça pourrait bien arriver. Mais quand même je serais sûre qu’il ne se moque pas de moi, je ne voudrais pas de lui.

— Et s’il renonçait à sa fortune pour vous plaire, s’il faisait vœu de pauvreté pour être digne de vous ? s’écria sir Arthur frappé de surprise, et voulant lire au fond des mystérieuses idées de Jeanne.

— Ça, ça pourrait changer un peu mon idée, mais ça ne serait pourtant pas suffisant.

— Quel autre sacrifice faudrait-il donc faire ? reprit l’Anglais exalté intérieurement. Il y a peut-être quelqu’un capable de vous aimer assez pour consentir à tout.

— Non, Monsieur, non, dit Jeanne, il n’y a personne comme cela, je vous en réponds ; et si quelqu’un était consentant de mes idées, par une idée intéressée, il s’en repentirait bien un jour !

— Je ne comprends plus… Oh !… expliquez-vous ! s’écria sir Arthur, qui avait le front tout humide de sueur à force de rechercher le sens des énigmes de la bergère d’Ep-Nell.

— C’est bien assez, mon cher monsieur, répondit-elle, je ne veux pas vous en dire plus. Si vous me portez intérêt, ne songez pas à me faire marier. Je n’ai besoin de rien, et avec votre amitié, si c’est de ma mère que j’en hérite, je vous serai bien assez obligée.

M. Harley, pétrifié par la surprise, n’osa la retenir davantage.

Jeanne trouva, derrière la porte, Claudie qui écoutait et regardait par le trou de la serrure, et qui ne parut nullement honteuse d’être surprise en flagrant délit de curiosité et d’indiscrétion. Jeanne ne songea pas de son côté à lui en faire un crime. Elle ne pensait pas avoir jamais de secrets pour Claudie, qu’elle aimait beaucoup et dont elle était fort aimée. — Tiens ! tu étais là ? lui dit-elle en regagnant leur commune chambrette. Pourquoi donc que tu ne t’es pas couchée ?

— Je pouvais-t-i dormir, répondit naïvement la Toulloise, quand je voyais que tu ne revenais pas de chez ce monsieur ? Alors je suis venue écouter ce qu’il te disait. C’était joliment drôle !

— Pourquoi donc que tu n’entrais pas ? tu m’aurais aidée à lui répondre : tu parles mieux que moi.

— Oh ! j’aurais eu trop honte, répondit Claudie, qui avait la prétention d’être timide, bien qu’elle fût passablement effrontée. Je ne sais pas comment tu peux causer comme ça si longtemps et de cent sortes de choses avec du monde que tu ne connais pas.

— De quoi veux-tu que je sois honteuse ? On ne m’a jamais dit de mauvaises choses, et ce monsieur est très-honnête.

— Oh ! pour ça, oui ! il parle très-honnêtement, et s’il n’était pas si drôle, il serait très-joli homme.

— Qu’est-ce que tu lui trouves donc de drôle ?

— Dame ! c’est-il pas drôle d’être Anglais ?

En causant ainsi, les deux jeunes filles étaient entrées dans leur chambre, située dans une tourelle, et éclairée par une fenêtre ou plutôt par une fente à embrasure taillée en biseau et terminée en bas par une meurtrière ronde qui avait jadis servi aux guetteurs pour pointer un fauconneau. Un banc de pierre plongeait en biais dans cette embrasure étroite et profonde, et la lune, glissant par la fente, était le seul flambeau dont nos jeunes fillettes eussent besoin pour se mettre au lit. En servantes jalouses d’économiser la dépense de la maison, elles éteignirent leur lanterne, et Jeanne, s’asseyant sur le banc de pierre pour délacer son corsage, regarda dans la campagne et tomba dans la rêverie. À quoi donc penses-tu ? lui cria Claudie qui était déjà couchée. Tu ne veux donc pas dormir de cette nuit ?

— L’heure du sommeil est passée, dit Jeanne, et ce n’est quasiment plus la peine d’en goûter, car il fera bientôt jour. Tu ne saurais croire, Claudie, que, quand je vois le clair de lune, ça me fait un effet tout drôle.

— Oh ! moi, j’aime ça, le clair de lune ! reprit Claudie, luttant entre le sommeil et l’envie de babiller. Le reste du temps, je suis peureuse à mort la nuit ; mais quand la lune éclaire, je n’ai peur de rien, je vois tout.

— Eh bien ! moi, je ne suis pas comme toi, dit Jeanne. Le clair de lune m’inquiète un peu ; c’est le plaisir des fades ! les bonnes comme les mauvaises sont dehors par ce temps-ci, et si les âmes chrétiennes ne sont pas en grâce, il y a du danger.

— Ah ! tais-toi, Jeanne, s’écria Claudie ; si tu vas commencer tes histoires de fades, tu vas me faire peur. Tu sais bien que je ne veux plus croire à ça, moi. C’était bon chez nous ; mais à la ville, c’est bête : tout le monde s’en moque. Si tu parlais de ça à mam’selle Marie, tu verrais comme elle te gronderait !

— Je ne te force pas d’y croire, Claudie, les fades n’ont jamais été occupées de toi. Il y a des personnes que les esprits ne tourmentent jamais. Mais il y en a d’autres qui sont bien forcées de savoir de quoi il s’agit, et le moyen de se garer des mauvais pour être bien avec les bons. Ce n’est pas à moi qu’il faut dire qu’il n’y a pas de fades. J’en sais trop là-dessus, Claudie.

— Eh bien ! tais-toi, et viens te coucher ! V’là la peur qui me prend. Je ne sais pas comment tu oses en parler à cette heure, toi qui es sûre qu’il y en a…. Heureusement je suis un peu rassurée dans cette chambre, quand la porte est bien fermée, à cause qu’elles ne pourraient pas entrer par la fenêtre : il n’y en a point.

— Ça n’y ferait rien, va, Claudie. Tant petites que soient les huisseries d’une chambre, elles peuvent y passer si elles veulent. Mais n’aie pas peur, va. Elles ne te feront pas de mal tant que tu seras avec moi.

— C’est heureux pour moi, dit Claudie, car je n’ai pas ce qu’il faut pour les renvoyer, moi !

— Ne dis donc pas ça, Claudie !

— Je peux bien le dire à toi. Tu le sais bien. À propos de ça, Marsillat ne t’en conte plus du tout, pas vrai ?

— Non, du tout.

— Du tout, du tout ?

— Tu me demandes ça tous les jours ! Quand je te dis que non !

— C’est égal, Jeanne. Il n’y a guère de filles ni de femmes capables de se garer d’un homme comme lui.

— Ça n’est pourtant pas déjà si difficile.

— Je te dis que si, moi, c’est difficile ! Un homme qui veut ce qu’il veut ! Il le veut absolument, quoi !

— Il entend la raison comme un autre, va !

— Jamais je n’ai pu la lui faire entendre.

— C’est que tu n’avais pas grande envie de l’entendre toi-même, Claudie.

— Dame ! un homme si gentil ! et qui parle si bien !

— Et qui t’a fait des cadeaux !

— C’est bien gentil aussi, les cadeaux !

— Ça serait plus gentil de n’en pas avoir envie !

— Tout le monde ne peut pas être comme toi, écoute donc ; je ne dis pas que j’aie bien fait ; car tout ça, c’est des chagrins pour moi.

— Allons, ne te fais pas de chagrin ! ça ne t’empêchera pas de te marier, ma Claudie.

— Ça en ôte le goût. Quoi donc faire d’un paysan quand on est au fait de causer avec un monsieur ? Ça a tant d’esprit un Marsillat, et c’est si bête un Cadet !

— Mais c’est bon, c’est courageux, ça aime toujours ; et un Marsillat, ça n’aime pas longtemps !


Mademoiselle, dit-il, pendant que Jeanne arrangeait les porcelaines. (Page 54.)

— Tu crois donc qu’il ne m’aime plus du tout ?

— Je ne dis pas ça ; mais qu’est-ce que tu en dis toi-même ?

— Je dis que j’ai eu rudement de peine ! Mais ça commence à se passer. Faut bien se consoler, quand on ne peut pas mieux faire.

— Oui, faut se consoler, Claudie. Tout ça ne t’empêche pas d’être une bonne fille, qui travaille bien, et qui peut encore être aimée d’un homme comme il faut[1]. Le malheur que tu as eu est arrivé à bien d’autres, et il n’y a pas si grand mal, quand on l’a fait par bonté et par amitié. Le bon Dieu pardonne ça ; comment donc que les hommes ne le pardonneraient pas aussi ?

— Tiens ! faut bien qu’ils le pardonnent ! dit Claudie en essuyant une larme, et elle s’endormit sur le même oreiller que Jeanne, sa pudique et indulgente compagne.

Qu’on ne s’étonne pas de voir la chaste Jeanne si tolérante envers la repentante Claudie. Un ou deux péchés de jeunesse et d’entraînement ne déshonorent point une jeune fille dans nos campagnes. Elles sont naturellement timides et chastes, mais elles sont faibles : les hommes ne leur font pas un crime de cette faiblesse qu’ils provoquent et dont ils profitent. Il n’y a jamais eu d’homme du monde au dix-huitième siècle qui ait su fouler au pied ce qu’on appelait alors le préjugé, mieux que nos paysans ne le font tous les jours. C’est un fait à constater et dont il ne faut tirer aucune induction contre les principes de Jeanne. Impeccable par résolution exceptionnelle, elle était l’indulgence et la charité même pour les fautes d’autrui.

Cependant Jeanne, qui avait l’habitude de dire des prières avant de s’endormir, tenait encore ses yeux ouverts lorsqu’il lui sembla voir la meurtrière qui éclairait l’intérieur de la tourelle, interceptée tout à coup par un corps opaque. Elle ne put retenir un cri, et aussitôt elle vit ce corps disparaître. Puis elle l’entendit glisser le long du mur extérieur, et des pas furtifs firent crier faiblement le sable du jardin. Cet étage n’était pas élevé de plus de dix à douze pieds au-dessus du sol, et il était possible de monter jusqu’à la lucarne par le treillage de la vigne qui tapissait la muraille. Claudie, éveillée en sursaut, cacha sa tête sous les couvertures, et Jeanne, toute brave qu’elle était, n’osa pas d’abord aller regarder par la meurtrière. Lorsque après plusieurs signes de croix et de pieux exorcismes, elle s’y décida, elle ne vit plus rien. La lune était pure, et l’ombre des arbres fruitiers se dessinait immobile et nette sur le sable brillant des allées.



Elle ne put retenir un cri. (Page 56.)

— Es-tu sotte, de me faire peur comme ça ? dit Claudie.

— Je n’ai pas dit que ça fût le diable, répondit Jeanne. J’ai vu comme une tête.

— Ça avait-il des cornes ?

— Non. C’était fait comme du monde humain, et malgré que je n’aie pas eu le temps de bien voir, parce que la lune donnait par derrière, j’ai vu comme des cheveux plats sur une tête plate.

— C’était donc fait comme la tête du vieux Bridevache ?

— Ça m’y a fait penser. Mais qu’est-ce que Raguet viendrait faire ici ?

— Ça ne serait pas pour faire du bien. As-tu fermé les portes hier soir ?

— C’est Mam’selle qui les a fermées avec l’Anglais, et peut-être qu’ils auront oublié de mettre la barre. D’ailleurs, tu sais bien que ce méchant Raguet est comme une serpent. Il passerait par le trou d’une serrure.

— Bah ! tu te seras imaginé d’avoir vu quelque chose. Les chiens n’ont pas jappé.

— Tu sais bien que les chiens ne disent jamais rien à cet homme-là. Il a des paroles pour les endormir.

— Oui, des belles paroles ! il leur jette de la viande de chevau mort. Il est plus voleur que sorcier, va, et plus méchant que savant.

— Il faut nous habiller et aller voir dehors, dit Jeanne.

Ma fine, je n’y veux pas aller, s’écria Claudie. J’ai trop peur.

— Et s’il fait quelque dégât dans la cour ou dans le jardin, ça sera donc de notre faute, Claudie ? Moi, j’y vas toute seule. Si c’est Raguet, ça ne me fait déjà plus tant peur que si c’était autre chose. Claudie ne voulut pas laisser Jeanne affronter seule l’aventure. Elle prit courage et l’accompagna. Tout était calme, et Claudie, rassurée, se moqua de Jeanne au retour.

— C’est égal, dit Jeanne ; je l’ai vu, j’en suis sûre. Si c’est Raguet, ça n’est pas déjà si étonnant : c’est un homme qui se fourre partout, qui court toute la nuit, et qui dort quand les autres travaillent.

— C’est la vérité qu’il est curieux comme un merle, reprit Claudie ; on le trouve toujours en travers quand on veut cacher quelque chose. Il écoutait quelquefois le soir tout ce qui se disait chez nous, et il savait même toutes mes affaires avec Marsillat, sans que j’en eusse dit un mot à personne. C’est avec ça qu’il se fait passer pour sorcier, et qu’il donne la peur au monde.

Cependant sir Arthur ne dormait pas. Son imagination, si paisible d’ordinaire, avait pris le grand galop. La simplicité et l’étrangeté du personnage de Jeanne formaient un contraste qui le jetaient dans les plus grandes perplexités. Qui m’eût dit, pensait-il, que je tomberais amoureux d’une paysanne, que je prendrais la résolution d’épouser un être qui ne sait pas lire, et que je me trouverais repoussé par sa fierté et arrêté par la profondeur de ses énigmes !

— Ami, dit-il au jeune baron, lorsque celui-ci entra dans sa chambre à neuf heures du matin, je suis beaucoup plus épris ce matin de Jeanne la villageoise que je ne l’étais hier soir de miss Jane. J’ai causé avec elle après vous avoir quitté…

— Vraiment ? s’écria Guillaume en rougissant.

— Vraiment ; et elle m’a parlé par énigmes : mais elle m’est apparue comme le modèle le plus pur et le plus divin qui soit sorti des mains du Créateur, et je commence à croire ce que je soupçonnais déjà, que certains êtres qui n’ont pas appris à lire, en savent plus long que la plupart des savants de ce monde. Elle est fort excentrique, cette Jeanne ; elle porte dans son cœur un secret qui m’effraie et m’attire. Ce ne peut être qu’une chose sublime ou insensée. Et moi qui trouvais la vie aride et ennuyeuse ! Moi qui ressentais parfois, sans vous l’avouer, les atteintes du spleen, me voici tout ému, tout rajeuni. Je tremble, je souffre… mais j’existe…

— C’est dire que vous espérez aussi, dit Guillaume. Comment pourriez-vous ne pas réussir à être aimé de cette pauvre fille ?

— Je crains beaucoup le contraire. Cette pauvre fille n’a pas d’ambition. C’est pourquoi je l’admire ; c’est pourquoi je l’aime, et persiste dans ma résolution de l’épouser, si je peux l’y faire consentir.

Guillaume n’essaya point de dissuader sir Arthur. Abattu et soucieux, il le conduisit auprès de sa mère, qui l’attendait avec impatience. La famille de Charmois vint déjeuner. La sous-préfette fut très-aigre avec l’Anglais, qui ne songea seulement pas à lui expliquer son billet, tant il lui eût été impossible de parler hautement d’un amour qui commençait à l’envahir, non plus sérieusement, mais plus passionnément qu’il n’avait fait d’abord. Madame de Boussac et son amie crurent donc que ce billet n’avait été qu’une plaisanterie. Cependant la sous-préfette le lui pardonnait d’autant moins qu’elle le voyait complétement insensible aux charmes de sa fille, et elle avait soif de se venger de lui. Elle était trop clairvoyante pour ne pas avoir remarqué aussi combien Jeanne était un sujet de trouble pour Guillaume. Des deux maris qu’elle avait guettés pour Elvire, elle n’en voyait donc plus un qui ne fût occupé de cette servante, et elle haïssait déjà la pauvre Jeanne, affectant de la traiter avec hauteur chaque fois que l’occasion s’en présentait, et jurant, en elle-même, qu’elle mettrait le désordre et la douleur dans cette maison où elle ne pouvait exercer son influence.

  1. Un homme comme il faut ne veut pas dire, dans la bouche de nos filles, un homme bien né ou bien élevé, mais un honnête homme.