Calmann-Lévy (p. 158-167).



XV


— Il y a cinq ans, Love était une charmante petite fille qui vous aimait tranquillement. C’est sa manière d’aimer, vous le savez. Eh bien, Love est une grande aimable fille, toujours tranquille quand il ne s’agit pas des siens, et qui, pour son bonheur et pour le vôtre, vous a parfaitement oublié. Que cela ne vous étonne ni ne vous offense. Ce n’est point une personne passionnée comme vous, et ce n’est pas sa faute. Elle a été élevée comme ça, pour les autres, avec défense de jamais songer à elle-même. Vous le savez aussi… Eh bien, il y a des grâces d’état : où la chèvre est attachée, elle broute. Love Butler, après avoir peut-être un peu souffert de votre chagrin et s’en être convenablement préoccupée pendant deux ans, a appris avec une satisfaction évidente que vous étiez marié. Il y a même eu des détails là-dessus. Votre femme était une créole ravissante, pas du tout riche, un mariage d’amour enfin ! Messire de Bressac votre cousin, qui faisait sa cour à Love, comme vous l’avez fort bien deviné, et qui avait recueilli ou inventé la nouvelle, s’est cru vainqueur sur toute la ligne, et il se hâtait, en attendant mieux, de raconter à qui voulait l’entendre que mademoiselle Butler remerciait Dieu de se voir enfin délivrée des extravagances dont vous pouviez la menacer encore, lorsqu’un beau matin il a rossé vilainement son cheval et tué son chien de chasse sous le prétexte que la pauvre bête avait eu l’intention de forcer l’arrêt. On s’est demandé la cause de cette injuste colère, et on se l’est expliquée par le menu, en voyant qu’il ne remettait plus les pieds à Bellevue. Il avait reçu son congé comme tous ceux qui s’y étaient exposés avant lui et tous ceux qui s’y sont exposés depuis.

» La vérité est que Love a versé une petite larme en apprenant votre mariage. J’étais présent, et je peux vous dire ce qui s’est passé. Le Bressac faisait la figure d’un homme fort dépité de cette larme, et, moi, je pris les mains de la brave fille en lui demandant si elle vous regrettait, et si elle avait compté que vous ne vous marieriez point.

» — Non, me répondit-elle avec la franchise que vous lui connaissez ; je ne regrette pas un mariage qui ne pouvait se faire sans nous amener de grands malheurs, ou sans nous jeter dans des inquiétudes continuelles. Je n’ai jamais compté que M. de la Roche ne m’oublierait pas : c’eût été là, de ma part, un sentiment odieux et dont vous me savez incapable. Vous me voyez émue et non pas étonnée ou affligée de ce que j’apprends.

» — Alors, insinua spirituellement M. de Bressac, mademoiselle pleure de joie ?

— Eh bien, qui sait ? peut-être ! répondit Love avec beaucoup de simplicité et de noblesse d’intention. Vous me dites qu’il est heureux, qu’il a une femme charmante : j’en remercie Dieu, et j’ai assez d’amitié pour votre cousin pour pleurer de chagrin ou de joie selon qu’il lui arrivera du bien ou du mal.

» Voilà tout, elle n’a pas dit un mot de plus ou de moins, et votre cousin n’est qu’un menteur, comme le sont tous les fats ; mais ce qu’il n’a pas vu et ce que je n’invente pas, moi, c’est qu’à partir de ce moment-là miss Love, que j’avais surprise quelquefois rêveuse et presque mélancolique, est redevenue gaie comme elle l’était avant de vous connaître, plus gaie même, plus vivante, plus active et d’une sérénité admirable ; c’est qu’elle a pris son parti de rester fille, et qu’elle a vu là le seul genre de vie qui pût lui permettre de se consacrer exclusivement aux siens. Elle s’est expliquée avec moi là-dessus bien des fois depuis trois ans, et tout dernièrement encore elle me disait :

» — Ne me parlez plus de mariage. Je ne veux plus que vous me nommiez seulement les gens. Je suis très-heureuse, et à présent je sais qu’il serait trop tard pour essayer de changer les conditions de mon bonheur. Je suis devenue de plus en plus nécessaire à mon père, et même je vous avouerai que je me suis prise d’amour aussi pour ces études qui autrefois n’étaient pour moi qu’un devoir. Je ne me sens donc plus propre à vivre dans le monde. La sécurité, la possession du temps sont une nécessité de notre intérieur et de nos travaux.

» Voilà ce qu’elle dit et ce qu’elle pense, car elle est devenue presque aussi savante que son père, et je la soupçonne fort d’écrire sous son nom. Elle est toujours aussi modeste et cache même son savoir ; mais ce n’est point par coquetterie, par crainte d’effaroucher les amoureux, puisqu’elle n’en veut pas entendre parler : c’est tout bonnement pour ne pas donner trop d’émulation au jeune frère, lequel est porté à la jalousie en toutes choses, et qui ne permettrait pas à sa sœur d’aller plus vite que lui, s’il savait qu’en effet elle l’a beaucoup devancé. On ménage toujours la santé de ce garçon, qui ne sera jamais un Méléagre, encore moins un Hercule, mais qui vivotera dans les livres, et qui s’y ruinera comme son père, dès qu’il sera libre de le faire.

» À ce propos, je dois vous dire qu’il va bien, le papa Butler, et qu’il eût vendu Bellevue à grand’perte, si je n’eusse pris en main les intérêts des enfants. Heureusement, Bellevue reste franc d’hypothèques, et le digne homme ne se décidera jamais à transporter et à déranger des collections aussi bien étiquetées que celles qui remplissent son manoir. Il m’a donc laissé libre de faire porter le budget de ses pertes sur d’autres valeurs. Celle-là, je la conserve pour Love, jusqu’au jour où, M. Butler n’ayant plus rien à lui, elle se ruinera pour lui faire plaisir. À cela je ne peux rien, et je me résigne d’avance. Je sais que nous reculons peut-être pour mieux sauter ; mais quelquefois en reculant on sauve tout. M. Butler peut mourir à temps : ce serait bien dommage, il est impossible de ne pas aimer cet homme-là ; mais, si sa fille doit le pleurer, je serais content qu’il lui restât au moins de quoi vivre.

» Voilà les faits dans toute leur netteté, et tout ce que je vous dis là doit vous prouver que Love ne veut plus et ne voudra jamais aliéner une liberté que, sous tous les rapports, dans le passé comme dans l’avenir, elle a consacrée et sacrifiée à sa famille. Telle qu’elle est, avec la froideur de son organisation, qui pour moi est évidente, avec sa faiblesse de caractère, qui ne l’est pas moins, son engouement pour la science, qui lui fait oublier de plaire et d’aimer, et qui, par conséquent, lui retire son sexe, enfin avec ses imperfections et ses défauts (car, pour une femme, ce sont là des défauts essentiels, peut-être), je ne vous cache pas que j’aime Love comme si elle était ma fille, car elle a toutes les qualités du plus brave garçon de la terre et toutes les vertus d’une sœur de charité. C’est pourquoi non-seulement je ne vous conseille pas de la voir et de redevenir amoureux d’elle, mais encore je m’y oppose, entendez-vous ? persuadé que je suis du chagrin que vous lui feriez, en pure perte pour vous-même.

Ayant ainsi parlé avec rondeur et fermeté, M. Louandre attendit ma réponse. Je n’en fis aucune. Il me fallait bien accepter les faits accomplis, et, d’ailleurs, ce que j’entendais me rendait si tranquille et si froid, que je ne sentais en moi aucun regret, aucune douleur à exprimer.

— Je vois, reprit M. Louandre, que tout cela vous donne à réfléchir.

— Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que j’aie besoin de réfléchir après cinq ans de victoires remportées sur moi-même ?

— Aussi n’est-ce pas pour vous que je m’inquiète. Je n’en suis plus à croire que vous devez mourir de chagrin ou en devenir fou ; je vois bien que vous êtes un homme solide, bien trempé au moral comme au physique.

— De quoi vous inquiétez-vous, alors ?

— Mais de rien ! Seulement, s’il y avait à s’inquiéter pour quelqu’un, ce serait pour miss Love, que votre retour et vos visites pourraient replonger dans les inquiétudes d’autrefois. Dieu sait si son frère vous reverrait sans retomber dans sa monomanie, et si, croyant cette jeune fille libre de vous écouter, vous ne recommenceriez pas à l’affliger de vos peines ! Vous auriez grand tort, voyez-vous, et c’est vous alors qu’il faudrait accuser de monomanie ; car Love n’est plus jolie, ou du moins elle a perdu toutes ses grâces d’enfant. Elle n’a qu’un avenir précaire et des idées, aujourd’hui arrêtées, qui sont tout à fait celles d’une bonne vieille fille chérissant ses habitudes et redoutant toute intervention étrangère dans ses affaires domestiques.

— Enfin, repris-je en souriant, je vois que vous craignez de me retrouver aussi jeune que quand je suis parti. Vous me faites bien de l’honneur, et je vous en remercie ; mais je suis forcé, pour vous détromper, de vous dire que je suis revenu ici avec l’idée de me marier sans amour, et que je compte sur vous pour me trouver un établissement qui comportera toutes les conditions de la saine et positive amitié.

— À la bonne heure ! s’écria M. Louandre. Vous voilà dans le vrai, et je vous réponds qu’avec l’héritage de votre grand-oncle, vous êtes à même de faire un excellent choix. J’y songerai, et nous parlerons de cela. Je n’ai qu’un regret au milieu de ma joie de vous revoir, c’est que vous ne soyez pas arrivé quinze jours plus tard.

— Pourquoi cela ?

— Affaire d’intérêt pour vous. Il se présente une magnifique occasion de placer votre capital. La terre de…

Ici, M. Louandre entra dans des détails que j’écoutai avec l’attention d’un homme positif, bien que la chose me fût très-indifférente au fond ; mais mon digne ami mettait tant de zèle à vouloir m’enrichir, que je lui eusse fait beaucoup de peine en ne le secondant pas de toute mon adhésion.

— Ce serait une affaire faite dans quinze jours, ajouta-t-il, si vous n’étiez pas là ; mais, dès qu’on vous verra au pays, les exigences, très-modestes aujourd’hui, faute de concurrents, deviendront exorbitantes. On voudra vous faire payer la convenance, car on devinera parfaitement que je traite pour vous, tandis que, si on vous croyait en Chine, on n’y songerait pas. Voyons, si vous vous en alliez un peu ? N’aviez-vous pas l’intention de revoir Paris, ou comptiez-vous vous arrêter et résider ici tout de suite ?

— Je comptais aller à Paris pour me remettre au courant des choses de ce monde. J’irai dès demain, si vous voulez.

— Eh bien !… allez-y ! vous m’obligerez, vrai ! Je tiens essentiellement à ne vous rendre la gouverne de vos biens qu’après les avoir mis sur le meilleur pied possible. Croyez-vous pouvoir cacher votre retour ? Qui avez-vous vu déjà ?

— Catherine, et voilà tout.

— Oh ! celle-là, on peut compter sur sa discrétion ! Et personne ne vous a reconnu en route ?

— Personne ; je n’ai parlé à qui que ce soit.

— Et vous êtes venu du Puy ?…

— À pied, sans un seul domestique. Le mien est encore à Marseille dans sa famille.

— Et vous vous en irez bien de même jusqu’à une dizaine de lieues d’ici, sans vous faire connaître ?

— Parfaitement, et d’autant plus que je n’ai ici ni domestique ni monture.

— Eh bien, vous ramènerez de Paris tout ce qu’il vous faudra. Partez demain, et ne sortez pas aujourd’hui de la maison. Il n’y a pas de danger que personne y entre, puisqu’elle est censée fermée et inhabitée. De cette manière-là, je réponds du succès de mon idée, et, par ce temps de placement incertain et difficile, je vous assure un beau revenu et une complète sécurité, partant un mariage magnifique. Je ne sais pas encore avec qui, mais nous trouverons, gardez-vous d’en douter… Revenez vers le 15 juin, voilà tout ce que je vous demande.

Quand je me retrouvai seul dans cette maison déserte et sombre, je sentis l’horreur de la solitude peser sur moi beaucoup plus que dans les premiers mouvements d’émotion. J’avais perdu une dernière fois et sans appel le rêve de l’amour. Ma résolution de chercher le bonheur dans le repos semblait maintenant m’être prescrite par les circonstances. J’étais riche, j’avais des devoirs envers moi-même, et cela me faisait une peur véritable. Je devais compte de mon aisance et de mon crédit à une famille fondée par moi. Il ne m’était plus permis de rester garçon, sous peine de vieillir dans l’égoïsme et d’attirer sur moi la déconsidération qui s’attache aux misanthropes sans excuse. Ainsi mon bien-être me créait des obligations et me retirait la liberté. Je me trouvai si triste de cela, que j’eus envie de repartir tout de suite pour l’Océanie.

Je m’interdis, et même sans trop d’efforts, de penser à miss Butler. J’éprouvais une sorte d’amère satisfaction à me dire que tout était brisé sans retour de ce côté-là et que je ne m’étais pas trompé, lorsque, dans mes heures de désespoir, je l’avais accusée de froideur et d’ingratitude.