Calmann-Lévy (p. 126-138).



XII


Les jours et les semaines se traînèrent encore. Je ne vivais plus que des lettres de Love ; j’en avais une soif qu’elles ne pouvaient assouvir, car c’était un peu toujours la même lettre, bonne, sincère et soumise au devoir. Je lui écrivais aussi à l’insu des siens, mais bien rarement, car M. Louandre était le seul qui pût lui remettre mes lettres, et encore n’était-ce pas sans peine, disait-il. Hope avait toujours les yeux sur lui, et il n’entendait rien au métier que je lui faisais faire. J’ai su plus tard que, par un scrupule bien légitime, il n’avait pas remis une seule de ces lettres, car il me les rendit un jour en disant :

— Si je vous avais refusé de m’en charger, vous en eussiez chargé quelque autre qui eût fait la sottise de les remettre. Love était bien assez à plaindre, sans que je vinsse lui monter la tête avec l’exubérance de votre passion.

Je m’étonnais donc de ne pas recevoir de réponse à mes lettres, celles que Love m’écrivait se bornant à résumer en termes toujours clairs et affectueux l’inamovible situation. Plus le temps marchait, plus ces lettres devenaient rares, courtes et dubitatives. Je savais que Hope était sur pied, qu’il montait à cheval avec sa sœur, que la fièvre ne revenait qu’à de longs intervalles, et qu’il avait repris ses études. Plusieurs fois, la nuit, je m’étais introduit dans le parc de Bellevue, et j’avais rôdé autour de la maison ; mais je faisais vainement un appel désespéré à ces heureux hasards qui fourmillent dans les romans, et qui amènent si à propos une insomnie de l’héroïne ou un stratagème ingénieux de l’amant pour se faire entendre et deviner. Jamais je ne vis de lumière aux croisées. Les jalousies et les rideaux étaient strictement fermés, comme dans toute maison aux habitudes régulières et prudentes. Jamais je n’osai lancer un grain de sable ou imiter le cri d’un oiseau. Livrer ma bien-aimée aux commentaires des laquais me soulevait le cœur de dégoût. Ce sont précisément ces êtres-là qui se trouvent toujours éveillés et prompts à se mettre aux aguets, quand l’amour se croit enveloppé dans les ténèbres.

Je racontais à Love, dans ces lettres qu’elle ne recevait pas, mes démarches et mes tourments. Je la suppliais de me donner un rendez-vous en présence de son père. Il me semblait que, si elle l’eût voulu, Hope eût pu l’ignorer. Elle répondait parfois, sans le savoir, à mes prières, car elle avait songé à cela d’elle-même ; elle me le disait, et elle ajoutait que cela était impossible, que M. Butler s’affectait beaucoup de la voir triste, et la suppliait de m’oublier. Elle s’efforçait donc devant lui de ne pas paraître penser à moi, et elle ne voulait pas se démentir en lui demandant de protéger nos malheureuses amours.

Un matin, j’appris par ma mère que les médecins, mécontents de la langueur obstinée de Hope Butler, avaient conseillé l’air natal, que l’enfant avait saisi ce conseil avec passion, et n’avait pas donné de trêve à son père et à sa sœur que l’on n’eût fait les paquets et chargé les voitures. Au moment où ma mère m’annonçait ce départ, la famille Butler devait être arrivée à Londres.

Je tombai sans connaissance et je demeurai quelques jours comme anéanti ; mais, les forces de la jeunesse et de ma constitution ayant repris le dessus, je recommençai à mener la vie désolée que je menais depuis deux mois, allant et venant sans but comme une âme en peine, et me sentant consumer par une fièvre sans intermittence que j’aurais voulu enflammer davantage pour qu’elle m’emportât. Ma mère voyait bien que je me laissais dépérir, et, malgré son air résigné, elle s’alarmait sérieusement. Elle m’engageait à me distraire et à faire des visites dans nos environs ; mais je ne voulais plus sortir du ravin de la Roche. À toute heure, à tout instant, j’attendais avec opiniâtreté, et pourtant sans espoir, une lettre de Love. C’en était fait, elle ne m’écrivait plus.

Un jour, M. Louandre, qui, grâce aux dernières circonstances, était devenu notre ami le plus intime, me prit en particulier dans la chambre d’honneur.

— Je ne suis pas content de vous, me dit-il : vous vous tuez ; vous en avez le droit quant à vous, et c’est votre affaire, mais vous n’avez pas le droit de tuer votre mère ; donc, vous êtes forcé de ne pas user du droit que vous avez sur vous-même. Sortez si vous pouvez de ce dilemme. Voyons, que prétendez-vous devenir ? La situation telle qu’elle est ne peut se prolonger, à moins que vous ne soyez un mauvais fils. Vous allez me dire pour la vingtième fois que vous attendez l’avenir, et que vous ne voulez pas perdre la dernière lueur d’espérance. Eh bien, comme cette lueur d’espérance, au lieu de vous soutenir, vous paralyse, il faut que vous sachiez la vérité, et je prends sur moi de vous la dire. Tout est fini entre miss Butler et vous. Votre mère lui a écrit pour l’engager à se prononcer et à ne pas vous laisser dans une expectative funeste à votre santé, à votre caractère, à votre dignité. C’est M. Butler qui a répondu, et j’ai là sa lettre.

J’étais si malheureux, que je reçus ce dernier coup sans paraître le sentir. Je pris la réponse de M. Butler et j’essayai de la lire ; mais elle était en caractères tellement hiéroglyphiques que je ne saisissais que des commencements de phrase ou des mots sans suite. Je n’ai jamais souffert comme je souffris en essayant de déchiffrer cette écriture impossible. J’étais comme dans un de ces rêves où l’on voit trouble au physique et au moral, où l’on se sent étouffé et emprisonné par un nuage qui vous suit et vous presse, en quelque endroit que l’on se mette pour s’en délivrer. Ma sentence était sous mes yeux, mais c’était comme un mystère impénétrable dont je ne pouvais saisir ni les causes ni les motifs. Je rendis la lettre à M. Louandre en lui disant :

— Je ne peux pas lire ; mais qu’importe ? Je suis condamné sans appel, n’est-ce pas ?

— Je ne m’étonne pas, reprit-il, que vous ne puissiez venir à bout de déchiffrer ce grimoire à première vue. J’y ai mis trois jours, et enfin je le sais par cœur. Le voici mot à mot :

« Madame la comtesse, j’ai hâte de répondre à la lettre excellente et pleine de sagesse que vous nous avez fait l’honneur de nous écrire. La santé de mon fils se rétablit de jour en jour ; mais, dès que je fais la moindre tentative pour le ramener aux sentiments que lui dicteraient la raison et l’amour fraternel, de nouvelles crises se déclarent. Le pauvre enfant accepte tout et jure de se soumettre ; mais le mal physique est tellement lié chez lui à cette malheureuse jalousie, qu’il paye cruellement ses efforts pour la combattre. La situation où nous étions en quittant la France n’est donc que bien faiblement modifiée et menace de se prolonger indéfiniment. C’est pourquoi, navré comme vous, madame, de la douleur de votre cher et bien-aimé fils, mais jaloux de mériter par ma franchise la confiance dont vous daignez honorer ma fille et moi, je viens, en son nom et au mien, rendre à monsieur votre fils et à vous la parole qu’il nous avait donnée. »

Il y avait ensuite une page, entière de regrets, de témoignages d’estime et de bons conseils pour moi ; mais je n’entendais plus, je crois même que je n’avais rien entendu du commencement, et que la phrase qui consommait la rupture était la seule qui m’eût frappé. J’étais comme hébété. Je me souviens que je regardais les peintures du panneau boisé, placé vis-à-vis de moi, suivant de l’œil avec une attention puérile les sujets imités de Callot, comme si je les eusse vus pour la première fois. Il y avait surtout un signor Pantalon qui, vêtu d’une simarre noire sur des chausses rouges, le corps plié en avant et le bras étendu comme pour une démonstration péremptoire, s’empara de mon hallucination. Je crus voir, à la place de son profil barbu, la tête et le profil de Junius Black, et ce que me lisait M. Louandre, je m’imaginai l’entendre sortir de la bouche du personnage de la muraille. Ce fut au point que, la lecture finie, je me retournai vers le notaire avec étonnement, et lui fis une question qui l’étonna tout autant lui-même.

— Que me dites-vous là ? s’écria-t-il en me secouant le bras. Est-ce que vous rêvez ? M. Black n’a en effet, aucun droit, aucune envie, je pense, de se mêler de vos affaires. Ce n’est pas une lettre de Black que je viens de vous lire, c’est une lettre de M. Butler en personne ; voyez la signature.

Je ne fis pas la moindre objection, et je demandai seulement ce que ma mère exigeait de moi. Sauf à consentir à de nouveaux projets de mariage, j’étais résigné à tout ce qu’il lui plairait de m’ordonner.

— Votre mère, répondit M. Louandre, comprend fort bien que vous ne puissiez songer au mariage d’ici à un certain temps. Elle veut qu’à tout prix vous preniez de la distraction. Que voulez-vous faire ? Si vous manquez d’argent, nous vous en trouverons. Voulez-vous retourner à Paris ? Je sais bien, par mon fils qui s’y est trouvé en même temps que vous, et qui est un garçon rangé, lui, qu’il y a là pour vous des remèdes dangereux ; mais, si vous en avez abusé une fois, ce n’est pas une raison pour recommencer, et votre mère, qui m’a paru tout savoir sur ce chapitre, aime encore mieux vous voir faire des folies que de vous laisser tomber en consomption. Partez donc, prenez trois maîtresses, s’il vous les faut, et revenez bientôt, comme vous êtes déjà revenu, raisonnable et disposé à prendre la vie comme tout le monde est forcé de la prendre.

— Non, répondis-je, je n’irai pas à Paris, et je ne prendrai pas une seule maîtresse. À l’heure qu’il est, le plaisir que l’on trouve avec les femmes sans cœur, et que l’on pourrait appeler la mimique de l’amour, me conduirait à l’exaspération. Paris est trop près de Londres ; je ne pourrais pas m’empêcher d’aller à Londres. Je resterai ici, ou du moins j’essayerai d’y rester et de prendre mon parti. Rassurez ma mère : je soignerai ma santé ; je prendrai tout le quinquina qu’il lui plaira de me doser, et, pourvu que je me porte bien et que j’agisse comme un homme qui a son bon sens, qu’importe le reste ?

J’espérais tenir ma parole, mais je ne la tins qu’à demi. Je soignai ma santé, qui se rétablit à peu près. Je gardai un silence absolu sur moi-même, et je parus avoir l’esprit présent et la tête saine. Cependant je ne me consolais pas, et par moments je me sentais devenir fou. Je me cachais dans les grottes voisines du château, et, là, dans l’ombre, assis sur une grosse roche brute qui occupait le centre de la crypte principale et qui avait peut-être servi de trépied à quelque pythonisse gauloise, j’évoquais le fantôme de Love, et je me mourais d’amour en cherchant à le fixer et à le saisir.

L’hiver fut horrible. Bien que l’abri du ravin nous adoucît la rigueur du climat environnant, on gelait dans les appartements mal clos du manoir, et, quoique très-habitué à tout supporter, je sentais le mal-être extérieur réagir sur mon âme. Je faisais de grandes courses sur la neige qui couvrait les plateaux. Un jour, je gravis avec des peines inouïes le cratère de Bar pour revoir les buissons où j’avais embrassé Love pour la dernière fois. Coupé en deux par la bise, je sentais mes larmes geler dans mes yeux et ma pensée se glacer dans mon cerveau.

Enfin je reconnus que cette passion devenait une monomanie, et que je n’avais pas en moi les forces suffisantes pour m’y soustraire. Ma conscience me disait pourtant que j’avais fait mon possible, et ma mère, qui le voyait bien, me rendait justice. Nous nous trompions, elle et moi, en ce que nous ignorions le remède. Il eût fallu travailler, et je travaillais assez assidûment ; mais mon éducation première ne m’avait pas appris à travailler avec fruit, et ma mère ne savait pas plus que moi quelle intime relation existe entre la lumière qui se fait dans l’esprit et le rassérénement qui peut s’opérer dans le cœur. Mes études me semblaient arides : je les poursuivais comme une tâche volontaire, comme un certain nombre d’heures arrachées de vive force, chaque jour, à l’obsession de mon chagrin ; mais je ne les aimais pas, ces études sans lien et sans but. Elles me donnaient les accablements de la fatigue sans me verser les douceurs du repos.

Et pourtant j’avais entendu Love vanter les bienfaits du travail et dire devant moi, en parlant de son père, que toutes les peines de l’âme cédaient devant une conquête de la science. Je lui en voulais d’être si croyante à cette sorte de religion où on l’avait élevée. J’enviais le sort de M. Butler, qui était capable de tout supporter et de tout oublier pour une heure de recueillement ou de contemplation. Mes résumés intérieurs ne m’apportaient pas cette joie tranquille et profonde que je lui avais vu savourer en disséquant un insecte ou en interrogeant les veines d’une roche. J’apprenais cependant beaucoup de choses techniques, et, guidé par une sorte d’instinct dont je ne voulais pas me faire l’aveu à moi-même, je me rendais capable de ne plus mériter les sourires de pitié de Junius Black et de devenir utile à M. Butler. Malheureusement, je ne voyais pas Dieu comme il le voyait, lui, à travers les merveilles et les suprêmes révélations de la nature. J’en étais à ce degré d’instruction où l’on n’est encore occupé qu’à battre en brèche les croyances du passé, et où la constatation des faits naturels vous conduit à des conclusions matérialistes d’une froideur désespérante.

Il faut croire que, malgré mon abattement, je conservais un reste d’espoir, car, un jour, en apprenant de M. Louandre qu’il était question de mettre Bellevue en vente et de faire transporter en Angleterre les riches collections de M. Butler, je reçus un grand choc dans tout mon être et m’imaginai que je le recevais pour la première fois. Je pris alors mon parti de changer radicalement les conditions d’une existence que je ne pouvais plus supporter. Ma mère elle-même m’en suppliait, et on me trouva les fonds nécessaires pour un voyage de quelques mois ; mais, au moment où l’animation des préparatifs m’avait rendu une sorte d’énergie, ma pauvre mère tomba dangereusement malade. Dès lors tout projet fut abandonné, car le mieux qui pût arriver à ma mère, c’était de rester infirme. Je la soignai avec un dévouement et une assiduité qui ne me coûtèrent aucun effort. Je ne me sentais plus jeune, et il me semblait que l’inquiétude et la douleur étaient fatalement mon état normal. En voyant souffrir cette pauvre mère, je compris combien je l’aimais, et l’amertume qui m’était restée contre miss Love se dissipa devant la révélation de mon propre cœur.

Ma mère ne m’avait pas toujours compris, et jamais elle n’avait voulu se faire connaître à moi ; mais elle m’avait toujours chéri sans partage en ce monde. Je n’avais dans son cœur pour rival que le souvenir de mon père. Ses derniers moments furent comme partagés entre la joie de l’aller retrouver et le chagrin de me quitter. Après avoir langui trois mois dans cette chambre d’honneur, d’où elle n’avait plus la force de sortir, elle s’éteignit dans mes bras, et je restai seul au monde. Alors, je sentis une sorte de joie amère et farouche de n’avoir plus rien à aimer et à ménager. Je partis brusquement sans faire d’adieux à personne, et j’écrivis de Marseille à M. Louandre pour le prier d’affermer ma terre à quelque prix que ce fût. Je croyais fermement ne vouloir plus remettre les pieds dans un pays où j’avais tant souffert.