Jean Ziska (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 07

Jean Ziska (Hetzel, illustré 1854)
Jean ZiskaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 21-23).
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VII.

Les forteresses de Prague qui tenaient pour l’empereur paraissaient imprenables, et, comptant sur l’approche de l’armée impériale, se riaient des préparatifs de cette populace. La garnison de Wisrhad regardait tranquillement les femmes et les enfants qui travaillaient jour et nuit à creuser un large fossé entre le fort et la ville. « Que vous êtes fous ! leur disaient-ils du haut de leurs murailles ; croyez-vous que des fossés vous puissent séparer de l’empereur ? vous feriez mieux d’aller cultiver la terre. »

Cependant les Taborites n’étaient plus seulement le corps d’armée campé à Tabor ; c’était une secte nombreuse et puissante. Plusieurs villes prenaient le nom de taborites, et la nouvelle doctrine se répandait dans toute la Bohême. Cette prétendue nouvelle doctrine, que les Calixtins accusaient de renchérir par trop sur les hardiesses de Jean Huss, n’était qu’un retour aux prédications des Vaudois, bien antérieures à celles de Jean Huss et de Wicklef lui-même. Nous verrons bientôt leurs articles. En attendant Sigismond, une vive fermentation des esprits amena beaucoup de ces phénomènes de l’extase que l’on retrouve dans toutes les insurrections religieuses. L’enthousiasme patriotique vibra sous cette pression du véritable magnétisme, de la foi, et des populations entières se levèrent à l’appel des nouveaux prophètes pour courir à la guerre sainte. La grande prophétie taborite qui fanatisa la Bohême à cette époque fut l’annonce de la prochaine arrivée de Jésus-Christ sur la terre. Il devait revenir juger les hommes sur les ruines de tous les royaumes, et, par les armes des Taborites, établir un nouveau règne, (ce règne de Dieu, cette république idéale, cette société fraternelle, promis par les évangélistes et les apôtres, et auxquels les premiers adeptes du christianisme ont cru dans un sens matériel.) Toutes les villes de la Bohême seraient alors ensevelies sous la terre, à la réserve de cinq qui devaient se montrer toujours pures et fidèles. Ces cinq villes reçurent des noms mystiques. Pilsen fut appelée le Soleil, Launi la Lune, Slan l’Étoile, Glato ou Klattaw l’Aurore, Zatek Segor. Les prêtres exhortaient le peuple à éviter la colère de Dieu qui allait fondre sur tout l’univers, et à se retirer dans les cinq villes sacrées ou villes de refuge. Beaucoup de riches bohémiens et moraves vendirent tous leurs biens à bas prix, et, à l’exemple des premiers chrétiens, s’en allèrent avec leurs familles en porter l’argent à la grande famille taborite.

Voilà l’impulsion ardente qui devait rendre ces hommes invincibles tant qu’elle brûlerait dans leurs âmes ; et voilà ce que l’empereur ne prévoyait pas, ce que les soldats de ses forts ne comprenaient pas : ils riaient, derrière leurs murs inexpugnables, des fortifications des Taborites, faites de leurs chariots, dont ils formaient des barricades pour s’enfermer, et des lignes mobiles pour attaquer à couvert. Chaque famille taborite arrivait à Prague avec le sien portant vieillards, femmes et enfants, tous intrépides et aguerris. Ce chariot devenait le rempart et l’arsenal de la famille. On combattait derrière ; on s’y retranchait, blessé ; on le poussait avec fureur sur les fuyards : c’était une excellente arme de guerre. Les Impériaux apprirent bientôt à le redouter.

Enfin, au mois de juin de cette même année (1420), Sigismond entra en Bohême, à la tête de cent quarante mille hommes, commandés par l’électeur de Brandebourg, les deux marquis de Misnie, l’archiduc d’Autriche et les princes de Bavière. Il fut bien reçu à Kœnigsgratz, ville catholique et royaliste, apanage des reines de Bohême, où il avait toujours tenu de fortes garnisons. Tous les seigneurs catholiques de la Moravie et de la Silésie venaient derrière lui. Tous ceux de la Bohême allèrent à sa rencontre. Ulric de Rosemberg, qui jusqu’alors avait été uni à Ziska, soit que le meurtre et la ruine de ses parents l’eussent aigri contre les Taborites, soit que l’empereur eût réussi à le gagner, comme le fait est assez prouvé, soit enfin que son esprit fût frappe d’une épouvantable vision qu’il eut à cette époque, et dans laquelle il vit Jésus-Christ, Jean Huss, saint Wenceslas et saint Adalbert lui apparaître dans une fantasmagorie tragique, alla abjurer le hussitisme entre les mains du légat du pape, et rejoindre l’empereur avec cinq cents cavaliers. Son premier exploit fut d’enlever une ville hussite et d’en raser les murailles ; mais, ayant été défier Ziska au pied du mont Tabor, il y fut reçu et taillé en pièces par Nicolas de Hussinetz. Ainsi, il rejoignit l’empereur non en vainqueur mais en fugitif ; et ce premier fait d’armes malheureux fut d’un mauvais augure pour l’armée impériale.

Cette formidable armée manquait précisément de l’union et de l’idée qui faisaient la force des hussites. Les princes qui la commandaient s’étaient fait de mortelles injures, et fraîchement réconciliés pour cette expédition, ne s’en haïssaient pas moins. L’empereur les méprisait tous assez volontiers, eux et leurs sujets. Il avait un profond dédain pour les Moraves, les Silésiens, les Hongrois, enfin pour tous ceux de la race slave. Quant aux hordes de mercenaires qui faisaient le gros de l’armée, on n’avait pas de quoi les payer ; et le pillage, sur lequel ces sortes de troupes comptaient, venant à leur manquer, grâce aux précautions de Ziska, qui avait ravagé le pays d’avance, l’armée impériale était déjà mécontente avant d’avoir tiré l’épée.

Cependant elle arriva sans encombre sous les murs de Prague. Les villes lui ouvraient leurs portes, et elle n’y trouvait que des catholiques, empressés de la recevoir. Tous les Hussites étaient à Prague, et Sigismond n’en put saisir que vingt-quatre à Litomeritz, qu’il fit jeter dans l’Elbe. La ville sacrée de Slan elle-même lui ouvrit ses portes ; mais il n’osa y entrer, craignant une embûche. Enfin, étant arrivé devant Prague, le 30 juin, il essaya d’abord une guerre d’escarmouches, dans laquelle il perdit beaucoup de monde, et le 11 juillet il se décida à livrer un assaut général. Les Taborites se battirent en désespérés pour leurs autels et leurs foyers. Les troupes impériales réussirent à s’emparer du Petit-Côté. Un corps de Hongrois se porta dans le grand enclos de l’archevêché ; mais les Taborites, venant renforcer les habitants de Prague sur tous les points compromis, décidèrent la victoire, et repoussèrent les Impériaux jusque la Moldaw. Ziska, qui se gardait assez ordinairement pour les coups décisifs, se tenait retranché et bien fortifié, avec l’élite de ses Taborites, sur une haute montagne, à l’orient de la nouvelle ville, près du gibet de Prague[1]. Les Allemands, voyant en lui le destin de la bataille, allèrent l’y attaquer avec la résolution de le forcer. L’infanterie saxonne coupa les fascines, combla les fossés, et fraya le chemin à la cavalerie. Ziska se défendait terriblement. Le robuste et intrépide vigneron Robyck combattit à ses côtés et repoussa plusieurs fois l’ennemi. Deux femmes et une jeunes fille taborites firent des prodiges de valeur, et tombèrent percées de coups, sous les pieds des chevaux, ayant refusé, à plusieurs reprises, de se rendre. Cependant le nombre des assiégeants grossissait toujours ; et Ziska était aux abois, lorsque les Taborites de la nouvelle ville, conduits par Jean le Prémontré, qui portait le calice en guise d’étendard, s’élancèrent à la défense de leur chef, et repoussèrent les Impériaux avec perte, quoiqu’à chaque instant l’empereur leur expédiât de nouveaux détachements. Il fallut abandonner l’attaque ce jour-là. Quelques jours après, la main d’une femme acheva la défaite des Impériaux. Une Praguoise taborite s’introduisit, la nuit, dans leur camp, par un grand vent, et mit le feu aux machines de siège. Beaucoup de richesses et d’effets de grand prix furent consumés ; mais ce qui causa la plus grande perte, en cette circonstance, fut l’incendie de toutes les échelles. L’armée impériale fut consternée de ce dernier échec, et l’empereur, effrayé, leva le siège le 30 juillet. Il avait duré un mois, durant lequel ceux de Prague, pour montrer qu’ils n’avaient pas peur, ne fermaient les portes ni jour ni nuit. Le jour même de son départ, il fit la misérable bravade de se faire couronner roi de Bohême, dans la forteresse de Saint-Wenceslas, par l’archevêque Conrad. Il créa plusieurs chevaliers, et, en s’en allant, il enleva les trésors que son père et son frère avaient cachés à Carlstein, et les lames d’or et d’argent dont les tombeaux des saints étaient couverts, dans la basilique de Saint-Wenceslas. Il engagea plusieurs villes de Bohême au duc de Saxe pour payer ses troupes, les joyaux de la couronne à des banquiers, et les reliques impériales aux Nurembergeois.

La retraite de Sigismond fut désastreuse. Harcelé par les Hussites, de défaite en défaite, il regagna la Hongrie, licencia ses troupes, et ordonna aux garnisons allemandes qu’il laissait dans les forteresses de Bohême de ravager les terres des seigneurs de Podiebrad dont il avait eu à souffrir particulièrement durant cette malencontreuse croisade. C’est cette intrépide et persévérante famille des Podiebrad qui a donné quelques années plus tard un roi hussite à la Bohême.

Ziska quitta Prague peu après Sigismond et alla de nouveau travailler à affamer l’armée impériale lorsqu’il lui plairait de revenir ; c’est-à-dire qu’il reprit son système de ravage et d’extermination, ne perdant pas un seul jour pour cette œuvre de patriotisme infernal, ne laissant pas refroidir un instant la sanglante ferveur de ses Taborites.

Pendant son absence, les Praguois continuèrent à attaquer les forteresses de Wisrhad et de Saint-Wenceslas qui, toujours garnies d’Impériaux et munies de machines de guerre, n’osaient remuer et se bornaient à la défensive. Une nuit, les Taborites de la nouvelle ville ayant échoué devant Wisrhad et se retirant en désordre, trouvèrent les portes de la nouvelle ville fermées derrière eux, par ordre du sénat. Si la garnison impériale eût osé se hasarder quelques pas plus loin, cette courageuse phalange de Taborites eut été anéantie. Elle ne dut son salut qu’à la timidité des Impériaux, qui rentrèrent dans leur fort sans se douter que l’ennemi était à leur merci. Le lendemain, ces Taborites, indignés de la perfidie du sénat, remplirent la ville de leurs imprécations, et tous les Taborites de Prague se préparèrent à abandonner cette lâche cité pour laquelle ils avaient versé leur sang et qui les immolait aux terreurs de son juste-milieu. Le Prémontré fit comprendre au peuple que son salut était dans les Taborites. La bourgeoisie, effrayée, convoqua les prêtres, les magistrats et les principaux citoyens. Le moine se chargea de porter la parole pour cette réconciliation. Amende honorable fut faite aux Taborites. Le sénat protesta que les portes avaient été fermées par inadvertance. On conjura les défenseurs de la liberté de rester dans Prague. Malgré les larmes et les prières de la peur, un grand nombre de Taborites plièrent bagage, secouèrent la poussière de leurs pieds, remontèrent sur leurs chariots, et s’en allèrent, la monstrance en tête, rejoindre Ziska et le renforcer dans ses excursions.

Il leur donna autant d’ouvrage qu’ils en pouvaient désirer. Arrivé devant Prachatitz, où il avait fait ses premières études, il offrit sa protection à cette ville, à condition qu’elle chasserait les catholiques. Mais ces derniers, qui étaient en nombre, lui firent répondre qu’ils ne craignaient guère un mince gentilhomme tel que lui. Le redoutable aveugle leur fit chèrement expier cette impertinence. Il s’empara de la ville en un tour de main, fit sortir les femmes et les enfants, égorgea tous les catholiques, et mit le feu à l’église où s’était réfugié le juste-milieu ; huit cents personnes périrent sous les décombres.

Le 15 de septembre, les Taborites, les Orébites et ceux des villes sacrées, ayant à leur tête des chefs d’une valeur éprouvée, recommencèrent le siège du fort de Wisrhad. La garnison, épuisée et découragée, écrivit à l’empereur qu’elle ne pouvait tenir plus d’un mois, et n’en reçut que des promesses. Nicolas de Hussinetz intercepta les vivres, et les lettres que l’empereur envoya enfin pour annoncer son arrivée. Réduits à la dernière extrémité, ceux de Wisrhad ayant tenu encore cinq semaines, et mangé six-vingts chevaux, des chiens, des chats et des rats, envoyèrent leurs officiers aux Praguois pour capituler. Il fut convenu qu’on se tiendrait tranquille de part et d’autre pendant quinze jours, et que le seizième, si l’empereur n’envoyait point de vivres, la garnison se rendrait aux Hussites sans coup férir.

Pendant ce temps, Sigismond ayant assemblé une nouvelle armée, s’arrêtait à Cuttemberg. Sa Majesté impériale, plongée dans une profonde mélancolie, tâchait de divertir son chagrin avec des instruments de musique. Un autre délassement était d’envoyer ses hussards incendier et massacrer, sans épargner ni femmes ni enfants, sur les terres des seigneurs bohèmes qui avaient embrassé le hussitisme. Il parlementa avec les députés praguois, essaya de les tromper, et finit par les menacer avec sa brutalité ordinaire, qui l’emportait encore sur ses instincts de ruse et de fraude. Enfin, le 31 octobre, il parut devant Prague avec une armée qu’il avait fait venir de Moravie. Il se montra sur une colline voisine de Wisrhad, l’épée à la main, donnant ainsi à la garnison le signal du combat. Mais il était trop tard d’un jour ; le terme de la convention était expiré de la veille. Ceux de Wisrhad, en gens de parole, et touchés de la foi que les Taborites leur avaient gardée en les laissant tranquilles durant la trêve, ne répondirent pas au signal de l’empereur. Un morne silence planait sur la forteresse. Ces malheureux soldats, épuisés par la faim et les maladies, restaient comme des spectres autour de leurs créneaux, immobiles témoins du combat qui s’engageait sous leurs yeux. L’empereur, stupéfait d’abord, entra bientôt dans une grande fureur ; et comme ses officiers, admirant avec tristesse les ingénieuses fortifications des Taborites, l’engageaient à ne pas exposer sa personne et son armée dans une entreprise impossible : « Non, non, s’écria-t-il, je veux châtier ces porte-fléaux. — Ces fléaux sont fort redoutables, reprit un des généraux. — Ah ! vous autres Moraves, s’écria Sigismond hors de lui, je vous savais bien poltrons, mais pas à ce point ! » Aussitôt les cavaliers descendant de cheval : « Vous allez voir, dirent-ils, que nous irons où vous n’irez pas. » Ils se jetèrent au-devant de ces fléaux de fer que l’empereur avait si fort méprisés, et il n’en revint pas un seul. Les Hongrois, voulant les venger, eurent à dos ceux des villes sacrées et prirent la fuite. L’empereur piqua des deux et s’échappa à grand’peine. Les Praguois les poursuivirent et ne firent quartier à aucun de ceux qu’ils purent joindre. La plus grande partie de la noblesse de Moravie y demeura. Plus de trois cents grands seigneurs bohèmes du parti de l’empereur restèrent là quatre jours sans sépulture, abandonnés aux chiens. L’infection fut horrible. Un chef hussite, touché de compassion du sort de tant de braves gens, les fit enterrer à ses frais dans le cimetière de Saint-Pancrace.

Le jour de cette seconde victoire fut clos par une scène touchante. La garnison de Wisrhad, fidèle à son serment, se rendit à ceux de Prague avec toutes les machines de guerre de la citadelle. Les assiégeants reçurent les assiégés à bras ouverts. Ils se hâtèrent d’assouvir la faim qui les dévorait depuis si longtemps, et leur donnèrent des vêtements, des vivres à emporter, et tout ce qui leur était nécessaire pour se retirer en bon état et en bon ordre. Le lendemain, au point du jour, on vit la population en masse inonder la citadelle, non pour la fortifier, mais pour la détruire. Il fallait anéantir cette place meurtrière, arme si sûre et si redoutable aux mains de l’ennemi ; ce fut l’affaire de deux jours. Elle avait duré sept cents ans, et devint un jardin potager. Le 3 novembre, les Praguois allèrent en procession sur le champ de bataille, et rendirent grâces à Dieu dans leurs hymnes bohémiens.

L’empereur se vengea de sa défaite en ravageant les terres des Podiebrad. Un seul de ces seigneurs avait refusé jusque-là d’adhérer au hussitisme. Il courut à Prague embrasser la doctrine. Tel devait être l’effet des violences de Sigismond. L’empereur se retira, après avoir fait tout le mal possible au pays, où il exerça des cruautés pires que toutes celles de Ziska. Celui-ci épargnait du moins, autant que possible, les femmes et les enfants, et recevait à merci tous ceux qui se rendaient sincèrement. Sigismond n’épargnait rien, et, dans sa rage aveugle, immolait ensemble amis et ennemis. Les Orébites firent peser sur les couvents d’horribles représailles. Ceux des moines qu’ils ne brûlaient pas, ils les laissaient enchaînés sur la glace, pour les faire périr de froid.

Après leur victoire, les Praguois, n’ayant plus rien que de funeste à attendre de la part de Sigismond, assemblèrent les principaux seigneurs, afin d’élire un autre roi, et ceux-ci se déclarèrent pour Jagellon, roi de Pologne, chrétien de fraîche date, qui semblait ne devoir pas les inquiéter dans leur religion. Mais les Orébites et les Taborites repoussèrent vivement cette proposition. À peine avons-nous chassé un roi étranger, disait Nicolas de Hussinetz (l’intrépide associé de Ziska) que vous en demandez un second. Indigné de leur dessein, il fit sortir de Prague tous ses Taborites, et s’en alla avec eux assiéger et battre les villes impériales de l’intérieur.

Cependant il rentra peu après dans la capitale avec des intentions énergiques. Les Orébites n’étaient pas moins mécontents que lui du juste-milieu hussite. À peine le danger était-il passé, que les Calixtins, mécontents de la vie austère qu’entraînait pour eux le système dévastateur de Jean Ziska, oubliaient qu’ils devaient leur salut à sa science militaire, à sa bravoure, et à l’élan irrésistible de ses fougueux disciples. Ils affectaient alors une grande horreur pour les cruautés commises envers les moines, et cette compassion, qui eût honoré des âmes sincères, n’était qu’une hypocrite défection, chez un parti qui se portait aux mêmes excès quand il croyait à l’impunité. Les sectes ardentes s’étant rencontrées sous les murs d’une ville catholique avec des assiégeants calixtins, ceux-ci affectèrent de communier en grand appareil, et leurs prêtres portèrent l’Eucharistie, revêtus de riches ornements. C’était scandaliser ces austères réformateurs, qui voulaient effacer toute trace des pompes de l’ancien culte et abolir toute suprématie temporelle du clergé. Ils se jetèrent sur les prêtres calixtins : À quoi servent, leur dirent-ils, ces habits de comédiens ? Quittez-les, et communiez avec nous sans ces oripeaux, ou nous vous les arracherons. Quelques chefs des deux partis apaisèrent cette querelle ; mais Nicolas de Hussinetz marcha sur Prague, et enjoignit, avec menaces, à la communauté calixtine de préposer autant de Taborites que de Praguois à la garde des tours et aux délibérations des conseils. Ceux de Prague répondirent naïvement que, l’ennemi étant loin, ils n’avaient que faire d’être si bien gardés et si bien conseillés. On se querella particulièrement sur les opinions religieuses, et c’est alors qu’on s’aperçut d’une dissidence d’opinion alarmante pour les modérés. L’aigreur en arriva au point qu’il fallut entrer en délibération sérieuse pour un accommodement. On convoqua les représentants de tous les partis dans l’église de Saint-Ambroise. Ceux des deux villes de Prague eurent pour chacun leur place à part, et les Taborites également ; seulement on défendit qu’il y eût là ni femmes ni prêtres. Les Taborites avaient de grandes idées d’émancipation pour leurs femmes, les admettant à une égalité de condition et de discussion, qu’elles justifiaient bien par leur conduite héroïque jusque sur les champs de bataille. En outre, ils avaient pour leurs prêtres une vénération extrême : les ayant dépouillés de tout caractère temporel, et de tout privilège social, ils les regardaient comme des saints et comme des anges, et il fallait que ces prêtres fussent tels en effet pour dominer par le seul ascendant moral. Ils furent donc très-irrités de cette exclusion de leurs prêtres et de leurs femmes d’une conférence décisive, et voulurent se retirer ; mais comme Nicolas de Hussinetz sortait de la ville un des premiers, son cheval tomba dans une fosse et lui cassa la jambe. On le rapporta dans Prague, et on le déposa dans la maison abandonnée ou conquise des seigneurs de Rosemberg. Il y mourut de la gangrène, ce qui jeta les Taborites dans une grande consternation. Ils perdaient en lui un grand appui, et un chef redoutable aux partis contraires. Ziska, qui avait voulu jusque-là n’être censé que le premier après lui, fut proclamé général en chef des Taborites.

Enfin l’assemblée fut fixée et acceptée de part et d’autre. L’université, qui était toute calixtine, y assista, et procéda à la lecture des articles proclamés par les Taborites, pêle-mêle avec celle qu’on leur imputait. Au reste, la plupart de ces articles méritent d’être rapportés, ne fût-ce que pour les lectrices qui aiment, avant tout, la couleur historique. Rien ne montre mieux l’exaltation à la fois sauvage et sublime des Taborites, et ne résume mieux les doctrines de l’Évangile Éternel que cette déclaration des droits divins de l’homme au quinzième siècle. Leur style mystique est plus éloquent pour peindre la situation à la fois violente et romanesque de la Bohême à cette époque que le récit des événements même, et nous prions nos lectrices de ne point sauter ce chapitre.

  1. Ce lieu porte encore le nom de Montagne de Ziska.