Jean Ziska (Hetzel, illustré 1854)/Avant-propos

Jean Ziska (Hetzel, illustré 1854)
Jean ZiskaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 1-2).
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I.  ►

L’histoire de la Bohême est peu répandue chez nous. Pour en faire une étude particulière il faudrait savoir le bohème et le latin. Or, ne sachant pas mieux l’un que l’autre, je me vois forcé d’extraire d’un gros livre, estimable autant qu’indigeste, quelques pages sur la guerre des Hussites, comme explications, comme pièces à l’appui (c’est ainsi qu’on dit, je crois), enfin comme documents à consulter entre les deux séries principales d’aventures que j’ai entrepris de raconter sous le titre de Consuelo. En parcourant la Bohême à la piste de mon héroïne, j’avais été frappé du souvenir des antiques prouesses de Jean Ziska et de ses compagnons. Je pris alors quelques notes ; et ce sont ces notes que je publie maintenant, avec prière aux lecteurs de ne prendre ceci ni pour un roman ni pour une histoire, mais pour le simple récit de faits véritables dont j’ai cherché le sens et la portée, dans mon sentiment plus que dans les ténèbres de l’érudition. Les personnes qui s’adonnent à la lecture du roman ne se piquent pas, en général, d’un plus grand savoir que celles qui l’écrivent. Il est donc arrivé que plusieurs dames m’ont demandé ingénument où le comte Albert de Rudolstadt avait été pêcher Jean Ziska ; ce que Jean Ziska venait faire dans mon roman, sur la scène du dix-huitième siècle ; enfin si Jean Ziska était une fiction ou une figure historique. Bien loin de dédaigner cette sainte ignorance, je suis charmé de pouvoir faire part à mes patientes lectrices du peu que j’ai lu sur cette matière, et de l’enrichir de quelques contradictions que je me suis permis de puiser à meilleure source ; oserai-je dire quelquefois sous mon bonnet ? Pourquoi non ? J’ai toujours eu la persuasion qu’un savant sec ne valait pas un écolier qui sent parler dans son cœur la conscience des faits humains.

Mon récit commence à la fin de ce fameux et scandaleux concile de Constance, où les bûchers de Jean Huss et de Jérôme de Prague vinrent apporter un peu de distraction aux ennuis des vénérables pères et des prélats qui siégeaient dans la docte assemblée. On sait qu’il s’agissait d’avoir un pape au lieu de deux qui se disputaient fort scandaleusement l’empire du monde spirituel. On réussit à en avoir trois. La discussion fut longue, fastidieuse. Les riches abbés et les majestueux évêques avaient bien là leurs maîtresses ; Constance était devenu le rendez-vous des plus belles et des plus opulentes courtisanes de l’univers ; mais que voulez-vous ? On se lasse de tout. L’Église de ce temps-là n’était pas née pour la volupté seulement ; elle sentait ses appétits de domination singulièrement méconnus chez les nations remuantes et troublées : le besoin d’un peu de vengeance se faisait naturellement sentir. Le grand théologien Jean Gerson était venu là de la part de l’Université de Paris pour réclamer la condamnation d’un de ses confrères, le docteur Jean Petit, lequel avait fait, peu d’années auparavant, l’apologie de l’assassinat du duc d’Orléans, sous la forme d’une thèse en faveur du tyrannicide. Jean Petit était la créature du meurtrier Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne ; Jean Gerson, quoique dévoué aux d’Orléans, était animé d’un sentiment plus noble en apparence. Il avait à cœur de défendre l’honneur de l’Université, et de flétrir les doctrines impies de l’avocat sanguinaire. Il n’obtint pas justice ; et voulant assouvir son indignation sur quelqu’un, il s’acharna à la condamnation de Jean Huss, le docteur de l’Université de Prague, le théologien de la Bohême, le représentant des libertés religieuses que cette nation revendiquait depuis des siècles.

À coup sûr, ce fut une étrange manière de prouver l’horreur du sang répandu, que d’envoyer aux flammes un homme de bien pour une dissidence d’opinion[1] ; mais telle était la morale de ces temps ; et il faut bien, sans trop d’épouvante, contempler courageusement le spectacle des terribles maladies au milieu desquelles se développait la virilité de l’intelligence, retenue encore dans les liens d’une adolescence fougueuse et aveugle. Sans cela nous ne comprendrons rien à l’histoire, et dès la première page nous fermerons ce livre écrit avec du sang. Ainsi, mes chères lectrices, point de faiblesse, et acceptez bien ceci avant de regarder la sinistre figure de Jean Ziska : c’est qu’au quinzième siècle, pour ne parler que de celui-là, rois, papes, évêques et princes, peuple et soldats, barons et vilains, tous versaient le sang comme aujourd’hui nous versons l’encre. Les nations les plus civilisées de l’Europe offraient un vaste champ de carnage, et la vie d’un homme pesait si peu dans la main de son semblable, que ce n’était pas la peine d’en parler.

Est-ce à dire que le sentiment du vrai, la notion du juste, fussent inconnus aux hommes de ce temps ? Hélas ! quand on regarde l’ensemble, on est prêt à dire que oui ; mais quand on examine mieux les détails, on retrouve bien dans cette divine création qu’on appelle l’humanité, l’effort constant de la vérité contre le mensonge, du juste contre l’injuste. Les crimes, quoique innombrables, ne passent pas inaperçus. Les contemporains qui nous en ont transmis le récit lugubre en gémissent avec partialité, il est vrai, mais avec énergie. Chacun pleure ses partisans et ses amis, chacun maudit et réprouve les forfaits d’autrui ; mais chacun se venge, et le droit des représailles semble être un droit sacré chez ces farouches chrétiens qui ne croient pas au bienfait terrestre de la miséricorde. On discute ardemment la justice des causes, on n’examine jamais celle des moyens ; cette dernière notion ne semble pas être éclose. La philosophie que le dix-huitième siècle a prêchée sous le nom de tolérance, a été le premier étendard levé sur le monde pour guider vers la charité chrétienne les esprits du catholicisme. Jusque-là le catholicisme prêche avec le bourreau à sa droite et le confesseur à sa gauche, et alors même que la tolérance s’efforce de lui faire congédier le tourmenteur, le catholicisme résiste, menace, anathématise, brûle les écrits de Jean-Jacques Rousseau, traite Voltaire d’Antéchrist, et fait une scission éclatante, éternelle peut-être avec la philosophie.

Ainsi donc, au quinzième siècle, la guerre, partout la guerre. La guerre est le développement inévitable de l’unité sociale et de l’éducation religieuse. Sans la guerre, point de nationalité, point de lumière intellectuelle, pas une seule question qui puisse sortir des ténèbres. Pour échapper à la barbarie, il faut que notre race lutte avec tous les moyens de la barbarie. Le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou le néant ; c’est ainsi que la question est invinciblement posée. Acceptez-la, ou vous ne trouvez dans l’histoire de l’humanité qu’une nuit profonde, dans l’œuvre de la Providence que caprice et mensonge.

Il me fallait insister sur cette vérité, devenue banale, avant de vous introduire sur l’arène fumante de la Bohême. Si je vous y faisais entrer d’emblée, lectrice délicate, épouvantée de heurter à chaque pas des monceaux de ruines et de cadavres, vous penseriez peut-être que la Bohême était alors une nation plus barbare que les autres ; je dois donc, au préalable, vous prier, Madame, de jeter un coup d’oeil sur notre belle France, et de voir ce qu’elle était à cette époque, c’est-à-dire durant les dernières années de l’infortuné Charles vi. D’un côté les Armagnacs ravageant les campagnes jusqu’aux portes de Paris, pillant et massacrant sans merci leurs compatriotes ; un sire de Vauru pendant au chêne de Meaux une cinquantaine de pièces de gibier humain qu’on y voyait brandiller tous les matins[2] ; un dauphin de France assassinant son parent en trahison sur le pont de Montereau, emprisonnant sa mère, abandonnant son père idiot à tous les maux de sa condition et à tous les dangers de son ineptie : de l’autre, un duc de Bourgogne, assassin de son proche parent, faisant justice de ses ennemis dans Paris, à l’aide du bourreau Capeluche, des bouchers et des écorcheurs ; chaque parti vendant à son tour sa patrie à l’Angleterre ; l’Anglais aux portes de Paris ; dans Paris la famine, la peste, l’anarchie, le découragement, les vengeances inutiles et féroces, les prisonniers mourant de faim dans les cachots ou égorgés par centaines au Châtelet ; la Seine encombrée de sacs de cuir remplis de cadavres ; une reine obèse plongée dans la débauche, chaque membre de la famille royale volant les trésors de la couronne, dévastant les églises, écrasant le peuple d’impôts ; celui-ci faisant fondre la châsse de Saint-Louis pour payer une orgie, celui-là arrachant aux misérables leur dernière obole pour une campagne contre l’ennemi qu’il n’ose pas seulement songer à entreprendre ; les bandes de soldats mercenaires réclamant en vain leur paye, et recevant pour dédommagement la permission de mettre le pays à feu et à sang ; et le jour des funérailles de Charles vi, où il ne restait pas un seul de ces princes pour accompagner son cercueil, le duc Bedford criant sur cette tombe maudite : « Vive le roi de France et d’Angleterre, Henri vi ! »

Eh bien, pendant cette agonie de la France, la Bohême présentait un spectacle non moins terrible, mais héroïque et grandiose. Une poignée de fanatiques invincibles repoussait les immenses armées de la Germanie ; les massacres et les incendies servaient du moins à tenter un grand coup, une œuvre patriotique ; et si la Bohême finit par succomber, ce fut avec autant de gloire que ces vaillantes gens de Gand, dont l’histoire est quasi contemporaine.

  1. Soit dégoût des affaires, soit remords de conscience, Jean Gerson alla finir ses jours dans un couvent où il écrivit l’Imitation de Jésus-Christ, et plus tard la défense de Jeanne d’Arc. Voyez à cet égard l’excellente Histoire de France de M. Henri Martin.
  2. Voy. Henri Martin.