Jean Ziska
Jean ZyskaMichel Lévy frères (p. 55-63).
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IV.


Sophie de Bavière, veuve de Wenceslas, s’étant vainement adressée à Sigismond, qui avait bien assez à faire de combattre les Turcs sur ses terres de Hongrie, se renferma du mieux qu’elle put dans le fort de Saint-Wenceslas, situé dans le Petit-Côté de Prague, sur la rive gauche de la Moldaw. La vieille et la nouvelle ville de Prague, ainsi que la forteresse de Wisrhad[1], dont il sera souvent question dans cette histoire, sont situées sur la rive droite. On sait déjà que, malgré des dissidences d’opinion et de fréquents démêlés, ces deux villes étaient hussites. Le Petit Côté, qui contenait le château des rois de Bohême, et où la cour, le haut clergé et les principaux dignitaires faisaient leur résidence, était resté attaché au parti catholique.

Sophie, effrayée de son abandon et de l’agitation croissante des esprits, résolut de tenter un coup hardi : elle rassembla quelques troupes, sortit secrètement de la ville avec un seigneur de Schwamberg, et alla attaquer à l’improviste le redoutable Ziska, dans le district de Pilsen. Ziska n’avait avec lui, en cet instant, qu’une petite troupe de taborites, avec leurs femmes et leurs enfants, qui les suivaient partout. Réfugié sur une colline où il n’y avait que pierres et brossailles, et que la cavalerie de la reine ne pouvait gravir sans mettre pied à terre, il n’attendait pourtant pas sans inquiétude l’issue d’un combat où il se voyait entouré de tous côtés. Les femmes des taborites le sauvèrent par un stratagème singulier : aux approches de la nuit, elles étendirent leurs robes et leurs voiles dans les broussailles, où les Impériaux devaient s’engager tout bottés et éperonnés. Dès qu’ils eurent laissé leurs chevaux au bas de la colline, et qu’ils eurent fait quelques pas dans ces filets, ils s’y embarrassèrent si bien les pieds, qu’ils ne purent avancer ni reculer ; et, tandis qu’ils essayaient de se dépêtrer, Ziska fondit sur eux, et les tailla en pièces. La reine et son général prirent la fuite, à la faveur de la nuit.

En attendant que Sigismond pût s’attaquer en personne à l’audacieuse insurrection des hussites, Ziska, poursuivant son œuvre, détruisit ou fit détruire par les nombreuses bandes de ses adhérents presque toutes les églises conventuelles et les monastères de la Bohême. On compte cinq cent cinquante de ces édifices dont il ne laissa pas pierre sur pierre. Les historiens catholiques ne tarissent pas en gémissements sur les funestes résultats de cette dévastation. Les pompeuses descriptions qu’il nous ont laissées de ces sanctuaires du luxe et de la paresse expliquent assez la rage d’un peuple laborieux et pauvre, et qui avait vu prélever sur son travail et sur ses besoins l’impôt exorbitant du clergé. Le monastère de la Cour royale, à Prague, avait sept chapelles, dont chacune était de la grandeur d’une église. Autour du jardin, on pouvait lire l’Écriture sainte sur les murailles, en majuscules, sur de belles planches, et les lettres grossissant toujours, à proportion de la hauteur de la muraille. Mais rien n’approchait de la magnificence des Bénédictins d’Opatowitz.

Leur couvent avait été fondé par Wratislas, premier roi de Bohême, au onzième siècle, et l’on n’y recevait que des personnes riches, à la condition qu’elles y apporteraient tous leurs biens. Il y avait là un certain trésor qui, depuis longtemps, alléchait ces vieux burgraves de l’intérieur, dont nous avons déjà parlé, brigands qui, sous prétexte de guerre ou de religion, avaient toujours flairé, et maintenant essayaient pour leur compte la conquête des couvents. Celui-là était le rêve d’un certain pillard, nommé Jean Miesteczki, qui ne cessait de rôder autour, attiré par la merveilleuse aventure de Charles IV, dont le pays avait gardé souvenance. Bien que cette chronique soit une disgression, fidèle à notre amour pour cette partie de l’histoire que nous appelons le coloris, nous la raconterons à nos lectrices. Des auteurs plus graves que nous l’ont consignée en latin.

Un jour de l’année 1359, l’empereur Charles, étant à la chasse, disparut avec deux de ses écuyers et ne rejoignit ses compagnons que le soir à Kœnigsgratz. L’empereur se mit à table, ne répondit que par un sourire à ceux que son absence avait effrayés, et se contenta de leur dire qu’un serment épouvantable l’empêchait de s’expliquer sur sa disparition mystérieuse. Cependant on remarqua que l’empereur avait au doigt une bague d’une forme antique, où était enchâssé un diamant tel, que le trésor impérial n’en avait jamais possédé d’aussi précieux.

On admira ce joyau, on se perdit en commentaires. L’empereur mourait d’envie de parler. Enfin, lorsque le bon vin l’eut rendu plus communicatif, il réfléchit un peu, déclara qu’il pouvait raconter son aventure avec certaines restrictions, sans violer son serment, et se décida à rapporter ce qui suit.

Il était entré dans un monastère pour s’y reposer, et il avait été fort bien reçu et régalé à merveille par l’abbé, qui le prenait pour un seigneur de la cour. Après le repas, pressé de dire son nom, il avait promis de le faire dans l’église seulement, en présence des deux plus anciens moines et de l’abbé. Celui-ci ayant choisi ceux en qui il avait le plus de confiance, et ayant conduit l’empereur dans l’église, l’empereur se nomma et leur déclara que le désir de voir leur trésor l’avait amené chez eux. Il leur engagea en même temps sa foi d’empereur des Romains qu’il n’en prendrait rien, et ne souffrirait jamais qu’on leur en prît la moindre chose. L’abbé, à ces paroles, fut saisi d’une grande frayeur, se retira à l’écart, et, après avoir délibéré longuement avec ses deux moines, il répondit au monarque : « Très-clément souverain, nous vous dirons que des soixante religieux que nous sommes ici, il n’y a que nous trois qui ayons connaissance du trésor. Quand il en meurt un des trois, on confie le secret à un autre, et nous sommes de serment de n’ouvrir le trésor à âme vivante. D’ailleurs, l’accès en est fort dangereux et ne convient point à Votre Majesté. »

L’empereur demanda qu’ils l’associassent, lui quatrième, à la prestation du serment et à la connaissance du trésor. Les moines inquiets délibérèrent encore ; et, n’osant ni refuser, ni consentir, lui proposèrent de deux choses l’une, ou de voir le trésor sans voir le lieu, ou de voir le lieu sans voir le trésor.

Montrez-moi seulement le trésor, dit l’empereur, et je serai content.

Il faut donc, dirent les moines, que vous vous abandonniez à notre conduite.

Mes chers pères, dit l’empereur, ma vie est entre vos mains.

Là-dessus, ils prennent l’empereur par la main, le mènent dans un enclos obscur (conclave), pavé de briques, allument deux cierges, lui mettent un capuchon baissé sur la tête, de sorte qu’il ne pouvait voir que ce qui était à ses pieds ; ensuite les moines ayant levé quelques briques, il aperçut confusément une caverne très-profonde où il lui fallait descendre. Quand il fut arrivé en bas, les moines le tournèrent et le retournèrent jusqu’à ce qu’il en fût étourdi. Alors ils le conduisirent dans une cave souterraine longue de deux rues. Enfin ils lui ôtèrent son capuchon et le menèrent dans une chambre pleine d’argent en lingots, d’or en barres, de croix, de paix (pacificalia), et d’autres ornements d’église enrichis de pierreries, et quantité d’autres joyaux.

« Sire, dit alors l’abbé, tous ces trésors sont à vous ; nous les gardions pour Votre Majesté. Daignez en prendre tout ce qu’il vous plaira.

Dieu me préserve, répondit Charles, de toucher aux biens ecclésiastiques !

Il ne sera pas dit, répliqua l’abbé, que Votre Majesté s’en retourne d’ici les mains vides. »

Et il lui mit au doigt la bague, qu’en achevant ce récit l’empereur montrait à ses compagnons de chasse, sans vouloir leur indiquer ni le nom ni la situation du monastère. Il s’estimait peut-être heureux d’en être sorti, et on l’approuva fort, sans doute, d’avoir refusé les offres insidieuses de l’abbé, lorsque pour l’éprouver celui-ci lui avait dit : Tout cela est à vous. Parole de moine ! Si l’empereur l’eût pris au mot, il est douteux qu’il eût remonté l’escalier. Quoi qu’il en soit, ses courtisans eurent bientôt appris des écuyers qui l’avaient accompagné, qu’il s’agissait du trésor des Bénédictins d’Opatowitz, et de cette façon « la mine fut éventée. »

La suite de l’histoire de ce trésor montre à quel point les moines tenaient à ces inutiles richesses. Un demi-siècle après l’aventure de Charles IV, le couvent d’Opatowitz en éprouva une plus tragique à la même occasion. Jean Miesteczki, profitant des ravages de Ziska pour s’enrichir aussi de son côté, arriva sur le soir, à cheval, avec deux de ses compagnons, sous prétexte de rendre ses devoirs à l’abbé, qui s’appelait Pierre Laczur. Le brigand fut bien reçu et bien traité. Mais au milieu du souper, il en vint comme par hasard deux autres, et puis trois, et puis enfin toute la bande, qui tomba sur les moines et en tua un bon nombre. Pendant cette exécution, Miesteczki s’emparait de l’abbé et lui commandait le poignard sur la gorge de lui révéler le secret du couvent. Les vieux moines se laissèrent maltraiter cruellement et gardèrent le silence. Le malheureux abbé fut mis à la torture et ne révéla rien. Il en mourut peu de jours après, emportant son secret dans la tombe. Les historiens catholiques du temps en font un martyr. Quant à Miesteczki, il n’emporta de son expédition que les vases sacrés, la cassette particulière de l’abbé, et autres bribes dont il acheta le château et la ville d’Opokzno. Puis, pour racheter son âme de ce sacrilège, il fit une rude guerre aux hussites, qui pendirent son drapeau à un gibet de Prague. Plus tard, assiégé par eux dans Chrudim, il se fit hussite pour avoir la vie sauve, et ravagea encore les couvents avec eux, le métier étant fort de son goût. Enfin il rentra en grâce avec Sigismond après toutes ces aventures, et mourut peut-être en odeur de sainteté. Les Bénédictins d’Opatowitz furent repris et repillés par les Taborites. On ne dit pas si ceux-là trouvèrent le trésor. Peut-être existe-t-il encore sous quelque ruine aux entrailles de la terre.

Puisque nous consacrons ce chapitre aux épisodes ainsi que notre auteur[2], qui en rapporte bien d’autres plus hors de saison, nous finirons par celle de Puchnick, évêque de Prague, mort avant la prédication de Jean Huss. Wenceslas, qui était fort railleur, le fit appeler un jour et lui commanda de prendre dans son trésor autant d’or qu’il en pourrait emporter sur lui. Le prélat, moins discret et moins prudent que Charles IV ne l’avait été chez les Bénédictins d’Opatowitz, remplit tellement ses poches, sa robe et ses bottines, qu’il ne put faire un pas pour s’en aller, et resta planté comme une statue devant l’ivrogne couronné, qui riait à faire écrouler les voûtes de son palais. Quand il eut fini de rire, Puchnick fut déchargé de son butin jusqu’à la dernière obole, et renvoyé honteusement aux huées des serviteurs. Telles étaient les mœurs du temps et les manières de la cour. L’avarice du clergé de Bohême était devenue proverbiale. Le peuple comparait les moines à des animaux immondes auxquels les couvents servaient d’étables. Il en fit justice avec la brutalité et la férocité qu’on retrouve au moyen âge chez tous les peuples, dans toutes les classes, et sous l’inspiration de toutes les idées religieuses. On brisa les images et les statues des saints ; on leur coupa le nez et les oreilles, et on les jeta dans les rues et sur les chemins pour qu’elles fussent foulées aux pieds par les passants. On voit là plus de fanatisme que d’avarice ; car bien des choses d’un grand prix furent perdues, entre autres des objets d’art et des manuscrits plus regrettables que les lingots d’or et d’argent des monastères. Ziska s’emparait de ces dernières dépouilles et les faisait porter à Tabor, où elles étaient scrupuleusement consacrées à l’édification de la ville et des fortifications, ainsi qu’à l’entretien des troupes et de leurs familles. Il ne se réservait que quelques jambons et viandes fumées, qu’il appelait ses toiles d’araignées parce qu’on les balayait aux murailles des réfectoires. Malheureusement, la vengeance ne se bornait pas là. Les moines et les religieuses étaient traités comme les statues de leurs saints, et livrés à toutes les tortures, à toutes les ignominies. Nous passerons rapidement sur ces détails, qui font frissonner. En l’année 1419, les Taborites détruisirent, seulement à Prague, quatorze de ces communautés. Ils n’épargnèrent que celle des Bénédictins esclavons, qui se déclara pour la doctrine de Jean Huss, et dont l’abbé alla au-devant d’eux leur offrir la communion sous les deux espèces. Ils la reçurent chargés et entourés de leurs arcs, hallebardes, massues, scorpions et catapultes. Ces Bénédictins étaient de ceux qui avaient obtenu, sous Charles IV, le privilège de dire les offices en langue slave, ce qui était un acheminement vers le schisme ; et, comme la fondation de leur maison était contemporaine de celle de l’Université de Prague, on peut croire qu’ils avaient toujours penché vers ces mêmes idées d’indépendance et de réforme. Ils n’avaient certainement pas trempé dans les accusations que le clergé de Bohême porta contre Jean Huss et Jérôme au concile de Constance ; car on ne fit grâce à aucun de ceux-là, et jamais supplice ne fut vengé avec autant d’éclat que celui de ces deux hommes illustres.


  1. Wisserhad ou Wischerad.
  2. M. Lenfant, Histoire du Concile de Bâle.