Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre XIII

CHAPITRE XIII


Trois ans de progrès. — L’agriculture et la colonisation. — Les trois villages de Talon. — Le domaine des Islets. — Un bel établissement. — Les défrichements se généralisent. — La statistique de 1668. — Abondante récolte. — La comète et la moisson. — Culture du chanvre. — Pêcheries et mines. — Une mine de charbon à Québec. — Le commerce avec les Antilles. — La construction des vaisseau. — Envoi de Colons — Établissement des soldats de Carignan. — Nombreux mariages. — Plusieurs centaines de filles viennent de France pour fonder des ménages. — Gratifications et secours. — Les chevaux expédiés ici se multiplient rapidement. — Un Colbert colonial. — Les missions. — L’éducation. — Le collège des Jésuites. — Les Ursulines. — Les Sulpiciens. — Les Sœurs de la Congrégation. — Nouvelle assurance de paix. — Fin de la première intendance de Talon.


Il y avait près de trois ans que Talon remplissait les fonctions d’intendant de la Nouvelle-France. Et, sous son impulsion énergique, le pays avait changé de face. Le moment est arrivé pour nous et nos lecteurs de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les progrès accomplis durant cette période.

L’agriculture et la colonisation avaient pris un vif essor. Depuis que la colonie jouissait de la paix, on s’était mis à défricher. Pierre Boucher écrivait en 1663 : « Les Iroquois nous tiennent resserrés de si près qu’ils nous empêchent de jouir des commodités du pays… On ne peut labourer les champs et encore bien moins faire les foins, qu’en continuel risque, car ils dressent des embuscades de tous côtés. » Cette situation s’était bien modifiée depuis les expéditions de MM. de Tracy et de Courcelle. Maintenant la sécurité régnait, et les Canadiens pouvaient « déserter »[1] leurs terres, semer et moissonner en paix. Les villages fondés par Talon prenaient de l’accroissement. « On les a formés aux environs de Québec, » disait la relation de 1667, « tant pour le fortifier, en peuplant son voisinage, que pour y recevoir les familles venues de France, et auxquelles on distribue des terres déjà mises en culture, et dont quelques-unes ont été cette année chargées de blé, pour faire le premier fonds de leur subsistance. » En 1668 on y établit un bon nombre d’hommes auparavant employés au service du roi, et envoyés de France comme colons. « On les a tous mis au Bourg-Talon à deux lieues d’ici, pour y habiter et le peupler, » lisons-nous dans une lettre de la Mère de l’Incarnation à son fils.

Alors comme aujourd’hui l’ouverture des chemins était essentielle pour le succès de la colonisation. Talon le comprenait parfaitement. Le 7 février 1668, nous le voyons passer un contrat, en son « hôtel » à Québec, avec Lierre Paradis et Barbe Guyon, son épouse, par lequel il acquiert, au nom du roi, 76 perches de terrain sur 18 pieds de large, prises sur leur propriété en la côte de Notre-Dame-des-Anges, aux fins d’ouvrir un chemin pour faire communiquer le Bourg-Royal et le Bourg-la-Reine[2] avec le chemin de Beauport, et par suite avec la ville. Il leur paie comme prix d’achat 40 livres « en argent blanc et monnaie ayant cours », et leur concède de plus à titre gracieux 40 arpents de terre au Bourg-Royal, et ce « aux clauses et conditions portées par les contrats qui seront délivrés pour les concessions distribuées dans le dit Bourg-Royal »[3]. Ce chemin est indiqué sur un plan des environs de Québec, avec la désignation suivante : « avenue du Bourg-Talon[4]. »

Non content de faire du défrichement et de la colonisation pour le roi, l’intendant voulut en faire pour son propre compte. Il acheta de différentes mains deux ou trois terres contiguës[5] sur les bords de la rivière St-Charles ; il y fit bâtir une grande maison ou pavillon avec une grange et autres dépendances, et y fit faire des travaux considérables, de sorte qu’en peu de temps on vit sur ce domaine des terres en culture et en labour, des prairies, des jardins, toute une florissante exploitation agricole[6]. C’est de cet établissement avec les augmentations qu’il reçut, que Talon disait plus tard dans une lettre au ministre : « Pour contribuer en effet autant que par conseil à l’établissement du Canada, je me suis donné pour exemple par l’achat que j’ai fait d’une terre couverte de bois, hors deux arpents qui se sont trouvés abattus. Je l’ai fait cultiver et augmenter, de manière que je la puis dire une des plus considérables du pays[7]. »

L’exemple et les encouragements de l’intendant Talon ne furent point stériles. De tous côtés on vit s’étendre les défrichements. Le Père LeMercier constatait avec joie cette transformation du pays dans la Relation de 1668 : « Il fait beau, disait-il, voir à présent presque tous les rivages de notre fleuve de St-Laurent habités de nouvelles colonies, qui vont s’étendant sur plus de quatre-vingts lieues de pays le long des bords de cette grande rivière, où l’on voit naître d’espace en espace de nouvelles bourgades qui facilitent la navigation, la rendant et plus agréable par la vue de quantité de maisons, et plus commode par de fréquents lieux de repos. La crainte des ennemis n’empêche plus nos laboureurs de faire reculer les forêts, et de charger leurs terres de toutes sortes de grains dont elles se trouvent capables autant que celles de France. » À Montréal, l’activité n’était pas moindre qu’à Québec. Les établissements se multipliaient rapidement. C’est alors que furent mises en culture les terres de la Longue-Pointe, de la Pointe-aux-Trembles, de Lachine. Au printemps de 1668, les Pères LeMercier et Dablon montèrent à La Prairie de la Magdeleine — seigneurie appartenant aux Jésuites, — et y donnèrent plus de quarante concessions. On défrichait aussi dans la région de la rivière Richelieu. « Les forts qui ont été faits sur le chemin des Iroquois sont demeurés avec leurs garnisons, » écrivait la Mère de l’Incarnation. « L’on y défriche beaucoup, surtout au fort de Chamblay (Chambly) et Soret (Sorel). Ces Messieurs qui sont fort honnêtes gens, sont gens à établir avec la permission du roi des colonies françaises. Ils y vivent de ménage, y ayant des bœufs, des vaches, des volailles. Ils ont de beaux lacs fort poissonneux tant en hiver qu’en été, et la chasse y est abondante en tout temps. Tous vivent en bons chrétiens… L’on a fait des chemins pour communiquer des uns aux autres, parce que les officiers y font de fort belles habitations, et font bien leurs affaires avec les alliances qu’ils font avec les familles du pays. »

La statistique officielle pour l’année 1668 donnait des chiffres très satisfaisants. Le recensement de 1667 avait indiqué 11,448 arpents de terre en culture, le relevé de 1668 en indiquait 15,649 ; et la production du blé s’élevait à 130,978 minots[8]. C’était un beau résultat.

Nous avons vu que Talon avait commencé à encourager la culture du chanvre. Jusque là on n’avait guère cultivé cette plante, pour la raison donnée par M. Boucher en 1663 : « Pourquoi ne fait-on pas quantité de chanvre puisqu’il vient si bien ! La même raison que j’ai apporté pour la vigne, je l’apporte pour le chanvre, savoir que nous n’avons songé qu’au blé jusqu’à maintenant comme le plus nécessaire. J’ajoute seulement que nous sommes trop peu de monde : car après la défaite de l’Iroquois, il ne manquera que des habitants pour y avoir tout ce que l’on y peut souhaiter. » Stimulés par la tactique ingénieuse exposée par Talon dans sa lettre à Colbert, du 13 novembre 1666, les habitants semèrent du chanvre et réussirent parfaitement. « De manière, observe la relation de 1668, que le pays s’en remplira et pourra non seulement s’en servir mais encore en donner beaucoup à la France. »

Dès 1666, Talon avait fait essayer la pêche de la morue dans le fleuve Saint-Laurent. Elle réussit très bien. On fit de la morue sèche et verte, qui se vendait en France à bon compte. La pêche au loup marin fut aussi abondante. En 1667 elle fournit de l’huile à tout le pays, et on put encore en expédier aux îles et en France. En 1666, elle fit réaliser, tous frais payés, en trois semaines de temps, huit cents livres, au sieur de l’Epinay, et cela seulement pour sa part. C’était déjà très encourageant. Mais Talon voulait faire de la pêche une grande industrie, et il projetait la fondation d’une compagnie ayant pour objet l’établissement de pêcheries sédentaires dont il espérait beaucoup[9]. Il écrivait à ce propos : « Le retour de quelques pêcheurs ayant par les pêches ambulantes fait connaître le profit qu’on pouvait faire par des sédentaires, m’a facilité le projet que je faisais d’en établir quelques-unes ; et déjà nous sommes convenus, quatre des principaux habitants et moi d’y travailler au printemps prochain. Si pour l’exécution de ce dessein mon secrétaire vous demande quelques expéditions, je vous supplie de les lui faire accorder. Je juge bien avec vous, Monseigneur, que nous en ferons naître l’envie à qui ne l’a pas aujourd’hui et que le bénéfice, que j’ai fait trouver à neuf habitants employés par moi à la pêche de la morue pour l’usage des troupes et pour faire le commerce avec les Îles de l’Amérique Méridionale, servira d’un puissant appât. »[10]

Un des principaux objets de sa sollicitude, c’était la construction des navires. Peu de temps après son arrivée, dans le cours de l’année 1666, il avait fait construire un vaisseau de cent vingt tonneaux, comme nous l’avons vu dans un précédent chapitre. Cet exemple avait été efficace. Le 27 octobre 1667, l’intendant annonçait au ministre qu’un marchand s’était déterminé lui aussi à en faire construire un, destiné à la pêche dans le bas du fleuve. Il ajoutait que, de concert avec M. de Courcelle, il pressait ce particulier d’entreprendre, en société avec deux autres négociants, la construction d’un vaisseau de trois ou quatre cents tonneaux pour faire le commerce des Antilles. Durant les années qui suivirent, six ou sept navires furent construits dans le port de Québec. La relation de 1667 disait en parlant de l’intendant : « Il s’est appliqué au bois propre à la construction des vaisseaux, dont l’épreuve a été faite en ce pays par la bâtisse d’une barque qui se trouve de bon service, et d’un gros vaisseau, tout prêt à être mis à l’eau. »

Dans les premières lettres de Talon à Colbert, après son arrivée au Canada, nous avons vu ce qu’il disait au sujet des mines. En 1665 et 1666 la Compagnie des Indes Occidentales avait fait travailler à une mine de plomb que l’on prétendait avoir découverte à Gaspé. Les sieurs François Doublet et Vreisnic y avaient été envoyés à cette fin. Le résultat fut peu brillant, deux hommes furent tués par une explosion, et « la mine mina la bourse des mineurs[11]. »

L’intendant continua à faire faire des recherches et des explorations afin de découvrir les ressources minières du pays. M. de la Tesserie trouva du fer à la Baie St-Paul, et crut aussi y reconnaître des gisements de cuivre et d’argent. Dans le cours de l’été de 1667 le Père Allouez, revenant du pays des Outaouais, apporta des morceaux de cuivre qu’il avait détachés d’une pierre sur les bords du lac Huron[12]. Les mines de charbon du Cap-Breton avaient été visitées et Talon avait envoyé des échantillons de ce minerai, qui fut trouvé excellent. Mais ce qui paraitra plus étrange à nos lecteurs, c’est qu’il annonçait à Colbert la découverte d’une mine de charbon au pied de la montagne de Québec. « Ce charbon, disait-il, chauffe assez bien la forge. Si la mine se vérifie bonne, j’en pourrai faire tirer du fond pour lester et charger les vaisseaux qui retournent d’ici en France fort souvent sans aucune charge ; en ce cas la marine recevra de lui un secours considérable, on pourra même se passer du charbon d’Angleterre[13]. » L’année suivante, l’intendant écrivait encore à se sujet : « La mine de charbon de Québec dont j’ai fait faire la première ouverture, prenant son origine dans la cave d’un habitant et se conduisant sous le château St-Louis, ne peut à mon sentiment s’exploiter qu’avec risque d’endommager le dit château, qui est sur l’écorre de la roche qui couvre cette mine. J’essaierai néanmoins de la trouver en biaisant, parce que nonobstant qu’il y en ait une très bonne au Cap-Breton, les vaisseaux qui arrivent à Québec s’y chargeraient avec plus de facilité qu’ils ne feraient ailleurs[14]. »

Une mine de charbon à Québec, dans les flancs du rocher que couronnent aujourd’hui la terrasse Dufferin et le Château-Frontenac ! N’est-ce pas là vraiment une étrange histoire ? Le texte de Talon est sous nos yeux ; il affirme qu’on a trouvé du charbon en cet endroit, et que ce charbon chauffe la forge ! Immédiatement, on se pose cette question : Qu’est devenue cette mine ? Si elle a vraiment existé, elle n’a pas pu se dissoudre comme la neige de nos hivers sous les rayons du soleil printanier. Et si elle n’était qu’un mythe, comment expliquer la lettre et l’affirmation de Talon ? Nous renonçons à la solution du problème et laissons le champ libre aux conjectures de nos lecteurs.

L’établissement des manufactures était un des sujets sur lesquels Talon avait adressé des mémoires à Colbert dans l’automne de 1665. On se rappelle que le ministre ne lui avait guère donné d’encouragement à ce propos. Mais l’intendant ne s’était point laissé rebuter, et, en 1668, des fabriques de souliers et de chapeaux étaient commencées. On projetait aussi des manufactures de toiles et de cuirs et l’on attendait que la multiplication des moutons produisît suffisamment de laine pour tenter la fabrication des draps[15]. Bref, grâce aux efforts de l’intendant, on voyait poindre l’industrie canadienne.

En lisant la correspondance de Talon, nous constatons combien il avait à cœur de développer le commerce de la Nouvelle-France. L’un de ses projets favoris était d’établir un mouvement d’échanges entre la mère-patrie, les Antilles et le Canada. Les vaisseaux de La Rochelle, de Dieppe et du Havre, après avoir débarqué ici leurs marchandises, prendraient à Québec, en chargement, des produits du pays qu’ils porteraient aux îles françaises, et là ils embarqueraient des cargaisons de sucre pour la France. Dans sa lettre du 27 octobre 1667, Talon informait Colbert qu’il s’était mis en société avec un marchand pour expédier aux Antilles par un vaisseau de la compagnie, qui retournait en France via les îles, du saumon, de l’anguille, de la morue verte et sèche, des pois blancs, des planches, du merrain, de l’huile de loup-marin, et quelques mâtereaux qu’on disait y être recherchés, pour faire « des épreuves et ouvrir le chemin au commerce que les habitants du Canada n’ont pas encore trouvé. » C’était là vraiment un fait important. L’établissement de relations commerciales suivies entre le Canada et les Antilles ne pouvait manquer d’être très avantageux à la colonie.

Le 12 novembre 1666, Talon écrivant à Colbert le priait de lui accorder, à telles conditions qui lui plairaient, deux chaudières de brasserie envoyées ici par M. Colbert de Terron, intendant de marine à La Rochelle. « Soit que je parte, soit que je demeure, disait-il, je ferai de mes deniers la dépense de la brasserie qu’il faut bâtir pour les placer, et cela me sera de quelque utilité. » Par l’arrêt du Conseil Souverain rendu le 5 mars 1668, que nous avons mentionné dans un précédent chapitre, l’intendant était requis « de se donner la peine de concerter, prendre les mesures et employer les moyens nécessaires à la bâtisse, construction, et fourniture d’une ou plusieurs brasseries. » À l’automne de 1668, cette entreprise était fort avancée. Le Père Le Mercier écrivait : « La brasserie que M. Talon fait construire[16] ne servira pas peu aussi pour la commodité publique, soit pour l’épargne des boissons enivrantes, qui causent ici de grands désordres, auxquels on pourra obvier par cette autre boisson qui est saine et non malfaisante, soit pour conserver l’argent dans le pays qui s’en divertit par l’achat qu’on fait en France de tant de boissons, soit enfin pour consumer le surabondant des blés qui se sont trouvés quelquefois en telle quantité que le laboureur n’en pouvait avoir le débit [17]. »

Pendant ce temps, Louis XIV et Colbert, encouragés et stimulés par les mémoires et les instances de Talon, continuaient à fortifier la Nouvelle-France par des envois annuels de colons et d’animaux domestiques. En 1665 la compagnie des Indes Occidentales avait fait passer au pays pour le compte du roi 429 hommes et 100 filles[18].

En 1667, elle fit passer 184 hommes et 92 filles[19]. En 1668 elle fit passer 244 personnes des deux sexes[20]. Le roi, le ministre et l’intendant désiraient par-dessus tout multiplier ici le nombre de familles. Et l’événement couronnait leur désir, car les mariages étaient à l’ordre du jour. En 1665, la mère de l’Incarnation écrivait que les cent filles arrivées cette année étaient « quasi toutes pourvues. » En 1667 elle disait : « Il est venu cette année quatre-vingt-douze filles de France qui sont déjà mariées pour la plupart à des soldats et à des gens de travail. » On donnait à ceux-ci une habitation et des vivres pour huit mois, afin qu’ils pussent défricher des terres pour s’entretenir. La même correspondante, dont les lettres sont une source si précieuse d’informations, nous apprend que lorsqu’une famille commençait une habitation, « il lui fallait deux ou trois années avant que d’avoir de quoi se nourrir, sans parler du vêtement, des meubles et d’une infinité de petites choses nécessaires à l’entretien d’une maison ; mais ces premières difficultés étant passées, ils commençaient à être à leur aise, et s’ils avaient de la conduite, ils devenaient riches avec le temps, autant qu’on le peut être dans un pays nouveau comme celui-ci. Au commencement ils vivaient de leurs grains, de leurs légumes et de leur chasse, qui était abondante en hiver. Et pour le vêtement et les autres ustensiles de la maison, ils faisaient des planches pour couvrir les maisons, et débitaient du bois de charpente qu’ils vendaient bien cher. Ayant ainsi le nécessaire ils commençaient à faire trafic, et de la sorte ils s’avançaient peu à peu. » Talon donnait généralement comme aide aux filles venues ici pour contracter mariage, outre « quelques subsistances, » la somme de cinquante livres, monnaie du Canada, en denrées propres à leur ménage.

Chaque personne que le roi, par l’intermédiaire de la compagnie, faisait passer au Canada, lui coûtait cent livres. Voici comment se décomposait cette somme, d’après les états présentés à Colbert. Pour la levée, ou en d’autres termes pour le recrutement des émigrants, 10 livres ; pour leurs hardes, 30 livres ; et pour leur passage, 60 livres. Suivant un document officiel que nous avons sous les yeux, 978 personnes avaient ainsi passé au Canada de 1665 à 1668, y inclus 35 engagés envoyés par la compagnie à son compte en 1666[21]. Ces chiffres ne comprenaient pas les soldats de Carignan établis dans la colonie après leur licenciement.

En 1665 il était venu au Canada vingt-quatre compagnies de soldats ; quatre arrivaient des Antilles avec M. de Tracy, et les vingt autres arrivaient de France sous le commandement de M. de Salières. Ces dernières formaient le régiment de Carignan, tandis que les premières étaient détachées des régiments de Poitou, de Champbellé, d’Orléans et de Broglie[22]. Ces vingt-quatre compagnies restèrent ici jusqu’en 1668[23]. La Mère de l’Incarnation écrivait le 18 octobre 1667 : « On dit que les troupes s’en retourneront l’an prochain ; mais il y a apparence que la plus grande partie restera ici comme habitants, y trouvant des terres qu’ils n’auraient peut-être pas dans leur pays. » En 1668, le régiment fut rappelé en France ; quatre compagnies seulement[24] furent laissées ici pour la garde des forts et la défense du pays. En outre les soldats qui voulurent s’établir au Canada reçurent leur congé. Quatre cents d’entre eux environ, et plusieurs officiers, se déterminèrent à devenir canadiens. On leur fit pour cela de grands avantages ; on donna à chaque soldat cent livres, ou cinquante livres avec les vivres d’une année, à son choix, et cinquante écus (150 livres) à chaque sergent, ou cent livres avec les vivres d’une année, à son choix également[25]. Les officiers qui s’établirent ici reçurent des gratifications considérables. Nommons les capitaines de Contrecœur, de St-Ours, de Sorel, Dugué de Boisbriant, les lieutenants Gaultier de Varennes, et Margane de la Valtrie, les enseignes Paul Dupuis, Bécard de Grandville, Pierre Mouet de Moras, François Jarret de Verchères.

L’établissement au pays de ces officiers et de ces soldats, joint à l’actif mouvement d’immigration qui se manifesta de 1665 à 1668, ne pouvaient manquer d’accroître sensiblement la population de la colonie. D’après le premier recensement fait sous les auspices de Talon au commencement de 1666, elle était de 3,215 âmes ; et le nombre de familles était de 533. Suivant un relevé officiel, en 1668 le nombre de familles s’élevait à 1,139, et le chiffre de la population à 6,282, y compris 412 soldats devenus habitants du pays[26]. En moins de trois ans, le nombre des familles avait presque doublé[27], et la population avait plus que doublé. Certes Louis XIV, Colbert et Talon pouvaient se féliciter du résultat de leurs efforts.

La compagnie des Indes Occidentales, conformément aux instructions du ministre, avait aussi expédié ici, pour le compte du roi, des chevaux, des cavales et des brebis. Elle avait envoyé, en 1665, douze cavales, deux étalons, et sept brebis ; en 1667, encore douze cavales et deux étalons, et vingt-neuf brebis ; en 1668, treize cavales et chevaux et quarante-quatre brebis : soit quarante-un chevaux et cavales, et quatre-vingts brebis[28]. On peut trouver ces chiffres modestes, mais il ne faut pas oublier que l’expédition de ces animaux était difficile et dispendieuse. Chaque cavale coûtait 120 livres, chaque étalon 200 livres ; les brebis revenaient à 6 livres chacune. De plus le passage et la nourriture de ces bêtes entraîna une dépense de 11,200 livres en 1665. Quelque restreint que fut leur nombre, leur arrivée constituait un secours précieux pour la colonie. La Mère de l’Incarnation le saluait avec joie ; « Sa Majesté, s’écriait-elle en 1667, a encore envoyé des chevaux, cavales, chèvres[29], moutons, afin de pourvoir le pays d’animaux domestiques. On nous a donné pour notre part deux belles cavales et un cheval tant pour la charrue que pour le charroi. » Pour un pays qui n’avait eu jusque là que des bœufs comme bêtes de somme, l’introduction des chevaux était un notable événement. En effet, durant les premières années de l’établissement de la Nouvelle-France, les seuls animaux de trait furent des bœufs, des vaches et des ânes.

Le Père Le Jeune écrivait dans la relation de 1634 : « Nous avons ici des bœufs et des vaches qui nous servent à labourer les terres défrichées. On a, cette année, amené quelques ânes qui rendent de très bons services. Les chevaux pourraient servir, mais rien ne presse d’en amener. » Trente ans plus tard, Pierre Boucher publiait les lignes suivantes dans son Histoire véritable et naturelle : « Y a-t-il des chevaux dans le pays ? Je réponds que non. N’y a-t-il pas de prairies pour faire du foin ? L’avoine n’y vient-elle pas bien ? Parfaitement bien et il y a de très belles prairies : mais il est assez dangereux d’avoir le foin, tant que les Iroquois feront la guerre, et surtout aux habitants des Trois-Rivières et de Montréal ; car les faucheurs et les feneurs sont toujours en danger d’être tués par ces Iroquois. Voilà la raison pourquoi on fait moins le foin. Mais il y a encore une autre raison qui empêche d’avoir des chevaux. C’est qu’il coûterait beaucoup pour les faire venir de France ; il y a peu de personnes qui aient de quoi faire ces dépenses ; et d’ailleurs on craint qu’étant venus, les Iroquois ne les tuent comme ils font de nos autres bestiaux, ce qui serait bien fâcheux à celui qui aurait fait la dépense de les faire venir. »

Les expéditions de chevaux se continuèrent jusqu’en 1672 ; il en fut envoyé quatorze en 1669, treize en 1670 ; et probablement autant en 1671. De sorte que de 1665 à 1672, le Canada reçut de France environ quatre-vingts chevaux et cavales. Ces animaux se multiplièrent rapidement. Vingt ans plus tard, en 1692, il y en avait quatre cents dans la colonie ; en 1695, cinq cent quatre-vingts, en 1698, six cent quatre-vingt-quatre[30]. Et en 1709, il y en avait un si grand nombre que l’intendant Denis Raudot publiait une ordonnance pour restreindre la multiplication excessive de la race chevaline[31].

Les chevaux expédiés de 1665 à 1672 étaient distribués aux principaux habitants. Ceux-ci devaient les garder et les nourrir pendant trois ans. À l’expiration de trois années, ils pouvaient les vendre ainsi que les poulains nés durant ce terme, mais à charge de remettre au receveur de Sa Majesté un poulain pour chaque cheval, ou cent livres. Si l’un des chevaux ou des cavales qu’ils avaient reçus venait à mourir par leur faute pendant les trois ans, ils étaient tenus de verser deux cents livres entre les mains du receveur. Enfin, les poulains, remis à cet officier, nourris et élevés aux frais du roi, devaient être distribués, lorsqu’ils auraient trois ans à d’autres particuliers qui prendraient les mêmes engagements[32]. C’était le moment où Colbert s’occupait beaucoup de la reconstitution des haras en France, et l’on retrouve dans ces règlements les idées qu’il appliquait là-bas[33].

Quand on considère l’œuvre accomplie au Canada par Talon et qu’on la compare à celle accomplie par Colbert en France, on est frappé des analogies qu’elles présentent. L’intendant n’était pas indigne du ministre. Pendant que celui-ci, en pleine lumière et en pleine gloire, s’affirmait par une série d’actes éclatants et d’ordonnances fameuses comme le restaurateur des finances, du commerce, de l’industrie, de la marine, celui-là, loin de la scène brillante où s’édifiaient les renommées, déployait toutes les ressources d’une intelligence supérieure pour organiser ici un système administratif et financier, pour faire entrer notre pays naissant dans la voie du progrès commercial, industriel et maritime. Talon, c’est un Colbert colonial ; ce que l’un faisait sur un vaste théâtre et avec de vastes moyens, l’autre essaya de le réaliser sur un petit théâtre et avec des ressources restreintes.

Nous venons de jeter un coup d’œil rapide sur la situation matérielle de la colonie. Elle était vraiment satisfaisante, et l’on comprend ce cri d’enthousiasme poussé par l’auteur de la relation de 1667 : « On ne peut omettre sans une extrême ingratitude, la reconnaissance qui est due tant au ministre de Sa Majesté qu’à Messieurs de la Compagnie des Indes Occidentales, qui par leurs soins et leurs libéralités, ont une bonne part au florissant état où se trouve à présent ce pays, et à l’établissement des missions, qu’on verra dans toute cette relation s’étendre à plus de 500 lieues d’ici, pour la subsistance desquelles ces messieurs ne s’épargnent pas. Nous avons vu cette année onze vaisseaux[34] mouillés à la rade de Québec, chargés de toutes sortes de biens. Nous avons vu prendre terre à un grand nombre tant d’hommes de travail que de filles qui peuplent notre colonie et augmentent nos campagnes. Nous voyons des troupeaux de moutons et bon nombre de chevaux, qui se nourrissent bien en ce pays, et y rendent de notables services. Et tout cela se faisant aux frais de Sa Majesté, nous oblige à reconnaître tous ces effets de la bonté royale, par des vœux et des prières, que nous adressons incessamment au ciel, et dont retentissent nos églises pour la prospérité de sa personne sacrée, à laquelle seule est due toute la gloire d’avoir mis ce pays en tel état, que si les choses continuent à proportion de ce qui s’est fait depuis deux ans, nous méconnaîtrons le Canada, et nous verrons nos forêts, qui sont déjà bien reculées, se changer en villes et en provinces, qui pourront un jour ressembler en quelque chose à celles de France. »

Le Père LeMercier, rédacteur de cette Relation, se réjouissait d’autant plus de cet heureux état de choses que les missions en recevaient un merveilleux développement. Avec la paix, les bourgades iroquoises s’étaient ouvertes aux apôtres de l’Évangile. Les Pères Frémin et Pierron étaient installés dans le canton d’Agnier, le Père Bruyas dans celui d’Onneyout. En 1668, le Père Frémin alla résider à Tsonnontouan, le P. Milet à Onnontagué, et le Père de Carheil à Goyogouin. Quel changement s’était opéré ! Ces féroces Iroquois, qui avaient martyrisé et mis à mort tant de missionnaires, demandaient maintenant et recevaient avec honneur les messagers de la foi chrétienne. Sans doute leurs superstitions et leurs vices opposaient encore de grands obstacles à leur conversion. Mais ils entendaient la parole de vérité ; quelques-uns finissaient parfois par y soumettre leur esprit et leur cœur. Des enfants, des femmes, recevaient le baptême, et des mourants voyaient s’ouvrir devant eux les portes du ciel. Et puis, la présence, le zèle, la vertu des missionnaires, inspiraient à ces barbares, malgré eux, le respect du christianisme et contribuaient puissamment à maintenir auprès des cantons l’influence et le prestige du nom français.

Dans une autre direction, le Père Allouez poussait ses courses apostoliques jusqu’aux extrémités du lac Supérieur, où il prêchait l’Évangile aux Outaouais, aux Tionnontatés, aux Sioux, aux Pouteoutamis, aux Outagamis, et à plusieurs autres nations. De retour à Québec après deux ans d’absence, durant lesquelles il subit mille épreuves et d’incroyables privations, il en repartit au bout de trois jours pour se jeter dans les mêmes périls.

En 1667, de nouveaux ouvriers de l’Évangile arrivèrent au Canada. C’étaient MM. de Fénelon et Trouvé, du séminaire de St-Sulpice, qui n’avaient pas encore reçu tous les ordres majeurs et qui furent ordonnés par Mgr  de Laval. L’année suivante M. l’abbé de Queylus, célèbre par ses difficultés antérieures avec ce prélat, passa dans les colonies accompagné de MM. d’Allet, de Galinée et d’Urfé, tous sulpiciens. L’évêque de Pétrée reçut avec joie cette adjonction au clergé canadien. Il nomma M. de Queylus son grand-vicaire, et fit insérer dans la Relation de 1668, une lettre écrite par lui à M. Poitevin, curé de St-Josse à Paris, dans laquelle se trouvaient ces lignes : « La venue de monsieur l’abbé de Queylus avec plusieurs bons ouvriers tirés du séminaire de St-Sulpice, ne nous a pas moins apporté de consolation ; nous les avons tous embrassés in visceribus Christi ; ce qui nous donne une joie plus sensible est la bénédiction de voir notre clergé dans une sainte disposition de travailler tous d’un cœur et d’un même esprit à procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes, tant des français que des sauvages. » Dans cette même lettre Mgr  de Laval annonçait qu’il avait autorisé MM. de Fénelon et Trouvé à aller établir une mission pour une peuplade de Goyogouins établis sur les bords de la baie de Kenté, au nord du lac Ontario.

Pendant que les missionnaires s’efforçaient de christianiser les infidèles, Mgr  de Laval, les Jésuites, les Ursulines, les Sœurs de la Congrégation, les Sulpiciens travaillaient à la formation et à l’instruction de la jeunesse canadienne. Le collège des Jésuites, fondé depuis 1635, rendait d’inappréciables services. Dès 1661 Mgr  de Laval disait que l’éducation et la pension y étaient sur le même pied qu’en France. « On y cultive la musique, elle figure dans toutes les solennités religieuses et profanes. On forme les enfants à la déclamation ; on leur fait jouer des pièces ; ils donnent en public des séances littéraires… Le collège de Québec est au commencement de la seconde moitié du XVIIème siècle, une reproduction, en petit sans doute, mais complète, des collèges de France : classes de lettres, académies, représentations dramatiques et littéraires, congrégation, tout s’y trouve[35]. » Quelques-unes des séances publiques données au collège des Jésuites sont restées célèbres. Mentionnons « la réception de Mgr  le vicomte d’Argenson à son entrée au gouvernement de la Nouvelle-France, » et la soutenance philosophique du 2 juillet 1666. MM. de Tracy, de Courcelle et Talon assistaient à cette solennité collégiale. Les jeunes Louis Jolliet et Pierre de Francheville s’y distinguèrent et répondirent remarquablement aux questions et objections posées sur toute la logique. À l’instar de ce qui se faisait souvent en France, Talon intervint dans la soutenance et fit briller son savoir. « Il argumenta très bien, » constate le Journal des Jésuites.

Nous avons vu que Colbert et Talon recommandaient instamment à l’évêque et au clergé de travailler à la francisation des jeunes sauvages. En 1668 Mgr  de Laval voulut déférer à ce désir, et c’est ce qui donna lieu à la fondation du petit séminaire de Québec. L’évêque de Pétrée se dit que, pour réussir dans l’œuvre difficile qu’on lui proposait, il fallait mêler les enfants sauvages aux enfants français. Il retira donc du collège des Jésuites un certain nombre d’élèves dont il payait la pension en tout ou en partie, et il les logea en compagnie de quelques jeunes sauvages[36], dans une maison achetée de madame Couillard. Telle fut l’origine, tels furent les débuts du petit Séminaire de Québec, ouvert le 9 octobre 1668. Huit élèves français et six élèves sauvages y furent d’abord reçus[37]. Il n’y eut point de classes dans la nouvelle institution. On formait les séminaristes à la piété et aux bonnes mœurs, mais ils allaient suivre les cours du collège des Jésuites, qui jusqu’à la conquête resta notre seule maison d’enseignement classique.

C’est vers le même temps que Mgr  de Laval fonda à St-Joachim une école où l’on enseignait l’agriculture et divers métiers, tels que ceux de maçon, de cordonnier, de menuisier, de sculpteur, de couturier, outre la lecture, l’écriture, l’arithmétique, etc. Cette institution éminemment utile forma un grand nombre d’excellents sujets.

Les Ursulines de Québec donnaient l’éducation aux filles françaises et sauvages. Depuis leur arrivée en ce pays c’était leur œuvre de prédilection. La Mère de l’Incarnation écrivait en 1669 : « L’on est fort soigneux en ce pays de faire instruire les filles françaises, et je puis vous assurer que s’il n’y avait des Ursulines elles seraient dans un danger continuel de leur salut. » Quelques élèves ne restaient au couvent qu’une année, et il fallait que les maîtresses leur apprissent durant ce temps si court la lecture, l’écriture, le calcul, les prières, les mœurs chrétiennes, et « tout ce que doit savoir une fille. » D’autres restaient au monastère plusieurs années et faisaient un cours complet. Sept religieuses de chœur étaient quotidiennement employées à l’instruction des élèves françaises. Les élèves sauvages logeaient et prenaient leurs repas avec les françaises, mais elles avaient pour leurs classes une ou plusieurs maîtresses particulières. Les Ursulines parvinrent à franciser quelques filles sauvages, qui se marièrent ensuite à des Français et firent d’excellentes épouses. Une entre autres savait lire et écrire remarquablement, tant le huron que le français ; à l’entendre on aurait pu difficilement croire qu’elle était née sauvage. Talon était si ravi de ce beau cas de francisation, qu’il lui demanda d’écrire quelque chose dans sa langue et dans la nôtre afin de montrer en France cet échantillon si favorable. Mais il faut reconnaître que cela était exceptionnel. En effet la Mère de l’Incarnation disait dans une de ses lettres qu’il était très difficile, pour ne pas dire impossible, de franciser ou civiliser les filles sauvages.

Les Ursulines avaient généralement vingt ou trente pensionnaires. La pension des élèves françaises était de cent vingt livres ; les élèves sauvages ne payaient rien. Il y avait un nombre considérable d’externes en été ; en hiver l’assistance était moins nombreuse à cause du froid et des neiges. « Enfin, écrivait la Mère fondatrice, nous avons toutes celles de la haute et basse-ville ; les Français nous amènent leurs filles de plus de soixante lieues. » L’œuvre accomplie par cette sainte et admirable religieuse et par ses pieuses compagnes ne saurait être trop exaltée. Ce sont elles, ainsi que leurs nobles émules de Montréal, qui ont formé ces générations de femmes fortes, de mères chrétiennes, auxquelles le Canada français a dû en grande partie sa merveilleuse vitalité nationale.

Nous venons de faire allusion aux éducatrices qui eurent pour premier champ de leur zèle Villemarie et la région avoisinante. Nos lecteurs ont nommé avant nous la vénérable sœur Bourgeoys et ses coopératrices dans la Congrégation de Notre-Dame. La sœur Bourgeoys, qui était venue de France en 1653, avait commencé en 1657 à faire l’école aux enfants de Montréal. En 1659 elle fonda la communauté de la Congrégation, dont le but principal était l’instruction de la jeunesse. Les sœurs du nouvel institut firent d’abord la classe aux enfants des deux sexes. Mais en 1668, M. Souart, prêtre de St-Sulpice, se chargea de l’école des garçons. « Convaincu, a écrit M. l’abbé Faillon, que rien n’est plus nécessaire au bien de la société que l’éducation chrétienne des enfants, le séminaire de St-Sulpice attachait une si grande importance à inspirer dès le bas âge, à ceux de Villemarie, des sentiments de vertu et de religion, et à les former à des habitudes de politesse et d’honnêteté civiles, tout en leur apprenant les éléments des lettres, que, pendant une longue suite d’années, il aima mieux consacrer de ses prêtres à ce pénible ministère que de s’en décharger sur des étrangers[38]. »

Au triple point de vue intellectuel, religieux et matériel, la situation de la colonie était donc satisfaisante en 1668. Sans doute il y avait des ombres ; les désordres causés par la traite de l’eau-de-vie, les exemples fâcheux donnés par quelques-uns des officiers, des soldats, des trafiquants et des employés récemment arrivés de France, tempéraient un peu la joie que faisait éprouver aux gens de bien la transformation de la colonie. Mais il y avait de grands sujets d’édification à côté de ces misères, dont quelques-unes étaient inévitables ; et celles-ci ne pouvaient faire oublier les heureux changements, les étonnants progrès réalisés par une administration vigoureuse et éclairée.

Dans le cours de l’été de 1668, une nouvelle assurance de paix fut donnée au Canada. Garakonthié, le célèbre capitaine onnontagué, se rendit à Québec en ambassade avec quatre des principaux de sa nation. Le 20 août, ils eurent une entrevue solennelle avec MM. de Courcelle et Talon. Et le chef « fit cinq présents qui étaient comme les truchements des cinq paroles qu’il parlait. » Par ces cinq paroles il exprimait la reconnaissance de sa nation envers le roi et le gouverneur qui, au lieu de détruire les Iroquois, les avaient seulement châtiés ; il faisait allusion à la perte de quelques guerriers onnontagués, tués par les Andastes ; il demandait des missionnaires ; il protestait de sa fidélité et de celle de sa nation ; il se plaignait des attaques des Loups et sollicitait l’intervention d’Ononthio. M. de Courcelle répondit sur le même ton. Il vanta la puissance de Louis XIV, le grand Ononthio des Français, qui pouvait envoyer au Canada vingt fois plus de troupes qu’il n’y en avait présentement, pour écraser les Iroquois s’ils violaient la paix ; il déplora la perte des guerriers onnontagués ; il promit l’envoi immédiat d’un missionnaire ; il proclama sa confiance aux assurances de fidélité du chef, ajoutant que, si l’Iroquois manquait à la foi jurée, le Français irait chez lui le détruire tout d’un coup sans qu’il restât des vestiges de sa nation ; enfin il déclara qu’il ne craignait pas le Loup, mais que celui-ci prétendait avoir été assailli par l’Iroquois ; il fallait donc que de part et d’autre on s’abstînt de toute hostilité. Le gouverneur appuya aussi chacune de ses paroles d’un présent. Son langage à la fois énergique et bienveillant fit sur les envoyés une impression profonde, et ils s’en retournèrent très satisfaits, emmenant avec eux les Pères Milet et de Carheil.

La première intendance de Talon touchait maintenant à son terme. À plusieurs reprises il avait demandé de retourner en France. Il avait spécialement insisté dans une lettre écrite à Colbert le 29 octobre 1667. Sa santé souffrait du climat canadien. Des intérêts de famille l’appelaient en France. De plus ses rapports quelque peu difficiles avec le gouverneur et avec le pouvoir spirituel lui faisaient désirer son départ, sauf à revenir après un intervalle, car il s’était attaché à son œuvre, et les circonstances que nous venons d’énumérer pouvaient seules l’engager à l’interrompre. Louis XIV et Colbert, entrant dans ses motifs, lui permirent de repasser en France. Le 8 avril 1668, M. de Bouteroue fut nommé pour le remplacer. Le 15 octobre suivant, il était arrivé à Québec, et à la séance du Conseil Souverain tenue le 22 de ce mois, sa commission fut lue et enregistrée.

Le Conseil ne voulut pas laisser partir Talon sans lui donner une marque extraordinaire d’honneur et de confiance. Il décida, le 5 novembre, qu’une lettre serait écrite « à Monseigneur Colbert, Conseiller du roi en tous ses conseils, contrôleur-général des finances, et grand trésorier des ordres de Sa Majesté en cour, dans la teneur ci-après :

« Monseigneur,

« Puisque Monsieur Talon a pris la résolution de repasser en France estimant sa santé assez forte pour supporter les fatigues du voyage, nous n’ajouterons rien à la lettre que nous avons eu l’honneur de vous écrire. Comme il est parfaitement éclairé sur toutes les choses qui concernent le bien de ce pays, il pourra vous en donner de véritables lumières. Nous nous en remettons entièrement à lui. Et cependant nous ne cesserons de prier Dieu pour la continuation de vos prospérités et santé, comme étant

« Monseigneur,
« Vos très humbles et très obligés serviteurs,
« Le Conseil Souverain de la
Nouvelle-France. »


Quelques jours plus tard, Talon s’embarquait pour la France. Sa première intendance avait duré trois ans et deux mois.

Les regrets qui éclatèrent à son départ montrèrent bien toute l’étendue des services qu’il avait rendus. La Mère de l’Incarnation s’écriait : « Enfin voilà M. Talon qui nous quitte et qui retourne en France, au regret de tout le monde et à la perte de tout le Canada. Car depuis qu’il est ici en qualité d’intendant, le pays s’est plus fait et les affaires ont plus avancé qu’elles n’avaient fait depuis que les Français y habitaient. Le roi envoie en sa place un nommé M. de Bouteroue, dont je ne sais encore la qualité ni le mérite. » L’histoire de l’Hôtel-Dieu fait entendre une note non moins sympathique, mais moins désolée, parce qu’on y mentionne l’espérance du retour : « M. Talon repassa en France cette année 1668, et nous consola de son départ en nous faisant espérer son retour. » De son côté la Relation de 1668 disait : « M. Talon, intendant pour le roi, n’a point cessé d’appliquer tous ses soins pour le bien universel de ce pays, pour la culture des terres, pour les découvertes des mines, pour les avantages du négoce et pour toutes les commodités qui peuvent servir à l’établissement et à l’agrandissement de cette colonie, de sorte que nous regretterions beaucoup plus son retour en France, si nous n’avions eu M. de Bouteroue son successeur. C’est tout ce que nous pouvions souhaiter d’avantageux pour bien réparer cette perte. » Dans la bouche de gens qui avaient eu à se plaindre de Talon, cet éloge était doublement précieux pour ce dernier.

Fort de tous ces témoignages, il pouvait aller se présenter avec une fierté et une satisfaction bien légitimes devant Colbert et Louis XIV, le grand ministre et le grand roi.



  1. — « Déserter » s’employait pour « défricher »
  2. — Par l’étude des pièces on voit bien que Bourg-Royal, Bourg-la-Reine et Bourg-Talon étaient adjacents. Bourg-Royal forme aujourd’hui une partie importante de Charlesbourg ; Bourg-la-Reine est indiqué sur les cartes cadastrales comme une concession située au-dessus du Bourg-Royal. Mais Bourg-Talon est disparu. Il était probablement compris dans les limites actuelles de Bourg-Royal. Sur un plan des environs de Québec, fait par le sieur Villeneuve en 1688, ce dernier bourg est indiqué comme suit : « Bourg-Royal ou Bourg-Talon. » (Plan reproduit dans le livre de M. l’abbé Scott, Une paroisse historique de la Nouvelle-France).
  3. — Acte du 7 février 1668, greffe Becquet. (Archives judiciaires de Québec).
  4. — Ce chemin existe encore ; il relie le Bourg-Royal au chemin de Beauport. Bien peu de ceux qui le parcourent quotidiennement soupçonnent que c’est l’intendant Talon qui l’a ouvert.
  5. — Acte d’achat de la terre de Louis Blanchard par Talon, le 9 septembre 1667, greffe de Gilles Rageot — Acte d’achat de la terre de Thomas Touchet, 15 janvier 1668, même greffe — Acte d’achat d’un domaine appartenant à Guillemette Hébert, veuve Guillaume Couillard, greffe Becquet, 17 janvier 1668. — Ces terres, qui faisaient partie du fief des Islets, comprenaient l’emplacement actuel du parc Victoria, et s’étendaient en arrière jusqu’à la hauteur des terrains possédés aujourd’hui par la compagnie d’exposition de Québec.

    Au recensement de 1667, on lit l’entrée suivante, sous la rubrique « Côte de Notre-Dame des Anges » : « Une habitation appartenant à M. Talon, intendant ; Jean Frison, 60 ans ; Nicolas Dené, 25 ; Simon Chevret, 32 ; 30 brebis, 30 arpents en valeur. »

  6. — Précis des Actes de foi et hommage, vol. I : déclaration du 24 mars 1668. (Archives du ministère des terres, mines et pêcheries).
  7. Talon à Colbert, 10 nov. 1670. — Arch. prov. Man. N. F., 1ère série, vol. I.
  8. Supplément aux Archives, Richard, 1899, p. 238. — En 1668 il n’y eut pas de recensement détaillé. Mais l’intendant envoya au ministre un relevé général de la population, des terres en culture, du bétail, de la récolte du blé. Cette récolte avait été fort abondante, au témoignage de la Mère de l’Incarnation. Il était paru à l’horizon de Québec au mois d’avril de cette année une comète « en forme de lance, rougeâtre et enflammée, et si longue que l’on n’en pouvait voir le haut. Elle suivait le soleil après son couchant, et ne parut que peu de temps, perdant sa lueur à cause de celle de la lune. » La révérende Mère, à qui nous empruntons la description de cet astre errant, écrivait à son fils : « Quoi qu’il en soit, cette comète n’a causé aucune malignité sur les blés, dont la moisson a été abondante, en sorte qu’il y a sujet d’espérer que l’on trouvera de quoi nourrir tout le monde. » (Lettres de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, II, p. 397).

    À cette époque on croyait encore assez couramment à l’influence pernicieuse des comètes. « Depuis l’antiquité la plus reculée, a écrit M. Babinet, jusqu’aux travaux de Newton en 1680, les comètes ont été considérées comme des présages de malheurs publics. »

  9. — Relation de 1667.
  10. Talon à Colbert, 27 oct. 1667. — Arch. prov. Man. N.-F., 1ère série, vol. I.
  11. Mémoires de Jean Doublet, 1890 La mine de plomb de Gaspé, par N. E. Dionne, Courrier du Canada 13 avril 1891.
  12. — Ferland, II, p. 59.
  13. Talon à Colbert, 13 nov, 1666. — Arch. féd., Canada, corr. gén. vol. II.
  14. Talon à Colbert, 27 oct. 1667 Arch. féd., Canada, corr. gén. vol. II.
  15. — Relation de 1668, p. 3.
  16. — La brasserie de M. Talon était construite au pied du cap, du côté de la rivière Saint-Charles, à l’endroit appelé aujourd’hui le Palais. Ce bâtiment, après avoir été transformé plus tard en palais où demeurait l’intendant et où siégeait le Conseil Souverain, fut consumé par un incendie et remplacé par un édifice qui fut détruit durant le siège de 1775. La brasserie de M. Boswell occupe maintenant une partie du terrain sur lequel il était construit. Brasserie à l’origine, brasserie au terme ! Les extrêmes se touchent.
  17. — On avait fait de la bière au Canada avant Talon. M. Sulte dit qu’on en fabriquait à Québec et aux Trois-Rivières dès 1636-37. M. Faillon nous apprend qu’il s’en fabriquait à Montréal avant 1665. Mais cela se limitait sans doute à une fabrication domestique, ou, dans tous les cas, assez restreinte. C’est Talon qui donna à la fabrication de la bière le caractère d’une grande industrie publique.
  18. Lettres de la Mère de l’Incarnation, II, p. 313 ; Journal des Jésuites, p. 335 ; Observations faites par Talon sur l’état présenté à M. Colbert, etc. :
  19. Lettres de la Mère de l’Incarnation, II, p. 352 — Journal des Jésuites, p. 356 Observations faites par Talon, etc.
  20. Lettres de la Mère de l’Incarnation, II, p. 401. — Observations faites par Talon, etc.
  21. — Nous avons puisé les renseignements qui précèdent dans la pièce très importante intitulée : Observations faites par Talon sur l’état présenté à Mgr  Colbert par la compagnie des Indes Occidentales portant l’emploi des deniers fournis par le roi pour faire passer en Canada. (Arch. prov. Man. N.-F., 2ème série, vol. II).

    Il n’est pas hors de propos de mentionner ici que les frais encourus pour la levée et le passage de bon nombre des hommes de travail ou engagés transportés par la compagnie furent remboursés par les habitants du pays qui prirent à leur service ces engagés. Ces remboursements s’élevèrent à une somme de 18,135 livres. Cette somme, d’après une note de Talon, fut employée tant à faire les mariages des filles envoyées de France qu’à leur donner quelques secours dans le commencement de leur établissement, et à les nourrir et loger en attendant leur mariage ; « pour chacune desquelles on a donné dans la première année 30 livres, et 50 livres dans la seconde et la troisième.”

  22. — Voici une suite de textes qui établissent clairement que les quatre compagnies venues avec M. de Tracy étaient celles de Poitou, de Champbellé, d’Orléans et de Broglie, et n’appartenaient point au régiment de Carignan : « Le 17 et 19 de juin 1665 arrivèrent à Québec deux vaisseaux partis de La Rochelle, avec quatre compagnies du régiment de Carignan-Salières. » (Relation de 1665, p. 25) — « Le 18 et le 19 d’août arrivèrent à notre rade deux autres navires chargés chacun de quatre compagnies, et à leur tête Monsieur de Salières, colonel du régiment. » (Ibid.) — « Le douzième de septembre parurent deux autres vaisseaux : l’un nommé le St-Sébastien, et l’autre le Jardin de Hollande ; et deux jours après, un troisième appelé la Justice, chargés de huit compagnies. » (Ibid.) Voilà bien les vingt compagnies du régiment de Carignan. Passons maintenant aux autres : « Le roi lui donna (à M. de Tracy) quatre compagnies d’infanterie. » (Relation de 1665, p. 3). — « Le 30 juin arriva ici le P. Claude Bardy et le P Fr. Duperon, avec Mgr  de Tracy et quatre autres compagnies. » (Journal des Jésuites, p. 332). Voici donc quatre compagnies arrivées avec M. de Tracy, qu’elles avaient accompagné aux Antilles. Ces quatre compagnies sont distinctes des vingt du régiment de Carignan que nous avons énumérées plus haut. De quels régiments venaient-elles ? Nous avons sous les yeux un document qui va nous répondre. Il est intitulé : État général de toute la dépense faite à cause des troupes en Canada en 1666. Et nous y lisons ces lignes : « Vingt compagnies du régiment de Carignan-Salières, et une compagnie de chacun des régiments d’infanterie de Champbellé, Orléans, Poitou et Broglie ; dépense au 15 juin 1666. » Les quatre compagnies venues avec M. de Tracy avaient donc été tirées des régiments de Champbellé, d’Orléans, de Poitou et de Broglie. La démonstration nous paraît péremptoire.
  23. — Colbert écrivait à Talon le 5 avril 1667 que le régiment de Carignan-Salières et les quatre compagnies resteraient encore un an au Canada. (Arch. féd., Canada, corr. gén., vol. II).

    Dans une lettre du 10 octobre 1670, Talon mentionne la « retraite des troupes qui furent rappelées lorsqu’il passa en France. » C’est-à-dire en 1668.

  24. Ordonnance pour la solde et entretènement des 4 compagnies d’infanterie qui sont restées en Canada, 23 mars 1669. (Supplément Richard, p. 238).
  25. — Relation de 1668, p. 3.
  26. Supplément - Richard, 1899, p. 238 ; Recensement de 1870-71, vol. IV, p. 8. — État en abrégé du nombre des familles, des personnes qui les composent, et des hommes capables de porter les armes, du dénombrement des terres découvertes, de ce qu’a produit la récolte, et des bestiaux de Canada, en l’année 1668. (Arch, prov., Man. N. F., 1ère série, vol. I).
  27. — Ceci peut paraître extraordinaire, mais quand on songe aux conditions dans lesquelles cette augmentation se produisit, on n’en est pas étonné. Les « filles du roi » venaient ici pour s’établir ; les jeunes gens étaient encouragés de toutes manières à contracter mariage. « Les vaisseaux ne sont pas plus tôt arrivés, écrivait en 1669 la Mère de l’Incarnation, que les jeunes hommes y vont chercher des femmes, et dans le grand nombre des uns et des autres on les marie par trentaines. » Talon écrit, le 12 novembre 1666, que toutes les « filles du roi » sont mariées à l’exception de six. Et c’est ainsi tous les ans. En compulsant le greffe de Romain Becquet, — qui instrumenta à Québec de 1665 à 1682 —, nous avons constaté que dans une seule journée il fit quinze contrats de mariages.
  28. — Nous puisons encore ces chiffres dans le document officiel déjà cité : Observations faites par Talon, etc.
  29. — Dans les Observations il n’est pas fait mention de chèvres.
  30. — Recensements de 1692, 1695, 1698. (Volume IV du Recensement de 1870-71).
  31. Édits et Ordonnances, vol. II, p. 273.
  32. État de la distribution des cavales envoyées de France. Collection Moreau de St-Méry, Canada, vol. II, (1670-1676).
  33. — Clément, Histoire de Colbert, vol. II, p. 84.
  34. — Voici les noms de quelques-uns de ces vaisseaux : L’Oranger, La Nouvelle-France, Le Saint-Sébastien, La Sainte-Catherine, Le Prophète Élie, Le Saint-Louis. (Journal des Jésuites, pp. 354 et suivantes).
  35. Les Jésuites et la Nouvelle-France, I, p. 216, — En 1665 le P. Claude Dablon était professeur d’humanités et de rhétorique, le P. Claude Pijart, professeur de philosophie, Amador Martin et Charles Pouspot, candidati societatis adolescentes, professeurs de grammaire. Un frère coadjuteur était chargé de la petite école. (Ibid. p. 212).
  36. Vie de Mgr  de Laval, par l’abbé Auguste Gosselin, vol. I, p. 559.
  37. L’Abeille, publiés au séminaire de Québec, vol. I, No 26.
  38. — Faillon III, p. 264.