J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 94-100).

XIV.

la belle saison dans les bois.


Le retour de la belle saison fit éprouver à notre héros qui, comme on le sait déjà, ne pouvait rester sans émotion devant les sublimes beautés de la nature, de bien douces jouissances. Le printemps est beau et intéressant partout, à la ville comme à la campagne, mais nulle part peut-être plus que dans les bois. Là, quand les rayons du soleil, devenus plus ardents, ont fait fondre les neiges, que les ruisseaux commencent à murmurer, et que la sève des arbres montant de la racine jusqu’aux extrémités des branches en fait sortir d’abord les bourgeons, puis les petites feuilles d’un vert tendre qui s’élargissent par degrés jusqu’à ce que les arbres se couvrent entièrement de feuillage, il y a dans la nature une vie, une activité que l’on remarque à peine dans les campagnes ouvertes. Les oiseaux, ces hôtes charmants des bois, reviennent bientôt faire entendre leur doux ramage sous la feuillée. Toute la forêt se montre pleine de jeunesse et de fraîcheur, et chaque matin semble ajouter un nouveau charme aux charmes de la veille.

Bientôt la scène devient encore plus vivante et plus variée. D’immenses voliers de canards sauvages traversent le ciel, les uns, comme une longue ligne noire, paraissant effleurer les nuages, d’autres s’envolant dans l’espace, à portée du fusil, tandis que plus tard des voliers de tourtes plus nombreux encore font entendre dans leur course comme le bruit d’un ouragan impétueux, et viennent raser le sommet des jeunes arbres. Jean Rivard qui dans ses travaux de défrichement avait toujours le soin de se faire accompagner de son fusil, revenait souvent, à sa cabane les épaules chargées de plusieurs douzaines de ce succulent gibier.

Mais c’était le dimanche après-midi que nos trois solitaires se livraient le plus volontiers au plaisir de la pêche et de la chasse. La matinée se passait généralement dans le recueillement ou dans la lecture de quelque chapitre de l’Imitation de Jésus-Christ, petit livre, comme on sait, doublement intéressant pour notre héros, puis tous trois partaient l’un portant le fusil et ses accompagnements, les autres chargés des appareils de pêche.

Peu de temps après son arrivée dans le Canton de Bristol, Jean Rivard avait découvert, à environ deux milles de son habitation, un charmant petit lac qu’il avait appelé le « Lac de Lamartine, » parceque cette poétique nappe d’eau lui avait rappelé involontairement l’élégie du grand poète intitulée « Le Lac, » et aussi un peu pour faire plaisir à son ami Gustave qui raffolait de Lamartine. Ce lac était fort poissonneux. On y pêchait une espèce de truite fort ressemblante à la truite saumonée, et d’autres poissons moins recherchés, comme l’anguille, la carpe, la perche chaude, la barbue, la barbotte, etc. Il était de plus fréquenté par une multitude de canards noirs qu’on voyait se promener çà et là, par des poules d’eau, des sarcelles, et autres oiseaux de diverses sortes.

C’est là que nos défricheurs allaient le plus souvent passer leurs heures de loisir. Ils n’en revenaient que tard le soir, lorsqu’ils étaient fatigués d’entendre le coassement des grenouilles et le beuglement du ouaouaron.[1]

Pendant que le canot glissait légèrement sur les ondes, l’un des rameurs entonnait une de ces chansons anciennes, mais toujours nouvelles qui vont si bien sur l’aviron :

En roulant, ma boule, roulant
...............
Nous irons sur l’eau nous y prom…promener
...............
La belle rose du rosier blanc.


ou quelque autre gai refrain de même espèce, et les deux autres répondaient en ramant en cadence.

Nos pêcheurs rapportaient souvent de quoi se nourrir le reste de la semaine. Pierre Gagnon, qui durant ses veillées d’hiver avait fabriqué une espèce de seine appelée varveau qu’il tenait tendue en permanence, ne la visitant que tous les deux ou trois jours, prit même une telle quantité de poisson qu’il put en saler et en faire un approvisionnement considérable pour le carême et les jours maigres.

Mais puisque nous en sommes sur ce sujet, disons quelques mots du régime alimentaire de nos défricheurs.

On a déjà vu que Pierre Gagnon, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, était chargé des affaires de la cuisine. Ajoutons que durant son règne comme cuisinier, les crêpes, les grillades, l’omelette au lard, pour les jours gras, le poisson pour les jours maigres, furent pour une large part dans ses opérations culinaires. La poêle à frire fut l’instrument dont il fit le plus fréquent usage, sans doute parcequ’il était le plus expéditif..

Pierre Gagnon regrettait bien quelquefois l’absence de la soupe aux pois, ce mets classique du travailleur canadien, dont il ne goûtait cependant qu’assez rarement, à cause de la surveillance assidue qu’exigeait l’entretien du pot-au-feu. Nos défricheurs se donnèrent néanmoins plus d’une fois ce régal, principalement dans la saison des tourtes.

Un autre régal, en toute saison, c’était la perdrix. Il ne se passait guère de semaine sans que Jean Rivard en abattît quelqu’une, et bien qu’elle ne fût probablement pas accommodée dans toutes les règles de l’art, elle ne laissait pas que d’être un plat fort acceptable. Pierre Gagnon d’ailleurs n’était pas homme à se brûler la cervelle ou à se percer le cœur d’un coup d’épée, comme le fameux cuisinier Vatel, parcequ’un de ses rôtis n’aurait pas été cuit à point.

Un seul assaisonnement suffisait à tous les mets, et cet assaisonnement ne manquait jamais : c’était l’appétit.

De temps en temps des fruits sauvages, des bluets, des catherinettes, des fraises, des framboises et des groseilles sauvages que nos défricheurs cueillaient eux-mêmes dans la forêt, venaient apporter quelque variété dans le menu des repas.

L’eau claire et pure de la rivière de Louiseville suffisait pour étancher la soif.

Depuis l’arrivée de « la Caille, » le lait ne manquait pas non plus sur la table rustique ; c’était le dessert indispensable, au déjeuner, au dîner et au souper.

Je devrais dire un mot pourtant de cette bonne Caille qui, bien qu’elle parût s’ennuyer beaucoup durant les premiers temps de son séjour à Louiseville, ne s’en montra pas moins d’une douceur, d’une docilité exemplaires. Elle passait toute sa journée dans le bois, et revenait chaque soir au logis, poussant de temps en temps un beuglement long et plaintif. Elle s’approchait lentement de la cabane, se frottait la tête aux angles, et, si on retardait de quelques minutes à la traire, elle ne craignait pas de s’avancer jusque dans la porte de l’habitation. De fait elle semblait se considérer comme membre de la famille, et nos défricheurs souffraient très volontiers, le sans-gêne de ses manières.

J’aurais dû mentionner aussi qu’avec les animaux composant sa caravane du printemps, Jean Rivard avait emporté à Louiseville trois poules et un coq. Ces intéressants volatiles subsistaient en partie de vers, de graines et d’insectes, et en partie d’une légère ration d’avoine qui leur était distribuée tous les deux ou trois jours. Les poules pondaient régulièrement et payaient ainsi beaucoup plus que la valeur de leur pension, sans compter que leur caquet continuel, joint aux mâles accents du coq, parfait modèle de la galanterie, donnaient aux environs de l’habitation un air de vie et de gaîté inconnu jusque là.

Mais puisque j’ai promis de dire la vérité, toute la vérité, je ne dois pas omettre de mentionner ici une plaie de la vie des bois durant la belle saison ; un mal, pour me servir des expressions du fabuliste en parlant de la peste,

      Un mal qui répand la terreur
      Et que le ciel dans sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre…

Je veux parler des maringouins.

Durant les mois de mai et de juin, ces insectes incommodes, sanguinaires, suivis bientôt des moustiques et des brûlots, s’attaquent jour et nuit à la peau du malheureux défricheur. C’est un supplice continuel, un martyre de tous les instants, auquel personne n’a pu jusqu’ici trouver de remède efficace. Heureusement que ce fléau ne dure généralement pas au delà de quelques semaines. Vers le temps des grandes chaleurs, les maringouins quittent les bois pour fréquenter les bords des lacs, des rivières ou des marais.

Pierre Gagnon faisait feu et flamme contre ces ennemis fâcheux ; leur seul bourdonnement le mettait en fureur. Dans son désespoir il demandait à Dieu de lui prêter sa foudre pour anéantir ces monstres.

« Laissons faire, disait stoïquement Jean Rivard, nos souffrances n’auront qu’un temps ; dans deux ou trois ans, quand la forêt sera tombée, quand le soleil aura desséché la terre et les marais, cet insecte disparaîtra. C’est un ennemi de la civilisation, tout défricheur doit lui payer tribut ; nos pères l’ont payé avant nous, et ceux de nos enfants qui plus tard s’attaqueront comme nous aux arbres de la forêt le paieront à leur tour. »

  1. Il y a pour désigner un certain nombre de poissons, de reptiles, d’oiseaux et d’insectes particuliers au Canada, des mots qui ne se trouvent dans aucun des dictionnaires de la langue française, et qui sont encore destinés à notre futur dictionnaire canadien-français. Ainsi le Maskinongé, qui tire son nom d’un mot sauvage signifiant gros brochet, l’achigan, la barbue, la barbotte, les batteurs de faux, les siffleurs, les brenèches, les canards branchus, etc., sont désignés sous ces noms dans les anciens auteurs sur le Canada comme Boucher, La Hontan, Charlevoix, quoique ces mots ne se trouvent pas dans le dictionnaire de l’Académie.

    Le mot ouaouaron ou wawaron vient évidemment du mot sauvage Ouaraon, grosse grenouille verte. (Voir Sagard, Dictionnaire de la langue Huronne.) Ceux qui ont eu occasion d’entendre les mugissements de cet habitant des marais ne trouveront pas étrange que nos ancêtres Canadiens-Français se soient empressés d’adopter ce mot si éminemment imitatif.