J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 78-87).

XII.

retour à louiseville — le brûlage.


Je n’entreprendrai pas de raconter le voyage de Jean Rivard, de Lacasseville à Louiseville, à travers les bois, et dans cette saison de l’année. Les hommes chargés du transport des ustensiles d’agriculture faillirent en mourir à la peine.

Toute la grande journée du 16 avril fut employée à l’accomplissement de cette tâche. Dans les douze heures passées à faire ces trois lieues, Jean Rivard eût parcouru avec beaucoup moins de fatigue, trois cents milles sur un chemin de fer ordinaire.

Nous n’en finirions pas s’il fallait dire les haltes fréquentes, les déviations forcées pour éviter un mauvais pas ou sortir d’un bourbier. Et pourtant tout cela s’exécuterait beaucoup plus facilement, et surtout beaucoup plus promptement, sur le papier que sur le terrain.

Il fallait être endurci aux fatigues comme l’était notre défricheur pour tenir ainsi debout toute une longue journée, courant deçà et delà, au milieu des neiges et à travers les arbres, sans presque un instant de repos.

Jamais Jean Rivard ne comprit si bien le découragement qui avait dû s’emparer d’un grand nombre des premiers colons. Pour lui, le découragement était hors de question, — ce mot ne se trouvait pas dans son dictionnaire, — et comme il l’exprimait énergiquement : le diable en personne ne l’eût pas fait reculer d’un pouce. Mais les lenteurs qu’il fallait subir et la perte de temps qui s’en suivait le révoltaient au point de le faire sortir de sa réserve et de sa gaîté ordinaires.

On peut s’imaginer si Pierre Gagnon ouvrit de grands yeux en voyant vers le soir arriver à sa cabane une procession disposée à peu près dans l’ordre suivant : premièrement, Jean Rivard conduisant deux bœufs destinés aux travaux de défrichement ; secondement, Lachance conduisant « la Caille » (c’était le nom de la vache) ; troisièmement enfin, les hommes de M. Lacasse et d’Arnold, traînant sur des menoires croches (espèce de véhicule grossier, sans roues ni essieu, ni membres d’aucune espèce, inventé pour les transports à travers les bois,) les grains de semence et divers autres articles achetés par Jean Rivard.

Jamais Louiseville n’avait vu tant d’êtres vivants ni tant de richesse réunis dans son enceinte. C’était plus qu’il n’en fallait pour inspirer au facétieux Pierre Gagnon un feu roulant de joyeux propos, et la forêt retentit une partie de la nuit des éclats de rire de toute la bande, mêlés aux beuglements des animaux, les premiers sans doute qui eussent encore retenti dans cette forêt vierge.

Les hommes de M. Lacasse et d’Arnold repartirent le lendemain matin, emportant avec eux deux cents livres de sucre que Jean Rivard donnait en déduction de sa dette.

À Louiseville, une partie de cette journée se passa en arrangements et préparatifs de toutes sortes. Et quand tout fut prêt, Jean Rivard s’adressant à ses deux hommes :

« Mes amis, dit-il, vous voyez ces quinze arpents d’abattis ? Il faut que dans deux mois toute cette superficie soit nettoyée, que ces arbres soient consumés par le feu, que les cendres en soient recueillies, et que ce terrain complètement déblayé et hersé, ait été ensemencé. Nous ne nous reposerons que lorsque notre tâche sera remplie. »

Puis se tournant vers Pierre, en souriant : « c’est la campagne d’Italie qui va s’ouvrir, dit-il : pour reconnaître tes services passés, je te fais chef de brigade ; Lachance sera sous ton commandement, et toi, tu recevras tes ordres directement de moi. Je ne m’éloignerai pas de vous, d’ailleurs, et vous me trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la victoire. »

— Hourra ! et en avant ! s’écria Pierre Gagnon qui aimait beaucoup ces sortes de plaisanteries ; et dans un instant les deux bœufs furent attelés, tous les ustensiles rassemblés, et les trois défricheurs étaient à l’œuvre.

Il s’agissait de réunir en monceaux, ou, suivant l’expression reçue parmi les défricheurs, de « tasser » les arbres coupés ou arrachés durant les six mois précédents.

Le brûlage, c’est-à-dire, le nettoyage complet du sol par le feu, forme certainement la principale opération du défricheur. C’est la plus longue et la plus fatigante, c’est celle qui requiert la plus grande force physique, et en même temps, la surveillance la plus attentive.

Le travail auquel est assujetti le défricheur, à son début dans la forêt, pour abattre les arbres, les étêter, les ébrancher, les débiter, n’est rien comparé aux efforts et aux soins qu’exigent, avant que le terrain puisse être utilisé, le tassage et le brûlage de l’abattis.

C’est ici que l’esprit d’ordre, la méthode, le jugement pratique, la justesse de coup d’œil de Jean Rivard trouvèrent leur application. Tout en travaillant sans cesse avec ses deux hommes, il les guidait, les dirigeait, et jamais un pas n’était perdu, jamais un effort inutile.

Les pièces de bois les plus légères, les arbustes, des branchages, en un mot tout ce qui pouvait facilement se manier et se transporter à bras était réuni en tas par les trois hommes ; s’il était nécessaire de remuer les grosses pièces, ce qu’on évitait autant que possible, les deux bœufs, attelés au moyen d’un joug et d’un grossier carcan de bois, venaient en aide aux travailleurs, en traînant, à l’aide de forts traits de fer, ces énormes troncs d’arbres les uns auprès des autres ; puis, nos trois hommes, au moyen de rances et de leviers, complétaient le tassage, en empilant ces pièces et les rapprochant le plus possible.

C’est là qu’on reconnaît la grande utilité d’une paire de bœufs. Ces animaux peuvent être regardés comme les meilleurs amis du défricheur : aussi Jean Rivard disait-il souvent en plaisantant que si jamais il se faisait peindre, il voulait être représenté guidant deux bœufs de sa main gauche et tenant une hache dans sa main droite.

Le défricheur qui n’a pas les moyens de se procurer cette aide est bien forcé de s’en passer, mais il est privé d’un immense avantage. Ces animaux sont de beaucoup préférables aux chevaux pour les opérations de défrichement. Le cheval, ce fier animal « qui creuse du pied la terre et s’élance avec orgueil, » ne souffre pas d’obstacle ; il se cabre, se précipite, s’agite, jusqu’à ce qu’il rompe sa chaîne ; le bœuf, toujours patient, avance avec lenteur, recule au besoin, se jette d’un côté ou de l’autre, à la voix de son maître ; qu’il fasse un faux pas, qu’il tombe, qu’il roule au milieu des troncs d’arbres, il se relèvera calme, impassible, comme si rien n’était arrivé, et reprendra l’effort interrompu un instant par sa chûte.

Les deux bœufs de nos défricheurs étaient plus particulièrement les favoris de Pierre Gagnon ; c’est lui qui les soignait, les attelait, les guidait ; il leur parlait comme s’ils eussent été ses compagnons d’enfance. Il regrettait une chose cependant, c’est qu’ils n’entendaient que l’anglais ; ils avaient été élevés dans les Cantons de l’Est, probablement par quelque fermier écossais ou américain, et cela pouvait expliquer cette lacune dans leur éducation. L’un d’eux s’appelait Dick et l’autre Tom. Pour les faire aller à droite il fallait crier Djee, et pour aller à gauche Wahaish. À ces cris, ces intelligents animaux obéissaient comme des militaires à la voix de leur officier.

Une fois que les arbres, petits et gros, débités en longueurs de dix à onze pieds, avaient été entassés les uns sur les autres de manière à former des piles de sept ou huit pieds de hauteur et de dix à douze de largeur, entremêlées d’arbustes, de broussailles et de bouts de bois de toutes sortes, il ne s’agissait plus que d’y mettre le feu.

Puis, quand le feu avait consumé la plus grande partie de ces énormes monceaux d’arbres, on procédait à une seconde, souvent même à une troisième opération, en réunissant les squelettes des gros troncs que le premier feu n’avait pu consumer, ainsi que les charbons, les copeaux, en un mot tout ce qui pouvait alimenter le feu et augmenter la quantité de cendre à recueillir ; car il ne faut pas omettre de mentionner que Jean Rivard mettait le plus grand soin à conserver ce précieux résidu de la combustion des arbres. Cette dernière partie du travail de nos défricheurs exigeait d’autant plus de soin qu’elle ne pouvait prudemment s’ajourner, la moindre averse tombée sur la cendre ayant l’effet de lui enlever une grande partie de sa valeur.

Mais ces diverses opérations, il faut le dire, ne pouvaient s’exécuter en gants blancs ; et il arriva plus d’une fois à nos défricheurs de retourner le soir à leur cabane la figure et les mains tellement charbonnées qu’on les eût pris pour des Éthiopiens.

« Tonnerre d’un nom ! disait Pierre Gagnon, en regardant son maître, si Mademoiselle Louise pouvait nous apparaître au milieu des souches, je voudrais voir la mine qu’elle ferait en voyant son futur époux. »

Dans les circonstances, une telle apparition n’eût certainement pas été du goût de Jean Rivard.

Chaque soir, nos défricheurs étaient morts de fatigue ; ils éprouvaient cependant une certaine jouissance à contempler la magnifique illumination que produisait au milieu des ténèbres de la nuit et de la solitude des forêts l’incendie de ces montagnes d’arbres et d’arbrisseaux. C’était vraiment un beau coup d’œil. Ils eurent une fois entre autres, par une nuit fort noire, un de ces spectacles d’une beauté vraiment saisissante, et qui aurait mérité d’exercer le pinceau d’un artiste ou la verve d’un poète, quoique l’un et l’autre eussent certainement été impuissants à reproduire cette scène grandiose dans toute sa splendeur. Ils l’appelèrent l’incendie de Moscou, mais il y avait cette différence entre les deux incendies que l’un avait détruit des richesses immenses et que l’autre était destiné à en produire ; que l’un avait causé le malheur et la pauvreté d’un grand nombre de famille, et que l’autre devait faire naître l’aisance et le bonheur dans la cabane du laboureur.

Pierre Gagnon revenait sans cesse et à tout propos sur ces allusions historiques ; il voulait même à toute force engager Jean Rivard à recommencer la lecture de l’Histoire de Napoléon, pour l’édification et l’instruction de Lachance ; mais, avec la meilleure volonté du monde, Jean Rivard ne pouvait accéder à cette demande. Les veillées étaient devenues plus courtes et lorsqu’il trouvait un moment de loisir il l’employait à écrire des notes ou à faire des calculs sur ses opérations journalières.

« L’hiver prochain, répondait-il, les soirées seront longues et si vous êtes encore à mon service, nous ferons d’intéressantes lectures au coin du feu.

— Que vous êtes heureux, mon Empereur, de savoir lire, disait Pierre Gagnon ! Comme ça doit être amusant d’apprendre tout ce qui s’est passé depuis que le monde est monde, de connaître le comportement de la terre, des hommes, des animaux, des arbres, et de savoir jusqu’à la plus petite chose !

— Oh ! si tu savais, mon cher Pierre, combien je suis ignorant, bien que je sache lire ! Sais-tu que, quand même je passerais toute ma vie à lire et à étudier, et que je serais doué d’une intelligence supérieure, je ne connaîtrais point la millionième partie des choses ? Plus j’approfondirais les sciences, plus je serais étonné de mon ignorance. Par exemple, l’étude seule des animaux pourrait occuper plusieurs centaines de vies d’hommes. La mémoire la plus extraordinaire ne pourrait pas même suffire à retenir les noms des animaux mentionnés dans les livres, tandis que le nombre de ceux qui sont encore inconnus, est probablement beaucoup plus considérable. La seule classe des insectes comprend peut-être quatre vingt mille espèces connues, et de nouvelles découvertes se font chaque jour dans les diverses parties du monde. Les oiseaux, les poissons comprennent aussi des milliers d’espèces. Un auteur a calculé qu’un homme qui travaillerait assidûment dix heures par jour ne pourrait dans l’espace de quarante années, consacrer qu’environ une heure à chacune des espèces présentement connues ; suivant le même auteur, l’étude seule d’une chenille, si on veut la suivre dans ses métamorphoses, la disséquer, la comparer dans ses trois états successifs, pourrait occuper deux existences d’homme.

Et toutes ces plantes que tu vois chaque jour, ces arbres que nous abattons, ces petites fleurs que nous apercevons de temps en temps dans le bois et qui ont l’air de se cacher modestement sous les branches protectrices des grands arbres, tout cela demanderait encore des siècles d’études pour être parfaitement connu. On peut dire la même chose des richesses minérales enfouies dans les entrailles de la terre.

Ce n’est qu’en se divisant le travail à l’infini que les savants ont pu parvenir à recueillir les notions que le monde possède aujourd’hui sur les diverses branches des connaissances humaines.

— C’est bien surprenant, ce que vous dites là, mon Empereur. Mais ça n’empêche pas pourtant que je voudrais en savoir un peu plus long que j’en sais. Ah ! si mon père n’était pas mort si jeune, j’aurais pu moi aussi aller l’école, et je saurais lire aujourd’hui, peut-être écrire. Au lieu de fumer, comme je fais en me reposant, je lirais, et il me semble que ça me reposerait encore mieux. Ah ! tout ce que je peux dire, mon Empereur, c’est que si le brigadier Pierre Gagnon se marie un jour, et s’il a des enfants, ses enfants apprendront à lire, tonnerre d’un nom ! ou Pierre Gagnon perdra son nom.

— C’est bien, mon Pierre, ces sentiments sont honorables ; je suis bien convaincu qu’avec ton énergie et ton bon jugement, et surtout ton amour du travail, tu seras un jour à l’aise, et que les enfants, si tu en as, pourront participer aux avantages de l’éducation et faire de braves citoyens. ».