La Légende des siècles/Jean Chouan

Jean Chouan
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 233-237).

 
Les blancs fuyaient, les bleus mitraillaient la clairière.

Un coteau dominait cette plaine, et derrière
Le monticule nu, sans arbre et sans gazon,
Les farouches forêts emplissaient l'horizon.


En arrière du tertre, abri sûr, rempart sombre,
Les blancs se ralliaient, comptant leur petit nombre,
Et Jean Chouan parut, ses longs cheveux au vent.
— Ah ! personne n'est mort, car le chef est vivant !
Dirent-ils. Jean Chouan écoutait la mitraille.
— Nous manque-t-il quelqu'un ? — Non. — Alors qu'on s'en aille !
Fuyez tous ! — Les enfants, les femmes aux abois
L'entouraient, effarés. — Fils, rentrons dans les bois !
Dispersons-nous ! — Et tous, comme des hirondelles
S'évadent dans l'orage immense à tire-d'ailes,
Fuirent vers le hallier noyé dans la vapeur ;
Ils couraient ; les vaillants courent quand ils ont peur ;
C'est un noir désarroi qu'une fuite où se mêle
Au vieillard chancelant l'enfant à la mamelle ;
On craint d'être tué, d'être fait prisonnier !
Et Jean Chouan marchait à pas lents, le dernier,
Se retournant parfois et faisant sa prière.

Tout à coup on entend un cri dans la clairière,
Une femme parmi les balles apparaît.
Toute la bande était déjà dans la forêt,
Jean Chouan seul restait ; il s'arrête, il regarde ;
C'est une femme grosse, elle s'enfuit, hagarde
Et pâle, déchirant ses pieds nus aux buissons ;
Elle est seule ; elle crie : À moi, les bons garçons !

Jean Chouan rêveur dit : C'est Jeanne-Madeleine.
Elle est le point de mire au milieu de la plaine ;
La mitraille sur elle avec rage s'abat.
Il eût fallu que Dieu lui-même se courbât
Et la prît par la main et la mît sous son aile,
Tant la mort formidable abondait autour d'elle ;
Elle était perdue. — Ah ! criait-elle, au secours !
Mais les bois sont tremblants et les fuyards sont sourds.
Et les balles pleuvaient sur la pauvre brigande.

Alors sur le coteau qui dominait la lande
Jean Chouan bondit, fier, tranquille, altier, viril,
Debout : — C'est moi qui suis Jean Chouan ! cria-t-il.
Les bleus dirent : — C'est lui, le chef ! Et cette tête,
Prenant toute la foudre et toute la tempête,
Fit changer à la mort de cible. — Sauve-toi !
Cria-t-il, sauve-toi, ma sœur ! — Folle d'effroi,
Jeanne hâta le pas vers la forêt profonde.
Comme un pin sur la neige ou comme un mât sur l'onde,
Jean Chouan, qui semblait par la mort ébloui,
Se dressait, et les bleus ne voyaient plus que lui.
— Je resterai le temps qu'il faudra. Va, ma fille !
Va, tu seras encor joyeuse en ta famille,
Et tu mettras encor des fleurs à ton corset !
Criait-il. — C'était lui maintenant que visait
L'ardente fusillade, et sur sa haute taille
Qui semblait presque prête à gagner la bataille,

Les balles s'acharnaient, et son puissant dédain
Souriait ; il levait son sabre nu... — Soudain
Par une balle, ainsi l'ours est frappé dans l'antre,
Il se sentit trouer de part en part le ventre ;
Il resta droit et dit : — Soit. Ave Maria !
Puis, chancelant, tourné vers le bois, il cria :
— Mes amis ! mes amis ! Jeanne est-elle arrivée ?
Des voix dans la forêt répondirent : — Sauvée !
Jean Chouan murmura : C'est bien ! et tomba mort.

Paysans ! paysans ! hélas ! vous aviez tort,
Mais votre souvenir n'amoindrit pas la France ;
Vous fûtes grands dans l'âpre et sinistre ignorance ;
Vous que vos rois, vos loups, vos prêtres, vos halliers
Faisaient bandits, souvent vous fûtes chevaliers ;
À travers l'affreux joug et sous l'erreur infâme
Vous avez eu l'éclair mystérieux de l'âme ;
Des rayons jaillissaient de votre aveuglement ;
Salut ! Moi le banni, je suis pour vous clément ;
L'exil n'est pas sévère aux pauvres toits de chaumes ;
Nous sommes des proscrits, vous êtes des fantômes ;
Frères, nous avons tous combattu ; nous voulions
L'avenir ; vous vouliez le passé, noirs lions ;
L'effort que nous faisions pour gravir sur la cime,
Hélas ! vous l'avez fait pour rentrer dans l'abîme ;
Nous avons tous lutté, diversement martyrs,
Tous sans ambitions et tous sans repentirs,

Nous pour fermer l'enfer, vous pour rouvrir la tombe ;
Mais sur vos tristes fronts la blancheur d'en haut tombe,
La pitié fraternelle et sublime conduit
Les fils de la clarté vers les fils de la nuit,
Et je pleure en chantant cet hymne tendre et sombre,
Moi, soldat de l'aurore, à toi, héros de l'ombre.