Les clercs de St-Viateur (p. 7-13).


Chapitre I

LA SORTIE

Dans le parloir du Petit Séminaire de Saint-Irénée, un homme, jeune encore et d’assez forte carrure, attendait. Debout, il regardait machinalement une série de portraits représentant toute une famille de prêtres, sans doute les anciens supérieurs de la maison. Impatient, il tira sa montre et murmura : « C’est bien long, une distribution de prix ! »

Edmond Forest, — c’était son nom, — après avoir fait quelques emplettes en ville, revenait au Collège rencontrer sa mère et son jeune frère Jean-Paul, élève de Belles-Lettres. Il dut patienter encore dix minutes. Enfin un bruit sourd, comme de chaises qu’on déplace, annonça la fin de la séance. Un flot de personnes déferla dans le corridor : des papas au front soucieux s’en venaient en causant avec des professeurs, évidemment au sujet de leurs fils ; des mamans, tout épanouies, avaient hâte d’embrasser leurs chers grands garçons ; de jeunes sœurs, en toilette claire, jetaient une note gaie dans la foule remuante. Les élèves ne tardèrent pas à rejoindre leurs parents. Tous portaient l’uniforme traditionnel : redingote noire avec ceinture de laine verte bouclant sur la hanche gauche.

Une dame grande et digne, vêtue de deuil, passa et entra dans le parloir, madame Léon Forest, de Saint-Raphaël. En abordant son fils Edmond, elle dit : « Il nous faudra attendre quelques instants : Jean-Paul ne veut pas s’en venir avec son costume ; il est allé au dortoir mettre son habit gris. »

Veuve depuis sept ans, cette mère de famille consacrait tous ses efforts à bien élever ses cinq enfants, quatre garçons et une fillette. À la mort du père, Edmond avait pris la direction de la ferme, et même après son mariage avec Angéline Ferland, il continuait de travailler au profit commun. Malgré le peu de ressources, on avait voulu faire instruire Jean-Paul, à cause des talents vraiment exceptionnels qu’il avait manifestés à l’école du village. Madame Forest se montrait particulièrement fière de ce fils dont elle admirait l’extérieur élégant autant que l’intelligence. Peut-être même, sans bien s’en apercevoir, lui accordait-elle un peu plus qu’à ses autres enfants ! Quoi qu’il en soit, Jean-Paul, au collège, ne manquait de rien, pas même du superflu, cette chose si nécessaire aux écoliers.

Autour du parloir, beaucoup de monde circulait. Le vestibule retentissait de voix fraîches et sonores. La joie des vacances chantait dans toutes les bouches. Quelques élèves partis tout de suite, impatients d’entrer en possession de la liberté, revenaient saluer leurs amis et prendre congé de leurs maîtres. Chacun riait et badinait.

Au milieu de tout ce tapage, le Père Beauchamp, un des directeurs spirituels de la maison, disait au revoir à ses chers pénitents et serrait fort les mains confiantes qui se tendaient vers lui comme pour s’accrocher à sa prière. Grand et mince, portant une soutane ordinaire avec un chapelet passé dans la ceinture, il était chauve, mais avait le tour de ramener vers le sommet du crâne quelques reliquats de cheveux oubliés par les ans sur les tempes. C’était, au dire des élèves, sa seule vanité. Visage osseux et blême, physionomie à la fois austère et bienveillante. Deux grands yeux noirs brillaient dans l’enfoncement de leur orbite profonde, de chaque côté d’un nez par trop volumineux. Le Père causait, plus gai que d’habitude, malgré la tristesse intérieure qu’il ressentait au départ de ses enfants.

Jean-Paul parut alors au grand escalier central qui descend sur le corridor ; il passa rapidement à travers la foule et entra dans le parloir. Sa mère l’embrassa de nouveau. Edmond lui tendit la main avec réserve. Étrange chose : il était un peu intimidé maintenant, en présence de son jeune frère que naguère encore il asseyait sur ses fortes épaules. Il est vrai que Jean-Paul, déjà humaniste, faisait de la poésie, et que sa correspondance arrivait à la maison avec toutes sortes de jolies formules que la maman avait quelque peine à lire tout haut, devant la famille réunie. N’importe ! la joie de se revoir fit sourire leurs âmes. Pleins de bonne humeur, tous trois partirent pour la gare du Pacifique, à dix minutes du Séminaire. On prenait le train de cinq heures. En passant, Jean-Paul ne pouvait s’empêcher de donner la main au Père Beauchamp, son confesseur. Les adieux furent courts mais pourtant sympathiques.

À la gare, le train attendait. Jean-Paul monta le premier, choisit une banquette à son goût, et s’installa près d’une fenêtre. Soudain une voix connue lui crie du dehors : « Ti-Jean ! » Son confrère de classe et ami, Gaston Gervais, venait lui dire un dernier bonjour.

— Comment ? s’exclame Jean-Paul, en l’apercevant, je te croyais parti !

— Pas si sot que tu penses ! La ville de Montréal m’attendra jusqu’à demain. Tu sais, soit dit entre nous, nous avons un petit « bal à l’huile » chez Jobin, ce soir. Si tu pouvais rester ?

— Impossible, mon cher, maman et mon frère sont venus me chercher.

Mais le train s’ébranlait. La locomotive haletante lançait ses sifflements de vapeur et la cloche sonnait. Alors, le long des fenêtres, une longue dentelle de mains blanches s’agita, des têtes se penchèrent envoyant un dernier salut : « Au revoir ! Bonnes vacances ! Viens me voir… »

Dans les couloirs du Séminaire, il ne restait plus que quelques attardés. Le vide se faisait, le vide lourd et triste des vacances. Au souper, solitude à peu près complète. Seuls quelques professeurs demeuraient encore, témoins du morne ennui qui envahissait la maison.

Vers sept heures, le Père Beauchamp et son compagnon ordinaire de sortie, le Père Fontaine, professeur de mathématiques, voulurent se consoler en faisant une promenade dans la cour. Ils traversèrent la salle de récréation en désordre : les petites cases, le long du mur, laissaient battre leurs portes et montraient ici, un parapluie oublié, là, une casquette déchirée, des ceintures de costume abandonnées, des livres en lambeaux, etc. Au centre, des amas de chaises ; du papier partout. Ils sortirent par la porte qui ouvre sur la terrasse plantée d’ormes géants, et descendirent l’escalier à droite, en face de la Tabagie, gentil pavillon vert, de forme octogonale, avec toit en mansarde surmonté d’une double lanterne. De la porte grande ouverte émanaient un relent de tabac avec l’arome de quelques cigarettes fumées en contrebande. Lentement ils cheminèrent dans une allée qui longe « l’étang » ou bassin de forme ovale entouré d’une promenade surélevée.

Le soleil déclinait à leur gauche, derrière l’immense jeu de balle-au-mur qui projetait sur le champ de baseball une large traînée d’ombre. La haute ceinture d’arbres, qui encadre les terrains de jeux, était immobile et brillante. Pas une feuille ne bougeait. On aurait dit que tout s’était subitement figé dans un silence de dortoir. Les deux prêtres s’arrêtèrent à mi-chemin, impressionnés par le paysage d’ordinaire si joyeux et maintenant si grave. Le Père Beauchamp s’approcha d’un tronc d’arbre et tenta de déchiffrer quelques lettres toutes fraîches que des élèves avaient tracées sur l’écorce.

— Ils nous ont laissé leur carte, dit-il, en essayant de lire.

— Pas leur cœur, répliqua son compagnon.

— Qui vous l’assure ?

— N’en doutez pas, ils sont partis, bien contents de se débarrasser de nous.

— Quel pessimisme ! Ils sont contents de retrouver leurs parents. Très bien cela. Autrement nous aurions déformé leur cœur au lieu de le former. Mais nous l’aurons agrandi assez, j’espère, pour qu’une place nous reste sans tasser personne.

Tout en se communiquant leurs regrets, leurs déceptions de l’année et aussi leurs espérances, ils gagnèrent le fond de la cour où se dresse, sous un gracieux kiosque, une statue du Sacré-Cœur, à l’orée d’un joli bocage, connu sous le nom de Petit-Bois. Ils s’assirent aux pieds du Maître, regardant la rivière qui contourne le terrain et va se précipiter au bas d’un barrage, près d’une scierie. Une longue haie de peupliers de la Caroline, telle une digue légère et haute, la borde et l’ombrage ; les feuilles mobiles, d’un vert argentin, réfléchissent dans le miroir des eaux leurs perpétuels frémissements. Le soir envahissait peu à peu tous les recoins du paysage. Mais cette fois, les ombres triomphantes ne furent pas troublées par les lampes électriques qui d’ordinaire trouaient l’obscurité de leurs pointes de feu. Nulle fenêtre du Collège ne s’éclaira. Cependant on aurait pu voir, vers les neuf heures, deux noires silhouettes glisser vers la maison et rentrer dans le silence désert d’une première nuit de vacances.