Jean-Jacques Rousseau et les origines morales du romantisme

Victor Giraud
Jean-Jacques Rousseau et les origines morales du romantisme
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 415-441).
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ET LES
ORIGINES MORALES DU ROMANTISME

« Le public ne sait pas, — écrivait Taine, — ce qu’il en coûte de peine pour faire un bon livre, c’est-à-dire un livre dans lequel l’auteur pense par lui-même et écrit d’après les documents originaux. En voici un, — il s’agissait d’une étude sur Jefferson, — qui donne l’envie d’établir ce compte : on s’habitue un peu trop volontiers à nous traiter d’amateurs et de paresseux. »

J’ai bien envie de suivre l’exemple de Taine à propos du livre, du très beau livre, que mon pauvre ami Maurice Masson avait consacré à la Religion de J.-J. Rousseau [1], et dont, avant d’être tué d’un éclat d’obus, il avait si vaillamment corrigé les épreuves, « au nez des Boches, » dans les tranchées de Lorraine. La vulgate des Œuvres de Rousseau comprend treize volumes ; mais cette édition soi-disant « complète » est fort incomplète, — elle contient à peine la moitié de la Correspondance, — et les autres œuvres imprimées, souvent fort importantes, du grand écrivain sont actuellement dispersées dans une trentaine de volumes. Elimination faite des innombrables non-valeurs, qu’il a fallu lire, précisément pour les éliminer, la liste des ouvrages imprimés intéressant la pensée religieuse de Rousseau ou celle de son temps s’élève au chiffre respectable de quatre cent quatre-vingt-sept [2]. Si l’on songe que nombre de ces ouvrages ont plusieurs volumes, que beaucoup d’entre eux ont eu des éditions différentes, et qu’il a fallu compulser, on sera certainement amené à tripler ce chiffre. Si l’on joint à tout cela les documents ou recueils d’archives, les trente ou quarante volumes où, à Neuchâtel, à Genève, à Paris, on a conservé les manuscrits de Rousseau et les lettres de ses correspondants, on peut évaluer à dix-huit cents ou deux mille le nombre de volumes que Maurice Masson a non pas seulement feuilletés, mais lus, ce qui s’appelle lu, et souvent relus, pour composer son livre sur la Religion de J.-J. Rousseau. Son enquête, qui a duré une dizaine d’années, a été si consciencieuse et si complète que les « rousseauisants » les plus minutieusement informés n’ont pas, que je sache, signalé un seul texte de quelque importance qui lui ait vraiment échappé.

Il ne s’en est pas tenu là. Considérant avec raison que la Profession de foi du Vicaire savoyard « n’occupe pas seulement une place capitale dans la vie et l’œuvre de Rousseau, » mais qu’ « elle est aussi une manière de centre spirituel, où presque tous les systèmes philosophiques et religieux du XVIIIe siècle ont, en quelque sorte, leur écho, » il a entrepris d’en publier une édition critique. Il ne s’est pas contenté de retrouver, de déchiffrer et de replacer sous nos yeux, par une disposition ingénieuse, les quatre manuscrits successifs que nous en possédons, avec leurs corrections, leurs remaniements, leurs ratures, avec les variantes des éditions avouées ou préparées par Jean-Jacques ; il s’est efforcé, dans un commentaire « strictement historique, » de nous fournir tous les renseignements qui peuvent nous expliquer l’origine et la fructification des doctrines de l’écrivain, de nous indiquer les multiples sources auxquelles il a puisé, les textes précis qu’il confirme, contredit ou réfute. Travail considérable qui exigeait à la fois une extrême patience, une information très étendue et, si je puis dire, une remarquable agilité critique. Ainsi éclairée par le dedans et par le dehors, la Profession de foi prend un sens tout nouveau : d’impersonnelle qu’elle était, elle nous apparaît désormais comme un manifeste très personnel dirigé contre des théories parfaitement définies.

Si laborieuses et si méritoires qu’elles soient, les recherches d’érudition n’ont pas en elles-mêmes leur raison d’être. Il ne suffit pas de réunir des matériaux, il faut en construire des édifices. Il faut laisser aux Allemands la douce manie de prendre des maçons pour des architectes. Maurice Masson était trop élégamment Français pour tomber dans ce ridicule. S’il cherchait à beaucoup savoir, c’était pour mieux comprendre, pour entrer plus profondément dans l’intimité des œuvres et des âmes. « Ce livre, écrivait-il, veut être surtout l’étude d’une âme religieuse. Ce qui m’a d’abord attiré, c’est la pensée de Jean-Jacques. Mais cette vie ne contient pas tout le secret de cette pensée. Plus qu’aucune autre, la pensée de Rousseau a besoin de chercher en dehors d’elle un supplément d’explication. Aussi, pour répondre entièrement à son objet, cette étude sur la religion de Rousseau a dû se prolonger par une étude sur la pensée religieuse des deux ou trois générations qui font escorte à Rousseau, ou qui, plutôt, vont à sa rencontre. » Un tableau, large et précis tout ensemble, de l’évolution religieuse du XVIIIe siècle français, encadrant l’évolution religieuse de Rousseau, voilà l’œuvre qu’avait entreprise Maurice Masson, et qu’il a su mener à bonne fin. Avec une méthode rigoureuse, appuyé sur une chronologie scrupuleusement établie, il nous fait assister année par année, et presque jour par jour, aux progrès, aux fluctuations, et, si l’on ose ainsi dire, aux palpitations de la vie spirituelle de son héros. Chemin faisant, il relève et reconstitue toutes les influences qui se sont exercées sur sa pensée, toutes celles du moins que l’on peut atteindre actuellement : influences des milieux que Jean-Jacques a successivement traversés, influences des hommes, — ou des femmes, — avec lesquels il s’est trouvé en relations, influences des lectures. Il nous le montre, tantôt acceptant docilement ces influences du dehors, tantôt réagissant avec plus ou moins de vigueur contre elles, jusqu’à ce qu’enfin, au sortir d’un long et loyal examen de conscience, l’auteur de l’Émile se décide à faire le bilan de ses convictions personnelles et à rédiger son credo. Accueilli avec transport par les uns, avec colère par les autres, ce credo a exercé à son tour une profonde influence sur la pensée philosophique et religieuse du temps. L’historien se croit tenu de démêler avec toute la précision possible ce qui s’est incorporé de la pensée et de l’âme de Jean-Jacques aux idées de ses contemporains et de ceux qui l’ont suivi. Par d’abondantes citations empruntées aux auteurs les plus divers, ou à de simples correspondants, il nous fait suivre à la trace et comme toucher du doigt l’action, subtile et profonde, des prédications du vicaire savoyard ; il nous fait assister, dans des pages extrêmement curieuses et substantielles, à la transformation progressive de la pensée de Rousseau en celle de Chateaubriand, et à ce qu’il appelle « la préparation du Génie du Christianisme. » Arrivé à ce livre mémorable, il s’arrête, estimant qu’ « après 1802, le plus vivace du rousseauisme religieux est confisqué par l’auteur du Génie du Christianisme. » Peut-être pourrait-on objecter que l’influence de Rousseau n’est pas épuisée en 1802, puisqu’on la retrouve encore jusque dans Victor Cousin, Ernest Renan et Auguste Sabatier. Mais, outre que Maurice Masson n’est pas sans avoir un peu pressenti l’objection, il était libre, après tout, d’avoir « voulu se borner à Jean-Jacques ; » et sa forte, savante et fine construction restera l’une des plus importantes contributions à l’histoire des idées qu’il y ait eu depuis le Bossuet historien du protestantisme, de M. Rébelliau.

Ce n’est pas sans dessein que je rapproche les deux œuvres. Comme M. Rébelliau, Maurice Masson était un érudit à la française[3] : je veux dire que l’historien philosophe était en lui doublé d’un écrivain. Il avait un style : un style net, souple, élégant, un peu coquet, où abondent les jolies trouvailles, les heureuses et vives formules. Ce style, que n’arrivent pas à alourdir le copieux appareil d’érudition, l’abondance des citations, la minutie des méthodiques analyses, prend toute sa valeur dans les pages, presque trop brèves, où, ses preuves fournies, il dégage et résume les résultats successifs de ses recherches. On se prend à regretter, quand on a lu ces trois volumes, que l’auteur, ses thèses de doctorat une fois soutenues, n’ait pas eu le loisir d’en présenter au grand public un abrégé alerte et vivant dans un court volume que, mieux que personne, il aurait su écrire. Le sujet qu’il a traité est si important, il touche à tant de questions, encore actuelles, il forme un chapitre si essentiel de notre histoire morale, qu’on est un peu excusable d’y revenir après Maurice Masson, et, en utilisant ses travaux, d’en suivre les suggestions les plus intéressantes [4].


I

Et d’abord, quelles lumières ces savantes recherches projettent-elles sur la psychologie de Jean-Jacques ?

Certains critiques ont fait à Rousseau une réputation de « logicien, » qui m’a toujours paru la chose la plus extraordinaire du monde. Comme on ne saurait les accuser de ne pas l’avoir lu, il faut croire qu’ils n’ont jamais essayé d’analyser l’un quelconque de ses ouvrages : car la plume leur serait tombée des mains, et ils auraient bien vite renoncé à retrouver le lien logique qui devrait soutenir les différentes parties de l’œuvre. Ou plutôt encore, ils ont été la dupe des « or, » des « car, » des « conséquemment, » que l’auteur du Contrat social multiplie dans son discours, et à l’aide desquels il se donne peut-être le change à lui-même sur l’inconsistance de sa pensée. Car, en fait, c’est un assez pauvre dialecticien que Jean-Jacques. D’autres, assurément, l’ont dit avant Maurice Masson ; mais je ne sais si personne a mis aussi fortement en relief ce qu’il appelle très bien l’ « allure naturellement sporadique de son esprit. » Combien je lui sais gré, pour ma part, d’avoir cité et commenté un fragment d’une lettre peu connue de Rousseau à dom Deschamps, — il faut aller la chercher dans un livre d’Emile Beaussire, — et qui est singulièrement révélatrice de son tour d’intelligence et de ses procédés d’écrivain ! Dom Deschamps lui reprochait de manquer de logique. Et Jean-Jacques de lui répondre :


Vous êtes bien bon de me tancer sur mes inexactitudes en fait de raisonnement. En êtes-vous à vous apercevoir que je vois très bien certains objets, mais que je n’en sais point comparer ; que je suis assez fertile en propositions, sans jamais voir de conséquences ; qu’ordre et méthode, qui sont vos dieux, sont mes furies ; que jamais rien ne s’offre à moi qu’isolé, et qu’au lieu de lier mes idées dans les lettres, j’use d’une charlatanerie de transitions, qui vous en impose tous les premiers, à tous vous autres, grands philosophes ? C’est à cause de cela que je me suis mis à vous mépriser, voyant bien que je ne pouvais pas vous atteindre.


Et Maurice Masson rapproche avec raison ce texte précieux des aveux que, vers la même époque (1761), Rousseau consignait dans ses carnets de notes :


Il y confessait qu’ « il avait du plaisir à méditer, chercher, inventer, » mais que « mettre en ordre » lui était odieux, parce que « les idées ne se liaient pas bien dans sa tête » : « Je jette, disait-il, mes pensées éparses et sans suite sur des chiffons de papier, je couds ensuite tout cela tant bien que mal, et c’est ainsi que je fais un livre [5]. Jugez quel livre ! » Quand il constate avec finesse « que rien ne s’offre à lui qu’isolé, » il veut dire qu’il a des intuitions vives, mais qu’il ne parvient pas à les dominer pour les organiser.


Que tout cela est bien vu et bien dit, et va loin, si l’on y songe, dans l’étude de la structure mentale du grand écrivain ! Grand écrivain, oui, certes ; mais logicien, non pas. Voir les choses isolément, fragmentairement, sporadiquement, au lieu de les saisir dans leur dépendance mutuelle et de les concevoir comme les parties successives d’un tout continu ; être incapable de « lier ses idées » et en former des assemblages artificiels ; avoir des « intuitions vives, » mais des intuitions qu’on est impuissant à « dominer, » à « organiser, » à systématiser, c’est procéder à la manière non pas d’un logicien, mais d’un poète. Poète, Rousseau l’est par ses qualités, comme par ses défauts, par toutes les fibres de son être. Il ne raisonne pas, il sent, il imagine : il est à la merci des impressions multiples qui l’assaillent, dont l’incohérence ne lui est pas douloureuse, et qu’il exprime fortement, mais pêle-mêle, et qu’il assemble « tant bien que mal. » Et peut-être même n’est-ce pas assez dire. Car enfin, chez les poètes de la tradition classique, — un Virgile, un Dante, un Corneille, un Hugo, — l’armature logique, le don de voir et de rendre des ensembles n’ont pas disparu. Rousseau, lui, n’est pas un Latin ; sa forme et son mode de pensée l’apparentent bien plutôt aux poètes ou penseurs de race germanique, — un Shakspeare, un Carlyle, un Schiller, un Hegel, — et « l’identité des contradictoires » est une formule dont sa philosophie et son tempérament se seraient également bien accommodés. C’est peut-être pour cela que son action sur les destinées du romantisme allemand ou anglo-saxon a été presque aussi considérable que sur la formation du romantisme français.

Est-ce à dire que tout soit contradiction en lui, et que sa puissance soit faite de son incohérence même ? Il y aurait quelque paradoxe, et même quelque impertinence, à le prétendre. ; Assurément, les contradictions abondent dans son œuvre, et ce serait un jeu facile, et un peu puéril, — auquel la critique ne s’est pas toujours suffisamment dérobée, — que de les dénombrer. Mais, à prendre les choses d’un peu haut, et si l’on fait abstraction de maintes vues de détail, de cet amas de contradictions il se dégage quelques points fixes et d’incontestables directions générales. Ici encore, les conclusions de Maurice Masson me paraissent la justesse et la profondeur mêmes. « Les formules de Jean-Jacques, écrit-il, en dépit de leurs contradictions verbales, se retrouvent le plus souvent d’accord, lorsqu’on les replace dans leur courant sentimental. » Et encore : « A travers toutes ces incohérences partielles, dont plusieurs, mais pas toutes, sont inconscientes, il y a une unité profonde, qu’il n’est point difficile d’apercevoir, il y a un élan commun qui emporte le tout. » C’est cela même. Pour bien entendre Jean-Jacques, pour se rendre exactement compte de l’action qu’il a eue sur les âmes, il faut, en quelque sorte, transposer tout ce qu’il dit de l’ordre de l’intelligence dans l’ordre du sentiment. A le lire pharisaïquement, si je puis dire, en analystes, en rhéteurs, phrase par phrase et syllogisme par syllogisme, les pauvretés de raisonnement, les contradictions éclatent à chaque ligne, impatientent ou font sourire. Mais laissez-vous prendre à l’accent de cette évidente éloquence ; faites taire les objections de la logique vulgaire ; oubliez la lettre pour saisir l’esprit, pour écouter le chant intérieur, pour suivre le mouvement du discours ; et vous reconnaîtrez que ce flot de lave brûlante, s’il charrie quelques scories abstraites, n’en est ni retardé, ni arrêté dans son cours.

Cette flamme qu’il porte en lui, et qui a réduit en cendres tant de préjugés qui passaient pour respectables, Jean-Jacques ; lui-même a essayé, vainement d’ailleurs, sinon de l’éteindre, tout au moins d’en circonscrire les ravages. Après Brunetière, après M. Lanson, Maurice Masson a très bien montré que ce révolutionnaire né aboutissait, sur toutes les questions, à des conclusions très prudemment conservatrices. Brunetière qui, dans son Manuel, a, en quelques lumineuses formules, si fortement analysé la psychologie de Rousseau, y signalait déjà ce « caractère de sa dialectique ou de sa rhétorique, qui est d’exprimer éloquemment des paradoxes agressifs, pour en atténuer aussitôt les conséquences [6]. » M. Lanson, dans sa Littérature française, puis dans une excellente conférence sur l’Unité de la pensée de Rousseau, a développé une idée analogue. Maurice Masson expliquait cette disposition permanente d’esprit par un grand fond de paresse, de timidité et de résignation. L’explication est très plausible ; je ne sais pourtant si elle est suffisante. Il est certain que la volonté n’était point la faculté maîtresse de Jean-Jacques : il était né pour rêver plutôt que pour agir, et la vie décousue qu’il a menée, au gré des circonstances extérieures, n’était pas faite pour lui donner le goût de l’effort. D’autre part, il était timide, et, ajouterais-je volontiers, de cette timidité particulière aux hommes du peuple, et qui si souvent les paralyse, non seulement dans les salons où ils s’introduisent, mais encore dans les conjonctures les plus humbles de leur existence quotidienne. Rousseau, fils d’un petit horloger de Genève, s’est toujours senti gauche et dépaysé dans les brillantes compagnies mondaines, et, de bonne heure, il y a pris l’habitude de ne pas aller jusqu’au bout de sa pensée, et d’en réprimer les audaces. Provincial avec cela, et même étranger, il manquait d’aisance, d’assurance et de confiance en soi, et ses propos imprimés comme ses propos parlés se ressentaient de cette contrainte... Toutes ces observations sont parfaitement justes, et elles rendent en partie compte de ce qu’il y a d’inconséquent et de finalement timoré dans toutes les thèses soutenues par Jean-Jacques. Mais je crois que cette sorte de rythme de sa pensée a aussi des origines impersonnelles, et qu’à cet égard, comme à beaucoup d’autres, il était l’héritier d’une longue tradition, qui remonte jusqu’à Calvin en personne. Voici, très brièvement, ce que j’entends par là.

Sur quel fondement Calvin a-t-il fait reposer tout l’édifice de sa réforme ? Sur l’autorité de la conscience individuelle. Suivi jusqu’à ses dernières conséquences, ce principe revient à consacrer et à légitimer l’anarchisme religieux. Comme l’a dit Boileau, dans un vers célèbre qu’on attribue généralement à Voltaire, mais qui est bien de Boileau,


Tout protestant fut pape, une Bible à la main.


Or, en fait, c’est ce que Calvin n’a jamais admis. Révolté contre le « papisme, » au nom de sa conscience personnelle, il n’a point permis aux autres consciences de se dresser contre la sienne ; il s’est fait pape, lui tout seul, une Bible, — et saint Paul, — à la main. Parti en guerre pour détruire le catholicisme, il a reconstitué, — sur ses propres plans et à son profit, il est vrai, — un catholicisme plus rigide et moins hospitalier que l’ancien. Il avait commencé comme un anarchiste : il finit comme un autocrate.

Cette contradiction intime qui existe au sein du protestantisme calviniste s’est transmise, de génération en génération, à tous les fils de Calvin ; elle a marqué de son empreinte leur pensée à tous. A son insu sans doute, Rousseau a hérité de cette disposition intellectuelle, et, son tempérament personnel ne l’invitant pas à réagir, mais, bien au contraire, l’inclinant aux solutions paresseuses, il n’est pas très surprenant qu’il se soit fait de ses inconséquences dialectiques une habitude invétérée.

Cette survivance de son hérédité calviniste est d’autant plus curieuse à noter qu’il est très loin, comme l’on sait, d’avoir vécu confiné à Genève et dans le milieu genevois. Les plus importantes années de Sa vie, celles de sa formation intellectuelle, se sont passées dans un milieu catholique, et, converti lui-même au catholicisme, il en avait adopté les idées et les pratiques, de telle sorte que sa « mentalité » originelle aurait dû, semble-t-il, s’en trouver modifiée pour toujours. C’est l’une des parties les plus neuves du livre de Maurice Masson que celle où il étudie, avec un luxe de détails circonstanciés qu’on ne nous avait pas encore fournis, ce qu’il appelle « les années catholiques » de Jean-Jacques [7]. Elles se sont prolongées longtemps, ces années catholiques, plus longtemps qu’on ne semble le croire d’ordinaire, dix-sept à dix-huit ans, de 1728 à 1745 ou 1746, ainsi que le conjecture, avec la plus grande vraisemblance, son pénétrant et exact historien, et, comme nous le verrons bientôt, elles ont laissé leur trace profonde sur la pensée de l’auteur de l’Émile. Mais comme on se tromperait si, sur la foi des Confessions, on s’imaginait que Jean-Jacques a quitté la religion de son enfance à la suite d’un long et douloureux drame de conscience ! Le drame semble avoir été très pacifique, et, en tout cas, il a été très court : Maurice Masson a publié le fac-similé du registre de l’hospice du Spirito Santo, qui établit que le jeune « citoyen de Genève » se convertit au « papisme » en... neuf jours. Conversion évidemment très superficielle, mais qui s’approfondit dans la suite, et qui, jusqu’à son installation définitive à Paris, paraît bien lui avoir assuré une parfaite tranquillité spirituelle. Non seulement il vit en excellents termes avec les catholiques, prêtres ou laïques, qu’il fréquente, mais il entre au séminaire, et s’il en sort au bout de quelques mois, ce n’est pas à la suite d’une crise morale : ni sa foi, ni ses pratiques religieuses n’ont subi la moindre atteinte ; il croit fermement aux miracles ; s’il rédige son testament, il y « proteste de vouloir vivre et mourir dans la sainte foi de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine. » Enfin, nous avons de lui, datant de cette époque, deux belles et éloquentes prières, qui ont été publiées intégralement pour la première fois par le plus éminent peut-être des « rousseauistes » genevois, M. Théophile Dufour, et qui paraissent d’une orthodoxie impeccable :


Dieu tout « puissant, Père éternel, mon cœur s’élève en votre présence, pour vous y offrir les hommages et les adorations qu’il vous doit ; mon âme, pénétrée de votre immense majesté, de votre puissance redoutable et de votre grandeur infinie, s’humilie devant vous, avec les sentiments de la plus profonde vénération et du plus respectueux abaissement... Agréez mon repentir, ô mon Dieu !... Je me souviendrai que vous êtes témoin de toutes mes actions, et je tâcherai de ne rien faire d’indigne de votre auguste présence. Je serai indulgent aux autres et sévère à moi-même, je résisterai aux tentations, je vivrai dans la pureté, je serai tolérant, modéré en tout, et je ne me permettrai jamais que les plaisirs autorisés par la vertu... Souvenez-vous généralement de tous mes bienfaiteurs ; faites retomber sur leurs têtes tous les biens qu’ils m’ont faits ; accordez de même l’assistance de vos bénédictions divines à tous mes amis, à ma patrie et à tout le genre humain en général...


Un Fénelon, semble-t-il, aurait pu signer ces prières. Et pourtant, qu’on y regarde d’un peu près. Outre qu’on relèverait aisément dans ces élévations religieuses quelques réminiscences des prières genevoises, Maurice Masson a eu finement raison d’y noter l’absence complète du nom de Jésus et de l’idée proprement chrétienne. C’est à Dieu le père que Jean-Jacques adresse sa prière, non au Christ ; il n’a pas besoin d’un « intercesseur » ou d’un « médiateur ; » et comme dans nombre de prières genevoises de l’époque, l’inspiration et l’expression, à force d’être générales, sont déjà véritablement, — et d’ailleurs inconsciemment, — déistes. Ainsi donc, même dans la période où on pourrait le croire le plus détaché de « sa patrie, » à son insu peut-être, il lui appartient encore. Il en a gardé le tour d’esprit, les traditions, les contradictions secrètes. Ce poète genevois a eu beau, durant de longues années, se costumer en catholique : le ferment calviniste continue à agir en lui, presque malgré lui. Il restera jusqu’au bout un disciple, à la fois fidèle et involontaire, de Calvin.


II

Et c’est pourquoi sans doute de tous les éléments divers, et souvent assez mal fondus, qui se sont incorporés à sa philosophie religieuse, l’apport calviniste est peut-être le plus considérable. A Calvin d’abord il emprunte, avec maints arguments contre le « papisme, » son grand principe de l’autonomie de la conscience, son besoin essentiel d’individualisme religieux. Et si ce n’est pas de Calvin que lui vient sa doctrine finale, ce déisme sentimental, que l’ardent réformateur eût repoussé avec horreur et indignation, c’est du calvinisme genevois tel qu’il est généralement professé deux siècles après l’Institution chrétienne. Car les pasteurs contemporains de Rousseau ont beau s’en défendre, avec une indéniable sincérité qui ne prouve que leur inconscience. les faits et les textes sont là, plus éloquents que les arguments les plus ingénieux : le calvinisme a évolué depuis Calvin, et il a évolué dans le sens du déisme. Le travail de simplification et d’ « épuration » qu’avait commencé Calvin sur le vieux dogme catholique, — et qu’il aurait bien voulu arrêter, — s’est poursuivi après lui ; les principes qu’il avait posés, les exemples qu’il avait donnés ont fructifié après sa mort. Peu à peu, sous l’action dissolvante d’une critique sans frein, l’idée chrétienne est allée se vidant de son contenu positif. En prêchant la religion naturelle, — deux mots qui hurlent d’être accouplés l’un à l’autre, — Jean-Jacques n’a fait qu’exprimer le dernier état de la pensée protestante.

Mais l’auteur de l’Emile, avec cette facilité d’adaptation, et, si j’ose ainsi dire, d’imprégnation qui le caractérise, s’est aussi souvenu d’avoir été, plusieurs années durant, le commensal et le compagnon d’armes des encyclopédistes. Ceux-ci avaient voué à « l’infâme » une haine mortelle, et, dans leurs conversations comme dans leurs écrits secrets, ils ne tarissaient pas d’objections contre les religions révélées. Nombre de ces objections, — les plus sérieuses ou les plus spécieuses, — avaient frappé Rousseau, — on a retrouvé dans ses papiers plusieurs copies de libelles antichrétiens qui ne devaient paraître imprimés que plus tard, — et il les a reprises à son compte quand il crut devoir faire en public son examen de conscience. De là, dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, toute une critique très âpre de la révélation chrétienne, critique purement « philosophique » d’ailleurs, et qui écarte le côté proprement historique du problème, mais que tout le « parti » accueillit tout d’abord, avec une joie sans mélange. Diderot écrivait à Mlle Volland que « ce petit événement, de rien en lui-même, aurait fait abjurer en un jour la religion chrétienne à vingt mille âmes. » Et Voltaire, tout heureux d’avoir trouvé pareil allié, découpait sans façon dans l’Émile « cette fameuse philippique contre le christianisme, » ainsi que l’appelait Formey, et la réimprimait dans son Recueil nécessaire : le vicaire savoyard se trouvait là en compagnie du curé Jean Meslier, de Dumarsais, et de Voltaire lui-même. On peut croire que si Jean-Jacques avait été consulté, il eût avec empressement décliné pareil honneur.

Car les ironies ou les grossièretés voltairiennes ne sont point son fait, et il a, de son long passage à travers le catholicisme, conservé des habitudes d’esprit et des façons de sentir et de parler plus profondes qu’il ne le croit peut-être lui-même. D’abord, il est assez singulier que le « citoyen de Genève » ait choisi comme porte-parole non pas un pasteur, même libéral, mais un « vicaire, » un prêtre catholique, peu orthodoxe, à vrai dire, et qui fait un peu songer à cet abbé Dumont, dont Lamartine fera plus tard le héros de Jocelyn, mais qui n’en reste pas moins prêtre, et se félicite de l’être resté. D’autre part, et sans parler de certaines impressions religieuses ou chrétiennes qui, si elles ne lui sont pas venues du catholicisme, ont été au moins entretenues en lui par les pratiques catholiques, la manière respectueuse et émue dont il s’exprime sur la confession, sur le sacrifice de la messe [8], contraste trop fortement avec les propos de certains calvinistes ou de la plupart des « philosophes, » pour qu’on ne rapporte pas, chez Jean-Jacques, à ses vraies origines, cet heureux élargissement de l’intelligence. Et enfin, parmi tous les traits dirigés contre leurs doctrines qui devaient, dans la Profession, choquer profondément et irriter les encyclopédistes, il n’en est peut-être pas qui les ait plus violemment scandalisés que ces quelques lignes qui leur firent évidemment l’effet d’une « capucinade : »


Bayle, — avait écrit Jean-Jacques, — a très bien prouvé que le fanatisme est plus pernicieux que l’athéisme, et cela est incontestable ; mais ce qu’il n’a eu garde de dire et qui n’est pas moins vrai, c’est que le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus ; au lieu que l’irréligion, et en général l’esprit raisonneur et philosophique attache à la vie, efféminé, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société, car ce que les intérêts particuliers ont de commun est si peu de chose, qu’il ne balancera jamais ce qu’ils ont d’opposé.


En marge de cette page, Voltaire écrivait avec indignation sur son exemplaire : « Jacques, pourquoi insultes-tu tes frères et toi-même ? » Et encore : « Quoi ! tu fais l’hypocrite ! Tu oublies les guerres contre les Ariens, contre les Albigeois, Luthériens, Calvinistes, Anabaptistes, etc., le meurtre de Charles Ier, de Henri III, de Henri IV, la conspiration des poudres, la Saint-Barthélémy, les massacres d’Irlande, les Cévennes, les Calas ! » Et Diderot, de son côté, écrivait à Mlle Volland : « Je vois Rousseau tourner tout autour d’une capucinière, où il se fourrera quelqu’un de ces matins. Rien ne tient dans ses idées ; c’est un homme excessif, qui est ballotté de l’athéisme au baptême des cloches. Qui sait où il s’arrêtera ? »

Cette incohérence logique qui étonnait Diderot, elle est en effet partout dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. La cause en est que dans ce manifeste, qui forme en quelque sorte la somme des idées religieuses de Rousseau, sont venues se déposer, comme par alluvions successives, les préoccupations, les croyances et les incroyances des divers milieux qu’a traversés tour à tour Jean-Jacques, et parmi lesquelles son âme mobile et un peu passive n’avait pas su délibérément choisir. Son ardent désir de sincérité y trouvait d’ailleurs son compte : à ne sacrifier aucune des idées qui avaient pu, un moment, retenir son attention et solliciter son adhésion, il se donnait à lui-même l’illusion d’explorer tous les replis de sa conscience, d’embrasser la vérité sous tous ses aspects. Rien n’est donc plus facile que d’opposer l’une à l’autre les diverses tendances de la Profession de foi ; mais aussi, rien n’est plus vain. Car, à lire d’ensemble tout le morceau, sans s’arrêter aux objections particulières qui, chemin faisant, peuvent se dresser dans notre esprit, on s’aperçoit que ces tendances divergentes finissent par s’équilibrer et se fondre dans une inspiration générale qui donne à la Profession tout son sens et toute sa portée. Quand Voltaire, en isolant quelques pages du morceau, faisait collaborer Rousseau au Recueil nécessaire et l’enrôlait parmi les coryphées de l’anti-christianisme, il le trahissait odieusement, et il s’en doutait bien, lui qui, en lisant l’Émile pour la première fois, avait émaillé son exemplaire d’injures à l’adresse de l’auteur de tant d’ « impertinences [9]. » Il n’est pas douteux en effet que la Profession de foi soit avant tout dirigée contre les « philosophes, » et qu’elle soit, à sa manière, une apologie, non pas assurément du catholicisme, mais du christianisme.

Ceux que l’on appelait alors les « philosophes » ne professaient pas, à proprement parler, une « philosophie » uniforme. Du déisme de Voltaire au simple matérialisme d’Helvétius et de d’Holbach, en passant par le vague panthéisme de Diderot, il y a d’indéniables nuances. Mais leur philosophie à tous avait ce double caractère d’être sèchement rationaliste et violemment antichrétienne. A ce double point de vue, la philosophie de Jean-Jacques s’oppose profondément à la leur. Il est venu protester contre les abus de la raison raisonnante, et s’il y a recours, à ses heures, c’est pour l’incliner devant les révélations du cœur. Il dirait volontiers avec Pascal que « tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. » Il dit tout au moins que « la règle de nous livrer au sentiment plus qu’à la raison est confirmée par la raison même. » La vérité ne se démontre pas : « elle se voit, ou plutôt elle se sent. » La raison est impuissante à rien créer de solide ; elle est par excellence un principe de dissolution et d’anarchie ; les vains systèmes qu’elle enfante sont détruits par d’autres systèmes. Les seules vérités inattaquables, celles qui sont à la base de la vie et de la société humaines, sont des vérités de sentiment. Adressons-nous donc au cœur ; écoutons sa voix, et enregistrons ses arrêts. C’est le cœur qui nous révélera notre conscience, Dieu, la Providence, l’âme immortelle. Et qu’on ne dise pas que ces notions. Voltaire les avait déjà conçues et admises : simples formules algébriques chez Voltaire, produit abstrait et théorique d’une simple opération de l’esprit, ce sont, chez Rousseau, des passions vivantes qui, jaillies des profondeurs de l’âme, agissent sur la volonté. Emile Faguet a dit de Voltaire que « son idée de Dieu est telle que, sans interprétation abusive et sans chicane, elle ne suggère que l’athéisme ; » et le mot est d’une cruelle justesse. On ne saurait l’appliquer à Rousseau. Il n’a pas renouvelé, convenons-en, les raisons de croire à Dieu : mais ces raisons, il les a faites siennes ; il leur a prêté son verbe et son accent ; il y a mêlé un peu de son âme. Selon la formule si juste, et d’ailleurs célèbre, de Mme de Staël, « il n’a rien découvert, mais il a tout enflammé. »

Et il ne s’est pas contenté d’affirmer, — je ne dis pas de justifier, — sa foi dans les idées et les sentiments qui sont à la base du spiritualisme et du théisme. Il a l’âme trop haute pour accepter et reprendre les puérils et grossiers sarcasmes que la figure de Jésus inspire à la plupart des « philosophes » de son temps. « Quelques hommes pourtant en ce siècle, — a écrit Renan, dans un opuscule de jeunesse qu’on nous a révélé récemment[10], — s’élevèrent à un point de vue plus élevé. J.-J. Rousseau comprit merveilleusement son type moral (le type moral de Jésus), et ne put le résoudre qu’en le proclamant Dieu. » On se rappelle le célèbre passage : « Je vous avoue aussi que la majesté des Écritures m’étonne, la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur… Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu…[11] » Ce n’est pas là, comme l’a cru Renan, proclamer la divinité du Christ : Rousseau dit « d’un Dieu » et non « de Dieu. » Il joue sur les mots, involontairement peut-être : il se complaît dans une « fâcheuse équivoque ; » et tout ce qu’il concède, c’est que Jésus est le plus divin des enfants des hommes, un « surhomme, » comme a dit Faguet : rien de moins sans doute, mais rien de plus.

On peut certes critiquer ce langage. On peut trouver qu’il manque de netteté, et même, en un certain sens, de franchise. On ne peut pas le trouver irrespectueux. « Qu’est-ce qu’une religion sans dogmes et sans miracles ? écrit quelque part M. Ferdinand Buisson. C’est tout simplement la religion. » — Oui, à peu près comme la morale resterait la morale, si on en expulsait toute notion de moralité. On ne peut qualifier les déclarations de Rousseau de religieuses qu’à la condition de faire de « religieux » l’adjectif de religiosité, et non pas de religion. Mais, cette grave réserve faite, on conviendra que nous voilà bien loin du Testament de Jean Meslier, ou de la Bible expliquée par les aumôniers du roi de Pologne. Jean-Jacques n’adore pas, mais il vénère : il ne croit pas, mais il regrette de ne pas croire ; bien plus, il engage tous ceux qui croient à rester dans leur religion, et lui-même, un peu naïvement, mais très sincèrement, s’imagine appartenir encore à la sienne, et il fera tous ses efforts pour n’en être pas rejeté. Attitude un peu fausse, qui ne pouvait manquer de lui attirer les objections et les anathèmes de toutes les orthodoxies, mais qui contraste avec l’attitude violemment agressive et intolérante de la « tourbe philosophesque. » Ceux-là sont des croyants à rebours ; ils veulent détruire les doctrines adverses ; ils veulent ruiner la foi dans les âmes ; ils veulent convertir à leurs négations, à leurs blasphèmes les croyants paisibles des religions positives. Rien de tel chez Rousseau. S’il nie, c’est à regret, et sans être au fond très sûr de ses négations, qu’il ne veut imposer à personne. A la négation pure et simple, il préfère « le doute respectueux. » « Ce que tu ne comprends pas, rejette ! » lui crie Voltaire dans une de ces notes marginales, qui illuminent tout le fond d’une pensée ; et Jean-Jacques n’a garde de lui obéir. Il « n’a pas la prétention de se croire infaillible ; » il connaît les limites de son esprit, et il n’éprouve aucun embarras à s’incliner devant le mystère. Il sait d’autre part la valeur morale et sociale du christianisme et il s’en voudrait d’en amoindrir l’action. Et tout cela lui compose un état d’esprit assez singulier, intermédiaire entre la foi religieuse et la pure incroyance, beaucoup plus proche d’ailleurs de la foi que de l’incroyance, hostile avant tout au voltairianisme, et qui, dans ses effusions nostalgiques, se surprend parfois à parler le langage du croyant. Rousseau est un « chrétien de désir, » et il a, non point créé, « mais popularisé une disposition morale en grande partie nouvelle, « la piété sans la foi. »


III

Car c’est bien ainsi que ses contemporains et ceux qui l’ont immédiatement suivi ont compris sa pensée religieuse ; ils l’ont dégagée des contradictions, des apports étrangers, des scories de toute sorte qui en altéraient l’originalité et la profondeur, et ils l’ont conçue et aimée comme étant une pensée essentiellement positive, et, peu s’en faut, comme une nouvelle révélation religieuse. On était las de cette ironie perpétuelle qui, depuis un demi-siècle, avait, dans tous les domaines, fait sentir son influence corrosive, dégradant la religion, desséchant l’art, tarissant la poésie et l’éloquence, appauvrissant la philosophie, ruinant les fondements de l’autorité morale et sociale. On avait usé et abusé de l’esprit ; on aspirait à quelque chose d’autre et de plus, aux intimes satisfactions du cœur. A celui qui viendrait affirmer avec émotion et avec éloquence qu’ « il y a plus de choses dans le monde que notre philosophie ne nous en révèle, » que l’on peut être, ou se dire, religieux, et même chrétien, sans adhérer aux « dogmes cruels, » et qui, renouvelant par son accent les raisons de croire à certaines vérités « consolantes, » saurait rendre un généreux hommage aux nobles et grandes idées qui ont été le viatique spirituel de tant de générations successives, à celui-là le siècle appartiendrait sans réserve. Rousseau fut cet homme-là ; et, — toute son œuvre et toute sa vie finissante en témoignent, — en interprétant ainsi sa pensée, son siècle ne l’a point dénaturée.

De l’étonnante action qu’ont exercée sur les âmes contemporaines les chaleureuses prédications de Jean-Jacques, les preuves surabondent. Ce sont d’abord les innombrables lettres qu’il a reçues et qui, pour la plupart, existent encore dans les papiers de Neuchâtel. Le premier peut-être des romanciers modernes, Rousseau a été traité par ses lecteurs comme un véritable directeur de conscience, et je crois bien que M. Bourget lui-même n’a pas recueilli plus de confidences, d’appels émus ou d’aveux angoissés que l’auteur de l’Héloïse et de l’Émile. Maurice Masson se proposait d’en composer tout un volume qu’il eût intitulé les Confessés de Jean-Jacques. Il a du moins rassemblé quelques-uns de leurs témoignages. « O toi, par qui je commence à vivre, écrit un certain Jullien, reçois les prémisses de ma nouvelle existence. » — « Je regarderai désormais, écrit un officier, votre traité d’éducation comme ma Bible ;... je peux vous dire ce que disait le jeune homme au Vicaire : Vous serez mon dernier apôtre. » Et voici en quels termes le pasteur Roustan exprime son enthousiasme :


Je viens de recevoir une lettre d’Usteri, baigné de joie d’avoir passé un jour avec vous ; et moi, malheureux ! il me faudra attendre l’autre vie ! Mon cher maître, tout mon cœur s’émeut à votre seul nom, il voudrait s’élancer hors de moi, il se transporte sur les crêts de Montmorency ; il tressaille en découvrant votre toit : c’est là-dessous, dit-il, qu’il demeure ; il entre en tremblant ; il entend votre voix ; un doux frémissement le saisit ; il se précipite à votre chevet, et trempe vos mains de ses larmes. O Rousseau ! de combien de cœurs peins-je ici l’état ? Si tu pouvais entendre les bénédictions qui te cherchent de tous les lieux où, tu es connu, les vœux qui s’adressent au ciel en ta faveur ! Adieu, la tendresse devient parfois despectueuse (sic) : adieu, mon cher maître, mon père, aime-moi comme je te respecte et je t’aime.


À ce dithyrambe d’un pasteur fait écho la confession d’un prêtre catholique, l’abbé de Carondelet :


Vous m’avez fait connaître qu’il est un Dieu ; maintenant je l’adore ; il me pardonne sans doute, ce Dieu de bonté, de l’avoir méconnu ; je n’ai pas joint la malice aux doutes qui m’ont agité si longtemps… Vous avez changé mon cœur ; je m’en aperçois à la tranquillité intérieure et au désir de bien faire que j’éprouve. Toujours sous les yeux de Dieu, je le regarde comme un père plein de tendresse ; je n’ose rien faire sans le prendre à témoin, et souvent je lui accuse mes défauts, mes erreurs, mes faiblesses avec une émotion qui doit lui plaire… Je respecte la foi du catholique, mais ce n’est pas la mienne ; devant les mêmes autels, lui et moi n’éprouvons pas les mêmes sentiments, quoique la même intention nous unisse dans un culte consacré par les lois…


À un demi-siècle de distance, un autre disciple de Jean-Jacques, Eymar, évoque ainsi l’extraordinaire impression que lui fît la lecture de l’Émile :


Mes yeux couverts d’un nuage s’ouvrent à la lumière, se dessillent ; une clarté bienfaisante pénètre au-dedans de moi, et me découvre un nouveau monde moral, dans lequel je me crois subitement transporté. Je peindrais difficilement tout ce que j’éprouvais de ravissant dans ces méditations solitaires… ; la paix et le silence de la nuit, tout, jusqu’à la lueur vacillante de la lampe, concourait à rendre salutaires et profondes, dans mon cœur, les impressions qui devaient le transformer et lui donner une autre existence. Je baisais le livre, je l’arrosais de mes larmes, je ne pouvais plus m’en arracher. Un soir que je me rappelle très distinctement, la révolution fut si complète que, dès ce moment, je me sentis un nouvel être. Mes devoirs, qu’auparavant je dédaignais, me devinrent doux et sacrés.


Évidemment, pour toutes ces « âmes secondes, » comme se définit heureusement l’une d’elles, — et elles sont alors légion, — la Profession de foi a été littéralement une révélation, et Rousseau est le dernier prophète d’Israël. Il est venu restaurer le sentiment religieux dans ses droits éternels, et sa prédication paraît d’autant moins suspecte de parti pris théologique et d’insincérité, qu’elle a un accent plus laïque et qu’elle est dégagée de toute ferme confessionnelle. Désormais, la négation pure, la sécheresse rationaliste, et ce que M. Bourget a finement appelé l’ « idéologie matérialiste, » ne semblent plus, — et au contraire, — le signe de la supériorité d’esprit. Une âme bien née et « sensible » devra être ouverte aux préoccupations religieuses : Jean-Jacques a remis en honneur « la catégorie de l’idéal. »

Idéal un peu vague assurément, et dont l’imprécision même favorisait et légitimait les attaques de tous les dogmatiques. On trouvera dans le livre de Maurice Masson le détail des persécutions convergentes que la publication de l’Émile valut à son auteur. Voltaire et les Encyclopédistes, sentant bien la vigueur du coup qui leur était porté et voyant l’opinion leur échapper, — en moins d’un an, il y eut huit éditions ou contrefaçons de l’Emile, — firent payer cher au « renégat » l’audace qu’il avait eue de déserter la bonne cause. Le Parlement, de son côté, condamnait l’ouvrage à être brûlé de la main du bourreau et décrétait Rousseau de prise de corps : on le laissait échapper, il est vrai, mais les anathèmes, les réfutations ecclésiastiques pleuvaient sur lui dru comme grêle. Genève ne se montrait pour lui pas plus tendre que Paris, et il dut fuir Motiers, où il s’était réfugié, sous les injures et les pierres d’une population calviniste. Orthodoxes et incroyants, tous ceux dont il avait discuté les idées se retournaient contre lui.

Mais si vive que soit cette opposition à la doctrine rousseauiste, elle n’est pourtant qu’une apparence, ou, si l’on préfère, l’envers d’une réalité bien différente. Il n’est pas jusqu’à ses ennemis personnels, les « philosophes, » qui n’aient été, plus qu’ils ne le pensent peut-être, entamés par Jean-Jacques. Voltaire lui-même est l’auteur d’un Catéchisme du curé qui n’est pas sans présenter avec la Profession de foi de curieuses analogies [12]. Et il y a, dans les Salons de Diderot, une page célèbre sur la procession de la Fête-Dieu que l’auteur des Confessions aurait pu écrire. Or, nul ne saurait affirmer que Voltaire et Diderot soient, à cet égard, tributaires de Rousseau ; mais on ne peut s’empêcher d’observer que ces textes sont postérieurs à l’Émile. Plus sûrement encore, Jean-Jacques a inspiré nombre de pages d’un écrivain aujourd’hui bien oublié, ce Delisle de Sales, dont Chateaubriand a tracé un amusant portrait dans les Mémoires d’Outre-Tombe, et dont la Philosophie de la nature a eu, de 1770 à 1804, jusqu’à sept éditions successives. Et c’est lui encore qui a suggéré à Marmontel les déclarations religieuses de son Bélisaire : « Le triomphe de la religion, c’est de consoler l’homme dans le malheur, c’est de mêler une douceur céleste aux amertumes de la vie... La révélation n’est que le supplément de la conscience... O, qui que vous soyez, laissez-moi ma conscience ; elle est mon guide et mon soutien ; sans elle je ne connais plus le vrai, le juste, ni l’honnête. » Ces emprunts sont d’autant plus intéressants à noter que les Delisle de Sales et les Marmontel sont des adversaires de Rousseau et qu’ils l’ont très âprement critiqué. Mais ils n’ont su ni l’un ni l’autre se dérober à son ascendant.

Ils ne sont pas les seuls, et de vrais philosophes, surtout hors de France, ont contracté envers l’auteur de l’Émile une dette que d’ailleurs ils n’ont jamais cherché à nier. Je regrette un peu que Maurice Masson n’ait pas cru devoir élargir un peu son enquête et suivre à l’étranger l’influence de son héros : il y a là un curieux chapitre de littératures comparées qui devrait bien tenter l’un de nos jeunes critiques. Pour ne toucher ici que ce seul point [13], on sait que Rousseau a exercé une importante action sur la philosophie allemande de la fin du XVIIIe et des débuts du XIXe siècle, action qui serait d’autant plus intéressante à définir qu’elle s’est, par réfraction, propagée jusqu’à nos propres penseurs : Victor Cousin et Ernest Renan sont, si l’on peut dire, des disciples à la fois directs et indirects de Rousseau ; ils l’ont connu en lui-même, et ils l’ont connu par Kant. Celui-ci est peut-être, avec Jacobi, le penseur allemand qui s’est le plus souvent inspiré de Jean-Jacques. « La moralité comme fait, a écrit M. Boutroux, voilà ce que Rousseau lui fit voir. » Or il lui doit quelque chose non seulement dans sa philosophie morale, mais aussi dans sa philosophie religieuse. Rappelons en quels termes Kant a parlé du grand écrivain français : « La première impression qu’un lecteur qui ne lit point par vanité et pour perdre le temps emporte des écrits de J.-J. Rousseau, c’est que cet écrivain réunit à une admirable pénétration de génie une inspiration noble et une âme pleine de sensibilité, comme cela ne s’est jamais rencontré chez un autre écrivain, en aucun temps, en aucun pays… Je dois lire et relire Rousseau, jusqu’à ce que la beauté de l’expression ne me trouble plus : c’est alors seulement que je puis disposer de ma raison pour le juger. » Rousseau est, à n’en pas douter, l’une des sources essentielles de la pensée de Kant.

Et il ne s’est pas contenté d’agir sur les esprits dégagés, ou croyant l’être, de toute préoccupation confessionnelle ; il a agi sur les croyants eux-mêmes. Et d’abord sur les protestants. Les « petits vipéraux » de Genève, comme il les appelle, ont eu beau « protester, » pour mériter leur nom, l’accabler de leurs criailleries, le mettre à l’index, brûler ses livres : quelques-uns de ceux qui le critiquent, — un Vernes par exemple, — lui font, sans le dire, plus d’un emprunt. D’autres le louent sans réticences de ce qui reste de chrétien dans sa pensée et dans son langage. Son ami Moultou estime qu’il appartient à ceux qui ont de l’affection pour Rousseau « de montrer aux âmes faibles et timides qu’il leur donne en effet ce qu’il semble leur ôter. » Le respectable pasteur Vernet déclare : « Je ne doute plus qu’il ne soit chrétien, quoiqu’il ne le soit pas comme moi ; mais enfin, il l’est, et on n’a plus rien à lui dire. » « J’ai vécu plusieurs années, écrit à Rousseau un jeune négociant bordelais, dans un scepticisme affreux. La Profession de foi du Vicaire savoyard, ce divin écrit si propre, selon moi, à faire des vrais chrétiens, a dissipé mes doutes. J’aime la religion protestante où je suis né, j’en pratique les devoirs autant que la faiblesse humaine le comporte, sans m’inquiéter sur les choses qui sont nécessaires au salut ; et j’ai le témoignage de ma conscience. Voilà, monsieur, à quoi vous m’avez conduit ; et par vous je me trouve aussi heureux qu’un mortel peut l’être. Que ne vous dois-je pas ! » — Par de telles lettres, Jean-Jacques était bien vengé des anathèmes de quelques-uns de ses coreligionnaires.

C’est qu’à vrai dire, dans la Profession, dans la Lettre à M. de Beaumont, dans les Lettres de la Montagne, Jean-Jacques a exprimé la pensée profonde de la Réforme. « Rousseau déiste, en guerre avec les pasteurs, incrédule à la révélation, est tout simplement un protestant libéral, » a très bien dit M. Lanson. Avec une vivacité, une netteté et une éloquence qui redoublaient l’autorité de sa parole, il a brusquement déchiré les derniers voiles où s’enveloppaient les timidités et les inconséquences des disciples « orthodoxes » de Calvin. Celui-ci, en revendiquant pour lui-même le droit de libre examen, avait donné un exemple et posé un principe qui devaient tôt ou tard se retourner contre les dogmes dans lesquels il avait voulu cristalliser la pensée chrétienne. Déjà Bossuet avait admirablement montré, au grand scandale des protestants de son temps, que la « variation » était l’essence de la Réforme, et que, de proche en proche, le protestantisme devait évoluer vers une sorte de libre pensée religieuse. Longtemps les protestants s’étaient refusés à l’évidence, et, tout en évoluant, en « variant, » en s’écartant de plus en plus des doctrines calvinistes ou luthériennes, ils s’efforçaient, tant bien que mal, de maintenir une certaine unité doctrinale toute théorique, sans laquelle, ils le sentaient bien, il n’y aurait plus d’Eglises protestantes. Enfant terrible de la Réforme, Rousseau est venu renverser ce fragile échafaudage. Notamment dans la seconde Lettre de la montagne, il a revendiqué âprement, conformément au véritable esprit du protestantisme, le droit pour toute conscience de « n’admettre d’autre interprète du sens de la Bible que soi, » et le devoir « de tolérer toutes les interprétations de la Bible, hors une, savoir celle qui ôte la liberté des interprétations. » C’était mettre en un puissant relief le principe intérieur, la loi d’évolution, la raison d’être historique de la Réforme ; c’était la pousser sur la pente où elle glissait depuis deux siècles ; c’était l’aider à prendre conscience d’elle-même et l’encourager à se faire un titre de gloire de cette mobilité et de cette plasticité qu’on lui reprochait et qu’elle se reprochait à elle-même comme une faiblesse. « Rousseau achève ainsi, a dit excellemment Maurice Masson, ce qu’avait commencé Bossuet : ces deux intelligences ennemies ont collaboré, sans le vouloir, à une même œuvre d’émancipation. »

Et c’est pourquoi l’œuvre religieuse de Rousseau est une date essentielle dans l’histoire générale du protestantisme. Quand il serait prouvé, — la question vaudrait la peine d’être étudiée à fond, — qu’il n’a exercé aucune influence directe sur Lessius, sur Schleiermacher, sur Strauss, sur Baur, sur Ritschl et sur Harnack, il n’en est pas moins pour quelque chose dans le mouvement de pensée qui, de l’un à l’autre de ces théologiens, les a successivement poussés à se proclamer d’autant plus fortement « chrétiens » qu’ils niaient plus énergiquement ce que l’on considérait naguère comme la substance même de la « vérité » chrétienne [14]. C’est Rousseau qui a, sinon créé, tout au moins popularisé et rendu pratiquement possible l’état d’esprit qui, en Allemagne, en Suisse et en France, a fait la fortune du protestantisme libéral. A partir de Rousseau, il sera admis, parmi un nombre croissant de protestants, qu’il suffira, pour se dire chrétien, quel que soit le « contenu, » et fùt-il entièrement négatif, de sa croyance, de conserver un minimum d’esprit, ou plutôt de sentiment religieux, et de s’exprimer avec un certain respect sur le compte de Jésus. « Nous vivons, disait Renan, de l’ombre d’une ombre, du parfum d’un vase vide. » Jean-Jacques aura contribué à épuiser le vase, mais il aura entretenu le parfum.

Il l’a même si bien entretenu que les catholiques, — chose assez paradoxale, quand on songe à toutes ses critiques du « romanisme, » — lui sont, à cet égard, plus redevables peut-être encore que les protestants. Non pas, bien entendu, que les objections, les réfutations et les anathèmes lui aient manqué de ce côté-là. Comme il était trop naturel, la publication de l’Emile avait provoqué une véritable explosion de passion théologique. « Si l’on excepte le scandale causé par la Vie de Jésus, dit très bien Maurice Masson, il n’y a peut-être pas eu, dans le monde catholique français, d’émotion comparable à celle-là. » Et cependant, de très bonne heure, dans ce monde même, les réserves officielles une fois faites, on éprouva quelque indulgence, et même quelque tendresse, pour Rousseau. Un de ses correspondants, Seguier de Saint-Brisson, lui écrivait en 1765 : « Les dévots mêmes vous chérissent. Quand je vous dirai... que l’archevêque de Paris a été très fâché, même avant votre Lettre, des horribles épithètes que l’on vous avait données dans son mandement ! qu’un dévot célèbre m’écrivait l’autre jour, en vous comparant, je ne sais pourquoi, à Voltaire, qu’il vous regardait comme un malade, dont le tempérament sain et la forte constitution donnaient les plus grandes espérances. » Diderot, plus tard, dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron, fait une constatation analogue. « Par quel prodige, écrivait-il, celui qui a écrit la Profession de foi du Vicaire savoyard, qui a tourné le Dieu du pays en dérision, en le peignant comme un agréable qui aimait le bon vin, qui ne haïssait pas les courtisanes, et qui fréquentait volontiers chez les fermiers-généraux, celui qui traitait les mystères de la religion de logogriphes absurdes et puérils, et les miracles de contes de Peau d’Ane, a-t-il, après sa mort, tant de zélés partisans dans les classes de. citoyens le plus opposés d’intérêts, de sentiments, et de caractère ? La réponse est facile : c’est qu’il s’était fait antiphilosophe. » Et Mme de Genlis déclarait de son côté : « Les ecclésiastiques et les dévots lui ont tous pardonné au fond de l’âme ce qu’il a écrit contre la religion, en faveur des hommages si répétés qu’il a rendus à l’Evangile. »

On pourrait multiplier les témoignages. « De l’utilité de la Religion, — a écrit Jean-Jacques dans l’un de ses Dialogues, — titre d’un beau livre à faire, et bien nécessaire ! Mais ce titre ne peut être dignement rempli ni par un homme d’Eglise, ni par un auteur de profession. Il faudrait un homme tel qu’il n’en existe plus de nos jours et qu’il n’en renaîtra de longtemps. » Ce livre, qu’il n’est pas le seul à souhaiter, et qu’un autre écrira après lui, on sait gré à Rousseau de l’avoir rêvé, et d’en avoir esquissé certains chapitres. Depuis la mort de Massillon, et même de Fénelon, la cause de la religion n’est pas très sérieusement défendue en France. Non qu’il n’y ait d’excellents prêtres, et qu’ils ne fassent leur métier d’apologistes avec conviction et avec conscience. Je suis de ceux qui pensent que, sur la foi des Encyclopédistes, on n’a pas encore rendu pleine justice aux défenseurs de la tradition religieuse. Je sais, par exemple, tel opuscule de Bergier, sa Réponse aux conseils raisonnables, qui est moins injurieuse, plus solide et aussi bien tournée que la brochure de Voltaire à laquelle il répond. Il y a d’autres exceptions, fort honorables, et que je signalerai quelque jour. Mais enfin, il faut bien reconnaître, d’une manière générale, que ces apologistes manquent trop souvent de talent, et qu’ils en sont trop restés, pour la plupart, à leurs cahiers de Sorbonne. Leurs lourds syllogismes n’ont pas l’audience du public laïque qui, à défaut d’esprit ou d’ironie, voudrait au moins de l’émotion ou de l’éloquence, et qui n’en trouve guère chez les modernes successeurs de Bossuet et de Pascal. Or, l’éloquence et l’émotion, voilà ce que Rousseau est venu apporter à ses lecteurs. Rien d’étonnant à ce que, ne pouvant plus « courir en Bourdaloue, » on coure en Jean-Jacques. Ce prédicateur laïque, et très laïque, d’une religion très libre et très vague, aux dogmes simplifiés, a en lui de quoi « remplir tous les besoins » de son temps : on va lui demander l’aliment spirituel que l’on réclame, et dont on est sevré depuis plus d’un demi-siècle.

C’est qu’avec tous ses défauts d’esprit et de cœur, avec son imprécision, son illogisme, ses souillures et ses mensonges, — je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas calomnié Mme de Warens, — Jean-Jacques a cette supériorité sur Voltaire et sur les Encyclopédistes d’être une âme religieuse. Cela se sent dans tout ce qu’il écrit, et non pas seulement quand il aborde ou discute les questions proprement religieuses : il y a, dans la moindre page de Rousseau, plus de résonance intérieure que dans les soixante volumes de Voltaire. De cette qualité éminente, et dont on est déshabitué, les catholiques ont su un gré infini à l’auteur de l’Emile. Plus ou moins obscurément, ils sentaient déjà que la religion est tout autre chose qu’une simple construction intellectuelle ; ils aspiraient à un je ne sais quoi de plus vibrant, de plus ému, de plus personnel et de plus vivant que Jean-Jacques est venu leur donner. Et les ecclésiastiques eux-mêmes, se rendant compte de ce qui leur manquait pour conquérir et entraîner les âmes, et de l’appui inattendu que Rousseau leur apportait, ne tardèrent pas à lui pardonner ses hérésies, à le ranger parmi les « apologistes involontaires [15] » et à se mettre à son école. L’un d’eux, l’abbé de Laporte, composait, dès 1763, un ingénieux recueil de Pensées de J.-J. Rousseau qui eut un vif succès, — trois éditions en cette seule année 1763, — et qui joua longtemps le rôle d’un véritable manuel de piété. Un demi-siècle durant, le nombre des prêtres ou des évêques même qui, dans leurs sermons, leurs mandements, leurs brochures ou leurs livres, ont cité, imité, démarqué Jean-Jacques, repris ses arguments et tâché de lui ravir son accent est considérable. En fait, ils ont séparé sa cause de celle des autres « philosophes, » et, bien loin de voir en lui un adversaire, ils le considèrent comme un allié.

Cela, à très juste titre. « Toute réaction religieuse, a dit profondément Renan, profite d’abord au catholicisme. » Rousseau, en réagissant contre l’irréligion voltairienne, en conseillant à ses « paroissiens » de conserver la religion de leurs pères, — à cet égard, Napoléon est un de ses disciples, — en restaurant le sentiment religieux dans ses droits, a travaillé pour le catholicisme. Si, psychologiquement et historiquement, on peut considérer le protestantisme, surtout sous sa forme « libérale, » comme un état de pensée intermédiaire entre le catholicisme et la libre pensée, on conçoit aisément qu’il puisse fournir un abri provisoire et également hospitalier aux âmes qui se détachent du catholicisme et à celles qui se détachent de la libre-pensée. Cette station d’attente et de recueillement « sur les chemins de la croyance, » Rousseau l’a ménagée aux nombreuses âmes contemporaines qui, lasses de l’incrédulité agressive et railleuse, cherchaient en vain où se prendre. Il a profondément senti et fait sentir l’incomparable poésie et, comme il l’a dit lui-même, la « beauté » de la croyance religieuse. Et, ce faisant, il a dégagé l’un des éléments essentiels du romantisme européen.

Après lui, il restait un pas décisif à franchir. Dans ce pays de logique, de précision latine et d’hérédité catholique qu’est la France, les âmes ne pouvaient s’attarder longuement aux régions vaporeuses et incertaines des demi-altitudes morales. Être religieux, pour un Français, c’est être chrétien ; et être chrétien, c’est être catholique. Vienne un grand poète qui, recueillant l’héritage de Jean-Jacques, approfondissant sa pensée en tous sens, la poussant à ses dernières conséquences, rêve d’écrire « le beau livre » que Jean-Jacques avait plutôt entrevu que conçu et d’y exprimer tout l’idéal du jeune siècle qui se lève. Ce poète s’appellera Chateaubriand et, catholique converti par Jean-Jacques, il osera intituler son livre le Génie du Christianisme.


VICTOR GIRAUD.

  1. La Religion de J.-J. Rousseau, par Pierre-Maurice Masson, 3 vol. in-16, couronnés par l’Académie française (grand prix de littérature), 2e édition ; Paris Hachette, 1916. — Cf. du même, la Profession de foi du Vicaire savoyard, de J.-J. Rousseau, édition critique, d’après les manuscrits de Genève, Neuchâtel et Paris, avec une introduction et un commentaire historiques, 1 vol. in-8 ; Fribourg, Gschwend et Paris, Hachette. 1914.
  2. D’après Ia Bibliographie méthodique que Maurice Masson a placée à la fin de son livre, et qui complète l’excellent inventaire que M. Gustave Lanson a dressé dans son précieux Manuel bibliographique de la littérature française : XVIIIe siècle (Paris, Hachette, 1911 ; nouvelle édition, 1921), lequel, à l’article Rousseau, comprend 430 numéros.
  3. C’est Maurice Masson qui devait écrire, dans l’Histoire de la Nation française, de M. Hanolaux, le volume consacré à la littérature française depuis Ronsard.
  4. Voyez aussi le livre utile, mais insuffisamment creusé, à mon gré, de M. Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand, les défenseurs français du christianisme, de 1670 à 1802 (Paris Alcan, 1916, in-8o).
  5. On notera une disposition analogue chez Renan : « Avant tout, disait Taine, c’est un homme passionné, obsédé de ses idées, obsédé nerveusement. Il marchait dans ma chambre comme dans une cage, avec le geste, le ton bref, saccadé de l’invention sursautante... Il ne va pas d’une vérité précisée à une autre. Il tâte, palpe, il a des impressions, ce mot dit tout... Il n’a pas de système, mais des aperçus, des sensations... Son procédé pour écrire est de jeter des bouts de phrases, des bouts de paragraphes par-ci, par-là. Quand il est arrivé à la sensation d’ensemble, il soude et fait le tout. » (II. Taine, sa vie et sa-correspondance, t. III, p. 242-244).
  6. Brunetière, Manuel de l’Histoire de la Littérature française, p. 336. — Cf. G. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 763-169, et l’Unité de la pensée de Rousseau dans les Annales J.-J. Rousseau, t. VIII ; — et Pierre-Maurice Masson, Comment connaître Jean-Jacques (Revue des Deux Mondes du 15 juin 1912).
  7. Voyez aussi, dans la Revue des 15 février, 15 mars et 1er septembre 1895, les excellents articles de M. Eugène Ritter, et son livre sur la Famille et la jeunesse de J.-J. Rousseau, Hachette, 1896.
  8. Emile Faguet, dans son livre sur Rousseau penseur (p. 148), observe justement que, Jean-Jacques, contrairement à la tradition protestante, admet parfaitement l’idée catholique du Purgatoire.
  9. Ces notes de Voltaire en marge de la Profession de foi ont été publiées pour la première fois par M. Bernard Bouvier dans les Annales Jean-Jacques Rousseau de 1905.
  10. Ernest Renan, Essai psychologique sur Jésus-Christ, Revue de Paris, 15 septembre 1920.
  11. On notera que ce paragraphe figure bien dans le plus ancien manuscrit de la Profession, le manuscrit Favre « D’ailleurs, — avait écrit tout d’abord Jean-Jacques, — je vous avoue que la sainteté de l’Évangile est un argument qui parle à mon cœur et auquel je n’ai rien à répondre » ), mais qu’il n’en faisait pas primitivement partie ; il a été visiblement ajouté après coup : il est écrit en marge, et il est le développement d’une note curieuse, qui est déjà une formule à la Chateaubriand : « N. B. Parler de la beauté de l’Évangile. » — Quant à la phrase sur Jésus, elle ne figure pas dans le manuscrit Favre ; elle ne fait son apparition que dans un manuscrit postérieur, celui de la Chambre des députés, sous cette forme : « Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un philosophe, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » « Cf. P.-M. Masson, édition de la Profession de foi, p. 398-402).
  12. M. Lanson observe avec raison qu’après 1760, la pensée de Voltaire incline de plus en plus à passer du déisme au panthéisme » et qu’ « il en résulte des accents plus profonds et plus religieux. »
  13. Tolstoï, ce Rousseau russe, doit aussi beaucoup à son modèle français. Il y aurait intérêt à préciser sa dette.
  14. Voyez là-dessus les belles études de M. Georges Goyau sur l’Allemagne religieuse : le Protestantisme (Paris, Perrin, 1898)
  15. C’est le titre d’un livre, d’ailleurs médiocre, que l’abbé Mérault a publié en 1806, et où Jean-Jacques est copieusement cité.