Jean-Daniel Dumas, le héros de la Monongahéla/Appendice — Mémoire sur les limites de la Nouvelle-France

G. Duchamps, libraire-éditeur (p. 120-134).

APPENDICE


Mémoire sur les limites du Canada
(Par M. DUMAS)


5 avril 1761.


On suppose que les plénipotentiaires nommés pour le futur congrès sont incapables d’adopter les frivoles idées qu’on s’est faites en France de nos possessions en Canada, des hommes d’État ont des notions que n’a pas le simple vulgaire.

Le Français volage est trop superficiel pour s’affecter de l’avenir, mais des ministres que la sagesse a choisis et que l’habileté dirige observeront d’eux-mêmes que l’intérêt du commerce, les progrès de la navigation, le bien de l’État et la gloire du Roy, exigent nécessairement qu’on pose pour préliminaire dans le traité de paix la restitution entière du Canada.

Dans des conjonctures plus heureuses nous serions fondés à demander aux Anglais des dédommagements relatifs à la déprédation énorme de notre marine tant marchande que militaire, mais les circonstances où, l’on se trouvera à la conclusion de la paix décideront des sacrifices que nous serons obligés de faire, ou des avantages qui pourront en résulter.

Le commerce a changé la face de l’Europe. Il est évident aujourd’hui, qu’à la longue, la nation la plus commerçante deviendra la plus puissante.

Nous ne pouvons plus nous passer de l’Amérique sans déchoir sensiblement de notre état de splendeur.

De la restitution du Canada dépend le sort du reste de nos colonies.

Ces principes plus clairs que le jour, une fois admis, cette restitution doit faire la base et le fondement du traité de paix.

Mais l’ouvrage de nos ministres sera-t-il durable ? Faute d’avoir des connaissances locales, seront-ils en état de bien ménager les intérêts du Roi et de la nation à cet égard ? Préviendront-ils les subterfuges dans lesquels la souplesse anglaise ne manquera pas de l’envelopper ? Si les Anglais veulent la paix, la veulent-ils pour longtemps ? Renonceront-ils à ce système de despotisme maritime qui fait l’unique objet de leur politique ? Ne conserveront-ils pas une disposition constante de se rendre maîtres de l’Amérique entière ? Et ne la feront-ils point éclater lorsque nous y penserons le moins ? Hors d’état d’effectuer ce projet aujourd’hui par l’épuisement de leurs finances, ne le renouvelleront-ils pas dans d’autre temps ? Vis-à-vis d’un ennemi si actif, si ambitieux, si entreprenant, les conjectures valent des démonstrations : le passé ne saurait nous rendre trop précautionnés pour l’avenir.

Par une fatalité qui ne se peut comprendre les Anglais connaissaient mieux que nous-mêmes avant la guerre, la carte topographique de nos possessions. Aidés d’un pareil secours, quel avantage n’ont-ils pas pour nous faire prendre le change. C’est donc relativement à cet objet que doivent se déployer toute la prudence et la sagacité de nos plénipotentiaires.

LIMITES

Je borne leur travail sur le Canada à quatre objets généraux :

1o La propriété entière des deux rives du fleuve et Golfe Saint-Laurent.

2o La propriété des lacs et rivières qui font la communication naturelle du Canada avec la Louisianne qui consiste dans le Lac Ontario, le Lac Érié et l’Ohio.

3o Qu’aucune des deux nations ne puisse faire des établissements sur les rivières qui arrosent les possessions de l’autre.

4o Que les deux colonies subsistent et s’accroissent par la population, sans couvrir leurs frontières par des postes avancés, principe de jalousie, de soupçon et de méfiance, occasion toujours prochaine ou prétexte souvent spécieux de rupture entre deux nations.

Quant au premier article, céder aux Anglais, ainsi qu’ils le prétendent, toute la péninsule de l’Acadie, c’est se réduire évidemment à une possession précaire. Cette péninsule est susceptible d’une population immense, sa position est des plus avantageuses, tant pour y élever des fortifications que pour y construire des ports.

On peut y former des établissements solides en tous genres, l’agriculture peut y être mise en valeur avec le plus grand succès. Vainement la France se flatterait-elle de conserver en paix la possession de l’embouchure du fleuve, si les Anglais obtenaient la cession entière de cette presqu’île. Déjà maîtres de Terre-Neuve ils nous accorderaient la propriété d’un pays dont ils garderaient l’entrée.

À peine la paix sera-t-elle signée qu’on verra l’activité de ce peuple ambitieux se réveiller. Bientôt on le verrait s’establir sur la côte Septentrionale de cette péninsule, négliger le reste s’il le faut, pour porter dans cette partie toute son industrie pour les plantations.

Quel service les plénipotentiaires ne rendraient-ils pas à l’État, si par leur habileté ils fesaient consentir les Anglais au partage de cette presqu’île ; de manière que la France conservât la propriété de la partie Septentrionale depuis le Cap Anseau[1] jusqu’aux mines.

Mais si leur zèle devient inutile, si la fermeté anglaise ne laisse aucune espérance à ce sujet ils doivent être prêts à rompre plutôt toute conférence que de lâcher un pouce de terrain sur le continent.

Il est évident que notre colonie perdrait par là toute communication avec la métropole ; nous n’aurions plus l’entrée du fleuve libre, qu’en autant que les Anglais le jugeraient à propos.

Les lignes de démarcations qui séparent les possessions respectives sur la carte qui suit ce mémoire sont tirées selon les plus grands sacrifices qu’il soit possible à la France de faire. C’est aux plénipotentiaires à tirer avantage des événements heureux pour obtenir de meilleures conditions, mais dans tous les revers possibles, il sera plus avantageux au Roi et à l’État de renoncer au Canada et conséquemment à la Louisianne, qui ne peut subsister sans lui, que de céder un pouce de terrain au delà de cette division.

La couleur bleue marque les possessions françaises.

La rouge marque les possessions Britanniques.

La jaune les terres qu’on peut laisser neutres.

La verte ce qu’on pourrait céder du côté de la Baie d’Hudson, si les événements exigeaient que la France fit encore de nouveaux sacrifices.

Je l’ai dit et le répète, la Louisianne ne peut subsister pour nous sans le Canada.

Mais il est plus avantageux pour la France de céder promptement aux Anglais ces deux colonies que d’accepter des conditions pires que celles qu’on indique par les lignes tirées sur cette carte.

Dans cette hypothèse que la rivière de Pentagouet soit la borne des possessions des Anglais sur le continent au nord-est et qu’ils ne puissent établir que la rive droite.

Que la rivière Saint-Jean borne les établissemens des Français et qu’ils ne puissent établir que la rive gauche.

L’espace de terrain qui est entre ces deux rivières restera neutre et indivis entre les deux nations à perpétuité ainsi qu’il est marqué sur la carte par la couleur Jaune.

Le second objet du travail de nos plénipotentiaires relativement au Canada, regarde la communication de cette colonie avec la Louisianne. Les projets des Anglais seraient remplis au delà de leurs espérances si la liberté de cette communication n’était pas stipulée et solidement établie par le traité de paix ; ce serait deux colonies qui ne peuvent se soutenir que par leur rapport immédiat.

Or cette communication ne peut avoir lieu que par l’Ohio ; toute autre route la rend très difficile souvent même impracticable.

Il est donc essentiel d’insister fortement sur l’entière possession de l’Ohio.

Cette rivière navigable dans tout son cours pour de très grosses voitures menace de loin la Louisiane et réunit l’avantage de l’éloignement pour cacher les préparatifs à celui de l’extrême rapidité des eaux pour la promptitude de l’exécution.

Faire de l’Ohio les limites respectives, c’est la céder toute entière aux Anglais. En effet déjà la population Anglaise s’avance vers cette rivière, elle n’a qu’un pas à faire pour franchir les Apalaches, et ce pas se ferait le lendemain de la signature du traité.

La rive gauche de l’Ohio serait en culture pour les Anglais en moins de quatre ans, tandis que dans l’espace d’un siècle, notre population ne saurait atteindre jusque là. Qui ne voit dans cette courte explication la chute prochaine et inévitable de la Louisiane.

On ne peut donc trop insister pour l’entière possession de l’Ohio, les apalaches fesant les limites, mais si les événemens étaient tels que nous fussions forcés à nous relâcher sur cet article important, l’unique tempérament à prendre est marqué sur la carte par la couleur Jaune, c’est de laisser le cours de cette rivière neutre sans établissemens, sans propriété, liberté aux deux nations d’y porter leurs marchandises de traite ambulante et réserve expresse pour la France pour la communication de ces deux colonies.

La possession des lacs Ontario et Érié qui est la suite de cette communication est la chose du monde la plus intéressante pour nous, d’autant mieux qu’au défaut de celle-ci, ces lacs en assurant un autre par les rivières des Miamis et celle d’ouaback plus difficile, plus incertaine mais qui fournit pourtant une ressource dans les temps malheureux.

Je conviens qu’il faudrait des événemens bien favorables pour réduire les Anglais à abandonner la côte méridionale du lac Ontario dont ils sont en possession depuis longtems par le fort de Chouaguen, possession usurpée mais constante et pour ainsi dire sans opposition, une vaine protestation faite par le gouvernement français, lorsqu’ils jettèrent les premiers fondemens de cet établissement est la seule contradiction qu’ils y aient éprouvée.

Si à la conclusion de la paix les circonstances étaient telles que la France eut à faire valoir ses avantages, ce serait le moment de réclamer contre cette usurpation. Cet objet important mérite a plus grande attention de nos plénipotentiaires. Il suffit de considérer le cours des eaux pour voir que ce lac commande tout le Canada.

Le Général Amherst n’a pas trouvé de route plus sûre pour l’invasion, l’événement n’a que trop justifié ses principes et les miens.

Si au contraire nous sommes réduits à reprendre le Canada sur le pied que nous le possédions avant la guerre, la France pourrait consentir à borner ses établissemens en culture à la rive Septentrionale du Lac Ontario laissant la côte méridionale libre depuis la baie de Niaouré jusqu’à la rivière de Niagara.

Les Anglais conserveraient la liberté de porter des marchandises de traite ambulante à l’embouchure de la rivière de Choueguen et ne pourraient s’étendre que jusqu’à la rivière à la Famine de l’autre.

Mais rien ne doit faire relâcher la France sur la propriété du terrain de manière que la liberté de la traite accordée aux Anglais ne puisse en aucun temps leur faire un titre.

Que leurs possessions soient toujours bornées à la source des rivières qui les arrosent et que la hauteur des terres soient constamment les limites entre les deux nations.

La possession entière du lac Érié doit appartenir à la France incontestablement jusqu’à la source des eaux qui se déchargent dans ce lac par la rive méridionale, les eaux pendantes du côté de l’Ohio entrant dans la neutralité proposée pour cette rivière.

Le troisième objet proposé à la tête de ce mémoire s’éclaircira par une courte réflexion.

Les Anglais sont dix contre un en Amérique relativement à nous. Mais si franchissant la hauteur des terres, nous poussions nos établissemens jusqu’à la source des eaux qui arrosent les colonies anglaises, toute leur supériorité en nombre, en moyens et en ressources ne la garantirait pas d’une invasion quand il nous plairait de la tenter.

Celui qui médite une expédition la prépare sourdement et quand il est tenu de l’exécuter s’il a pour lui le courant des eaux qui le porte avec rapidité, il surprend son ennemi et réussit infailliblement, il n’en est pas de même quand l’agresseur a des rivières à monter, des portages à faire, des lacs à traverser, des montagnes à franchir, les préparatifs immenses qu’il faut faire pour cela font apercevoir le mouvement et la lenteur de l’exécution, donne le temps à la Province menacée de se mettre en état de défense.

Les Colonies Anglaises sont dans le dernier cas par rapport au Canada ; et le Canada serait dans le premier relativement aux Colonies Anglaises, si les Anglais poussaient leurs établissemens sur le Lac Champlain, sur le Lac Ontario ou sur l’Ohio.

Je suis pleinement convaincu (et tout homme sensé qui connaît la manière dont on peut faire la guerre dans ce pays la sentira comme moi) que toutes les ressources de l’État ne réussiront jamais à conserver le Canada si les Anglais sont une fois établis à la source de nos rivières.

C’est encore une des conditions auxquelles il ne faut jamais consentir. Si la paix se concluait dans des circonstances fâcheuses pour la France, j’indique l’unique tempérament à prendre qui est la neutralité de certains cantons, ainsi pourrait être le Lac St-Sacrement sans grand préjudice pour nous, pourvu que les Anglais bornassent leurs établissemens à la source des eaux qui se déchargent dans la rivière d’orange.

Venons à mon quatrième principe.

Je ne connais rien de plus inutile dans ce pays là que des forts pour couvrir les frontières, ils sont également à charge aux deux nations, elles ont même intérest à les démolir ; c’est en temps de paix une source de dépenses inutiles et l’expérience a fait voir qu’en temps de guerre ils ne servaient à rien. Ces postes avancés ne sont propres qu’à faire naître des difficultés, qu’à donner des ombrages et fournir quelques fois des prétextes de rupture.

Ils favoriseraient celle des deux nations qui conserverait le désir de s’emparer des possessions de l’autre, par les secours de ces points d’appui, on peut fondre sur son ennemi lorsqu’il s’y attend le moins, au lieu que ne subsistant plus, toute entreprise considérable devient plus difficile, plus lente. Il faut établir des entrepôts et, le pas en avant, crier aux armes. (?)

Les plénipotentiaires français travailleront utilement pour cette Colonie et plus utilement encore pour le Trésor Royal s’ils conviennent avec les ministres Britaniques qu’il ne sera conservé aucun poste avancé sur les frontières de part ni d’autre, ainsi Choueguen et Niagara seront démolis.

Cela n’exclut pas les établissemens utiles dans l’intérieur des possessions soit relativement à la traite ou autrement que chaque nation aura la liberté de diriger selon ses intérêts, mais seulement ce que l’on appelle frontière, passage, débouché, qui peut tendre à se procurer moyen d’invasion.

Pour mettre les choses au pis, si le sort des combats était funeste à la France cette campagne, et que la paix se conclut dans un moment fâcheux pour nous.

Si pour obtenir les conditions que je propose, nous étions dans la nécessité de faire de nouveaux sacrifices dans quelque partie du Canada, le moins dangereux pour nous serait de donner plus d’étendue aux possessions des Anglais du côté de la Baie d’Hudson. Cédons-leur tout le Lac Supérieur plutôt qu’un pouce de terrain dans la partie méridionale en deçà de la hauteur des terres ou des Appalaches ; ce sacrifice à faire dans le moment le plus critique pour la France est marqué sur la Carte par la couleur verte.

Hors de ces lignes de démarcation la France doit renoncer au Canada, puisqu’il est évident qu’elle ne saurait le conserver : encore faut-il pour s’y maintenir dans cet état que le Ministère s’en occupe essentiellement et constamment, mais surtout que l’on choisisse bien les hommes à qui l’on confiera le Gouvernement, la police et les finances.

Sans cela nous travaillons pour nos ennemis. Le Canada arrosé du sang de nos infortunés Colons sera bientôt l’apanage des Anglais. Nos défrichemens, nos établissemens, nos peuplades seront autant de fruits qu’ils recueilleront lorsqu’ils seront parvenus à leur maturité.

Que la hauteur des terres et les apalaches soient les limites entre ces deux peuples, la nature semble les avoir marquées exprès.

Le caprice des hommes ne peut changer cette barrière toujours permanente et toujours prête à réclamer contre l’usurpateur. On aspire à une paix factice lorsqu’on cherche à l’établir sur des lignes arbitraires que les révolutions des tems ou les intérêts des hommes peuvent détruire ; c’est peut-être une faute dans laquelle sont tombés nos plus habiles négociateurs ; c’est pourtant l’objet le plus important d’un traité de paix puisqu’il détruit ou forme le germe fatal qui occasionne la plupart des guerres.

La hauteur des terres et les Appalaches une fois déterminées pour la séparation des deux Colonies, les modifications, les tempéramens que je propose par la neutralité de certains cantons peuvent être admis selon que les circonstances seront plus ou moins heureuses pour la France lorsque la paix se conclura.

Il me reste qu’une réflexion à mettre en avant qui quoiqu’elle ne regarde pas directement les limites a pourtant avec elles un rapport très prochain.

En considérant les dépenses énormes où nous engage le service des Sauvages à la guerre j’ai toujours pensé qu’à bien moins de frais le Roi entretiendrait en Canada un corps de troupes toujours subsistant capable de le défendre en tout tems et quand j’ai balancé avec réflexion l’utilité de leurs secours, je ne l’ai trouvé que d’opinion et de préjugé. Mais ce préjugé est fondé sur la terreur qu’inspire leur cruauté et leur barbarie dans leurs usages, conséquemment il conservera son empire.

Cette terreur sera toujours très utile à la nation qui saura le mieux ménager l’alliance et l’attachement de ces peuples. Nous avons sur les Anglais un avantage réel de ce côté là, évitons avec soin de lui donner la moindre atteinte, par quelque convention avec nos ennemis qui put rendre aux Sauvages notre alliance et notre bonne foi suspectes. Quelque simple et naturel que pût être un tel accord, les Anglais ne manqueraient pas de le présenter aux Sauvages sous un point de vue qui le leur rendrait odieux.

Ces peuples sont orgueilleux, jaloux, soupçonneux, vindicatifs, un air de défection de notre part après tout le sang qu’ils ont versé pour notre défense nous les rendrait irréconciliables de génération en génération et ce serait le plus grand des malheurs pour nos deux Colonies. Nos plénipotentiaires doivent être en méfiance à cet égard. Je suis pleinement convaincu que les ministres Britanniques leur tendront des pièges relatifs à cet objet plus important pour eux en Amérique que le gain de plusieurs combats.

Au surplus un Gouverneur Général, instruit et attentif saura maintenir l’alliance de tous les peuples de ce continent dans la paix comme dans la guerre, sans ces dépenses énormes que la friponnerie conduit et que l’impéritie tolère.


À Paris, le 5 avril 1761.
(Signé) Dumas.
  1. Canso