Je croque ma tante
comédie mêlée de couplets, en un acte
M. Levy frères.


PERSONNAGES

Chateaugredin

Hérissart

Cauchois

Amélie

Tontaine

Félicite

Un portier



Scène I

CHATEAUGREDIN, puis LE PORTIER

Au lever du rideau la scène est vide... On sonne à plusieurs reprises à la porte extérieure.

VOIX DE CHATEAUGREDIN

$On y va! Nouveau coup de sonnette. Chateaugredin de même, impatienté. On y va! Nouveau coup de sonnette.

Chateaugredin, sortant de sa chambre, le menton barbouillé de savon, et dénouant une serviette qu'il a au cou.

Si vous sonnez encore, je n'ouvre pas. II a manqué me faire couper, l'animal!... ou l'animale!... car c'est peut-être une dame!...

Il ouvre.LE PORTIER entre

Mon portier!... Comment! c'est vous qui carillonnez comme ça!...

LE PORTIER

Monsieur... je vous tire ma révérence.

Il tient un gros bouquet et un portrait.


CHATEAUGREDIN

Après ?

LE PORTIER

Il paraîtrait que c'est aujourd'hui votre fête.

CHATEAUGREDIN

Oui... 25 août... Ludovic de Chateaugredin..

LE PORTIER

C'est aussi la mienne... Je m'appelle Louis de mon nom d’enfant.

CHATEAUGREDIN

Contrarié, à lui-même.

Tiens! c'est ennuyeux ça... que ma fête tombe juste le jour de celle de mon portier!

LE PORTIER

On vient d'apporter ce bouquet pour vous.

CHATEAUGREDIN

Le prenant.

De quelle part?

LE PORTIER

Lui tendant le portrait.

De la part de cette dame... à l'huile... dans son cadre.

CHATEAUGREDIN

Anaïs!

Le prenant vivement.

Sapristi!... donnez ça et sauvez-vous.

LE PORTIER

S'en allant.

C'est frappant, Monsieur... je l'ai reconnue tout de suite...

CHATEAUGREDIN

Ce n'est pas vrai... ce n'est pas elle!... partez!...

LE PORTIER sort.


Scène II

CHATEAUGREDIN

Seul.

Quelle imprudence!... m'envoyer son portrait... ici... sous mon toit conjugal!...

Il pose le bouquet sur la console et le portrait sur une chaise.

Il est vrai qu'elle me croit garçon... Je lui ai brodé cette craque!... Par le fait, je le suis bien un peu... voilà deux mois que ma femme est à prendre les bains de mer, à Trouville, sous l'égide de son oncle Hérissart. Je n'ai pas de conseils à donner aux dames... mais, franchement, laisser son mari... seul... à Paris... pendant deux mois... juillet et août encore!... dame!... c'est bien épineux! Mon désir le plus vif était d'accompagner ma femme... Je ne ris pas! je le voulais!... mais j'ai été forcé de rester pour recueillir la succession de ma tante Lognon... une tante de Seine-et-Marne... qui m'a laissé dix mille francs, trois bouteilles de cassis et soixante-neuf pots de confitures!... Cette affaire étant terminée, j'allais partir pour Trouville... Hein?... — Ma parole d'honneur!... lorsque le portier de ma maison... J'ai une maison, là en face, n° 12... Lorsque mon portier vint me dire : — Monsieur, la dame du second, c'est une-pas grand'chose! — Comment? — Elle doit trois termes et elle veut qu'on lui remette des papiers! — Sapristi!... D'un bond je traverse la rue, et je monte avec l'intention formelle de houspiller cette dame!..! Je sonne, on ouvre... et je me trouve en face d'une vieille... soixante-dix ans, chapeau orange et une verrue sur le nez!... J'allais lui chanter ma gamme... lorsque apparaît sa fille, Anaïs, née de Ripincel... une femme d'un très grand air et très belle!... Elle était vêtue d'un léger peignoir bleu ciel... à peine noué par une ceinture souci. A cette vue... je ne sais ce qui se passa en moi... que vous dirai-je?... Nous étions au 15 juillet... en pleine canicule!... Jusqu'alors... parole d'honneur !...

J'étais un modèle parfait de fidélité, de constance; mais, hélas! Le quinze juillet est jour de terme et d'échéance. Ne redoutant aucun portier,dans ma vertu je marchais ferme ! Mais l'amour,malin créancier, vint me réclamer son loyer... Et mon cœur a payé son terme. En sortant de chez elle, non seulement je ne lui avais pas réclamé ses loyers, mais je lui avais accordé du papier à neuf francs le rouleau!... Nous prîmes rendez-vous le lendemain pour aller le choisir... le surlendemain pour le faire coller... et le jour d'après... pour dîner aux Champs-Elysées, chez Ledoyen! — Entre nous, Anaïs ne mange pas de tout... elle est un peu chipoteuse!... Il lui faut des petits perdreaux truffés... des petites cailles aux olives... etc... etc... Dame!... tout ça... ça coûte!... et si je n'y mettais bon ordre, la succession de ma tante Lognon y passerait bien vite!...

Prenant dans son secrétaire un sac d'argent à peu près vide.

Le sac est là!... déjà pas mal grignoté...

Il remet le sac dans le secrétaire.

Car, l'avouerai-je?...

Gaiement.

C'est canaille!... Mais dans ce moment je croque ma petite tante Lognon!...

On sonne de nouveau.

Qui diable peut venir encore?

Il ouvre.


Scène III

CHATEAUGREDIN, CAUCHOIS, TONTAINE

CAUCHOIS et TONTAINE entrent.Ils tiennent chacun un petit bouquet de violettes..

CAUCHOIS

Bonjour, monsieur Ludovic.

TONTAINE

C'est nous...

CHATEAUGREDIN

A part.

Les deux domestiques d'Anaïs... que je lui ai offerts.

CAUCHOIS et TONTAINE, se posant.

CAUCHOIS

De ce jour solennel...

TONTAINE

Monsieur, pour votre fête...

CAUCHOIS

Qu'une santé parfaite...


TONTAINE

Soit le gage éternel!

ENSEMBLE

Avec ces humbles fleurs, de vos traits pur emblème, nous vous offrons, de même, nos cœurs!

CHATEAUGREDIN, prenant les bouquets.

Merci, mes bons amis...

A part.

Des petits bouquets de carottes!...

Haut, allant à son secrétaire.

Ça vaut bien deux sous.

Prenant dans le sac deux pièces d'or qu'il leur donne.

Tenez, Cauchoix... tenez, Tontaine... voici une pièce d'or pour chacun.

TONTAINE

Oh! Monsieur!...

CAUCHOIS

Ce n'était pas pour ça!...

CHATEAUGREDIN

J'en suis persuadé... Comment va votre aimable maîtresse ?...

TONTAINE

Toujours belle!

CAUCHOIS

Toujours mélancolique quand elle ne voit pas Monsieur...

CHATEAUGREDIN

Cette chère Anaïs!

TONTAINE

Madame demande si vous avez été content de son portrait et de son bouquet?

CHATEAUGREDIN

Enchanté, mes enfants!...

TONTAINE

Faut mettre le bouquet dans l'eau.

Elle le met dans la première potiche de la console.

CAUCHOIS

Prenant le portrait.

Faut accrocher Madame...

Il monte sur une chaise devant le secrétaire.

TONTAINE

Voyant le portrait d'AMELIE.

En face de cet autre.

CHATEAUGREDIN

A part.

En face de ma femme!...

CAUCHOIS

Tiens! une autre jeune dame?...

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Du tout ! vous vous trompez ! c'est ma tante Hérissart !

CAUCHOIS

J'allais le dire!

Il accroche le portrait au-dessus du secrétaire et redescend.

TONTAINE

Nous savons bien que Monsieur est incapable de faire des traits à Madame... qui est si belle!

CAUCHOIS

Et si mélancolique quand elle ne voit pas Monsieur!

Montrant le portrait d'Anaïs.

Regardez donc!...

CHATEAUGREDIN

Il fait très bien!

A part.

Quand ils seront partis, je le cacherai quelque part... sous mon matelas!

TONTAINE

Madame donne ce soir un grand dîner pour votre fête...

CHATEAUGREDIN

Parbleu! c'est moi qui l'ai commandé... à mon restaurant!... Savez-vous si elle aime le turbot?...

CAUCHOIS

Ah! Monsieur, elle n'aime que vous!

CHATEAUGREDIN

On portera le dîner chez elle à six heures.

TONTAINE

Et il en est... cinq... Il faut que j'aille mettre mon couvert!...

CHATEAUGREDIN

Et moi, achever ma toilette. Cauchois, j'ai besoin de toi... pour me donner un coup de fer...

CAUCHOIS

Volontiers, monsieur Ludovic!... Tontaine, vous savez que Madame désire offrir du Champagne à Monsieur?...

FELICITE

A part, riant.

Tiens!... Monsieur en papillotes!...

Elle entre dans la chambre de gauche.

CHATEAUGREDIN

Seul.

Plus de doute!... elle a reçu ma lettre et elle arrive... quelle scène!

AMELIE

Entrant.

Enfin, nous voilà!...

CHATEAUGREDIN

Chère amie, quelle aimable surprise!

AMELIE

Embrasse-moi !

CHATEAUGREDIN

L'embrassant, à part.

Elle n'a rien reçu!

HERISSART

Bonjour, mon neveu.

ENSEMBLE

Il n'a pas l'air malin

SECRETAIRE DE MADAME.

AMELIE

C'est moi! Ah! loin de toi Quelle était ma souffrance! Que le jour Du retour Est doux après l'absence!

CHATEAUGREDIN

C'est toi! Je te revois! Ah! quelle heureuse chance! Que le jour Du retour Est doux après l'absence!

HERISSART

Chez moi Je me revois... Ah! quelle heureuse chance! Que le jour Du retour Est doux après l'absence!

Regardant CHATEAUGREDIN.

Tiens ! vous avez du papier sur la tête!

CHATEAUGREDIN

Tressaillant.

Oh !...

Il arrache ses deux papillotes.

AMELIE

Tu t'es fait friser?... Pourquoi ça?...

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Pour rien! pour ma fête!... C'est ma fête!

HÉRISSART

Quelle drôle d'idée!

AMELIE

Offrant un bouquet.

Vous voyez que je ne l'ai pas oublié!

CHATEAUGREDIN

Que tu es bonne!

AMELIE

Voyant l'autre bouquet, et surprise.

Ah!... On t'a déjà souhaité? …

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Oui... oui!C'est le portier!... ces gens-là... tu sais... pour avoir cent sous...

AMELIE

Mais c'est un bouquet de dix francs au moins!

CHATEAUGREDIN

Avec un sourire forcé.

Bah!... Eh bien!... je ne lui ai donné que cent sous... ça lui apprendra!

AMELIE

Qui a mis son bouquet dans l'autre potiche.

J'ai bien des reproches à vous faire, Monsieur... me laisser sans lettre...

CHATEAUGREDIN

Tu ne l'as pas reçue?... elle t'a croisée!... Je t'expliquais cette diable d'affaire Lognon... Figure-toi que ces chinois d'avoués...

HERISSART

Lorgnant le portrait d'Anaïs.

Oh! la belle femme!...

AMELIE

Se retournant.

Un portrait!...

CHATEAUGREDIN

A part.

Sapristi !...

AMELIE

Qu'est-ce que c'est que ça?...

CHATEAUGREDIN

Balbutiant.

Ça?... C'est... c'est un Rembrandt... pour ma fête!

HERISSART

Oui : je reconnais la touche du grand maître.

AMELIE

Un Rembrandt!

CHATEAUGREDIN

Pour rompre la conversation.

Mais donne-moi donc tes paquets... tes cartons!..

Il les prend.

Je vais les porter dans ta chambre...

AMELIE

Ne prends pas la peine...

A part.

Il a un air tout singulier !

FELICITE

Revenant de la chambre.

Madame, faut-il faire à dîner?

AMELIE

Faire à dîner?... il est bien tard... Est-ce qu'on ne t'apporte pas tous les jours ton repas du restaurant voisin?...

CHATEAUGREDIN

Si!...

AMELIE

Eh bien!... nous nous contenterons de ton ordinaire...

A FELICITE.

Vous irez demander le dîner de Monsieur...

FELICITE

Bien, Madame...

Elle sort par le fond.

CHATEAUGREDIN

A part.

Bigre!... et l'autre!... qui compte dessus!

Il remonte pour rappeler FELICITE.

AMELIE

Qu'as-tu?...

CHATEAUGREDIN

Redescendant et balbutiant.

C'est... qu'il y a du turbot!... aimes-tu le turbot?...

AMELIE

Sans doute.

HERISSART

Moi, j'en raffole...

CHATEAUGREDIN

Chargé des paquets et des cartons.

Oh ! Alors, très bien !... Je craignais que vous n’aimassiez pas le turbot... mais du moment que vous aimez le turbot...

A part.

Et l'autre!...

CHATEAUGREDIN

Rassure-toi, je n'ai plus rien : Ma crainte était puérile. Vous aimez le turbot? très bien! N'en parlons plus; je suis tranquille.

AMELIE et HERISSART

Rassure-toi, va! ne crains rien : Pourquoi ce trouble inutile? Notre repas sera très bien. Mon cher ami, sois donc tranquille.

(CHATEAUGREDIN entre dans la chambre à gauche.)


Scène VI

HERISSART, AMELIE puis CAUCHOIS,AMELIE,

,

A elle-même.

Je ne l'ai jamais vu comme cela... que s'est-il donc passé en mon absence?...

Elle remonte et regarde vers la chambre. HERISSART ,assis à la place où était CHATEAUGREDIN pendant qu'on le coiffait, et lorgnant le portrait.

Quand je dis un Rembrandt, j'ai des doutes... Je penche pour un Murillo.

CAUCHOIS

Rentrant par la droite, troisième plan, avec son fer à papillotes, et pinçant une mèche d'HERISSART qu'il prend étourdiment pour CHATEAUGREDIN.

Tout chaud!... tout chaud!

HERISSART

HERISSART jetant un cri.

Ah !

Il se lève en sursaut.

CAUCHOIS

Oh!!!

AMELIE

Se retournant.

Un inconnu !

HERISSART

Qu'est-ce que vous demandez ?...


CAUCHOIS

Alarmé.

Je... je viens prendre l'argenterie...

AMELIE

L'argenterie?

HERISSART

C'est un voleur!...

Voyant le fer à papillotes.

Et il a une pince!...

Appelant.

Mon neveu!!!

CAUCHOIS

A part.

C'est les Hérissart !...


Scène VII

LES MÊMES,CHATEAUGREDIN

Venant de la chambre, il a mis un habit.

Qu'y a-t-il?...

Voyant CAUCHOIS.

Oh!!!

AMELIE

Cet homme?

HERISSART

Le connaissez-vous?...

CHATEAUGREDIN

Oui... C'est Cauchois...

CAUCHOIS

Je suis Cauchois...

CHATEAUGREDIN

C'est un groom... que j'ai arrêté...

AMELIE

Un groom?...

HERISSART

Pour quoi faire?...

CHATEAUGREDIN

Pour me friser ..

CAUCHOIS

Voilà le 1er.

HERISSART

Tiens! c'est un fer à papillotes!

AMELIE

Mais nous n'avons pas besoin d'un groom...

CHATEAUGREDIN

Si !... d'abord on m'a donné de si bons renseignements ! paraît qu'il est très propre... Alors, je l'ai pris...

HERISSART

Tu as bien fait...

AMELIE

Eh bien! il faut l'occuper... qu'est-ce qu'il sait faire?...

CHATEAUGREDIN

Il sait friser...

CAUCHOIS

Je sais friser.

HERISSART

Mais on ne peut pas friser toujours...

AMELIE

A CAUCHOIS.

Mettez le couvert...

HERISSART

C'est ça! qu'il mette le couvert...

CHATEAUGREDIN

Allons, mets le couvert...

CAUCHOIS

Je veux bien mettre le couvert!... ous qu'est l'argenterie ?

AMELIE

Montrant la porte du fond.

Par là... dans le buffet.

CAUCHOIS sort un instant.

HERISSART

Ah! c'est donc pour ça qu'il voulait prendre l'argenterie...

CHATEAUGREDIN

Hein?... Oui!... c'était pour mettre le couvert.

HERISSART

J'avoue que je l'avais pris d'abord pour un voleur.


Scène VIII

LES MEMES,FELICITE

Entrant par le fond et portant, avec CAUCHOIS, une table servie et deux bougies allumées.

Madame, v'là le dîner du restaurant...

CAUCHOIS

Par ici, Mademoiselle...

Ils posent la table sur le devant à droite.

FELICITE

A part.

Qu'est-ce que c'est que ce grand escogriffe-là?...

Elle remonte vers la console et y pose des assiettes, puis elle sort par la droite, troisième plan.

AMELIE

Eh! mais... il est très bien, ton ordinaire!...

CHATEAUGREDIN

Embarrassé.

J'en garde un petit peu pour mon déjeuner.

HERISSART

Un turbot... pour toi seul?...

CHATEAUGREDIN

Là! j'étais sûr que vous n'aimiez pas le turbot... On va le remporter.

Il le prend pour le donner à CAUCHOIS.

HERISSART

S'en emparant.

Du tout!... je m'y oppose.

Il le replace sur la table.

AMELIE

Défiante.

En vérité, on jurerait que tu nous attendais...

CHATEAUGREDIN

Eh bien!... il y a du vrai... j'avais comme un pressentiment...

AMELIE

Allons... à table!...

HERISSART

A table!... Par le plaisir, par la gaîté, Que notre repas brille ; Non rien ne vaut, en vérité, Un repas de famille !

CHATEAUGREDIN

Debout à l'extrême gauche, à part.

Juste Ciel! quel embarras triste et lamentable! L'autre qui m'attend là-bas,les pieds sous la table !

HERISSART

Parlé.

Eh bien, mon neveu?

CHATEAUGREDIN

Parlé.

Me voilà! me voilà!

REPRISE CAUCHOIS,bas.

Monsieur... vous allez dîner?...

CHATEAUGREDIN

Bas.

Veux-tu te taire!...

Il s'assied; Cauchois sort, la serviette sur le bras.

AMELIE

A part.

Ils se parlent bas.

HERISSART

Servant le potage.

Allons donc, mon neveu!... Est-ce que nous ne sommes pas en appétit?...

CHATEAUGREDIN

Si fait !... si fait!

AMELIE

Ce serait bien extraordinaire... quand on a commandé pour soi., tout seul... un dîner aussi copieux!

CHATEAUGREDIN

D'un ton de victime.

Ah bien! est-ce qu'on va me faire la guerre pour mes repas, à présent!... on va me compter les morceaux...

AMELIE

Mais non !

HERISSART

Du tout!...

CHATEAUGREDIN

D'abord, c'était pour ma fête...

CAUCHOIS

A part.

Qu'est-ce que les autres vont manger?

On continue de manger.


Scène IX

LES MÊMES,TONTAINE

Entrant par le fond.

Monsieur, il est plus de six heures...

Voyant le monde.

Oh!

CAUCHOIS

Bas.

Chut! les Hérissart !...

CHATEAUGREDIN tousse, comme s'il avait avalé de travers.

AMELIE

Une bonne?...

HERISSART

D'où sort celle-là?

CHATEAUGREDIN

Toussant très fort.

Ah! que c'est bête!... elle m'a fait avaler de travers!...

Il tousse, HERISSART lui verse à boire.

AMELIE

Que voulez-vous?... qui êtes-vous?...

TONTAINE

Ahurie.

Madame... je... suis Tontaine.

CAUCHOIS

C'est Tontaine...

CHATEAUGREDIN

C'est Tontaine...

Il tousse.

AMELIE et HERISSART

Quoi... Tontaine?...

CHATEAUGREDIN

Oui! une bonne que j'ai arrêtée...

HERISSART

Comme le groom?...

CHATEAUGREDIN

Absolument...

CAUCHOIS

La même chose...

TONTAINE

Oui, Madame.

AMELIE

Mais nous avons déjà Félicité... je n'ai pas besoin de deux bonnes...

CHATEAUGREDIN

Si!... si! on m'a donné les meilleurs renseignements... elle est de Nanterre!...

AMELIE

A part.

C'est inconcevable!...

Haut.

Et que signifient ces paroles : « Monsieur, il est plus de six heures?... »

TONTAINE

Ça veut dire...

CHATEAUGREDIN

Ça veut dire qu'elle sait que je dîne à six heures... et elle venait me dire...

A TONTAINE.

Tu vois : nous dînons, ma fille... nous dînons... Donne-moi une assiette.

TONTAINE

Bas, lui donnant une assiette.

Madame attend son dîner, elle rage!...

CHATEAUGREDIN

A part.

Bien!...

Bas, à TONTAINE, lui donnant la soupière.

Porte-lui le potage... ce sera toujours ça!...

TONTAINE se sauve en emportant la soupière. Chateaugredin, prenant le plat de poisson comme pour se servir.

Comment trouvez-vous ce poisson, mon oncle?

HERISSART

Délicieux! Délicieux!

CHATEAUGREDIN

Bas, en donnant le plat à CAUCHOIS.

Sauve-toi...

CAUCHOIS

Bas.

Là-bas?

CHATEAUGREDIN

Bas.

Tu le retourneras pour faire croire qu'il est neuf!

CAUCHOIS retourne le turbot et se sauve en l'emportant. - A sa femme.

Ma chère amie, un peu de canard.

AMELIE

Merci.

CHATEAUGREDIN

Et vous, mon oncle?...

HERISSART

Volontiers, mais, auparavant, je retournerai au turbot.

CHATEAUGREDIN

A part.

Aïe!

Haut.

C'est indigeste.

HERISSART

Regardant sur la table.

Eh bien!... où est-il?

AMELIE

Regardant autour d'elle.

Et vos domestiques?...

CHATEAUGREDIN

Je ne sais pas !

HERISSART

Ils ont desservi sans qu'on le leur dise!

CHATEAUGREDIN

C'est un peu fort!

HERISSART

Sonne et tous trois appellent.

Cauchois! Tontaine! Cauchois! Tontaine!


Scène X

CHATEAUGREDIN,AMELIE,HERISSART,FELICITE

FELICITE entre, venant de la droite, troisième plan, apportant une bombe et un baba.

FELICITE

Accourant.

Qu'est-ce qu'il faut. Monsieur?

HERISSART

Le turbot.

FELICITE

Le turbot?

HERISSART

Appelez Cauchois... appelez Tontaine...

FELICITE

Je n'ai vu personne... je suis seule à l'office.

Elle pose la bombe et le baba sur la console, et passe au fond à droite.

AMELIE et HERISSART

Seule?

HERISSART

Et les autres?...

Il sonne et appelle avec Chateaugredin qui fait chorus avec lui.

Cauchois! Tontaine! Cauchois! Tontaine !

AMELIE entre à droite, troisième plan.


Scène XI

CHATEAUGREDIN,CAUCHOIS, HERISSART, FELICITE CAUCHOIS,

Venant par le fond.

Monsieur?...

HERISSART

Le turbot !

CAUCHOIS

Je ne sais pas.

HERISSART

D'où venez-vous?

CAUCHOIS

De la cave.

HERISSART

Alors, c'est Tontaine; elle nourrit peut-être un pompier.

HERISSART met du vin dans son verre et boit.

CHATEAUGREDIN

Oh! c'est invraisemblable! elle est de Nanterre!

CAUCHOIS

Bas, et vite à CHATEAUGREDIN.

Madame est furieuse... si vous n'y allez pas, elle va venir !

CHATEAUGREDIN

Bigre! j'y vais!

Prenant la bombe.

J'emporte la bombe, ça la calmera...

CAUCHOIS

Prenant le baba et suivant.

Et moi, le baba!

Il disparaît par le fond avec CHATEAUGREDIN.


Scène XII

AMELIE, HERISSART, FELICITE, puis LE PORTIER,AMELIE

Rentrant.

Impossible de trouver cette fille...

Voyant que son mari a disparu.

Où est-il donc?

HERISSART

Comment! Partis!...

AMELIE

Eh bien ! mon oncle, que dites-vous de tout cela ?

HERISSART

Emportant avec FELICITE la table au fond devant la cheminée.

Je dis que c'est inimaginable!... et que je n'aime pas dîner comme cela!

FELICITE sort à gauche.

LE PORTIER

Entrant par le fond et apportant une caisse de voyage.

Madame, v'là un bagage qu'on apporte du chemin de fer.

AMELIE

C'est bien!... Posez cela.

LE PORTIER

Qui a posé la caisse près du secrétaire, regardant le portrait d'Anaïs.

Oh! C'est frappant!... c'est frappant!

AMELIE

Vivement.

Vous connaissez cette dame?

LE PORTIER

Parbleu!... C'est madame de Ripincel... Rue de Trévise, 12...

Il sort par le fond


Scène XIII

AMELIE,HERISSART,AMELIE

,

Rue de Trévise?

HERISSART

12!!! mais c'est la maison de ton mari.

AMELIE

Lui donnant son chapeau.

Mon oncle... prenez votre chapeau.

HERISSART

Pour quoi faire?

AMELIE

,

Très agitée.

Courez à notre maison... vous demanderez cette dame de Ripincel... vous la verrez... vous lui parlerez... et vous me direz ce que c'est que cette femme...

HERISSART

Mais sous quel prétexte me présenter?... Ah! je lui dirai que ses cheminées fument.

AMELIE

Allez! allez!

(HERISSART sort par le fond.)


Scène XIV

AMELIE puis CHATEAUGREDIN,AMELIE,

Seule et très agitée.

Il a une maîtresse ! plus de doute ! son trouble quand je suis arrivée... ces papillotes!... ce portrait!... on n'a pas l'habitude de décorer son salon du portrait de ses locataires... Mais je vais tout savoir... Je vais le confondre... l'accabler par des preuves... le...

Allant vers la fenêtre.

Mon oncle ne peut tarder...

CHATEAUGREDIN

Rentrant par le fond, essoufflé, une serviette à sa boutonnière, et sans voir.

AMELIE

Ouf!... j'ai mangé un peu de turbot avec elle... ça ne l'a pas calmée...

AMELIE

Se retournant.

Lui!...

Se contenant.

D'où viens-tu?

CHATEAUGREDIN

Ahuri.

De la cave!

AMELIE

De...?

CHATEAUGREDIN

Oui!... pour chercher Tontaine... elle n'y est pas... je ne sais ce qu'elle a pu devenir...

AMELIE

Comme tu es essoufflé!

CHATEAUGREDIN

,

S'oubliant.

C'est que j'ai tant couru!

AMELIE

Comment ?

CHATEAUGREDIN

A part.

Pristi!

Haut.

Oui, j'ai cru que tu m'appelais.

AMELIE

Passant son bras dans le sien et câlinant hypocritement.

Ce pauvre Ludovic!...

CHATEAUGREDIN

De même.

Cette chère Lilie! As-tu de belles couleurs!... Les bains de mer t'ont fait du bien.

AMELIE

Oui, beaucoup.

CHATEAUGREDIN

Il faudra y retourner l'année prochaine.

AMELIE

Vivement.

Non pas!...

Tendrement.

Te quitter encore!... T'es-tu bien ennuyé pendant mon absence?

CHATEAUGREDIN

Involontairement.

Mais non!

Vivement.

Mais si!... Oh! Dieu! si tu avais reçu ma dernière lettre! qui t'a croisée... tu aurais vu... J'étais comme une âme en peine... exactement.

AMELIE

D'un ton très amical.

Oh! tu as su te créer des distractions...

CHATEAUGREDIN

Moi!

AMELIE

De même, lui montrant le portrait.

Enfin... tu achetais des tableaux...

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Un seul... comme objet d'art!

AMELIE

Et puis...

Changeant de ton et lui quittant brusquement le bras.

Tu me trompais indignement!...

CHATEAUGREDIN

Bondissant.

Hein!... par exemple! et avec qui?

AMELIE

Éclatant.

Avec votre locataire... votre madame de Ripincel!...

CHATEAUGREDIN

Criant.

C'est faux! Je prends l'univers à témoin que c'est faux!

AMELIE

Vous osez nier!...

CHATEAUGREDIN

S'efforçant de rire.

Mais c'est absurde!... une intrigue d'amour entre propriétaire et locataire! Est-ce assez invraisemblable?

AMELIE

Nous allons savoir la vérité! Mon oncle est en ce moment aux renseignements...

CHATEAUGREDIN

Chez qui?

AMELIE

Chez cette dame de Ripincel...

CHATEAUGREDIN

A part.

Crelotte !

AMELIE

Voyant HERISSART.

Et le voici !


Scène XV

AMELIE, CHATEAUGREDIN, HERISSART,AMELIE,

Eh bien?

HERISSART, secouant son chapeau.

Figure-toi qu'il pleut.

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Allez vous changer.

AMELIE

A son oncle.

Cette dame, vous l'avez vue?

HERISSART

Parfaitement... je sors de chez elle...

CHATEAUGREDIN

Interrompant.

Vous êtes trempé...

HERISSART

Je crois bien... je n'avais pas de parapluie!

AMELIE

Impatientée.

Mon oncle, parlez donc...

HERISSART

Eh bien! elle se levait de table comme j'entrais... une chose curieuse! elle a le même dîner que nous... même potage, même turbot, même bombe!

CHATEAUGREDIN

Ah bah!

AMELIE

Mais la femme... la femme? c'est bien l'original du portrait ?

HERISSART

Je ne sais pas... je n'ai regardé que la bombe.

AMELIE

Avec dépit.

Oh!

Elle remonte et met son chapeau et son châle.

CHATEAUGREDIN

A part.

Quelle chance!

HERISSART

Mon ami, je vais me changer.

En sortant.

Est-ce curieux! absolument la même bombe!...

Il sort à droite, premier plan.


Scène XVI

AMELIE,CHATEAUGREDIN, puis FELICITE, CHATEAUGREDIN,

Voyant qu’AMELIE met son châle et son chapeau.

Où vas-tu ?

AMELIE

Je vais moi-même chez cette dame.

CHATEAUGREDIN

Amélie!...

FELICITE

Entrant par le fond.

Monsieur, il y a là une dame qui demande à vous parler.

CHATEAUGREDIN

Une dame?

AMELIE

Vivement.

Son nom ?

FELICITE

Madame de Ripincel.

CHATEAUGREDIN

Je n'y suis pas!

AMELIE

Faites entrer.

CHATEAUGREDIN

Foudroyé.

Oh!

AMELIE

Enfin, je vais la voir!

CHATEAUGREDIN

Hors de lui.

Rentre chez toi!Je le veux!Je le veux!!

AMELIE

Indiquant sa chambre.

Soit! mais je serai là... près de cette porte... et je ne perdrai pas un mot de votre conversation...

CHATEAUGREDIN

Comment! Amélie!...

AMELIE

Pas un mot!...

Elle rentre dans sa chambre, à gauche, premier plan.


Scène XVII

CHATEAUGREDIN, HERISSART,CHATEAUGREDIN

Je suis un mari perdu !

HERISSART

Entrant par le fond, à lui-même.

Je viens de passer un habit.

CHATEAUGREDIN

A part.

Mon oncle!... du toupet!

Haut.

Ah! c'est vous, madame de Ripincel !

HERISSART

Plaît-il?

CHATEAUGREDIN

Criant.

J'en ai appris de belles sur votre compte!... Votre conduite plus que légère fait rougir ma maison !

HERISSART

Ma conduite?...

CHATEAUGREDIN

Vous rentrez tard... quelquefois même pas du tout.


Scène XVIII

LES MÊMES,AMELIE

,

Rentrant et se tenant près de la porte.

HERISSART

Mais, mon neveu !

CHATEAUGREDIN

Avec force.

Taisez-vous! vous n'êtes qu'une biche!

HERISSART

Une biche?

CHATEAUGREDIN

Apercevant AMELIE, à part.

Ma femme !... oye !... oye !...

AMELIE

Voilà donc la comédie que vous jouez?

CHATEAUGREDIN

Je vais t'expliquer...

AMELIE

Assez!... puisque cette dame est là... c'est moi qui vais lui parler.

CHATEAUGREDIN

Voulant l'arrêter.

Amélie !

AMELIE

Sortant.

Laissez-moi, Monsieur!

Elle sort par le fond.


Scène XIX

CHATEAUGREDIN,HÉRISSART

Qu'est-ce que c'est que tout ça ?

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Sauvez-moi!... cette dame, dites que c'est pour vous: qu'elle est votre maîtresse!

HERISSART

Monsieur!

CHATEAUGREDIN

Puisque vous êtes veuf!... il y va de ma vie!... jetez-vous à ses pieds, tutoyez-la! Embrassez-la...

HERISSART

Qui ça?

CHATEAUGREDIN

Allez! ou je me fais sauter la cervelle!

HERISSART

Ah! mon Dieu! il est fou!


Scène XX

LES MÊMES,AMELIE,CHATEAUGREDIN

Ma femme!...

AMELIE

Entrant en éclatant de rire.

Ah! ah! ah! ah! que la jalousie nous rend parfois ridicules!

CHATEAUGREDIN

Stupéfait.

Hein?

AMELIE

Riant.

Soixante-dix ans, un chapeau orange et une verrue..

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Sur le nez!!!

A part.

La mère! c'était la mère!!!

AMELIE

Elle venait nous donner congé !

HERISSART

Regardant le portrait.

Mais, ce portrait...

CHATEAUGREDIN

Vivement.

Je l'avais fait saisir pour mes termes.

HERISSART

Ce n'est pas là une femme de soixante-dix ans!

AMELIE

En effet.

CHATEAUGREDIN

C'est quand elle était jeune; la verrue a poussé depuis.

AMELIE

Mais pourquoi cette comédie avec mon oncle ?

CHATEAUGREDIN

D'un ton digne et sévère.

Amélie, tu étais jalouse... j'ai voulu te donner une leçon !

AMELIE

Ainsi, tu me jures que pendant mon voyage...

CHATEAUGREDIN

Je le jure!

A part.

C'est ici qu'une craque est un devoir sacré.

Haut.

Ah! quel malheur que tu n'aies pas reçu ma lettre à Trouville... la dernière... j'étais inspiré... je t'y disais les choses les plus frétillantes!

AMELIE

Sois tranquille, on me la renverra !

CHATEAUGREDIN

Hein?

HERISSART

Tirant une lettre de sa poche.

Tiens! Le portier vient de me la remettre.

CHATEAUGREDIN

A part.

Nom d'un petit bonhomme! ma lettre à Anaïs!

AMELIE

Voyons !

CHATEAUGREDIN

Donne ! je vais te la lire !

AMELIE

Non! éclaire-moi!

(CHATEAUGREDIN va chercher un flambeau.)

Voyons comment tu écris quand tu es inspiré.

Elle décachette la lettre.

CHATEAUGREDIN

A part.

Sacredieu! moi qui l'appelle «mon petit lézard bleu! »

HERISSART à AMELIE

.

Lis-nous ça tout haut.

AMELIE

,

Lisant.

« Mon petit lézard bleu... »

CHATEAUGREDIN met le feu à la lettre. Tous trois poussent un cri. AMELIE laisse tomber la lettre; CHATEAUGREDIN met le pied dessus.

CHATEAUGREDIN

Ah! maladroit que je suis!

AMELIE

Quel dommage !

CHATEAUGREDIN

Console-toi! je la sais par cœur... je te la réciterai ce soir avec remarques, commentaires et... additions.

HERISSART

Mes enfants... j'ai très mal dîné, si nous allions souper au restaurant?

AMELIE

Ah oui!... aux Champs-Elysées, chez Ledoyen.

CHATEAUGREDIN

Oh! Non, pas chez Ledoyen!..

A part.

Le garçon me reconnaîtrait.

HERISSART

Chez Véfour : nous prendrons du turbot.

CHATEAUGREDIN

Ah! Oui!... c'est une bonne idée!...

A part.

Ça fera trois!

Haut.

C'est moi qui régale!

Allant au secrétaire et puisant dans le sac, à part.

Le reste de ma tante Lognon!... ma femme en aura un petit morceau...

Comptant.

Quarante-trois sous! c'est peu!

Avec emphase.

Mais, du moins, ceux-là je pourrai les manger sans remords !

Entre nous, plus de nuage, et que l'amour, désormais. Ramène dans le ménage et le bonheur et la paix !

CHATEAUGREDIN

Au public.

Tandis qu'au loin, sur les plages, Vous désertez vos maris, Mesdam's, craignez les naufrages Qu'ils peuvent faire à Paris! Entre nous... etc.


Scène FIN