Henri Didier (p. 9-55).

CHAPITRE PREMIER


SA VIE



Steventon


La vie de Jane Austen fut courte, simple, tranquille, dépourvue de tout événement extraordinaire. On n’y trouve ni aventure dramatique ni anecdote piquante à raconter, et il faudrait son fin talent pour donner beaucoup d’intérêt aux menus incidents d’une existence si bourgeoise, dont les épisodes les plus marquants sont la mort d’un père déjà âgé et trois déplacements dans un rayon peu étendu.

Elle naquit le 16 Décembre 1775, à Steventon, village du Hampshire, près de la petite ville de Basingstoke. Le Hampshire est l’un des comtés les plus plaisants de l’Angleterre ; il n’a rien de particulièrement remarquable, mais le climat y est doux et tempéré, et ses paysages sont délicats. Les ondulations harmonieuses de ses coteaux souvent ensoleillés encadrent agréablement les sinuosités de vallées fertiles, où courent de riantes petites rivières.

Au bas de l’un de ces coteaux, Steventon étale ses maisonnettes en briques, dans un site modeste mais vivant de champs bien cultivés, que découpent un treillis de grandes haies fleuries de clématite sauvage. Des bouleaux élancés et des ormes aux formes vigoureuses ombragent les sentiers bordés d’aubépines, et, de place en place, quelques bois de haute futaie dressent leur masse sombre et rompent heureusement des lignes un peu monotones.

Des petits jardins égaient chaque cottage et font l’orgueil d’une population aisée et bienveillante.

À la fin du xviiie siècle, une maison plus importante que les autres s’élevait à l’extrémité du village, vers la vallée. Elle était entourée d’un grand jardin, presque un parc, où, suivant la mode du temps, les fleurs se mêlaient sans prétention aux légumes et aux arbres fruitiers ; au sud, une terrasse, ombragée d’ormes et de chênes, se continuait par des pentes de gazon. C’était l’habitation du recteur de la paroisse, Mr. George Austen, homme distingué et esprit raffiné. Il descendait d’une vieille et honorable famille du Kent ; resté orphelin et sans fortune à l’âge de huit ans, il avait pu faire ses études à Oxford, grâce à la libéralité d’un oncle riche ; il s’y était distingué à la fois par ses succès universitaires et par la délicatesse de ses traits qui lui avait valu le surnom de « Le joli Proctor ». à sa sortie d’Oxford, son oncle acheta pour lui la cure de Deane, et un cousin, Mr. Knight, lui donna celle de Steventon. Les deux paroisses étaient distantes d’environ quinze cents mètres et comprenaient trois cents âmes au plus.

Sa femme, Cassandra Leigh, fille du directeur du Hampden College, était la nièce du Dr. Theophilus Leigh, qui fut longtemps à la tête du Balliol College, et jouissait de la réputation d’homme d’esprit parmi les lettrés de son temps. L’une de ses petites filles nous la dépeint comme une petite femme vive, spirituelle, quelque peu originale. Pendant les premières années de son mariage, elle portait constamment une robe amazone rouge ; et elle attachait, paraît-il, une immense importance à la forme du nez des gens, le sien étant d’un profil aristocratique qu’elle avait eu le bonheur et la fierté de transmettre à ses enfants. Elle était instruite, écrivait des lettres délicieuses et causait avec esprit, sans toutefois interrompre, malgré la présence des visiteurs, le raccommodage des bas de la famille ; la couture et le jardinage étaient en effet ses deux occupations préférées.

Mr. et Mrs. Austen s’étaient d’abord installés à Deane ; mais en 1771, ils vinrent habiter Steventon, dont le presbytère, plus spacieux, convenait mieux à une large famille. Ils augmentaient en prenant quelques pensionnaires les revenus des deux cures. Le Recteur pouvait ainsi tenir un certain rang, donner des réceptions aux meilleures familles du voisinage, et avoir un équipage, ce qui était indispensable, car les conventions ne permettaient pas aux dames de la société de s’aventurer sur les chemins ; ceux-ci étaient d’ailleurs en si mauvais état que deux robustes chevaux avaient beaucoup de peine à tirer de leurs ornières boueuses le moindre carrosse. Entre temps, les deux chevaux de Mr. Austen servaient à la culture. Il avait une sorte de petite ferme avec trois vaches, un troupeau de moutons, quelques porcs ; et l’aménagement de son bétail constituait sa distraction favorite.

L’intérieur du presbytère était ni plus ni moins confortable que les autres maisons de la classe aisée de cette époque : de grandes pièces avec de petites fenêtres, des plafonds sans corniches aux poutres apparentes et la plupart du temps simplement blanchies à la chaux, de hautes cheminées, peu de tapis, un mobilier aux lignes raides. Les Austen possédaient un piano, un luxe peu commun alors à la campagne. La bibliothèque devait être assez riche, car lorsque Mr. Austen quitta Steventon, il vendit pour dix-sept-cent-cinquante francs de livres, et ses filles et lui conservèrent certainement leurs ouvrages préférés.

Mrs. Austen avait donné à son mari six fils et deux filles. La famille était très unie ; père, mère, frères et sœurs vivaient en parfaite intelligence, appréciaient les plaisirs de la bonne société, savaient goûter les satisfactions d’une vie honnête et tranquille. La vie était gaie au presbytère ; on y faisait de la musique, on y chantait, on y dansait et l’on y riait beaucoup ; tout cela sans extravagance,

car tous étaient des esprits calmes et modérés, grands observateurs des convenances et décidés à ne jamais s’écarter des saines règles de la respectabilité anglaise.

Les Austen étaient en excellents termes avec les gens du village, mais sans intimité. Les familiers du presbytère, quelques pasteurs des environs, le principal médecin de Basingstoke, le représentant de la circonscription à la Chambre des Communes, constituaient avec Mr. Austen et sa famille un petit clan bourgeois, un peu orgueilleux de sa supériorité matérielle et intellectuelle sur les fermiers du voisinage.

L’avant-dernière des enfants, Jane, était une fillette vive, enjouée, spirituelle, de bon caractère, aimante et aimée de ceux qui l’entouraient. Elle adorait sa sœur Cassandra, son aînée de trois ans, et Mrs. Austen prétendait que si on condamnait celle-ci à avoir la tête coupée, Jane insisterait pour partager son sort. Aussi, lorsque Cassandra fut mise en pension à Reading, non loin de Steventon, il fallut laisser Jane l’y accompagner, quoiqu’elle fût trop jeune pour en tirer aucun profit. C’était d’ailleurs une très agréable pension. La directrice, Mme Latournelle, une vieille dame avec une jambe de bois et qui persistait à s’habiller à la mode de sa jeunesse, trottinait toute la journée autour de ses élèves, veillant plus à leur santé qu’à leur instruction. Les jeunes filles étaient traitées avec toute l’indulgence possible, gambadaient à leur aise pendant de longues heures dans un grand jardin bien ombragé ; et les règlements étaient assez élastiques pour permettre d’aller dîner à l’auberge avec les frères ou les cousins de passage. Il semble bien que l’établissement ressemblait beaucoup à celui que Jane Austen décrit dans Emma : « Ce n’était ni un séminaire, ni une de ces institutions qui se vantent, en de longues phrases d’une niaiserie pleine d’affectation, de donner en même temps qu’une instruction de premier ordre, une éducation raffinée, basée sur de nouveaux principes et de nouvelles méthodes, et où les jeunes filles doivent payer très cher pour perdre leur santé et développer leur vanité ; mais une de ces bonnes, vieilles, honnêtes pensions, où une quantité modérée de connaissances était fournie à un prix raisonnable, et où les parents pouvaient se débarrasser de leurs enfants et les laisser pêcher à leur guise quelques bribes d’instruction sans crainte de les voir tourner en prodiges. »

Naturellement, quand Cassandra quitta la pension, Jane retourna avec elle à Steventon, trop tôt pour avoir beaucoup profité de l’enseignement de la bonne Mme Latournelle.

Ce fut surtout à la maison paternelle que Jane développa son instruction. Elle y trouva un milieu raffiné où la conversation brillante, solide et spirituelle, était toujours conduite en une langue parfaitement correcte. Mr. Austen se rappelait avec plaisir ses succès à Oxford, il continuait à s’intéresser au mouvement littéraire de l’époque, et dirigeait lui-même les études de ses fils. L’aîné, James, était également un esprit cultivé, versé dans la littérature classique, et il paraît avoir exercé une influence heureuse sur sa sœur, en orientant sainement ses lectures. Les réparties piquantes de Mrs. Austen et de son quatrième fils Henry venaient égayer les entretiens trop sérieux. Il faut ajouter à ce petit groupe intellectuel Edward Cooper, un neveu de Mrs. Austen, hôte assidu de Steventon Rectory, et qui écrivit plus tard divers ouvrages religieux estimés.

Souvent, pendant que sa femme et ses filles raccommodaient les vêtements ou s’occupaient de travaux d’agrément, le recteur ou l’un de ses fils lisait à haute voix Shakespeare, Cowper, Crabbe et les livres à la mode. Les lettres de Jane nous apprennent que « tous étaient grands amateurs de romans et ne s’en cach aient pas » ; et, bien que le père fut pasteur et que deux des fils fussent destinés à le devenir, ils n’étaient pas de ces prétendus gens sérieux qui trouvent trop futiles « ces ouvrages où sont déployés les plus grandes facultés de l’intelligence, dans lesquels la plus profonde connaissance de la nature humaine, les plus heureuses descriptions de ses variétés, les plus vivantes effusions de l’esprit et de l’humour sont offertes au monde dans le langage le plus choisi » [1].

Jane admirait tout particulièrement Richardson ; elle l’avait lu et relu, elle se rappelait les moindres gestes de Sir Charles Grandison, et parlait de ses héroïnes comme de véritables amies. Elle connaissait et aimait les œuvres de Fielding, de Goldsmith et de Francis Burney. Les extraordinaires romans mélodramatiques de Mrs. Radcliffe triomphaient alors ; il n’était pas permis à une jeune personne de la société de les ignorer ; il fallait pouvoir parler dans les réunions mondaines de Basingstoke de toutes les énigmes des Mystères d’Udolpho, et prévoir avec ses amies ce que cachaient les chambres secrètes des vieux châteaux du Rhin. Jane les lisait, mais pour s’en moquer et pour en tirer l’amusante satire de L’Abbaye de Northanger. Elle parle sans respect du Spectator : « cette volumineuse publication dont presque chaque article ne pouvait que dégoûter, soit par le fond, soit par la forme, une personne de goût » [2]. Mais elle prenait grand intérêt aux ouvrages de Johnson ; les poésies de Scott et de Cowper la ravissaient, et Crabbe était son favori, à tel point que sa plus haute ambition, disait-elle, aurait été d’être Mrs. Crabbe. Cet enthousiasme pour un poète sans grande originalité et sans grand sentiment poétique surprend un peu ; il est probable que Jane appréciait surtout dans les descriptions de son poète favori cette même recherche de la note vraie, de l’exactitude des détails qu’elle devait apporter elle-même à la peinture de la vie provinciale. Elle s’intéressait à l’histoire, et la sécheresse de livres comme Military Police and Institutions of the British Empire ne la rebutait pas. Elle parlait parfaitement le français et lisait l’italien ; cependant on ne peut découvrir ni dans ses œuvres ni dans ses lettres aucune influence d’auteurs étrangers. Elle paraît avoir ignoré toute la littérature ancienne, grecque et latine. En somme, sa science littéraire se réduisait à la connaissance des auteurs anglais les plus réputés sur lesquels une personne de bonne éducation devait pouvoir placer quelques mots dans la conversation. Mais elle ne les avait pas parcourus en femme du monde qui cherche à se donner un léger verni littéraire, elle les avait lus et relus avec recueillement, étudiés avec application, chéris avec passion.

Malgré son grand amour pour Richardson, Cowper et Crabbe, Jane n’était ni une pédante revêche et maussade, ni une rêveuse sentimentale. Plus encore que ses livres, elle aimait les réunions mondaines, les bals, la toilette, les parties de campagne, et elle ne détestait pas un petit bout de flirt honnête, pour en rire ensuite avec Cassandra. Cette distraction ne devait pas lui manquer ; car, si nous en croyons les portraits que nous tracent son frère Henry et son neveu Mr. Austen-Leigh, elle était une fort jolie personne : une brunette aux yeux noisette, clairs et vifs, avec des cheveux bouclant naturellement, un teint délicatement rosé, le nez et la bouche fins et bien formés, grande, mince, souple, l’allure décidée et gracieuse, pleine de jeunesse, de vie et de santé. Ce qui frappe surtout dans un portrait dessiné par sa sœur Cassandra, c’est la magnifique expression des yeux largement ouverts, tandis que les lèvres, un peu pincées, semblent retenir une des malicieuses remarques de l’original. Sa voix était douce, elle chantait agréablement et jouait du piano avec un certai n talent.

On comprend qu’avec de telles chances de succès, une jeune fille aime le monde. Aussi Jane ne manquait aucun des bals qui se donnaient tous les mois dans la grande salle publique de Basingstoke, et où toutes les familles aisées du voisinage étaient invitées. Il fallait supporter le pénible trajet de Steventon à la ville, par les froides nuits d’hiver, le long des routes noires, défoncées et boueuses, et le retour surtout devait paraître interminable. Mais cela comptait peu pour l’intrépide danseuse qu’elle était, et pourvu qu’elle eut le bonheur de rencontrer des cavaliers sachant observer la mesure, point sur lequel elle était très difficile, elle ne songeait, en revenant au Rectory, qu’au plaisir du bal suivant, ou riait en elle-même à la pensée de tel détail amusant, qu’elle conterait dans sa lettre du lendemain à Cassandra souvent absente.

C’était en effet les incidents du bal qui, pendant tout un mois, allaient alimenter la conversation dans l’isolement des résidences de campagne. C’était là que se développaient les flirts, que s’ébauchaient les mariages, et la lutte pour les préséances y prenait parfois des proportions bouffonnes. Chacun y avait son rang bien déterminé suivant sa position sociale, et certaines danses et certaines figures étaient strictement réservées aux personnes les plus notables de l’assemblée. Celles-ci ne brillaient pas toujours par leur distinction ou leurs connaissances ; et un riche propriétaire ne craignait pas de demander tout haut à Mr. Austen : « Vous qui connaissez toutes ces affaires-là, dites nous donc si c’est Paris qui est en France ou la France qui est dans Paris ? Ma femme et moi nous ne sommes pas d’accord là-dessus [3]. » Ces réunions mensuelles du « tout Basingstoke » devaient offrir maints sujets de rire intérieurement à la malicieuse fille du recteur.

Dans le long intervalle qui séparait les bals de Basingstoke, la famille Austen se transformait en troupe dramatique, et jouait de petites comédies en vogue, auxquelles James Austen ajoutait des prologues et des épilogues pleins d’esprit. Le salon servait de théâtre en hiver ; en été on préférait une grange qui pouvait recevoir un plus grand nombre d’invités, choisis parmi les amis de la famille. La principale actrice était Mme de la Feuillade, nièce de Mr. Austen, mariée à un comte français, une charmante femme plus parisienne qu’anglaise, et à laquelle Jane était redevable de sa parfaite connaissance du français. La jeune comtesse faisait les délices de ses cousins par sa vivacité, sa gaieté et son talent de comédienne. Les répétitions favorisaient les flirts ; et quelques années plus tard, quand les terroristes l’eurent rendue veuve, la jolie Mme de la Feuillade épousa Henry Austen, le quatrième fils du recteur. C’est sans doute le souvenir du théâtre d’amateurs de la maison paternelle qui, vingt ans plus tard, inspirait à Jane Austen, l’idée de grouper autour d’une comédie de salon, les rivalités des personnages de Mansfield Park.

Mais littérature, théâtre, toilettes, et parties de plaisir n’empêchaient pas la future romancière d’être une parfaite femme d’intérieur. Elle excellait dans tous les petits ouvrages féminins et Mrs. Austen était très fière d’avoir une fille qui savait tout faire. « Maman désire que je te dise que je suis une très bonne ménagère » écrit Jane à sa sœur Cassandra en 1798. « Je le fais volontiers, car je crois que c’est là mon point fort, et je vais t’en donner la raison. J’ai toujours soin de servir les choses que j’aime particulièrement ; c’est d’après moi, le principal avantage de s’occuper du ménage. J’ai eu quelques blanquettes de veau et j’aurai un haricot de mouton demain. Nous allons bientôt tuer un cochon ». On voit que l’existence au presbytère

était toute patriarcale, et que Jane ne faisait pas la dégoûtée devant les réalités de la vie pratique.

C’est au milieu d’occupations si yariées qu’elle va trouver le temps d’écrire ses romans. Elle avait commencé dès l’âge de douze ans à composer des petits contes, puis des petites comédies, et elle les soumettait à la critique de ses frères quand elle était sûre qu’aucune grande personne ne pouvait la surprendre. C’était en général des parodies des pièces de théâtre ou des romans à la mode, et, d’après quelques spécimens qui nous sont parvenus, ces essais ne manquaient pas d’esprit. Plus tard, elle regretta d’avoir perdu à ces productions enfantines un temps qui aurait été mieux employé à une étude plus approfondie des classiques ; et, dans une lettre écrite en 1817, elle conseille à une jeune nièce, qui voulait marcher sur les traces de sa tante et lui soumettait ses premiers essais, de ne plus écrire avant d’avoir seize ans.

À partir de 1792, elle ébauche quelques romans épistolaires dans la forme de Sir Charles Grandison et d’Evelina. L’un d’eux, intitulé Elinor et Marianne, repris plus tard et complètement transformé, devint Raison et Sensibilité. Un autre, Lady Susan, a été publié dans le mémoire que Mr. Austen-Leigh a consacré à sa tante. On n’y trouve rien qui puisse faire présager les prestigieuses œuvres qui vont suivre. Ce n’est évidemment qu’un exercice de débutante, et Jane Austen aurait été navrée de le voir livré au public. Le sujet semble d’ailleurs un peu scabreux pour une toute jeune fille élevée dans un presbytère. L’héroïne est une femme d’une beauté et d’un esprit éclatants mais de conscience élastique qui conduit simultanément deux intrigues amoureuses, l’une avec un homme marié, l’autre en rivalité avec sa propre fille. Il est vrai qu’elle n’éprouve que des déboires, et qu’on peut ainsi considérer l’histoire comme très morale. On sent que Jane est à ce moment sous l’influence de Richardson ; elle n’a pas encore trouvé sa voie et elle se contente d’imiter. Mais elle ne va pas tarder à développer toute sa personnalité. En octobre 1796, elle commence un roman d’une forme toute différente de ses précédents essais, et, du premier coup, à vingt et un ans, elle nous donne un chef-d’œuvre. Orgueil et Préventions, dont le premier titre fut Premières Impressions. Elle s’est aperçue qu’elle a près d’elle une mine inépuisable d’où elle peut tirer des trésors d’ironie et d’humour : la société de Basingstoke. Comme elle possède une acuité d’observation prodigieuse, sans effort, instinctivement, en s’amusant, elle a déjà groupé et emmagasiné dans son cerveau tous les détails de caractère, petits ridicules, petites manies, petites passions, petits vices, petites vertus, que peut offrir à ses yeux de jeune fille le champ restreint de la vie provinciale. Dans les bals et les réceptions qu’échange le recteur avec les notabilités des environs, elle rencontre toujours les mêmes personnages ; mais elle a le loisir de les examiner à fond, d’étudier leurs manières, leurs tics, leur langage. En bavardant, en dansant, en flirtant, elle note la vanité du gros propriétaire, membre du Parlement, la bonhommie narquoise du petit bourgeois lettré, les bévues de l’ancienne commerçante enrichie, l’importance prétentieuse des femmes de pasteurs, les manœuvres des jeunes filles et des mères pour pêcher le mari riche, la suffisance impertinente des jeunes gens.

Le nombre des caractères est limité et ils ne brillent par aucune qualité extraordinaire ; mais Jane préfère cela. Le cadre plus étroit lui permet de donner plus de fini à sa peinture. Ses romans ne sont pour elle qu’une distraction, un dérivatif à la monotonie des passe-temps provinciaux ; et elle n’éprouve pas le besoin d’aller chercher dans des milieux étrangers une documentation disparate et forcée, destinée à réveiller artificiellement l’intérêt du lecteur.

Elle travaille dans un petit boudoir attenant à la chambre qu’elle partage avec Cassandra. C’est le domaine privé des deux sœurs. Pour tout mobilier quelques chaises, les ustensiles de dessin de Cassandra, le piano de Jane et son bureau, un tout petit bureau d’acajou, où l’on peut mettre rapidement sous clé les minuscules feuilles de papier qui constituent le manuscrit de Premières Impressions ; car, souvent les amies montent directement, sans se faire annoncer, et il faut que personne ne se doute que la fille de l’honorable Recteur écrit des romans ; cela est très mal vu dans la société de Basingstoke, et Jane tient énormément à la considération de son petit cercle.

Bientôt le secret de Jane devient celui de toute la maison ; et, à l’heure du thé, si aucun étranger ne s’introduit dans l’intimité familiale, on ne manque jamais de demander à Jane des nouvelles de Mrs. Bennet ou de Lady Catherine de Bourgh, comme s’il s’agissait de voisins en chair et en os. Tous les personnages des livres de la petite sœur sont maintenant de véritables connaissances pour la famille, qui se réjouit de leurs bonheurs et compatit à leurs souffrances. Gaiement, sans se faire prier, toute reconnaissante de ces marques d’attention pour ses héros, qui lui semblent exister réellement et à qui elle réserve une petite place dans son cœur, Jane donne les derniers renseignements sur les querelles d’Elisabeth et de Darcy, conte les récentes platitudes de Mr. Collins.

Elle a deux confidents plus intimes, sa sœur Cassandra qu’elle consulte sur les moindres choses et son frère James qui l’aide de ses conseils d’homme dégoût et d’érudition. Ainsi, dès le début, elle a l’heureuse fortune de se trouver dans un milieu sympathique, assez lettré pour s’intéresser à ses efforts et la critiquer avec discernement, dont les encouragements ont leur valeur, mais d’autorité littéraire insuffisante pour entraver le développement du génie naturel de la jeune auteur par des théories d’école et de groupe.

Après la lecture du dernier feuillet de Premières Impressions, il n’y eut qu’un cri à Steventon Rectory pour proclamer que des héros si intéressants ne pouvaient rester ignorés du public. Mr. Austen céda très volontiers au désir général, et, en novembre 1797, il écrivit à l’un des principaux éditeurs de Londres, Mr. Cadell, pour lui proposer « le manuscrit d’un roman en trois volumes ayant à peu près la longueur d’Evelina de Miss Burney ». Il offrait de payer les frais de publication si Mr. Cadell ne voulait pas en courir les risques, et se disait prêt à envoyer immédiatement le manuscrit sur le moindre mot d’encouragement. L’éditeur avait probablement déjà trop lu d’ouvrages en trois volumes inspirés d’Evelina, il ne voulut pas perdre de nouveau son temps, et, comme effrayé, par retour du courrier, il refusa l’honneur de publier, même aux frais de l’auteur, le livre qui allait devenir le plus célèbre des chefs-d’œuvre de Jane Austen.

Il ne faut pas trop s’en étonner ; ce fut un peu la faute de Mr. Austen ; s’il eut envoyé le manuscrit, l’éditeur, dès la première page, eut reconnu qu’il était tout différent des insipides productions dont l’accablaient les innombrables imitatrices de Miss Burney.

Ce fut sans doute une déception pour Jane, mais elle en prit tranquillement son parti ; elle ne se crut pas un génie méconnu, et s’inclina devant ce qu’elle considéra comme la sagesse d’un homme compétent. Elle mit Premières Impressions sous clé, dans un tiroir ; il y resta seize ans. Le principal pour elle était que la société de Basingstoke ne sut rien de son échec, et heureusement le secret avait été bien gardé.

Elle ne renonça pas pour cela à écrire ; elle y trouvait trop de plaisir, et l’amusement de créer et de faire mouvoir son petit monde fictif était une récompense suffisante de son travail. En novembre 1797, aussitôt après son insuccès auprès de Mr. Cadell, elle reprend son roman épistolaire Marianne et Elinor et le transforme complètement. Cela devient Raison et Sensibilité qu’elle termine dans le courant d’une année, et le manuscrit va tenir compagnie à Premières Impressions dans le fond du tiroir de son bureau. Puis elle commence aussitôt L’Abbaye de Northanger qui traîne un peu plus longtemps, jusqu’en 1803.

Ce petit désappointement ne lui avait rien fait perdre de sa bonne humeur. Elle préférait encore les parties de plaisir à la littérature, et, comme elle était jolie, amusante et gracieuse, les invitations ne manquaient pas. Il n’y a pas une lettre à sa sœur Cassandra où elle ne mentionne un bal, avec le nom de tous ses danseurs et les moindres détails de ses toilettes. « Il y a eu vingt danses et je les ai dansées toutes » écrit-elle avec une satisfaction enfantine en 1799.

Mr. Austen approchait de soixante-dix ans ; il avait besoin de repos, et il était inquiet au sujet de la santé de sa femme. Celle-ci se plaignait souvent de divers malaises, peut-être avec un peu de complaisance, comme semble l’indiquer une lettre, ni très charitable, ni très respectueuse, de Jane à Cassandra : « Ma mère continue à se bien porter, elle a bon appétit, elle dort bien, mais elle se plaint de temps en temps d’asthme, d’hydropysie, d’une pleurésie, et d’une maladie de foie ». Le recteur se décida donc à prendre sa retraite. Il choisit pour nouvelle résidence Bath, la ville d’eau à la mode en Angleterre à la fin du xviiie siècle.

Jane, ayant été récemment absente de Steventon, ne connaissait rien des intentions de ses parents. Un jour, comme elle rentrait d’une promenade avec Cassandra, sa mère leur annonça que leur père et elle avaient résolu de partir pour Bath dans un délai assez court. Ce fut un tel choc pour Jane qu’elle s’évanouit. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle quittait Steventon. Les deux sœurs étaient souvent invitées à passer quelques semaines chez leurs frères déjà mariés, chez des oncles ou des cousins. En 1796, elle avait fait un assez long voyage en compagnie de deux de ses frères pour aller visiter son frère Edward à Rowling, dans l’Est du comté de Kent. C’était juste avant de commencer Orgueil et Préventions, et c’est probablement le souvenir de son voyage qui lui a fait placer dans ce comté le domaine de Lady Catherine de Bourgh. Elle avait été à Bath, où résidait un de ses oncles du côté maternel, Mr. Leigh Perrot ; une autre fois, elle avait accompagné, avec sa mère, son frère Edward et sa femme qui allaient y passer un mois. Elle s’y était fort amusée, et nous retrouvons ses impressions dans L’Abbaye de Northanger, qu’elle écrivit à son retour.

Mais ce n’étaient que des absences passagères, avec la certitude de retrouver bientôt son cher Steventon, ses charmants bouquets d’arbres, le grand jardin si bien ombragé, le petit boudoir si intime, avec son piano et le bureau familier qui renfermait tous ses secrets. Il allait falloir abandonner tout cela pour les étroites et sèches maisons d’une ville. Jane adorait la campagne, jouissait en artiste des fins paysages du Hampshire, et elle était navrée de quitter le petit village natal, où elle avait été si heureuse.

Mais une longue mélancolie ne lui convenait guère. Elle trouva vite de bonnes raisons pour être satisfaite du changement. Les bals de Basingstoke n’étaient plus ce qu’ils étaient autrefois ; la bande joyeuse dont elle faisait partie s’était dispersée ; les frères s’étaient envolés dans toutes les directions, faisant brillamment leur chemin dans la vie, mais laissant un peu solitaire la maison paternelle. James l’aîné, était tout près d’eux, à Deane, et servait de vicaire à Mr. Austen ; mais sa femme n’était pas alors en très bons termes avec la famille de son mari, et l’écartait autant que possible de Steventon Rectory. Le second fils, George, dont l’existence vient de nous être révélée par le livre de MM. W. et R. A. Austen-Leigh, est un personnage assez mystérieux. Il paraît avoir été affligé d’une infirmité qui obligea la famille de le tenir à l’écart. Bien qu’il ait vécu plus de soixante ans, on ne rencontre son nom dans aucune lettre de ses frères et sœurs, de ses neveux et nièces, et jusqu’en 1913, il est complètement passé sous silence dans les diverses biographies de Jane Austen. Edward, le troisième fils, avait été adopté par un cousin riche, Mr. Knight, le même qui avait offert la cure de Steventon à son père ; il habitait tantôt à Godmersham, dans le comté de Kent, près des parents de sa femme, tantôt à Chawton, non loin de Steventon ; et il invitait souvent ses sœurs à passer quelques semaines dans l’une ou l’autre de ses riches propriétés. Les deux frères cadets étaient marins, pourchassaient les vaisseaux de la République Française ; ils avançaient rapidement en grade, gagnaient honneurs et fortune en participant aux prises avantageuses de navires marchands, et envoyaient de temps en temps quelque broche ou quelque collier d’or à Jane et à Cassandra. Le quatrième frère, Henry, ne savait pas trop ce qu’il voulait faire ; il avait toujours en vue des entreprises qui n’aboutissaient jamais ; il songeait à être soldat, à partir aux colonies, occupait pendant quelques années le poste de receveur général de l’Oxfordshire, le quittait pour s’intéresser dans une banque qui faisait bientôt faillite, puis il finissait comme pasteur. Cela ne l’empêchait pas d’être le meilleur des frères, celui que Jane préférait ; il l’aida beaucoup dans ses négociations avec les éditeurs. Il était très spirituel, écrivait avec finesse, et c’est à lui que nous devons la première biographie de Jane Austen dans la courte préface de la première édition de L’Abbaye de Northanger.

Il n’y avait donc plus au presbytère que Jane et Cassandra

auprès de Mr. Austen, vieilli, et de leur mère qui s’écoutait un peu trop et tournait à la malade imaginaire. Aussi, à la réflexion, Jane trouve que Steventon a perdu une partie de ses attraits, et elle écrit bientôt : « Je suis de plus en plus réconciliée avec l’idée de notre départ. Nous avons vécu assez longtemps ici ; les bals de Basingstoke sont en pleine décadence ; il y a quelque chose d’intéressant dans le tohu-bohu du déménagement, et la perspective de passer nos prochains étés à la mer ou dans le pays de Galles est réellement charmante. Nous allons maintenant connaître pour quelque temps la vie des femmes de marins et de soldats que j’ai souvent enviée. »

L’excitation des préparatifs de départ distrayait Jane. Elle avait beaucoup à faire, car Cassandra était en visite chez son frère Edward. James Austen remplaçait son père, il apportait son mobilier à Steventon. Mr. Austen ne pouvait songer à emmener à la ville ses vaches, ses moutons et ses porcs ; Mrs. Austen et ses filles se souciaient peu de s’installer à Bath dans des meubles démodés ; on se décida donc à tout vendre, bétail et mobilier, même les livres, même le piano de Jane. On ne garda que son bureau et les lits, qu’en bons provinciaux ils supposaient plus confortables que ceux de la ville.

Tout cela ne donna pas une bien grosse somme. Jane avait estimé le tout à cinq mille francs ; mais dans ses lettres à Cassandra, elle se montre déçue du résultat de la vente. Enfin, le 4 mai 1801, une chaise de poste, où l’on avait entassé d’abondantes provisions, emmena Mrs. Austen et Jane à Bath. Elles étaient chargées de trouver une maison. Mr. Austen et Cassandra ne devaient venir que plus tard, lorsque la famille serait assurée d’un logis.



Bath et Southampton.


Mr. Leigh Perrot, le frère de Mrs. Austen, avait offert à sa sœur et à sa nièce de s’installer chez lui, pour procéder tranquillement à leur nouvelle installation. Ce n’est qu’après de longues recherches qu’elles trouvèrent, à Sydney Place, une petite maison ensoleillée, donnant sur de jolis jardins et convenant à la fois à leurs exigences et à leur bourse. Une plaque encastrée dans le mur rappelle aujourd’hui que Jane Austen a habité là. C’était l’un des endroits les plus animés et les mieux fréquentés de la ville ; dans le parc, en face d’eux, on donnait souvent des concerts et des feux d’artifices ; un parfait contraste avec la tranquillité de Steventon !

Le mobilier acheté et mis en place, Jane n’eut plus alors qu’à songer aux brillantes soirées des Rooms. Le premier bal la désappointa un peu ; elle fut toute déconcertée de voir au milieu de l’immense salle du casino de l’époque quatre pauvres couples de danseurs que contemplaient une centaine de personnes. Mais c’était la fin de la saison, et Jane devait retrouver un peu plus tard l’animation et la gaîté qui l’avaient séduite quelques années auparavant. L’autoritaire et beau Nash, le dictateur qui, en réglementant tyranniquement le cérémonial de ses bals et de ses fêtes, avait donné à Bath sa réputation d’aristocratie, était mort depuis plusieurs années. Mais l’étiquette qu’il avait établie continuait à régner, et Bath restait la plus fréquentée des villes où s’amuse la bonne société. Seize mille baigneurs, nombre énorme pour l’époque, y passaient chaque année, l’emplissant de gaîté et de mouvement. On y rencontrait les types les plus divers : de jeunes et de vieux beaux, des reines de l’aristocratie et du théâtre, des clergymen en retraite, des vieilles filles riches à la recherche d’un semblant d’émancipation tardive, d’anciens commerçants fortunés avides de frôler le grand monde. Pour divertir ses visiteurs, Bath prodiguait pendant quelques mois la musique, les illuminations et les feux d’artifices. Cette joyeuse animation plaisait à Jane ; elle aimait à circuler dans les rues, à entendre autour d’elle le brouhaha de cette foule en fête, les salutations échangées parmi les rires, les cris des marchands de journaux et de « muffins » ; ses yeux s’égayaient aux toilettes claires et extravagantes et au luxe des équipages. Elle avouait franchement son plaisir et se moquait des gens qui « affectent de dédaigner Bath et cependant y reviennent tous les ans, allongent leur séjour autant qu’ils le peuvent, et ne s’éloignent que sous la contrainte d’une absolue nécessité ». La municipalité de Bath a récompensé, en 1912, cette grande affection de Jane pour la ville d’eaux en lui élevant un buste au milieu de la grande salle de la Pump Room.

À côté de l’aristocratie et des Londoniens à la mode, Jane retrouve aussi le petit monde auquel elle appartient, le seul qu’elle aime réellement, le seul où elle se sent heureuse. Elle revoit, transporté dans un milieu différent, mais pas assez étranger pour le transformer, le petit groupement de familles de pasteurs et d’aristocratie campagnarde qui fréquentait Steventon Rectory. Elle y reconnaît tous les types qu’elle a eu tant de plaisir à étudier ; ils reforment à Bath la petite société de Basingstoke. Ils sont même plus amusants ici qu’à la campagne ; l’exubérance de cette vie plus libre fait saillir davantage leurs petits ridicules, met en relief leur vanité, leurs jalousies, leur vantardise. Jane continue à les observer et à suivre leurs petites intrigues, mais elle n’écrit plus. Elle n’en a pas les loisirs ; elle fréquente assidûment les Rooms et fait des connaissances de passage ; cela entraîne des visites cérémonieuses à recevoir et à rendre. Il faut donc s’occuper de toilette, et rien ne dévore les heures comme la dentelle, la soie, et les chiffons, surtout à Bath où les boutiques, bien autrement achalandées qu’à Basingstoke, offrent tant de tentations, tant de suggestions à transformer une robe ou un chapeau en un nouveau petit chef-d’œuvre, sujet d’interminables lettres à Cassandra. Toutes ces réalités des devoirs mondains lui font oublier Darcy, Elisabeth, Elinor et Marianne, toute la petite société fictive, fille de son imagination et qu’elle a tant chérie.

Cependant, en 1803, elle songea à faire paraître l’Abbaye de Northanger, dont les premiers chapitres ont précisément pour cadre les brillants salons de la Pump Room. On croyait jusqu’ici, d’après le mémoire de Mr. Austen-Leigh, qu’elle s’était adressée à un éditeur de Bath. Mais les derniers documents fournis par MM. W. et R. A. Austen-Leigh semblent prouver que le manuscrit, portant alors le titre de Susan, fut proposé à MM. Crosby et Cie de Londres, au cours d’un séjour qu’elle fit chez son frère Henry, Jane ne voulant pas faire connaître son nom, ce fut Mr. Seymour, l’homme d’affaires de Henry Austen, qui se chargea de la négociation.

Mr. Crosby en offrit deux cent-cinquante francs que Jane accepta avec joie. La somme était minime, mais c’était un commencement ; elle n’avait plus qu’à attendre l’effet que ferait son livre sur le public. Elle attendit longtemps ; elle n’eut même jamais le plaisir de le voir à la devanture des libraires. Avant d’envoyer le manuscrit à l’imprimeur, l’éditeur le relut, il changea d’avis, crut avoir fait une mauvaise affaire, et l’envoya rejoindre le tas des ouvrages sans intérêt et susceptibles de n’apporter que des déboires commerciaux.

Cette nouvelle déception semble avoir anéanti chez Jane Austen toute confiance en son talent, tout espoir de succès, et pendant de longues années elle ne s’assit plus à son petit bureau que pour sa correspondance avec Cassandra, ses amies et ses nièces. C’est probablement cette alternative d’espoir et de découragement qui lui fit entreprendre, puis abandonner un roman intitulé Les Watsons, dont on a retrouvé des fragments dans ses papiers, et qui d’après Mr. Austen-Leigh aurait été écrit à Bath.

Nous ne connaissons ces mésaventures de sa carrière d’écrivain que par les récits tardifs et souvent de seconde main de ses neveux et petits-neveux. Jusqu’en 1813, on ne trouve dans ses lettres aucune trace de ces échecs, aucune allusion, aucune plainte. Elle ne s’applique qu’à mentionner en détail les petits incidents qui égaient la société de Bath, les menus potins des Rooms, tous les plis de ses toilettes et de celles de ses amies, comme le ferait la plus insignifiante petite bourgeoise, la plus écervelée des mondaines.

Souvent l’une des deux sœurs, Jane ou Cassandra, allait passer quelques semaines chez l’un de leurs frères. Pendant cette séparation elles s’écrivaient assidûment, et c’est cette correspondance prime-sautière, pleine de confiance et d’abandon, qui nous renseigne le plus exactement sur le caractère si affectueux et les goûts si simples de la grande romancière. Nous y apprenons qu’elle a fait, avec ses parents, en 1804, un assez long séjour à Lyme, une plage à la mode, où elle paraît avoir pris autant de plaisir aux promenades dans les environs pittoresques et romantiques et aux longues rêveries devant la mer qu’à l’animation des bals. Le souvenir qu’elle en garda imprègne d’une délicate poésie l’un des meilleurs chapitres de Persuasion, écrit dix ans plus tard. Les habitants de Lyme sont fiers aujourd’hui de la visite que Jane Austen a rendu à leur ville, il y a plus d’un siècle, et ils montrent aux visiteurs la maison qu’elle a occupé.

La santé de Mr. Austen jetait une ombre sur les dernières joies de la jeunesse de Jane ; il s’affaiblissait de jour en jour, et, en 1805, il mourut. Il n’avait pas de fortune personnelle, les revenus des cures de Steventon et de Deane constituaient la plus grande partie de ses ressources. À sa mort, Mrs. Austen et ses deux filles durent se résoudre à un train de vie plus modeste ; elles abandonnèrent la maison qu’elles occupaient alors, et s’installèrent provisoirement dans un appartement meublé. Elles n’y restèrent que quelques mois. Puis, après d’assez longs séjours chez des parents, à Stoneleigh dans le Warwickshire et à Hamstall-Ridware dans le Staffordshire, elles se rendirent, à la fin de 1806, à Southampton, où elles prirent une maison en commun avec le capitaine Francis Austen et sa femme. Les autres frères aidaient d’ailleurs largement leur mère et leurs sœurs.

Leur nouvelle maison, vieille, mais confortable, était située au coin de Castle Square, en dehors des murs de la ville. Derrière, un grand jardin s’étendait jusqu’aux anciens remparts. C’était un quartier aristocratique ; en face d’eux, s’élevait le château aux créneaux moyenâgeux du marquis de Landsdowne, et l’une des distractions que les dames Austen offraient à leurs visiteurs était de regarder sortir et rentrer la Marquise, conduisant son léger phaëton attelé de huit poneys, chaque paire de taille et de couleur décroissante à mesure qu’ils s’éloignaient de la voiture, avec deux petits postillons à cheval sur les premiers.

Une amie, Martha Lloyd, résidait avec elles. On la considérait comme faisant partie de la famille, et plus tard elle épousa Francis Austen, veuf de sa première femme. Jane vécut là quatre ans, sauf les visites habituelles à Godmersham chez son frère Edward, et chez quelques autres parents.

Portsmouth était tout près ; elle y allait voir les navires de ses frères, et elle donne dans Mansfield Park une jolie description d’une promenade sur les remparts, par une belle journée de printemps. Elle fit connaissance par l’intermédiaire de Francis et Charles Austen avec quelques familles de marins. Mais la vie et les allures plutôt libres de cette société de grand port militaire paraissent lui avoir déplu. Habituée aux manières un peu précieuses d’une petite ville de province, elle trouve, ou du moins fait trouver à son héroïne Fanny Price, « les hommes grossiers, les femmes impertinentes, les unes et les autres mal élevés » [4].

Peut-être aussi, Jane, qui avait maintenant dépassé trente ans, ne prenait plus autant de plaisir aux réunions mondaines. Les hommages des jeunes gens allaient à de plus jeunes femmes ; sans en devenir aigrie, elle pouvait ressentir quelque amertume à cette transition d’une jeunesse très adulée à la sagesse forcée de l’âge mûr, et perdre quelquefois un peu de son indulgence. Si elle va encore aux bals, elle n’y danse plus que rarement. « Tu ne t’attends pas à apprendre que j’ai été invitée à danser, et pourtant cela est », écrit-elle en 1808, à Cassandra. Elle se considère comme une vieille fille et se met à en porter le petit bonnet traditionnel. Elle l’adopta même un peu plus tôt que ne l’exigeaient les mœurs du temps. Elle prétendait que c’était pour s’épargner la peine de se coiffer, mais l’excuse ne semble pas très sincère chez une femme aussi coquette. Ne serait-ce pas plutôt, qu’experte à saisir les ridicules d’autrui, elle avait une crainte extrême de prêter elle-même à rire, surtout par un travers aussi commun que l’obstination impuissante à rester toujours jeune ? Quoi qu’il en soit, elle dut se soumettre à l’inévitable avec une certaine philosophie, si c’est sa propre pensée que nous traduit Emma répondant à sa jeune amie Harriet. « Je ne suis pas effrayée de devenir une vieille fille ; je ne serai jamais une vieille fille pauvre, et c’est la pauvreté qui rend le célibat ridicule aux yeux du généreux public. On regarde toujours une femme seule avec un très petit revenu comme une vieille demoiselle maniaque et risible, destinée à servir de jouet et de risée à la jeunesse ; mais une femme seule et riche est toujours respectée, et on lui reconnaît le droit d’être aussi censée et aussi plaisante qu’une autre personne [5]. »

Or, si elles n’étaient pas très fortunées, Mrs. Austen et ses deux filles étaient loin d’être dans la gêne, et la générosité des fils et des frères, dont plusieurs avait une brillante position, leur permettait de tenir un rang dans la société et de vivre agréablement.

La présence de sa chère Cassandra aidait Jane à supporter tous les ennuis de la vie. Sa sœur était également restée célibataire. Elle avait aimé autrefois un pensionnaire de son père, et le jeune homme était fort épris d’elle. C’était un futur pasteur, plein d’esprit, de bonté et d’énergie. Déjà fiancés, ils attendaient pour se marier qu’un riche parent, Lord Craven, donnât, comme il l’avait promis, une des nombreuses cures de ses domaines, lorsque celui-ci partit aux Indes Occidentales et demanda à son cousin de l’accompagner comme aumônier d’un régiment. Il ne devait y rester que peu de temps, mais à peine arrivé, le jeune homme prit la fièvre jaune et mourut. Cassandra en resta inconsolable, et vécut désormais comme une veuve, avec le souvenir de son roman brisé. Ainsi l’existence des deux sœurs resta communes, de la naissance à la mort de Jane ; et jusqu’au dernier jour, elles partagèrent la même chambre, les même joies et les mêmes peines.

Les visites de toute une tribu de neveux et de nièces, qui les adoraient et qu’elles gâtaient, empêchaient les deux sœurs de sentir l’isolement et l’absence d’affections, ces angoisses de la vie des célibataires. La petite troupe d’enfants tourbillonnait du matin au soir autour des jupes de tante Jane, qui avait des manières si douces, qui riait toujours et racontait de si jolies histoires. Oui, les histoires c’était le fort de tante Jane ! Elle les variait à l’infini ; elle en avait de toutes simples, toutes courtes pour les petits, des longues et plus compliquées qui avaient une suite et duraient plusieurs jours pour les plus grands, contes de fées ou histoires qui auraient pu arriver, qu’on entendait nulle part ailleurs, que les vieilles nourrices n’avaient jamais dites, que les images des plus beaux livres ne racontaient pas. Puisque le public ne voulait pas de son esprit, elle le prodiguait à flots à ces petits bambins ; et les applaudissements des filletes et des garçonnets, plus connaisseurs que le prudent éditeur de Londres, éclataient si sincères et si bruyants, leur joie communiquait une telle expression de bonheur aux visages des papas et des mamans, qu’aucun succès littéraire n’aurait rendu plus heureuse la bonne tante Jane.

En 1809, lasse de ne pas voir paraître Susan (L’Abbaye de Northanger), elle écrit, ou plutôt fait écrire à Mr. Crosby, l’éditeur de Londres (La lettre n’est pas de son écriture et est signée M. A. D.) Elle le presse de publier le roman, propose de lui remettre un nouveau manuscrit au cas ou le premier serait égaré, et l’avertit que s’il tarde davantage, elle s’adressera à une autre maison. La réponse de Mr. Crosby est assez sèche : Susan est devenu sa propriété, il a le droit de le garder dans ses tiroirs si bon lui semble, et il s’opposera à sa publication par l’un de ses confrères. Jane semble avoir eu l’espoir qu’un incident fortuit, comme la perte du manuscrit, avait empêché le livre de paraître. Il lui est impossible maintenant de conserver cette illusion. L’éditeur l’a trouvé mauvais tout simplement. Cela n’est pas pour engager la jeune femme à reprendre la plume.

Sauf les fragments du roman Les Watsons, qui reste toujours inachevé, elle n’a rien produit depuis son départ de Stevenson. Ce n’est pas simple découragement. Après l’échec d’Orgueil et Préventions, elle a écrit Raison et Sensibilité, L’Abbaye de Northanger, et bientôt, dans le village de Chawton, elle va donner ses trois meilleurs livres. Il semble que l’atmosphère des villes engourdit ses facultés, que leur agitation et les multiples devoirs mondains qu’elles imposent ne lui laissent pas assez de tranquillité d’esprit pour ses minutieuses études de caractère. Il lui faut pour travailler le calme de la campagne et l’entourage des milieux qu’elle peint.

La littérature anglaise aurait ainsi perdu trois de ses plus magnifiques joyaux, si l’un des frères de Jane Austen ne lui avait assuré à partir de 1809, dans un petit village du Hampshire, l’existence paisible indispensable à l’élaboration de ses délicates histoires d’amour.



Chawton


La mort de Mr. Knight, son père adoptif, avait fait d’Edward Austen un grand propriétaire. Outre sa résidence habituelle de Godmersham Park dans le Kent, il possédait à Chawton, dans le Hampshire, un vaste domaine où, chaque année, il passait quelques mois. Il offrit à sa mère et à ses sœurs une maison sur l’une de ses deux propriétés, à leur choix. Elle préférèrent Chawton, plus près de leur cher Steventon. Mr. Edward Knight (il avait pris récemment le nom de son généreux parent) donna l’ordre d’agrandir et d’embellir un cottage qu’habitait son intendant. Il en fit une plaisante et confortable demeure, assez grande pour que Mrs. Austen put recevoir plusieurs de ses enfants à la fois. La maison donnait directement sur la route ; mais derrière, un grand jardin bordé d’aubépines et de seringas, avec un rideau de grands bouleaux, offrait un refuge frais et tranquille à l’abri du bruit et de la poussière. Les arbres fruitiers y foisonnaient, et le potager faisait les délices de la vieille Mrs. Austen qui, en prenant des années, avait oublié ses anciens malaises, et passait tout son temps à jardiner, fagotée comme une maraîchère.

Steventon n’était qu’à quelques milles, et Jane Austen[6] y remplissait toujours les fonctions de pasteur. Jane se retrouva dans le milieu où s’était écoulée sa jeunesse ; elle revit quelques connaissances qui avaient servi, sans qu’on put les y reconnaître, de modèles aux personnages de ses livres ; le vieux salon paternel lui rappela les heureux moments passés « à peindre sur son petit morceau d’ivoire avec son fin pinceau » [7] les délicieux portraits du tout Basingstoke. La vie calme de la campagne lui laissait plus de loisirs qu’à Bath et à Southampton ; elle relut ses premiers romans et les retoucha probablement. On sent en effet dans Orgueil et Préventions et dans Raison et Sensibilité plus de sûreté dans les développements et plus de maturité dans le style que dans L’Abbaye de Northanger publié sous sa forme primitive. Elle reprit confiance, et, comme Raison et Sensibilité n’avait encore été soumis à aucun éditeur, elle pensa qu’il pourrait recevoir un meilleur accueil que n’avait eu ses deux autres romans.

Elle hésita beaucoup avant de tenter cette nouvelle démarche, et son frère Henry raconte qu’il fallut les insistances de toute la famille pour la décider. Ce ne fut qu’en 1811, deux ans après son arrivée à Chawton, qu’elle présenta ou fit présenter Raison et Sensibilité à Mr. Egerton. éditeur à Londres. Il consentit à publier le roman, mais aux frais et risques de l’auteur. Jane accepta et se mit à faire des économies pour compenser la perte, si son livre n’avait pas de succès. Elle était maintenant fort impatiente de le voir paraître et elle envoya à différentes reprises son frère Henry presser l’imprimeur.[8] Elle eut bientôt le plaisir de corriger les épreuves, et avec quelle fièvre ! « Non», écrit-elle à Cassandra qui s’inquiète, « mes occupations ne m’empêchent jamais de penser à Raison et Sensibilité ; je ne puis pas plus l’oublier qu’une mère ne peut oublier son nourrisson ».

Le livre parut en juin 1811. Le frontispice portait :


RAISON ET SENSIBILITÉ
roman en trois volumes, par une lady,
imprimé pour l’auteur,
et publié par t. egerton. Whitehall.


Sans être éclatant, le succès fut suffisant pour décider l’éditeur à publier Orgueil et Préventions et cette fois à ses propres risques. Bientôt il envoyait à Jane trois mille sept-cent-cinquante francs qu’avaient produits la vente du roman. Cela dépassait les plus brillantes espérances de Jane et elle trouva « que c’était une bien grosse somme pour si peu de peine » [9]. Elle fut même effrayée de la faveur du public. Elle craignait pour sa tranquillité et Cassandra dut écrire à tous les membres de la famille de ne révéler à personne le nom de la Lady, auteur de Raison et Sensibilité. Bien plus, sentiment incroyable chez un auteur, Jane se réjouit d’apprendre que son livre a été attribué à une certaine Miss Hamilton, célébrité éphémère de l’époque, qui peut-être protesta avec indignation.

Tout contribuait maintenant au bonheur de Mrs. Austen et de ses deux filles. Elles étaient près du reste de la famille, en contact avec les anciens amis ; les frères réussissaient dans leurs carrières ; les petits neveux et nièces grandissaient en bonne santé, donnaient déjà de brillantes espérances. On était surtout fier des deux marins qui marchaient rapidement vers le grade d’amiral, et c’était une satisfaction délicieuse pour les dames our les dames Austen de parler aux visiteurs des récentes promotions et des avantageuses prises de navires marchands français. Sans doute la vieille maman aurait bien voulu raconter aussi les succès de sa fille, mais Jane ne le permettait pas, et, lorsque Orgueil et Préventions parut au commencement de 1813, on se contenta d’écrire sous le titre Par l’auteur de Raison et Sensibilité. Il y avait seize ans qu’il était écrit.

Encouragée par la réussite de Raison et Sensibilité, Jane avait commencé, en 1812, un nouveau roman Mansfield Park. Elle était maintenant moins bien installée pour travailler qu’à Steventon ; elle n’avait plus de boudoir personnel où se retirer à l’abri des indiscrets. On avait installé son petit bureau d’acajou, toujours le même, dans un coin du grand salon. C’est là qu’elle écrit ses nouveaux romans sur ses toutes petites feuilles de papier faciles à cacher. À l’autre bout du salon, les grandes personnes de la famille causent ou font leur partie de cartes ; autour d’elle ses neveux et nièces discutent, babillent et jouent. C’est au milieu de ce bruit que Jane s’amuse à dessiner les délicieuses figures de Fanny Price, de Mary Crawford, de Sir Thomas et Lady Bertram, invente toutes les malicieuses intrigues de tante Norris. Le brouhaha de la conversation et des jeux ne la gêne pas, elle accueille gentiment, sans impatience, les confidences que viennent lui faire les enfants sur leurs plaisirs ou leurs disputes. Elle ne croit pas faire une œuvre si importante que ce soit un crime de venir troubler son inspiration. D’ailleurs les gestes et le langage de ses personnages sont si bien imprimés dans son esprit qu’ils réapparaissent nets, exacts, vivants, au moindre appel de la mémoire. Et c’est ainsi qu’elle laisse couler presque au fil de la plume les dialogues piquants et les réflexions ironiques d’Emma et de Mansfield Park. Mais qu’une visite arrive, les précieux papiers disparaissent comme par enchantement dans le tiroir prestement

fermé ; et, après s’être assurée d’un coup d’œil inquiet que l’une de ses petites feuilles ne s’est pas envolée et ne va pas la trahir, Jane est la première à faire les honneurs de la maison.

L’Abbaye de Northanger restait toujours méprisé parmi les manuscrits de rebut, chez Mr. Crosby, l’éditeur de Londres. Il n’y avait pas de raison pour qu’il reçut maintenant un accueil moins favorable de Mr. Egerton que ses deux aînés. Henry Austen alla proposer à Mr. Crosby de lui rembourser les deux-cent-cinquante francs qu’il avait versés, contre la remise du manuscrit. L’éditeur, enchanté de recouvrer une somme passée depuis longtemps à ses profits et pertes, accepta avec empressement. Lorsqu’il eut le roman entre les mains, Henry Austen eut la cruauté d’informer le maladroit commerçant que L’Abbaye de Northanger et Raison et Sensibilité étaient du même auteur, et qu’en croyant réparer un mauvais marché il venait de manquer une excellente affaire. Jane fit un peu comme Mr. Grosby, elle garda le manuscrit dans ses tiroirs, et se contenta de rédiger une préface où elle prévenait le lecteur que dans l’intervalle de treize années écoulées depuis la rédaction du roman « les lieux, les manières, les livres, et les opinions avaient considérablement changé ». Mais elle n’exprime cependant aucune velléité de remanier le livre. Il ne fut publié qu’après sa mort en 1818.

Elle préférait probablement s’occuper de ses nouveaux romans, dont elle était plus satisfaite. Mansfield Park par « l’auteur de Raison et Sensibilité et d’Orgueil et Préventions parut en juillet 1814. Le public l’accueillit très favorablement, et dès le mois de novembre de la même année la première édition était épuisée. Jane paraît avoir eu alors quelques difficultés avec Mr. Egerton, car elle confie la deuxième édition à un autre éditeur Mr. Murray.

Malgré les précautions de Jane, quelques personnes réussirent à percer son anonymat. Son frère Henry, ayant été soigné par le chirurgien du prince régent, le nom de Jane Austen arriva aux oreilles de Son Altesse royale. Le prince envoya Mr. Clarke, le bibliothécaire de Carlton House, porter ses félicitations à l’auteur d’Orgueil et Préventions et l’autorisation de lui dédier l’un de ses prochains livres. Jane proposa Emma qu’elle terminait.

Mr. Clarke, de sa propre initiative, ou sur les instructions du prince, crut devoir suggérer comme sujet d’un nouveau roman : « La vie, le caractère et les enthousiasmes d’un pasteur qui partage son temps entre la capitale et la campagne » [10]. La réponse de Jane nous montre sa modestie et la clairvoyance avec laquelle elle appréciait son propre talent :

« Je suis très honorée « écrit-elle », que vous me pensiez capable de peindre un tel pasteur, mais je vous assure que je ne le suis pas. Je serais peut-être à la hauteur des parties comiques des caractères, mais non des parties sérieuses, enthousiastes et littéraires. La conversation d’un tel homme doit porter sur les sciences et la philosophie, et je n’en connais rien ; tout au moins, à l’occasion, elle doit être bourrée de citations qu’une femme qui, comme moi, a peu pratiqué les auteurs de son pays, serait totalement incapable de fournir. En tout cas, une éducation classique, une connaissance approfondie de la littérature anglaise, ancienne et moderne, me semble tout à fait indispensable à la personne qui entreprendrait de donner une idée de votre pasteur ; et je crois que je peux me vanter, avec toute la sincérité possible, d’être la plus ignorante et la moins instruite des femmes qui aient jamais osé écrire [11]. »

La récusation est catégorique ; cependant, elle ne rebute pas le courtisan ; il tient à éclairer Jane de ses conseils,

et, comme le futur mariage de la princesse Charlotte et du prince Léopold, dont il est le secrétaire particulier, est l’événement du jour, il suggère « qu’un roman historique mettant en lumière la gloire de l’auguste maison de Cobourg, serait tout à fait d’actualité » [12]. Mais Jane a l’esprit critique trop développé pour se laisser pousser dans une voie dangereuse, et sa réponse est aussi ferme que spirituelle :

« Je comprends très bien qu’un roman historique sur la maison de Cobourg pourrait être susceptible de plus de profit et de popularité que mes peintures de la vie domestique dans un petit village. Mais je ne puis pas plus écrire un roman historique qu’un poème épique. Il m’est impossible de me mettre sérieusement à écrire un roman sérieux, à moins que ce ne soit pour sauver ma vie. Et s’il me fallait entreprendre cette tâche, et s’il m’était interdit de ne jamais m’y moquer ni de moi ni des autres, je suis sûre qu’il me faudrait être pendue avant d’avoir fini le premier chapitre. Non, je dois m’en tenir à mon propre style et aller mon propre chemin, et quoique je puisse n’y jamais plus réussir de nouveau, je suis convaincue que dans tout autre, je rencontrerais un insuccès complet [13]. »

Mr. Clarke n’insista plus. Il n’était d’ailleurs pas le seul à prétendre guider la romancière de ses conseils. Jane Austen a laissé dans ses papiers le « Plan d’un roman d’après des suggestions venues de différents côtés », et le nom des inspirateurs est mentionné en marge. Voici ce que donnait la combinaison de tous ces avis compétents :

« L’héroïne est fille d’un pasteur qui a beaucoup vécu à la cour et s’est retiré à la campagne avec une petite fortune. Elle est sans défaut, d’une beauté parfaite, pourvue de toutes les qualités imaginables… Son père et elle ne peuvent jamais rester plus de vingt jours au même endroit, par suite des persécutions d’un jeune homme sans principes et sans cœur, fou d’amour pour l’héroïne, et qui la poursuit avec une ténacité impitoyable. À peine établis dans une partie de l’Europe, ils doivent la quitter pour une autre, faisant constamment de nouvelles connaissances et s’en séparant aussitôt. Naturellement cela permettra de décrire une large variété de caractères. Mais il ne devra y avoir aucun mélange des qualités ; les bons seront parfaits sous tous les rapports ; les méchants seuls auront des défauts et des vices ; ils seront entièrement dépravés et corrompus ; c’est à peine s’ils ressembleront à un être humain. Dès le début, l’héroïne rencontre le héros, qui est naturellement la perfection même ; seul, un excès de délicatesse l’empêche d’avouer son amour. Partout où elle va, un homme tombe amoureux d’elle, et elle reçoit de nombreuses demandes en mariage. Souvent enlevée par le anti-héros, elle est sauvée par son père ou par le héros. Souvent obligée de mettre ses talents à profit pour gagner son pain et celui de son père, continuellement trompée et frustrée de ses gains, elle est réduite à l’état de squelette, et, de temps en temps, elle meurt de faim. À la fin, bannis de toute société civilisée, chassés du plus humble cottage, ils sont forcés de se retirer au Kamtschatka, où le pauvre père, à bout de forces, sentant sa dernière heure approcher, se laisse tomber sur le sol, et après quatre ou cinq heures de tendres avis et de paternels conseils à sa pauvre enfant, expire au milieu d’une enthousiaste tirade sur la littérature et d’invectives contre ses persécuteurs. L’héroïne reste quelque temps inconsolable, puis regagne en se cachant son pays natal. Plus de vingt fois, elle manque de tomber aux mains de l’anti-héros. Enfin, au moment précis où elle tourne le coin d’une rue pour l’éviter, elle tombe dans les bras du héros lui-même, qui venant de se débarrasser de ses scrupules, se mettait à sa recherche [14]. »

Jane ne s’amusait pas moins à noter les appréciations dépourvues de flatterie qu’émettaient sur ses ouvrages des connaissances encore ignorantes de la vraie personnalité de l’auteur. C’était souvent peu encourageant ; ses deux premiers volumes étaient traités de parfaites stupidités, on reprochait à Mansfield Park de manquer d’originalité, Emma était dépourvu d’intérêt, et son style pauvre. Elle n’était guère plus gâtée dans les articles de critique qui exprimaient, en général, plus d’indifférence que de sympathie. L’admiration de quelques contemporains illustres ne parvint pas jusqu’à la modeste maison de Chawton. Jane lut les louanges anonymes de la Quarterly Review, mais elle ne sut jamais qu’elles étaient de Sir Walter Scott. Elle se montra même un peu choquée que Mansfield Park y fut passé sous silence, et elle s’en plaint dans une lettre à Cassandra. C’est la seule fois qu’on peut découvrir chez elle une trace d’amour-propre d’auteur. En général, elle se montre naïvement satisfaite des appréciations favorables, et ne laisse paraître aucune amertume des critiques injustes.

Jamais femme ne fut moins bas-bleu. On raconte que Mme de Staël, de passage à Londres, ayant manifesté le désir de connaître Jane Austen, ses hôtes prièrent « l’auteur d’Orgueil et Préventions de se rencontrer chez eux avec l’auteur de Corinne » . Jane aurait répondu que Miss Austen ne pouvait se rendre à une invitation ne s’adressant qu’à « l’auteur d’Orgueil et Préventions ». Si l’anecdote est d’une authenticité douteuse, la réponse qu’on prête à Jane Austen montre tout au moins l’idée que son entourage se faisait de son caractère et de son indifférence pour la popularité. Elle avait horreur de la curiosité des snobs pour l’écrivain en vogue : « Si je suis un animal étrange, je n’y puis rien, ce n’est pas ma faute », écrit-elle nerveusement au sujet d’une dame qui voulait lui être présentée. On est étonné, lorsqu’on parcourt ses lettres, de n’y trouver presque aucune allusion à ses romans. À part quelques conseils à une jeune nièce qui essayait de suivre les traces de sa tante et quelques lignes de satisfaction enfantine à propos de la publication d’Orgueil et Préventions, elle n’y parle jamais littérature. Elle n’eut comme correspondants ni écrivains célèbres ni critiques compétents avec qui discuter ses ouvrages, et elle resta constamment à l’écart des milieux littéraires.

Martha Lloyd avait suivi ses amies à Chawton, et la vie des quatre femmes était toujours aussi intime. On lisait à haute voix, en petit comité, les romans de Jane et ceux de la jeune Anna Austen. On discutait minutieusement les moindres actions des personnages, faisant une chasse acharnée aux improbabilités, veillant avec soin à ce que chacun, suivant son rang, respectât rigoureusement les préséances. Cassandra trouvait les histoires de sa nièce Anna trop décousues, elle insistait toujours pour une liaison rigoureuse entre les faits et pour la suppression des incidents inutiles, tandis que Jane plus indulgente, acceptait volontiers des détails superflus, quand ils étaient bien observés et spirituels.

On continuait aussi à s’intéresser aux personnages des livres déjà parus. On se demandait ce qu’ils étaient devenus, s’ils étaient heureux en ménage, si les parents riches, déçus dans leurs espérances, avaient pardonné. C’étaient de vieux amis auxquels Jane restait obstinément fidèle, malgré les nouveaux venus ; et lorsque, de passage à Londres, elle visitait un musée, elle ne manquait pas d’avertir Cassandra qu’elle y avait reconnu parmi les portraits quelques types de ses anciennes héroïnes.

Malgré les nouveaux romans en préparation, malgré le travail de correction des épreuves, Jane trouve toujours le temps de s’occuper de l’intérieur. Elle donne encore plus de soins à sa mère qui vieillit ; et elle reste pour ses neveux et nièces une camarade pleine d’entrain, la confidente préférée, prêchant avec humour la prudence et la réflexion à celles qui sont en âge de se marier, écrivant des lettres à l’envers pour amuser les enfants. C’est surtout elle qui égaie les réunions de famille, toujours prête à se mettre au piano pour faire danser les jeunes, à chanter une romance pour distraire ceux dont les années ont rouillé les jambes.

Les romans se succédaient régulièrement. Emma parut en décembre 1805[15], toujours sans nom d’auteur. Comme ses aînés, il trouva un accueil sympathique auprès d’un petit nombre d’esprits raffinés, sans soulever l’enthousiasme du public. Le moment était d’ailleurs assez peu favorable ; Walter Scott accaparait l’attention avec Waverley et Guy Mannering. Et il entre peut-être un peu de dépit personnel dans ce passage d’une lettre de Jane à sa nièce Anna, impatiente de publier ses jeunes productions : « Ce n’est pas l’affaire de Walter Scott d’écrire des romans, surtout de bons romans ; ce n’est pas loyal. Il a assez de renommée et de profit comme poète, et ne devrait pas arracher le pain de la bouche des autres. »

Une renommée encore bien modeste prenait lentement consistance, lorsqu’une longue maladie mina peu à peu la santé de Jane Austen. À la fin de 1815, elle se surmena en soignant son frère Henry et rentra épuisée à Chawton. À peine arrivée, elle apprit que la banque à laquelle il était associé, et où ses autres frères avaient d’importants dépôts d’argent, venait de faire faillite. Ce fut un choc très pénible pour Jane, toujours très sensible aux moindres contrariétés des membres de sa famille. Au lieu de se refaire, ses forces déclinèrent de plus en plus. Elle dut renoncer aux longues courses à pied avec Cassandra, se contenter de promenades dans une petite voiture à âne, puis restera la maison.

Là, elle voulut encore s’occuper du ménage ; mais bientôt elle dut rester allongée sur une sorte de canapé, aussi peu confortable que possible, constitué de plusieurs chaises et de coussins. Les sofas étaient rares à cette époque ; il y en avait un cependant à Chawton Cottage. Mrs. Austen avait l’habitude de s’y reposer avant la maladie de Jane, et on ne put jamais décider celle-ci à s’y étendre, même quand sa mère ne s’en servait pas. À une petite nièce qui lui faisait remarquer qu’à ces moments-là elle n’en privait pas Mrs. Austen, elle expliqua que si elle montrait quelque préférence pour le siège favori de sa mère, celle-ci aurait ensuite des scrupules à en user.

Dans le courant de 1816, elle eut quelques périodes de mieux dont elle profita pour terminer son dernier roman Persuasion. On n’y trouve aucune trace de déclin dans ses facultés d’observation et d’humour, et c’est à peine si un ton un peu plus mélancolique, quelques réflexions plus sentimentales ou plus amères, trahissent la tristesse de l’auteur. Au cours de cet effort suprême, Jane eut un jour de poignant désespoir. Elle venait d’écrire le chapitre où aboutit toute l’action du roman, la réconciliation d’Anne Eliot et du capitaine Wentworth ; en le relisant, elle reconnut que le morceau était très faible ; elle eut la sensation que son talent baissait avec ses forces, et c’est avec l’angoisse d’une déchéance intellectuelle imminente qu’elle abandonna son manuscrit et se mit au lit. Ce n’était cependant qu’une de ces impuissances passagères qui ne sont pas inconnues aux cerveaux les mieux organisés. Le lendemain, elle se remit au travail, et du chapitre manqué fit l’un des passages les plus émouvants et les mieux venus de toute son œuvre. Elle termina le manuscrit de Persuasion en août 1816, et cessa alors d’écrire pendant de longs mois. Au début de 1817, elle se sentit mieux, et commença un nouveau roman. Elle s’arrêta après douze chapitres, qui semblaient promettre une œuvre digne des précédentes, et la dernière page porte une date : 17 mars.

En mai 1817, on la conduisit, après beaucoup de résistance de sa part, à Winchester, où habitait un médecin renommé. Elle y passa ses derniers jours, dans une maison meublée, avec sa chère Cassandra. Elle restait toute la journée étendue sur un canapé, mais elle pouvait encore prendre ses repas à table et circuler d’une chambre dans l’autre. La maladie ne lui avait pas enlevé sa cordialité et sa joyeuse bienveillance envers son entourage. Les dernières lettres qu’elle écrit à son neveu, Edward Austen, ne renferment que de touchants témoignages de gratitude : « Si vous êtes malade, puissiez-vous recevoir le même réconfort de la présence chérie d’amis anxieux et pleins de sympathie ; et surtout, puisse la Providence vous accorder cette suprême satisfaction, le sentiment de ne pas être indigne de leur amour ; moi, il me semble que je ne le mérite pas [16]. »

Et les dernières lignes qu’elle a la force de tracer sont encore un cri de reconnaissance. « J’ajouterai seulement que ma sœur chérie, ma tendre, attentive et infatigable garde-malade ne se ressent pas de son surmenage. Pour tout ce que je lui dois, pour l’affection anxieuse de toute ma famille bien aimée dans cette épreuve, je ne puis que verser des larmes de reconnaissance, et prier Dieu de les bénir chaque jour davantage [17]. »

Comme elle se sentait mourir, elle redoublait de douceur et multipliait les marques d’affection envers tous. Son neveu, Mr. Austen-Leigh, nous rapporte ainsi ses derniers moments :

« Durant toute sa maladie elle fut soignée par Cassandra, qu’assistait souvent ma mère, sa belle-sœur. Elles étaient toutes deux auprès d’elle lorsqu’elle mourut. Deux de ses frères, qui étaient pasteurs, vivaient assez près de Winchester pour venir la voir souvent, et lui apporter à son lit de mort les paroles réconfortantes de la religion chrétienne. Tandis qu’elle parlait d’espérance dans ses lettres, elle était parfaitement consciente de son état sans en être épouvantée… La douceur de son caractère ne s’altéra jamais. Elle fut toujours prévenante et reconnaissante pour celles qui la soignaient. Dès qu’elle se sentait mieux, sa gaité revenait et elle les faisait rire même dans leur tristesse. Un jour, se croyant près de la mort, elle dit à ceux qui l’entouraient ce qu’elle pensait être ses dernières paroles. Elle remercia particulièrement sa belle-sœur : Vous avez toujours été une sœur pleine de dévouement pour moi, Mary », lui dit-elle. Quand enfin le moment suprême arriva, elle déclina rapidement, et, comme on lui demandait si elle désirait quelque chose, elle répondit : « Rien que la mort. » Ce fut ses derniers mots. Elle rendit le dernier soupir dans la paix et la tranquillité le 18 juillet 1817 [18]. »

Véritable déchirement pour sa sœur Cassandra et tous les siens, la mort de Jane Austen passa inaperçue du public, qui ignorait toujours le nom de l’auteur de Orgueil et Préventions. Les gazettes du temps ne mentionnent même pas son décès. Sur sa tombe, à l’intérieur de la cathédrale de Winchester, une simple dalle de marbre rappelle, en une longue inscription à la mode du temps : « La bienveillance de son cœur, la douceur de son caractère, les extraordinaires dons de son esprit, l’estime de tous ceux qui la connaissaient… »

De nombreux anglais illustres dans les lettres ou la politique vinrent jeter un regard respectueux sur la pierre qui recouvrait les restes de leur auteur favori. Ces visites intriguaient le gardien de l’Église, et, comme l’inscription était muette sur le genre de talent de la défunte, il se demandait avec ses amis ce qu’avait bien pu être cette jeune femme pour que sa tombe attirât de tels personnages. Plus tard, Mr. Austen-Leigh fit sertir dans le mur, en face de la tombe, une plaque de bronze avec ces mots : « Jane Austen, bien connue par ses écrits, chère à sa famille par les nombreuses qualités de son caractère que rehaussaient sa foi et sa piété chrétienne. Elle parla avec sagesse et sa parole fut toute de bonté. » En 1900, ses admirateurs firent placer un vitrail commémoratif à la fenêtre la plus voisine.

Jane Austen avait quarante-deux ans lorsqu’elle mourut. Sa courte existence aurait été parfaitement heureuse, s’il ne lui avait manqué les grands bonheurs que donne un amour partagé et les joies anxieuses des maternités florissantes. On est étonné qu’avec toutes ses qualités physiques et morales, elle n’ait jamais inspiré un sentiment profond à un homme, sinon son égal, du moins capable de la comprendre. Peut-être a-t-elle eu son roman, mais elle en a gardé le secret vis-à-vis de tous, elle l’a caché aussi soigneusement qu’elle dérobait à la vue de ses amies les petits feuillets d’Emma ou de Persuasion. Ne pouvant admettre qu’une femme qui avait parlé de l’amour en des phrases si profondes et si subtiles n’eut pas connu dans la vie les émotions qu’elle analyse avec une telle sûreté, ses biographes se sont obstinés à chercher dans ses livres, dans sa correspondance, dans les souvenirs de ceux qui l’avaient connue, quelque trace d’une affection déçue. Mais ils n’ont pu nous donner que de vagues suppositions, et il est impossible d’affirmer que Jane ait jamais aimé. Elle a flirté, nous le savons, et elle y prenait grand plaisir. Nous connaissons une de ses premières victimes par ses lettres à Cassandra, et quelques personnes ont cru trouver dans ce simple marivaudage l’histoire d’amour tant cherchée. Nous allons voir que ce n’était pas très sérieux, du moins du côté de Jane.

En 1796, Mrs. Lefroy, femme du recteur d’une paroisse voisine et vieille connaissance de la famille Austen, avait invité un jeune neveu, Mr. Tom Lefroy, à venir passer quelques semaines chez elle. Jane la fréquentait assidûment, et, dans une lettre à sa sœur alors absente, elle parla du nouvel arrivé avec un enthousiasme qui inquiéta la sage Cassandra. Jane fut enchantée de cette occasion de la taquiner, et elle répondit : « Vous me grondez tellement dans la charmante lettre que je viens de recevoir que j’ai à peine le courage de vous parler de ma conduite avec mon ami irlandais. Imaginez ce qu’il y a de plus déréglé, de plus shocking dans notre manière de danser et de nous asseoir à côté l’un de l’autre. Mais je n’ai plus qu’une fois à me conduire aussi scandaleusement, car il nous quitte après le bal de Vendredi. C’est un vrai « gentleman », agréable et bien tourné. On se moque tellement de lui chez sa tante à cause de moi, qu’il n’ose venir à Steventon, et qu’il s’est enfui, lors de notre visite chez Mrs. Lefroy, il y a quelques jours [19]. »

On voit que, si le jeune homme semble prêt de perdre la tête, Jane conserve toute sa malice. La bonne Cassandra s’effraie davantage, et Jane redouble ses taquineries. « Il n’a qu’un défaut », écrit-elle, « que le temps fera, je l’espère, disparaître ; la couleur de son habit est trop claire. » Et elle indique que l’abandon du disgracieux vêtement lui paraît la condition essentielle à poser en réponse à une hypothétique demande en mariage ; puis, pour terrifier sa sœur, elle ajoute : « Dites à Mary que je lui abandonne en toute propriété, pour son seul usage et bénéfice dans l’avenir, Mr. Hartley et tous ses domaines ; et non seulement lui, mais encore tous mes autres admirateurs par dessus le marché, en tous lieux où elle pourra les découvrir, même le baiser que C. Powlet voulait me donner ; car, j’ai l’intention de me réserver, à partir de ce jour, à Mr. Tom Lefroy dont je ne me soucie pas plus que de deux sous [20]. »

Mais elle ne veut pas désespérer Cassandra, et bientôt elle la rassure : « Enfin le jour est arrivé de mon dernier flirt avec Tom Lefroy ; quand vous recevrez cette lettre tout sera fini. Mes larmes ruissellent à cette pensée mélancolique [21]. » Il faudrait vraiment beaucoup de bonne volonté et bien peu de sens de l’humour pour croire à la réalité d’un chagrin exposé avec tant d’ironie.

Deux ans plus tard, elle écrit : « Mrs. Lefroy est venue mercredi, et je n’ai pas eu besoin de rester longtemps seule avec elle pour apprendre tout ce qui m’intéressait ; car elle n’a dit que très peu de chose de son ami et rien du tout de son neveu. Elle n’a même pas mentionné son nom une seule fois devant moi, et j’ai été trop fière pour l’interroger. »

C’est sur cette lettre que se base Mr. P. Fitzgerald pour affirmer la profondeur des sentiments de Jane envers Mr. Tom Lefroy. Nous sommes plus sceptiques ; et nous rappelant le ton des précédentes lettres, nous ne voyons là que la curiosité bien naturelle de savoir ce qu’est devenu un ancien flirt, et le désir d’apprendre qu’il garde encore un souvenir attendri et un peu douloureux de sa jolie danseuse. Et puis, d’après cette lettre, Cassandra aurait connue cette affection ; elle a été souvent interrogée par ses neveux sur la vie sentimentale de sa sœur, et elle n’a jamais donné cette version.

Voilà le seul roman dans la vie de Jane Austen qu’on puisse affirmer authentique. Il ne satisfera pas les lecteurs sensibles, qui s’indigneront de ces badinages sur les sentiments sincères d’un brave et timide garçon. Mais il n’y a pas lieu de prendre la chose au tragique et de soupçonner Jane d’avoir brisé la vie de Mr. Tom Lefroy. Il devint « Chief Justice » d’Irlande, se maria trois fois, et mourut à quatre-vingt-dix ans.

D’après des renseignements recueillis par Sir Francis Doyle, Jane aurait été fiancée à un jeune homme qui serait mort dans une ascension, au cours d’un voyage en Suisse avec Mr. Austen et sa fille. Mais Jane n’a jamais quitté l’Angleterre ; l’histoire est donc apocryphe et due probablement à une confusion avec celle du fiancé de Cassandra, mort prématurément aux Indes Occidentales. Mr. Austen-Leigh nous rapporte que « dans sa jeunesse, elle repoussa la demande en mariage d’un homme que recommandaient son caractère, sa famille et sa position, mais qui n’eut pas le subtil pouvoir de toucher son cœur ». Ne serait-ce pas Mr. Tom Lefroy ? Et il nous parle plus loin « d’un épisode romanesque dans sa vie : Épisode qu’il connaît imparfaitement, au sujet duquel il ne peut préciser ni nom, ni date, ni lieu, bien qu’il le tienne de source autorisée. Longtemps après la mort de Jane, sa sœur Cassandra fut amenée à se départir de sa réserve habituelle ; elle raconta qu’elles avaient fait connaissance, au bord de la mer, d’un homme dont le physique, l’esprit elles manières étaient charmants. Cassandra le trouva digne de sa sœur, et il ne lui sembla pas éloigné de gagner son amour. Quand ils se séparèrent, il exprima son désir de les revoir bientôt, et Cassandra n’eut aucun doute sur ses intentions. Peu de temps après, elles apprirent qu’il était mort subitement » [22].

C’est bien vague, les sentiments de Jane ne sont guère précisés, et c’est surtout son excellente sœur qui paraît séduite par la pensée de créer un foyer à sa chère Jane, aux côtés d’un homme intelligent et tendre.

Ainsi, la vie sentimentale de notre romancière reste un mystère, soit qu’elle ait trop bien gardé ses secrets, soit que l’affection de sa famille lui ait toujours suffi ; et nous ne savons exactement le rôle qu’a joué l’amour dans son existence. Peut-être, malgré sa réelle bonté de cœur, une certaine veine d’ironie dans ses réflexions l’a-t-elle toujours mis en fuite ? On pourrait le supposer si on ajoutait foi à ce passage d’une lettre écrite en 1815 par Miss Russell Mitford, une romancière anglaise de talent :

« Après avoir été la plus jolie, la plus sotte et la plus affectée de toutes les jeunes personnes qui chassent au mari, elle était devenue le type le plus perpendiculaire, le plus précis, le plus taciturne de la célibataire. Jusqu’à ce que la publication d’Orgueil et Préventions eut fait valoir quel joyau cachait cet inflexible étui, on ne lui accordait pas plus d’attention qu’à un écran ou à un tisonnier. Aujourd’hui, c’est encore un tisonnier, mais un tisonnier dont chacun a peur. Il faut avouer que l’observation silencieuse d’une pareille observatrice a quelque chose de terrible [23]. »

Le portrait n’est pas très flatteur et ressemble peu à celui que nous avons donné. Comment l’auteur de la joyeuse Emma, dessinée d’après elle-même si on en croit beaucoup de ses biographes, aurait-elle pu être la plus taciturne, la plus perpendiculaire des célibataires ; et comment voir une vieille fille hargneuse dans la tante si gaie, si franche, si spontanée, si amusante, que nous montrent ses lettres et celles de ses jeunes neveux et nièces ? D’ailleurs, Miss Mitford n’avait jamais connu Jane Austen, et elle ne parlait que d’après les souvenirs rapportés par sa mère, peut-être encore sous l’influence d’une ancienne jalousie féminine.

Nous avons peine à croire que Jane ait tant cherché un mari et n’ai pu le rencontrer, ni que ses malicieuses remarques aient suffi à faire battre en retraite les prétendants

à la main d’une jolie fille, spirituelle et de bonne famille, désirant ardemment se marier, mais ne pouvant retenir sa langue. C’est elle qui a dû faire la difficile. « Si vous me proposiez quarante hommes tels que lui, je ne pourrais avoir votre bonheur. Il me faudrait pour cela votre caractère et votre bonté», fait-elle répondre par son héroïne favorite, Elisabeth Bennet, à sa sœur qui lui souhaite de trouver un mari aussi bon garçon que son fiancé Bingley.

Avec toutes ses brillantes qualités, elle risquait toute sa tranquillité morale dans un mariage inégal au point de vue de l’esprit ou du cœur. Sans doute, elle voulait, comme Elisabeth Bennet, un mari qu’elle put aimer et estimer, et il ne lui aurait pas déplu qu’il lui fut un peu supérieur, pour le respecter. Mais un mari au moins égal à Jane Austen par les talents et le caractère, cela n’était pas facile à rencontrer à Basingstoke, ni même à Bath ou à Southampton. Ne pouvant trouver ni un Darcy ni un Mr. Knightley, elle renonça à une union médiocre, plutôt que d’amoindrir son idéal. C’est là, croyons-nous, tout le secret du cœur de Jane Austen.

Jane ne vit pas publier son dernier ouvrage. Il ne parut qu’en 1818, réuni à L’Abbaye de Northanger, et précédé d’une courte biographie de l’auteur par son frère Henry. Comme pour les précédents, le succès des deux romans fut honorable, mais sans éclat. Après quinze ans de silence, de nouvelles éditions paraissent en 1833, 1844, 1846, 1849, 1852, puis se multiplient, montrant que des critiques intelligents ont fini par vaincre l’indifférence du grand public.

Mais ce n’est qu’en 1870, cinquante-trois ans après sa mort, qu’une biographie sérieuse nous est donnée par un de ses neveux, Mr. Austen-Leigh. La plupart des confidentes de Jane Austen étaient disparues, et les années avaient rendu un peu incertains les souvenirs de celles qui restaient. Aussi, quelques points de son existence restent dans l’ombre, malgré les nouveaux documents apportés en 1913 par le livre de MM. W. et R.-A. Austen-Leigh.

En 1884, l’un de ses petits-neveux. Lord Brabourne, a publié deux volumes de lettres, adressées la plupart à Cassandra Austen. Ce ne sont guère que des papotages de jeunes femmes sur leur entourage, et elles n’offrent rien de remarquable au point de vue des idées ou du style. Cela tient peut-être à ce que Cassandra avait détruit toutes celles qui contenaient des appréciations trop vives de leurs connaissances ou des épanchements trop intimes. En effet, quelques lettres écrites à de jeunes nièces pour guider leurs débuts de romancières ou pour les éclairer de son expérience de psychologue sur leurs véritables sentiments vis-à-vis de leur fiancé, sont plus substancielles, pleines de verve, animées d’un brio qui fait songer à Mme de Sévigné, comme celle-ci :


Vous êtes inimitable, irrésistible. Vous êtes les délices de

ma vie. Quelles lettres, quelles lettres divertissantes vous m’avez envoyées dernièrement ! Quelle description de votre étrange petit cœur ! Quel charmant étalage de tout ce qu’édifie votre imagination ! Vous valez votre poids d’or ou même de la nouvelle monnaie d’argent. Je ne puis vous exprimer tout ce que j’ai éprouvé en lisant votre histoire de vous-même ; combien j’ai été remplie de pitié et d’inquiétude, d’admiration et d’amusement. Vous êtes le paragon de tout ce qui est niais et sensé, banal et excentrique, triste et enjoué, irritant et intéressant. Comment rester insensible aux fluctuations de votre fantaisie, aux caprices de votre goût, aux contradictions de vos sentiments ? Vous êtes si singulière, et en même temps si naturelle ! d’une telle personnalité, et cependant si pareille à tout le monde ! C’est très, très précieux pour moi de vous connaître si intimement. Vous pouvez à peine deviner quel plaisir me procurent ces peintures si vraies de votre cœur. Oh ! quelle perte quand vous serez mariée ! Vous êtes trop charmante comme jeune fille, trop charmante comme nièce. Je vous détesterai lorsque votre délicieux tour d’esprit se sera figé dans les affections conjugales et maternelles [24].


Si les lettres détruites par Cassandra ressemblent à celle-ci, ses scrupules et le souci de veiller sur la mémoire de sa sœur l’ont bien mal inspirée. Mais c’est là une exception, et, à part une dizaine de lettres à Fanny et Anna Austen, l’ensemble de la correspondance, bien qu’émaillé de place en place de réflexions spirituelles et mordantes, est plutôt terne. Son seul mérite est de nous montrer le grand intérêt que Jane Austen prenait à toute sa famille, aux bals, aux toilettes, aux petits potins et aux petites intrigues de sa société.

C’est d’ailleurs de ces petits potins et de ces petites intrigues qu’elle a tiré six chefs-d’œuvre. C’est toute cette minuscule société, « les délices de sa vie », qu’elle a mise dans ses livres. Et toute la gaîté de ses vingt-cinq premières années à Steventon, tout ce bonheur fait de l’atmosphère douce et embaumée du pays natal, de l’affection d’une famille unie, des gentilles taquineries de frères bons garçons, des délicieux bavardages avec de gracieuses amies finement médisantes, imprègne ses romans d’un délicat humour, d’une réconfortante joie de vivre. Nous verrons, en examinant le plus connu de ses ouvrages et en jetant un coup d’œil sur les autres, comment elle sait nous rendre ce petit monde intéressant par un habile groupement des caractères, par une gradation parfaite de l’émotion, un enchaînement judicieux des situations, comment la variété des personnages, l’exactitude de l’observation, l’amusante notation des travers, la fine ironie des remarques, nous donne la peinture la plus vivante et la plus spirituelle d’une époque aujourd’hui disparue, et constitue un incomparable document humain, comme diraient nos romanciers contemporains.



  1. L’Abbaye de Northanger.
  2. L’Abbaye de Northanger.
  3. A memoir of Jane Austen, by J. E. Austen-Leigh.
  4. Mansfield Park.
  5. Emma.
  6. WS : bizarre sans doute un frère.
  7. Letters of Jane Austen, edited by Lord Brabourne.
  8. WS : ajout d’un point
  9. Letters of Jane Austen.
  10. A memoir of Jane Austen, by J. E. Austen-Leigh.
  11. A memoir of Jane Austen, by J. E. Austen-Leigh.
  12. A memoir of Jane Austen, by J. E. Austen-Leigh.
  13. A memoir of Jane Austen, by J.-E. Austen-Leigh.
  14. A memoir of Jane Austen, by J.-E. Austen-Leigh.
  15. WS : 1815
  16. A memoir of Jane Austen, by J.-E. Austen-Leigh.
  17. A memoir of Jane Austen, by J.-E. Austen-Leigh.
  18. A memoir of Jane Austen, by J. E. Austen-Leigh.
  19. Letters of Jane Austen edited by Lord Brabourne.
  20. Letters of Jane Austen edited by Lord Brabourne.
  21. Letters of Jane Austen edited by Lord Brabourne.
  22. A memoir of Jane Austen, by J. E. Austen-Leigh.
  23. Letters of M. R. Mitford to Sir William Elford.
  24. Letters of Jane Austen, edited by Lord Brabourne.