CHAPITRE V


L’Art.


C’est à Jane Austen elle-même que nous devons la comparaison juste dont il faut se servir pour apprécier son art et sa conception artistique : « Que ferais-je, dit-elle à un neveu qui s’essayait à écrire un roman, de vos esquisses pleines de force, de hardiesse virile ? Comment pourrais-je les placer à côté du petit feuillet d’ivoire, large de deux pouces, sur lequel je travaille avec un pinceau si fin que, après beaucoup de peines, je n’arrive à produire qu’un effet presque insignifiant. » [1] Son travail en effet, est celui du miniaturiste ou de l’enlumineur, travail minutieux et patient pour lequel l’artiste dispose d’une surface si restreinte qu’il doit calculer l’effet de chaque détail, de chaque coup de pinceau, car la moindre erreur détruirait l’équilibre et l’harmonie de l’ensemble. Telles des enluminures d’un dessin précis, aux teintes délicates, il faut, pour bien saisir le mérite de son œuvre, examiner de près, d’un regard sans hâte et sans impatience, le contour de ces lignes exquises, savourer la fraîcheur de ce coloris discret, plein d’oppositions subtiles et de fines nuances.

Si le triomphe de l’artiste est de dissimuler si bien l’effort de son activité créatrice que son œuvre semble parfaitement spontanée, Jane Austen peut être comptée parmi les meilleurs artistes de lettres, parmi ceux qui travaillèrent « de main d’ouvrier ». Simplicité, aisance, naturel, voilà les qualités qui se révèlent tout d’abord à la lecture de ces romans écrits « par une dame » et dans lesquels l’auteur a mis sa grâce et sa distinction natives. Puis, on admire les proportions toujours justes du récit, l’adaptation parfaite des moyens employés pour arriver à produire un effet donné, et, enfin, on découvre, en étudiant plus attentivement ces pages d’une écriture alerte et limpide, qu’elles ne pourraient être différentes de ce qu’elles sont. Dans celle symphonie de la vie familiale avec ses joies ténues, ses peines légères, chaque partie appartient à l’ensemble et concourt à l’effet total ; la vie y apparaît peut-être un peu trop assagie, trop douce et trop sereine, et cependant une impression de vérité se dégage de ses pages aimables et charmantes.

Cette oeuvre d’art dont la perfection même semble être une de ces réussites si rares dans l’effort de l’homme vers la beauté, fut composée dans des circonstances qui, pour être sans éclat, n’en sont pas moins exceptionnelles. Placée par sa naissance au-dessus de toute préoccupation matérielle, formée par son éducation à redouter plutôt qu’à rechercher la célébrité que le monde accorde parfois aux artistes, Jane Austen écrivit pour la seule joie d’écrire et peignit seulement les êtres et les choses qui lui avaient toujours été familiers. La formule de « l’art pour l’art » à laquelle on attribue des significations variées pourrait, appliquée à son œuvre, signifier non pas tant l’art pour la beauté, — bien que la beauté et la «grâce décente » paient chacune de ses pages, — ni même l’art pour la vérité, — bien que le réalisme le plus sincère y apparaisse, — mais surtout l’art pour le plaisir de mettre en lumière quelques-uns des aspects fugitifs de la vie. Dès sa jeunesse, attentive au spectacle de la vie, elle l’observe et le reproduit. Sa curiosité ne se lasse point non plus que son intérêt. Elle regarde autour d’elle et, avec les éléments que lui fournil son milieu, elle façonne une image du réel. À créer des personnages, à les animer, à leur donner une physionomie propre, à les faire évoluer parmi des événements qu’elle combine et rend inévitables, son plaisir est tel qu’elle ne songe pas à interroger la vie, à déchiffrer ses énigmes, ni même à porter un jugement sur elle. Témoin et non pas juge de la vie, un seul problème l’occupe dont elle donne une solution nouvelle et toujours élégante à chaque nouveau roman : celui de fixer le mirage fugitif des apparences, les nuances diverses d’un caractère et d’une physionomie dans la forme durable et simple d’un récit minutieux et fidèle. De ses premiers romans à ceux qu’elle écrit pendant les années de Chawton, ni sa vision du réel, ni sa conception artistique ne subissent de changement qui puisse mériter le nom d’évolution. Une seule chose est à noter : l’auteur d’« Orgueil et Parti pris » écrit un petit chef-d’œuvre sans plus se douter de ce que vaut son travail que l’abeille ne croit faire une tâche admirable en bâtissant, guidée par son infaillible instinct, les parois dorées d’une cellule géométrique. Plus tard, au contraire, quand les années, sans transformer son talent, ont rendu l’artiste plus consciente de la valeur de son effort, Jane Austen peut étudier et définir ses procédés de composition. Elle les formule même un jour en une sorte d’« Art Poétique » familier, à l’usage d’une jeune nièce qui écrit un roman et lui a demandé des conseils : « Votre tante C… n’aime pas les récits à bâtons rompus et craint que votre roman n’ait ce défaut. Elle a peur d’y trouver trop de brusques passages d’un milieu à un autre et d’y voir mentionner, comme s’ils étaient importants, des détails qui ne mènent à rien. Je ne fais pas à cela de si fortes objections. J’ai là-dessus des idées moins arrêtées ; je trouve que le talent naturel et la verve d’un auteur font passer sur bien des défauts dans une narration décousue Nous pensons que vous feriez mieux de ne pas quitter l’Angleterre. Que vous fassiez aller les Portmans en Irlande, soit, mais comme vous ne savez rien des coutumes de ce pays, il serait prudent à vous de ne pas suivie vos héros. Vous risqueriez de créer chez le lecteur des impressions erronées. Tenez-vous en à Bath et aux Forester ; là, du moins, vous serez en pays de connaissance »[2]

Avec une délicatesse charmante et comme si elle craignait de blesser l’amour propre de sa nièce en lui donnant des conseils empruntés à son expérience et à son goût personnels, Jane Austen relève dans le roman du jeune auteur, au nom de sa sœur Cassandre, quelques-unes des fautes qui offensent son sens artistique : donner des détails inutiles au développement du récit et parler de choses et de gens avec lesquels on n’est pas « en pays de connaissance ». Elle ajoute dans la lettre suivante : « Vous arrivez à grouper vos personnages d’une façon charmante et vous les réunissez dans un de ces endroits qui sont le charme de ma vie. Trois ou quatre familles dans un village, au cœur de la campagne, voilà qui vous convient parfaitement comme sujet. J’espère que vous allez continuer votre travail et faire bon usage des matériaux que vous avez Ne rendez pas trop criantes la lésinerie et l’ambition de Mme Forester. » [3]

« C’est très bien de faire voir que la vanité de Devereux Forester cause sa perte, mais, je vous en prie, ne le laissez pas entraîner dans « le tourbillon des plaisirs ». La chose en elle-même n’a rien qui me choque, mais je ne peux pas supporter cette expression. Elle fait partie du jargon des plus méchants romanciers, et elle est si vieille qu’Adam la trouva sans doute dans le premier roman qu’il ouvrit. » [4]

Simplicité de la donnée, — trois ou quatre familles dans un village suffisent à fournir la matière d’un roman, — observation exacte et patiente de ce que l’auteur peut avoir chaque jour sous les yeux, — ne pas parler de la vie irlandaise si on ne sait « rien des coutumes de ce pays », — présenter les événements ou peindre les personnages dans une langue simple, claire, dans un style dont la stricte élégance n’admet pas l’emploi d’ornements d’un goût douteux ou d’une grâce défraîchie, voilà les seules leçons que Jane Austen puisse donner. Le « talent naturel » et la verve d’un auteur doivent faire le reste. Mais, surtout l’important est de savoir observer, de trouver, même dans un milieu resserré et terne, l’infinie variété des nuances que revêtent toujours, pour qui sait les voir, la vie et les caractères. Quand un artiste a devant lui, ouvert largement à son étude un vaste champ d’observation, sa facture peut et doit être hardie et large. Au contraire, si cet artiste est une femme, si les circonstances ne la mettent point en présence d’une grande variété d’individus et ne lui permettent pas d’observer de près différents milieux, en un mot, lorsqu’il lui suffit pour ses tableaux « d’un feuillet d’ivoire de deux pouces de large », son art doit rechercher le fini, le fouillé, la précision, la délicatesse, toutes qualités admirablement adaptées à la patience et à la légèreté d’une main féminine.

Cet art, fondé sur l’observation minutieuse d’objets empruntés à la réalité immédiate, ne saurait être qu’un art de vérité. Voué à la reproduction de choses familières, d’êtres moyens, il ne peindra ni l’idéal, ni le rare, dans la nature aussi bien que dans le cœur humain. Est-ce à dire qu’il ne verra, parmi toutes les formes et tous les modes du réel, que ceux-là même qui seront dénués de beauté? Nullement. Mais la beauté qu’il tentera d’atteindre — et qu’il atteindra sans effort — sera une beauté moyenne et point trop éclatante pour qu’on ne puisse la supporter longtemps. Il découvrira, dans les choses ou dans les êtres, une harmonie secrète, une grâce latente, invisible à tous avant sa révélation. Sans dépasser jamais les limites de la réalité, il éclairera celle-ci d’une lumière qui la fera paraître à nos yeux plus attachante et plus digne d’être aimée. L’art auquel nous devons les portraits d’Emma, d’Anne Elliot, l’épisode des représentations d’amateurs sur le théâtre improvisé de Mansfield, le récit de la lutte de John Dashwood entre son égoïsme et son respect de la parole donnée, est essentiellement réaliste.

Parler d’un art réaliste, c’est employer un terme qu’il faut définir chaque fois qu’on l’applique à un objet nouveau, si l’on donne à ce mot plus qu’une signification purement formelle. Un des premiers romanciers modernes, qui sait être, en même temps qu’un profond psychologue un critique subtil, appelle réaliste toute œuvre, quelle que soit sa forme, due à un artiste qui étudie la vie, le caractère ou la pensée, « dans le dessein de voir clair en lui-même et d’éclairer les autres ». [5] Tel, en effet, semble être le but que se propose Jane Austen. Elle ne se préoccupe point de la vie en général. Le sort de l’humanité lui est indifférent, elle ne s’en intéresse que plus vivement aux aventures, aux pensées d’un petit nombre d’êtres, et veut révéler dans son étude les motifs qui justifient l’activité de ses personnages aux yeux d’un spectateur raisonnable.

Son besoin de « voir clair » est tel que son étude psychologique aboutit toujours à une explication, à la solution d’une sorte de problème. Elle fait invariablement passer ses personnages de l’erreur, de l’ignorance ou du doute à la vérité, à la connaissance et à la certitude. Devant le monde extérieur, son attitude, comme celle de tout artiste épris de réalité, est également active. Car, s’il est un mode du réalisme qui consiste seulement à reproduire ce qu’on a vu « en se mettant à la fenêtre », il en est un autre qui, tout en demeurant fidèle à la réalité, ne s’accommode pas d’une transposition immédiate de la vie à la littérature. Tel que l’avaient conçu De Foë, Fielding et Miss Burney, le réalisme du roman anglais était tempéré, d’un côté par une conception de moralité très nette, sinon très stricte, et de l’autre, par le fait que les écrivains avaient toujours peint les mœurs et la société contemporaines. Trop peu de temps et une réaction trop forte, séparaient les romanciers du xviiie siècle des auteurs qui, sous la Restauration, avaient mis leurs contemporains au pilori en de longs et fielleux récits d’aventures, dont la forme était empruntée au « Grand Cyrus » ou à « Clélie ». Le roman à clé, devenu aux mains de Mrs. Manly une série de portraits injurieux, pouvait convenir au début du siècle au pamphlet ou à la satire, mais non point à une œuvre d’art. À la reproduction étroite et inévitablement faussée du réel qu’offrait le roman à clé ou le roman à portraits, s’opposait victorieusement la peinture large, mais fidèle, de la vie dont De Foë, le premier, trouva le secret. Le romancier allait désormais, pour créer un personnage, demander à l’infinie variété du réel une série de traits que la vie elle-même n’avait peut-être jamais réunis chez un seul être. Que Robinson Crusoé se soit appelé Alexandre Selkirk et qu’il ait passé de longues années sur une île déserte, que Tom Jones eut porté un nom différent dans chaque paroisse où un beau garçon élevé par charité était arrivé, après avoir courtisé les filles du village, à obtenir la main d’une fille de « squire », ne pouvait ajouter que peu de chose à la valeur et à l’intérêt des romans où ces personnages figurent. Quand l’étude de mœurs contemporaines, avec Miss Burney, passe aux mains des femmes, le réalisme conserve les mêmes lois, et s’y conforme plus exactement encore. C’est là, d’ailleurs, une des conditions du roman féminin. Le ton d’intimité, les peintures de vie domestique qu’il contient, interdisent à la délicatesse de la « petite Burney » de prendre telle personne de son entourage pour modèle de son Evelina. Avec « Orgueil et Parti pris », le milieu du roman féminin devient de plus en plus étroit. L’auteur ne pourra donc demander à la réalité que des traits ou des détails auxquels il donnera, grâce à un heureux arrangement, une valeur unique et originale. Le roman satisfait ainsi à la double condition d’être réaliste et de ne point « enfreindre les lois de la bienséance mondaine » [6], offense que Miss Austen, avec sa réserve naturelle et son tact parfait de femme du monde, ne s’exposerait pas à commettre. Elle déclare, au contraire, avec un légitime orgueil : « Je suis trop fière des héros que j’ai créés pour vouloir qu’ils ne soient rien de plus qu’un Mr. A. ou un Colonel B. » [7]

À l’élément initial qu’elle trouve dans la réalité, son imagination créatrice en ajoute d’autres. Si elle s’inspire très étroitement de choses vues, aucune scène, aucun personnage de son œuvre n’est une simple copie. Les sujets qu’elle choisit sont toujours empruntés à la vie de famille dont elle connaît et goûte si vivement la douceur ; elle aime à mettre en scène des frères et des sœurs unis par une vive et profonde affection. L’idée de la tendresse toute particulière qui lie Elizabeth et Jane Bennet ou les deux sœurs Dashwood lui est sans doute inspirée par l’amour qu’elle porte à une sœur bien aimée; il y a des marins dans plusieurs romans et surtout un jeune et charmant enseigne, dont la physionomie ouverte et résolue rappelle Francis Austen qui, à dix-sept ans, [8] était déjà lieutenant; Frank Churchill, dans « Emma », est l’enfant adoptif d’un oncle très riche, comme Edward Austen est celui d’un cousin, mais l’expérience n’a, dans chacun de ces cas, fourni à l’auteur autre chose qu’un point de départ. L’une des sœurs Austen n’est pas le modèle qui a posé pour Ellinor Dashwood, non plus que l’autre n’est la romanesque Marianne. Il n’y a, entre William Price et Francis ou Charles Austen d’autres traits communs qu’une même profession et un même mérite. Profondément imbue des idées et des préjugés de sa classe, il déplairait à Jane Austen de se dépayser et d’introduire dans ses romans des scènes ou des personnages qui ne lui seraient point accoutumés. La sincérité de son réalisme, la stricte observation de la règle qu’elle s’impose de ne jamais rien décrire qu’elle ne connaisse bien, se mêlent ici, il faut le reconnaître, à un certain manque de curiosité et surtout à un manque de généreuse sympathie. Elle ne se contente même pas en écrivant de se borner au cercle dans lequel elle vit, à la classe à laquelle appartient sa famille ; elle choisit encore parmi les aspects que la réalité lui présente ceux qqui, seuls, lui semblent propres à fournir les éléments d’une œuvre d’art. La femme qui écrit les lettres a, d’après le témoignage de sa correspondance, une vie plus active, plus ouverte, plus pleine que celle dont la « dame », auteur d’« Orgueil et Parti pris », nous présente l’image. Si isolés que soient Steventon et Chawton, si étrangers que soient leurs habitants à toutes les préoccupations comme à tous les événements de l’époque, ils sont moins isolés et moins éloignés de tous les grands courants de la vie contemporaine que Mansfield ou Highbury. Par une sélection rigoureuse et pour arriver à cette claire vision d’une parcelle de la réalité qui est le but de son art, Jane Austen écarte de son œuvre tout ce qui n’appartient pas essentiellement au petit groupe sur lequel elle concentre son attention. Bien plus, elle éloigne de son observation la souffrance, la tristesse et la laideur. Comment, alors, objectera-t-on, peut-on donner le nom de réaliste à cet art qui épure le réel, l’élague de tant de rameaux, pour en présenter une image simplifiée, ordonnée, et joyeuse, et claire ? Ce procédé de simplification n’est pas incompatible avec le réalisme. Son choix fait, et lorsqu’elle a écarté du cadre de son roman tous les aspects du réel qu’elle n’a pas le dessein de reproduire, Jane Austen apporte à son étude la plus minutieuse, la plus entière sincérité. Lorsque le spectacle d’une réalité pénible et laide lui est imposé un instant par la nécessité extérieure du développement de l’intrigue, elle n’hésite pas à le peindre, sans chercher à dissimuler tout ce qu’il contient de sombre et de triste. Sa probité artistique lui fait alors apporter à la description de la pauvreté et du désordre le même souci de vérité qu’elle met à évoquer l’élégance, la paix et le bien-être. Son besoin de voir clairement et de dire franchement toute vérité qui rentre dans le champ de sa vision s’exprime dans un passage du « Château de Mansfield » avec une vigueur, avec une âpreté surprenantes. En lisant ce passage, on partage le malaise de Fanny Price, transplantée de Mansfield à Portsmouth, et l’on comprend la révolte involontaire, le dégoût, l’éloignement que lui inspire la maison paternelle :

« Fanny était plongée dans d’autres pensées. Le souvenir de la première soirée passée dans cette pièce, de son père avec son journal déplié, lui traversa l’esprit. Aujourd’hui, on n’avait plus besoin de chandelle. Pendant une heure et demie le soleil resterait encore au-dessus de l’horizon. Elle se rendait compte qu’elle était à Portsmouth depuis trois mois, et les rayons du soleil, en pénétrant dans la chambre, au lieu de la réjouir, augmentaient sa mélancolie. Dans une ville, le soleil lui semblait tout différent du soleil de la campagne. Ici, son éclat n’était qu’une réverbération aveuglante, insoutenable, étouffante; il ne servait qu’à faire ressortir les taches et la crasse qui, autrement, auraient passé inaperçues. Il n’y avait ni joie ni bien-être physique dans ce soleil de la ville. Elle restait assise, étourdie de lumière et de chaleur, dans un nuage de poussières dansantes. Son regard ne pouvait aller que du mur, où la tête de son père, en s’appuyant, avait laissé une marque, à la table tailladée par les couteaux de ses frères. Sur la table était disposé le plateau à thé — jamais complètement nettoyé — , portant les tasses et les soucoupes où le torchon avait laissé des traînées humides, le lait — mélange de petits globules flottant dans un liquide bleuâtre — , les tartines beurrées qui, à chaque minute, devenaient plus graisseuses encore qu’en sortant des mains de Rébecca ». [9]

Cette description, pour qui n’en connaîtrait pas l’origine, pourrait être attribuée sans invraisemblance à tel des maîtres français du réalisme et du naturalisme modernes. Avec son austère et poignante vérité, cette page nous laisse une impression d’angoisse et l’on y sent vibrer, avec la sincérité de l’artiste, la répugnance de la patricienne devant un spectacle qui offense la délicatesse de son goût et blesse ses yeux habitués à de plus aimables objets. Aussi, l’œuvre de Jane Austen ne renferme pas d’autre page qui puisse faire pendant à cette scène d’intérieur. Si une fois — une seule — la logique des événements et des circonstances l’a obligée à regarder en face la laideur d’une maison où règnent la gêne et le désordre, elle se refusera, dans ses études de caractères, à jamais arrêter son regard sur la douleur ou sur la laideur morale. « Que d’autres plumes s’attachent aux images du malheur ou de la passion coupable. J’abandonne au plus vite ces sujets qui me sont odieux ». [10]

Elle ne se reconnaît cependant pas le droit, et ne le reconnaît à aucun romancier, de fausser la réalité. Les scrupules de l’opinion, les caprices de la mode ne peuvent l’entraîner à manquer à cette sincérité qu’elle juge indispensable à la production d’une œuvre d’art. Les héroïnes de roman du xviiie siècle, depuis la Clarissa de Fielding jusqu’à l’Emily de Mrs. Radcliffe, sont des créatures frêles et délicates qui, malgré leur faiblesse, supportent des secousses morales et des fatigues physiques capables d’accabler l’être le plus robuste. En dépit de la mode, au risque de s’exposer au reproche de vulgarité et d’inélégance, Jane Austen n’impose à ses héroïnes aucune épreuve au delà des forces humaines. Elle ne présente jamais à ses lecteurs une jeune personne, « souvent réduite par l’adversité à gagner son pain et celui de son père, toujours volée et dépouillée de son juste salaire, usée par la fatigue et les privations et, de temps en temps, mourant même de faim ! » [11] Elle applique le respect pour la vérité et la vraisemblance non seulement aux caractères et à l’action, mais à la partie descriptive de ses romans. Refusant d’accepter les théories nouvelles de la beauté pittoresque avec lesquelles le romantisme pénétrait à la fois dans le domaine de la peinture et dans celui de la littérature, Jane Austen soutient, par la bouche d’un de ses personnages, qu’il est bon d’aimer et d’admirer la nature, mais que la recherche exclusive du pittoresque n’est qu’affectation et vanité. « Je n’aime pas, dit Edward Ferrars, les arbres tordus, tourmentés, noircis par la foudre, j’admire beaucoup plus ceux qui sont élancés, droits et vigoureux. Je n’aime pas les chaumières croulantes, au toit déchiré et pourri. Je n’ai pas la moindre tendresse pour les orties, les chardons ou les fleurs de bruyère. Une ferme prospère me plaît mieux qu’un beffroi, et un groupe de paysans bien propres et bien nourris est mieux de mon goût que les brigands les plus pittoresques du monde ! » [12]

Ce n’est pas que, fidèle à la tradition de sa race et de son milieu, Jane Austen ne jouisse profondément de la beauté d’un site, de la grâce d’un paysage. Ce qu’elle blâme dans le culte et la recherche du pittoresque, c’est qu’il s’attache à l’exceptionnel et dédaigne le charme du décor familier et doux d’une partie de l’Angleterre. Ce mépris que les amateurs du pittoresque ont pour les sites les plus communs en Angleterre, leur dédain de la réalité immédiate et leur admiration pour les beautés lointaines des Alpes et des Pyrénées lui semblent une faute presque impardonnable.

Non plus que les fantaisies de la mode, l’influence, cependant bien plus grande, des tendances moralisatrices et didactiques de son époque ne l’entraîne pas à s’écarter du réel. Alors que tous les romanciers du xviiie siècle sont, à des degrés différents, éducateurs et moralistes, et qu’ils exposent dans leurs ouvrages des théories religieuses, politiques ou sociales, cette jeune femme ne se soucie ni d’enseigner ni de convertir personne. Artiste, elle regarde la vie et fixe quelques-unes de ses images, sans prétendre y ajouter une légende édifiante. Aucun de ses romans ne contient une ligne qu’une femme, et une « lady » élevée dans un presbytère, pourrait jamais regretter d’avoir écrite, mais aucun, si l’on en peut tirer parfois quelque conclusion de morale pratique, n’est écrit en vue de cette conclusion. « Evelina », l’auteur nous l’apprend dans sa préface, est destiné à instruire et édifier aussi bien qu’à divertir le lecteur, aussi la vertu reçoit-elle dans ses pages une large récompense, cependant que la méchanceté, l’envie, la colère, la jalousie, sont punies. Le réalisme du « Château de Mansfield », d’« Emma » ou d’« Orgueil et Parti pris » ne s’accommode pas d’un artifice aussi puéril. Comme dans la vie, nous voyons dans ces livres la vertu et le don de plaire parfois récompensés au delà de leurs mérites, et parfois méconnus. La sottise et un visage insignifiant servent quelquefois autant que la beauté et les plus grandes qualités morales. « Si la destinée d’une jeune personne est d’être quelque jour une héroïne de roman, l’opposition de vingt familles ne saurait l’en empêcher. Il faudra que quelque chose arrive, et quelque chose arrivera sûrement, pour qu’un héros de roman la rencontre. » [13].

Peinture de la réalité, ce roman accorde cependant peu d’importance au décor. Mais il lui donne parfois un peu de cette attention minutieuse, de cette observation fine et juste qu’il accorde d’ordinaire à d’autres objets. La ])lus longue et la plus complète description de paysage, qu’on trouve dans l’œuvre de Jane Austen joint à la rare netteté de ses lignes quelques détails évoqués avec une singulière félicité : « Ils étaient venus à Lyme trop tard dans la saison pour jouir des divertissements et de l’animation qu’on peut trouver dans un endroit fréquenté par de nombreux visiteurs. Les appartements à louer étaient fermés, les étrangers avaient disparu; à peine restait-il une famille qui ne fut pas du pays. Comme les maisons en elles-mêmes n’ont rien qui mérite l’admiration, la situation exceptionnelle de la ville, avec sa grande rue qui se hâte d’atteindre le bord de l’eau, la promenade qui conduit à la jetée en suivant le contour d’une gracieuse échancrure, la jetée elle-même, merveille d’autrefois encore embellie de nos jours, la haute et majestueuse ligne des falaises qui s’étendent à l’est, sont les choses que découvre tout de suite l’œil d’un étranger. Il serait bien difficile de ne pas voir ensuite, tout autour de Lyme, des points de vue charmants et bien faits pour inspirer le désir de connaître les environs. C’est d’abord Charmouth, avec ses plateaux d’où l’on découvre une si vaste étendue, sa baie délicieuse et secrète, encadrée de hautes falaises sombres, où des blocs de rochers parmi le sable permettent de guetter l’approche de la marée et de jouir à l’aise de ce spectacle. Puis, c’est le riant village de Up Lyme, entouré de bois aux feuillages divers, et, mieux encore, Pinny, avec ses abîmes de verdure entre de pittoresques rochers, Pinny, où quelques bouquets d’arbres d’essence forestière et quelques beaux vergers témoignent que plusieurs générations ont disparu depuis le moment où le premier éboulement de la falaise a préparé le terrain où croissent ces arbres et ces vergers. On a de là une vue qui égale et dépasse peut-être celle des sites les plus renommés de l’île de Wight. Il faut voir ce paysage, l’admirer une fois et y revenir, pour bien comprendre la beauté de Lyme ». [14] Un tel passage suffit à prouver que Jane Austen, quand elle le juge à propos, sait peindre simplement et savamment un décor. Pourquoi donc, pourrait-on se demander, néglige-t-elle presque invariablement de le faire et, lorsqu’elle conduit Anne Elliot à travers les places et les rues de Bath, ne lui permet-elle jamais de donner un regard à la ville pittoresque du beau Nash, à son site harmonieux et varié, d’une beauté molle et douce ? Pourquoi encore Jane Austen, si sensible, nous le savons, au charme de la nature, qui jouit si vivement des fêtes délicates de couleurs et de lignes que présentent les paysages du sud de l’Angleterre, qui sait aimer d’un amour presque fraternel les beaux arbres, les « ormes chéris » du jardin de Steventon, écarte-t-elle presque entièrement de son œuvre toutes ces choses dont elle goûte la beauté ? Il y a là, semble-t-il, comme une contradiction entre les préférences de la femme et celles de l’artiste. Cette contradiction n’est cependant qu’apparente : par la conception même qu’elle avait de son art, Jane Austen devait inévitablement sacrifier dans ses romans le décor à l’action et à l’analyse des caractères. La finesse de sa facture serait devenue un mérite inutile si les personnages ne s’étaient pas détachés sur un fond neutre et simplifié. Lorsque l’artiste, travaillant sur une toile de dimensions restreintes — et ici il faut encore penser aux primitifs — étudie minutieusement ses figures et veut concentrer sur elles tout l’intérêt, il rapetisse ou rétrécit nécessairement le décor. Un romancier qui s’impose de très étroites limites doit user du même procédé. En comparant son œuvre à d’autres, moins finies et plus largement traitées, on saisit la différence qui sépare l’art patient et nuancé de Jane Austen de toute forme moins rare mais plus frappante. La puissance évocatrice d’un paysage, lorsqu’à l’aspect extérieur se mêle une indication des valeurs morales qu’il exprime, n’a peut-être jamais été poussée plus loin que dans les phrases brèves et discrètes où Jane Austen note le charme unique du paysage anglais : « Au delà du parc, la pente au pied de laquelle l’abbaye avait été bâtie, s’élevait assez rapidement, jusqu’à former, à un demi mille de distance, une colline escarpée assez imposante et entièrement boisée. Au fond de la vallée, bien abritée et bien située, se dressait la ferme devant laquelle s’étendaient des prés que la rivière enserrait étroitement dans une courbe gracieuse. C’était là un aimable spectacle, charmant à la fois le regard et l’esprit : ces feuillages, ces champs, cette paix et ce bien-être qui n’appartiennent qu’à l’Angleterre, sous un soleil radieux mais dont la chaleur n’était point accablante ». [15] À côté de cette réserve infiniment suggestive, un procédé plus vigoureux et plus dramatique semble violent et presque brutal. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer ce passage à cette page de « Jane Eyre » où Charlotte Brontë fait du grand souffle de la tempête l’écho du cœur tumultueux de son héroïne : « Quelle force avait transformé la nuit ? La lune n’avait pas encore disparu et cependant nous étions dans l’ombre, Je pouvais à peine distinguer le visage de mon maître et pourtant j’étais tout près de lui. Quel pouvoir invisible torturait le grand châtaigner ? Il se tordait et gémissait, tandis que le vent mugissait dans l’allée de lauriers et que ses rafales nous entraînaient ». [16]

Les conditions de son art, comme sa conception des rapports du roman et de la réalité, inclinent Jane Austen à ne jamais se départir, lorsqu’elle parle de la nature, de la réserve qu’elle met par ailleurs à parler de l’amour. Elle exprime franchement dans ses lettres son amour de la nature mais elle ne saurait le faire dans son œuvre. Trop de romanciers ont décrit, avec une verbeuse complaisance, des clairs de lune ou des soirs d’orage pour qu’elle se soucie de suivre leur exemple. Son goût délicat découvre dans la poésie du clair de lune ou dans le déchaînement de la tempête un artifice trop visible, quelque chose de théâtral et d’outré. Si parfois, elle note la grâce d’un paysage, elle le fait en quelques phrases qui peignent moins qu’elles ne suggèrent. Elle n’évoque pas une image trop complète qui, accordant trop au plaisir des yeux, ne laisse plus rien à l’imagination : « Pendant les trois mois qu’avait duré l’absence de Fanny, le printemps s’était changé en été. Ses yeux rencontraient de tous les côtés des haies et des pelouses du vert le plus frais. Les arbres, qui n’étaient pas encore revêtus de tout leur feuillage, en étaient à ce moment exquis où l’on devine la beauté dont ils vont bientôt se parer et où, tandis que l’œil est charmé, l’imagination peut cependant se créer de nouvelles jouissances ». [17]

De même qu’elle blâme la recherche exclusive du pittoresque ou de l’exceptionnel dans le décor, Jane Austen n’approuve point qu’on fasse montre d’une trop grande sensibilité à la beauté de la nature. Elle ne démêle pas la part de sincérité que renferment les exagérations des romans à la Radcliffe ; elle ne voit que le convenu et la banalité de leurs descriptions. Aussi refuse-t-elle de s’émouvoir devant la touchante évocation d’une Marciana ou d’une Emily, arrosant de ses mains frêles les quelques fleurs qui, dans le château où un cruel ravisseur la tient enfermée, consolent sa détresse et parfument sa solitude. Jane Austen ne nous laisse pas ignorer le dédain que lui inspirent de pareilles images. À l’époque où elle parle dans ses lettres, avec une tendresse évidente, des fleurs et des arbres de son jardin, elle raille spirituellement dans « L’abbaye de Northanger » l’amour des fleurs commun à toutes les héroïnes pitoyables et sensibles de Mrs. Radcliffe. Dès les premiers chapitres, Catherine Morland avoue un sentiment bien fait pour déshonorer, aux yeux des lecteurs, une héroïne de roman : son indifférence totale à l’égard des fleurs. Car Jane Austen ne consent pas à voir dans l’amour de la nature l’apanage exclusif des êtres d’élite. Ce n’est pas, à son sens, faire preuve d’une âme basse et vulgaire que de ne point vouer à la nature un amour passionné. Elle « chérit » les arbres et trouve « un avant-goût des joies du Paradis » dans la beauté douce d’un site familier, mais elle juge que de tels sentiments ne doivent point être étalés à tout propos. Comment, d’ailleurs, comprendrait-elle la véritable portée et la signification profonde de ce retour à la nature, de cet éblouissement devant sa beauté qui s’exprime déjà dans le décor des romans de Mrs. Radcliffe et de ses imitateurs ? Son attitude est inspirée par une conception différente de la conception romantique, son point de vue purement humain lui fait envisager la nature comme destinée à servir uniquement au bonheur et au plaisir de l’homme. Il est une autre portion de la réalité à laquelle Jane Austen n’accorda jamais aucune tendresse et fort peu d’attention : celle qui concerne les animaux. Sur ce point, sa sensibilité et, partant, son art, sont en défaut. Si elle exprime dans son œuvre moins d’amour pour la nature qu’elle en éprouve réellement, elle ne dit rien des animaux parce qu’ils ne lui inspirent ni intérêt ni affection. Exclusivement occupée d’étudier des caractères et d’observer des visages humains, la comédie de salon qu’est son roman ne lait aucune place à la vie des bêtes. Ni Mr. Darcy, ni Mr. Knightley, ni même Tom Bertram, lorsqu’il va tirer des faisans dans les bois de Mansfield, ne sont accompagnés dans leurs promenades par un chien favori. Jamais Elizabeth Bennet ni Emma Woodhouse n’interrompent leur rêverie pour répondre à un regard patient, empli d’humble tendresse; jamais elles ne s’inclinent pour caresser d’une main amie et distraite, un museau quêteur. C’est seulement avec Miss Mitford, dans quelques pages délicieuses de «Notre Village» et, plus tard, avec Charlotte Brontë qu’un cheval ou un chien seront jugés dignes de mériter la sympathie et l’attention. Le lévrier « Fleur-de-Mai » qui mêle ses gambades aux éclats de rire et aux jeux de la petite Lizzie, dans « Notre Village », le grand terre-neuve. Pilote, qui suit les chevauchées de Mr. Rochester et semble au crépuscule un de ces loups-garou dont parlent les légendes Scandinaves, [18] ne sauraient être admis sur les pelouses de Mansfield ou dans les charmilles où Mr. Woodhouse, à l’abri du vent, de la chaleur et de la poussière, se promène chaque jour un quart d’heure. L’amitié qui lie l’homme aux animaux est un sentiment auquel la sensibilité de Jane Austen ne sait pas atteindre. Elle n’en saisit que le ridicule et nous montre seulement Lady Bertram « plus occupée de son carlin que de ses enfants » et donnant à son vilain petit chien une tendresse et des soins que sa sottise et son égoïsme sont incapables d’accorder à de meilleurs objets. Une lettre écrite au moment de la publication d’« Orgueil et Parti pris » contient une remarque fort intéressante au sujet des traits qui séparent la méthode de Jane Austen de celle de ses prédécesseurs et contemporains. Sans qu’elle sache dire pourquoi, il semble à Jane Austen que son roman manque d’« étoffe » ; elle se demande s’il ne faudrait pas lui donner une allure plus lente par l’addition d’épisodes, de récits intercalés pour suspendre l’intrigue. Ce qui l’inquiète, et nous charme aujourd’hui, c’est que, dans son livre, l’intrigue se déroule, sans un de ces temps d’arrêt, sans une de ces digressions fréquentes dans l’œuvre des autres romanciers du temps. Il y a là autre chose qu’une différence purement formelle. Rapide, simple et direct dans son allure, sans un intermède qui vienne interrompre la succession des diverses scènes, ce roman est conçu et exécuté d’après une formule très éloignée de la formule ordinaire du roman anglais.

Des artistes comme Fielding, Smollett ou Sterne s’étaient attachés à tout autre chose qu’à la composition. Telle la réalité dont ils s’inspirent, leur œuvre est faite d’un tissu solide de fils enchevêtrés ; elle est nombreuse, puissante, logique parfois et parfois illogique comme la réalité elle-même. Dans un roman de ce genre, l’auteur jette à poignées tout ce qu’il a cueilli, fleurs et mauvaises herbes, aux sentiers d’une vie aventureuse et large; l’art consiste pour lui à reproduire le réel aussi pleinement, aussi fidèlement qu’il le peut. Il ne cherche pas à donner au lecteur une image ordonnée et claire de la vie. Pareil à ces gravures où Hogarth entasse une foule bruyante et affairée, si bien qu’au premier coup d’œil le regard n’y distingue qu’une masse confuse, le roman de Fielding, de Smollett, de Sterne, n’offre point à la première lecture, un dessin net, un plan lumineux. Les épisodes, l’intrigue principale, les figures de premier plan et les personnages secondaires se pressent, se mêlent et s’entrecroisent, tour à tour dans l’ombre et en pleine lumière. La conception artistique de Jane Austen est l’opposé de cette facture large et vigoureuse, mais touffue et désordonnée. Un autre génie que celui de ses prédécesseurs s’exprime dans son œuvre aux claires perspectives, aux lignes simples et droites. Par la pureté de sa forme, l’harmonie de son ordonnance, la rapidité de son allure, il est dans l’histoire du roman anglais quelque chose de nouveau et d’unique.

Qu’il s’agisse du décor ou des personnages, Jane Austen procède presque toujours objectivement. Son art atteint son plus haut degré de perfection lorsqu’il est rigoureusement impersonnel et que l’artiste disparaît derrière son œuvre. Dans deux de ses romans, « L’abbaye de Northanger » et « Le Château de Mansfield », elle essaie par instant d’intervenir directement dans le récit, mais le rôle de montreur de marionnettes, rôle que Thackeray se plaira plus tard à remplir, ne convient pas à son tempérament. La forme la mieux appropriée à son talent, celle qui donne à des romans comme « Orgueil et Parti pris » ou « Emma » une incomparable perfection artistique, est celle où la narration et la description se rapprochent de la forme dramatique par leur rapidité, leurs raccourcis puissants et sobres. La description proprement dite est presque réduite à ce que sont, dans une œuvre dramatique, les indications de scène; elle sert à situer les personnages, à apprendre au lecteur ce que lui apprendraient, au théâtre, le costume et la physionomie des acteurs. Puis la comédie se déroule, et, jusqu’à son dénouement, on voit ses divers personnages se révéler eux-mêmes directement, par leurs conversations, leurs gestes, leurs actions, et quelquefois aussi dans une rêverie, qui sera, par son fond comme par sa forme, un véritable monologue dramatique. L’auteur s’attache à dégager de toutes les apparences leurs significations psychologiques. Elle voit dans chaque manifestation extérieure l’indice d’une réalité plus profonde, la révélation d’un caractère et d’un tempérament, elle ne note donc jamais aucun détail, aucune parole pour sa seule valeur pittoresque, et n’indique rien qui ne soit important et nécessaire, malgré son apparente insignifiance. L’âme des personnages étant sereine et satisfaite, leur vie unie et facile, leurs entretiens les plus sérieux ne s’élèvent pas au-dessus du ton de la causerie entre gens de bonne compagnie. Bien plus, et parce que Jane Austen adopte généralement les mêmes procédés dont se servirait un auteur dramatique, certains moments de l’action, certains épisodes de l’intrigue qu’elle se contente de présenter sans vouloir les expliquer, gardent jusqu’au dénouement quelque chose de mystérieux qui pique et soutient notre curiosité. C’est ainsi que, dans « Emma », la jalousie de Mr. Knightley à l’égard de Frank Churchill fait tenir au châtelain de Donwell une conduite dont, ni Emma Woodhouse, ni les lecteurs du roman, ne peuvent concevoir la raison jusqu’à la dernière scène de la comédie :

« Au bout d’un instant. Miss Bates, passant près de la fenêtre, aperçut Mr. Knightley arrivant à cheval. — « C’est Mr. Knightley ! Il faut que je lui dise un mot de remerciement, si je peux. Je ne vais pas ouvrir cette fenêtre, pour vous faire prendre froid, je vais aller dans la chambre de ma mère. Je crois qu’il montera, lorsqu’il saura qui il va rencontrer ici. C’est charmant de se retrouver tous ensemble. Quel honneur pour notre petit appartement ! — Elle parlait encore de la chambre voisine et, ouvrant la fenêtre, appela Mr. Knightley. Chaque syllabe de leur conversation pouvait être entendue aussi distinctement par le reste de la compagnie que si elle avait été prononcée dans la pièce.

— Comment allez-vous, comment allez-vous ? — Très bien, merci. Je vous suis tellement obligée de nous avoir envoyé votre voiture hier. Nous sommes arrivées au bon moment, ma mère était là. Entrez donc, je vous en prie. Vous allez trouver ici des amis. — Ainsi commença Miss Bates et Mr. Knightley semblait bien résolu à se faire entendre à son tour, car il lui demanda de sa voix la plus ferme et la plus autoritaire : — Comment va votre nièce. Miss Bates ? Je veux des nouvelles de tout le monde, mais surtout de votre nièce. Comment va-t-elle ? J’espère qu’elle n’a pas pris froid hier soir. Comment va-t-elle ce matin ? — Et Miss Bates fut obligée de lui répondre avant qu’il consentit à entendre autre chose.

— Je vous suis tellement, tellement obligée, reprit ensuite Miss Bates. — Il l’interrompit : — Je vais à Kingston, puis-je faire pour vous quelque commission ?

— Vous allez à Kingston ? Mme Cole disait l’autre jour qu’elle voulait se faire apporter quelque chose de Kingston. — Mme Cole a des domestiques qu’elle peut envoyer. Puis-je faire quelque chose pour vous, Miss Bates ?

— Non, merci. Mais montez donc. Savez-vous qui nous avons chez nous ? Miss Woodhouse et Miss Smith, qui ont eu la bonté de venir pour juger de notre nouveau piano. Laissez votre cheval à l’auberge et montez.

— Eh bien, dit-il, comme s’il hésitait encore, si je monte, ce sera pour cinq minutes.

— Et nous avons Mme Weston et Mr. Frank Churchill. C’est charmant, une belle réunion d’amis.

— Non, je ne peux pas monter, merci. Je ne pourrais pas seulement rester deux minutes, il faut que je sois à Kingston aussi tôt que possible.

— Oh, je vous en prie, montez! Tout le monde sera ravi de vous voir.

— Non, non, votre pièce est déjà assez remplie de visiteurs ». [19]

Jusqu’au moment où Mr. Knightley lui avoue qu’il a été jaloux du beau Churchill, Emma, — non plus que le lecteur — ne devine la raison de ce brusque changement d’idée et de ce refus donné d’un ton presque cassant.

Ce procédé a un double avantage : il est plus vivant qu’un autre et, chose plus importante encore, il excite l’intérêt du lecteur et lui demande, comme au spectateur, d’une œuvre dramatique, une collaboration incessante et active. Racontés, ces menus incidents dans l’existence de gens qui sont tout simplement d’honnêtes hommes et d’honnêtes femmes, seraient puérils et fastidieux. Mais ces personnages dont les caractères ont si peu de relief, présentés comme acteurs d’une alerte comédie, gagnent par là l’accent, la valeur incisive qu’ils ne sauraient avoir autrement. La vie et son mouvement, son continuel devenir, ses transformations constantes, même lorsqu’elles sont presque insensibles, sont ainsi révélés avec toute leur diversité dans l’enchaînement de scènes qui semblent au premier abord peu différentes les unes des autres, dans des conversations où les paroles les plus futiles concourent au développement de l’intrigue et ajoutent un nouveau trait à la peinture d’un caractère.

Chaque roman de Jane Austen contient des pages entières, des chapitres même, auxquels il suffirait de supprimer quelques lignes et d’ajouter, à chaque réplique, le nom du personnage qui la prononce, pour que le roman se change en comédie de salon ou devienne un théâtre dans un parc. L’allure scénique de beaucoup de passages est si frappante qu’elle a suggéré à une des nombreuses admiratrices de Jane Austen, l’idée de publier un volume de « Dialogues et scènes tirés des romans de Jane Austen, arrangés et adaptés pour la comédie de salon ». [20] Que le succès d’une telle adaptation reste douteux, ce n’est pas là une chose dont il faut s’étonner. Si elle n’a pas grande valeur en elle-même, une tentative de ce genre offre cependant un certain intérêt : celui d’être plus fidèle à la conception artistique de l’auteur d’« Orgueil et Parti pris » qu’on ne pourrait tout d’abord le supposer. En effet, une lettre datée de 1813 montre que Jane Austen devait, dans la première ébauche de ses œuvres, noter le dialogue comme si elle l’eût écrit plutôt pour la scène que pour le roman. Au sujet de la publication d’« Orgueil et Parti pris », elle écrit à sa sœur : « Un « dit-il » ou un « dit-elle » ajouté de temps en temps rendrait le dialogue plus facile à suivre, mais je n’écris point pour des esprits si lourds qu’ils ne sacchent me comprendre. Le second volume est plus court que je ne l’aurais souhaité, mais cette différence est plutôt apparente que réelle, puisque cette partie comporte plus de narration ». [21]

Comment Jane Austen, dont la formule artistique et les procédés de composition se rattachent plus étroitement au théâtre qu’au roman n’écrivit-elle pas de comédie, et pourquoi, depuis cette esquisse intitulée « Le Mystère », qui date de sa première jeunesse, ne composa-t-elle plus rien dans ce genre ? Plus que par tout autre chose, Jane Austen fut préservée de l’envie d’écrire pour le théâtre par la réserve naturelle à une jeune fille de son milieu, réserve qu’elle poussait presque jusqu’au scrupule et qui, à en juger par un passage du « Château de Mansfield », ne diminua point avec les années.

« Allons, Edmond, dit Julia, ne soyez pas si insupportable. Personne ne jouit plus que vous d’une bonne pièce et ne peut avoir fait plus de chemin pour en voir une. — C’est vrai, mais c’était pour voir de vrais acteurs, rompus à tous les secrets de leur métier. Je n’irais pas de cette pièce à l’autre pour voir les efforts maladroits de gens qui ne savent rien du théâtre, pour voir des hommes et des femmes du monde lutter, en jouant la comédie, contre toutes les restrictions que leur imposent leur éducation et les règles de la bienséance. »

Une femme du rang de Jane Austen peut jouir vivement du plaisir que procure le talent de Kean, de Kemble ou de Mrs. Siddons, mais « l’éducation et les règles de la bienséance », qui lui interdisent de monter sur la scène, lui défendent également d’écrire des œuvres qui ne sauraient être données au public d’une façon aussi discrète, aussi anonyme qu’un roman. Une dame, « a lady », peut envoyer à un éditeur le manuscrit d’un roman sans renoncer au secret qui est de mise en pareille occurrence. Et si cette œuvre est composée, comme les trois premiers romans qu’écrivit Jane Austen, pour servir d’occupation à son auteur pendant de longues heures vides et monotones et pour fournir une lecture divertissante au reste de la famille, la forme du roman n’est-elle pas la meilleure et la plus propre à remplir ces diverses conditions ? Ajoutons à cela les influences que subit Jane Austen ou plutôt l’influence qu’exerça sur elle, vers sa dix-huitième année, la lecture des romans de Richardson et de Miss Burney. Elle se trouva ainsi entraînée à choisir, de préférence à tout autre, le genre qu’avaient illustré ses auteurs favoris. Peut-être, dans un milieu plus favorable, Jane Austen aurait-elle brillamment continué la tradition de la comédie de mœurs de Goldsmith et de Sheridan. Mais saurait-on le regretter, puisque son don de présentation dramatique, au lieu d’introduire dans son œuvre un manque d’équilibre, lui donne une forme plus vivante, plus originale et plus savoureuse ?

En faisant dans son roman la plus large part à l’action, à la révélation directe des caractères et, partant, à la création immédiate d’une image ou d’un jugement dans l’esprit du lecteur, Jane Austen atteint à la perfection de son art. Malgré la sincérité de son réalisme, cet art est plus qu’une simple reproduction : il est une création. Chaque personnage possède une existence indépendante et porte en lui-même la loi et le rythme de son activité. Qu’il soit un personnage humoristique ou l’une de ces héroïnes auxquelles nous attribuons involontairement la grâce spirituelle et le charme discret de « la seconde Miss Austen », il évolue librement et agit en toute circonstance conformément à son caractère sans que jamais, devant lui, nous ayons conscience de l’intervention d’une volonté étrangère. Si dangereuse que soit la fameuse comparaison de Macaulay, osant rapprocher Jane Austen de Shakespeare, on peut dire que la puissance dramatique avec laquelle sont évoquées les figures qui animent les ombrages du parc de Mansfield, les salles de danse de Bath ou le salon de Mme Weston, est le don qui a valu à Jane Austen et lui gardera en dépit des années une place non loin des plus grands artistes et des plus puissants créateurs.


Une des conditions essentielles à la production d’une œuvre d’art est que son auteur découvre le secret d’harmoniser et d’équilibrer les divers éléments dont elle est composée. L’accord entier et ininterrompu entre la fin à atteindre et les moyens employés, indispensable à tous les arts, l’est plus encore à celui de l’écrivain : le sujet d’un roman et son style doivent être en correspondance étroite et constante. Aussi ne peut-on juger du style d’un auteur sans tenir compte de l’usage auquel celui-ci l’a destiné. Étudier le style de Jane Austen comme une chose morte, comme autant de mots et de phrases présentant telles ou telles caractéristiques serait une besogne fastidieuse et inutile : pareil aux sujets de ses romans ce style est simple, uni, sans recherche, sans affectation, sans autre originalité que sa simplicité et sa spontanéité parfaites. Que d’autres artistes sachent exprimer en des paroles magnifiques et fortes des pensées profondes, Jane Austen n’aspire qu’à trouver l’expression la plus claire, la plus fidèle, évoquant le mieux cette réalité moyenne qu’elle se plaît à reproduire. « Les termes les mieux appropriés » [22] aux sujets que traite un romancier, sont ceux qu’elle admire dans « Cecilia » de Miss Burney, et dans « Belinda » de Miss Edgeworth, ceux aussi qu’elle emploie pour peindre une scène ou pour révéler d’un mot un caractère. Les sujets qu’elle choisit étant toujours empruntés à la vie aisée et paisible de gens de bonne compagnie, son style demeure invariablement au ton moyen, mesuré et discret d’une conversation de salon. Habituée dès l’enfance à entendre et à parler une langue correcte et pure, même dans les entretiens les plus familiers, elle écrit sans se préoccuper du style, sûre qu’elle aura fait assez si elle réussit à donner aux paroles d’un Mr. Knightley, d’un Darcy ou d’une Anne Elliot, le tour et l’accent qu’elles auraient dans des circonstances de la vie réelle semblables à celles qu’elle imagine. L’unique règle qu’elle formule plaisamment dans une de ses lettres à propos du style épistolaire pourrait être appliquée au style de ses romans. « J’ai atteint maintenant à la perfection de l’art épistolaire, laquelle consiste, comme on le répète toujours, à exprimer sur le papier ni plus ni moins que ce qu’on dirait si l’on était en présence de la personne à qui on écrit. Et, en vous écrivant cette lettre, j’ai seulement bavardé avec vous. » [23] — I bave been talking to you almost as fast as I could tbe Avbole of this letter. —

Dans « L’abbaye de Northanger » on relève quelques remarques humoristiques sur le « beau style » encore en vogue vers 1798. « Je ne sais pas parler assez bien pour être incompréhensible », dit la naïve Catherine Morland. Henry Tilney réplique que cette remarque est « une très bonne critique de la langue qu’on parle aujourd’hui ». Bien écrire consiste à dire exactement ce qu’on a l’intention d’exprimer et à le faire de façon à être entendu de tous. Les réflexions mi-plaisantes, mi-sérieuses du jeune Tilney sur l’emploi du mot « nice » indiquent chez celui qui les prononce, et chez l’auteur qui les lui attribue, une recherche exquise de la justesse de l’expression. « On applique ce mot à tant de choses différentes, à une promenade « agréable », à une « belle » journée, à des jeunes filles « charmantes », qu’il ne signifie plus rien du tout », déclare Henry, lorsque Catherine emploie à tort le vocable détesté. « Oh ! le mot charmant qu’est ce « nice » ! Il sert à tout. Autrefois, il servait à désigner la bienséance, la décence, la délicatesse, la distinction. Maintenant, une louange quelconque, décernée à un objet quelconque, s’exprime en cette seule et unique épithète. » [24]

Presque à l’égal de la justesse et de la clarté, Jane Austen apprécie la mesure et le rythme. C’est à son souci constant de donner à sa phrase une harmonieuse simplicité qu’elle fait sans doute allusion quand elle parle des peines infinies — so much labour — que lui coûtent ses romans. Mais elle ne relève, dans les pages que sa nièce lui a demandé de lire et de critiquer, que les « expressions trop familières, sans aucune distinction », car celles-ci lui semblent entre toutes choquantes. Elle fait observer à sa nièce qu’un homme du monde ne s’écrie pas « Que Dieu me bénisse ! », oubliant — et cet oubli nous fait sourire, — que son Emma, sous le coup d’une grande surprise ou d’une vive émotion se laisse aller à dire « Grand Dieu ! » et à prononcer ce même « Que Dieu me bénisse ! » dont les gens du monde devraient redouter le peu de distinction.

L’intuition artistique qui la fait s’effacer derrière ses personnages et décrire presque toujours d’une façon impersonnelle ce que ses héros ne peuvent nous apprendre eux-mêmes, lui fait négliger les effets de style, les recherches d’expression et de langage, les grâces de la forme que son sujet ne réclame pas. Par cela même que sa méthode de composition comporte très peu de narration et de passages purement descriptifs, ses romans ne contiennent pas de pages brillantes, de morceaux travaillés qui se détachent sur l’ensemble. Ses phrases au rythme souple et allongé se déroulent harmonieusement, sans rien de voulu ni d’affecté. Elles sont bien construites, non point tant parce que leur auteur s’applique à leur donner une structure élégante, mais parce que sa pensée, toujours claire, se revêt naturellement d’une forme limpide et juste. On compterait les quelques passages où l’on peut supposer que Jane Austen ait cherché un effet et employé volontairement, pour le produire, un de ces procédés de répétition ou d’allitération si fréquents chez les prosateurs comme chez les poètes anglais. [25]

Uni, simple, naturel, ce style, comme d’ailleurs tant de choses dans l’œuvre de Jane Austen, n’a pas vieilli. Il ne porte pas, si ce n’est en quelques rares passages, la marque d’une époque. On y relève peu de ces mots et de ces phrases, employés à un certain moment par les meilleurs et les pires écrivains, et dans lesquels la postérité reconnaît le ton et l’expression à la mode vers telle ou telle année. Pour se rendre exactement compte de la date, déjà si lointaine, où ils furent écrits, il faut, en lisant « Persuasion », par exemple, ou tel autre des romans de Jane Austen, y noter une allusion à une coutume désuète. On danse des contredanses, on voyage en chaise de poste, un homme va à Londres à cheval pour faire quelques emplettes dans la capitale, etc. De même, il faut s’attacher à quelques particularités de grammaire ou de syntaxe [26] pour retrouver certains traits qui caractérisent la langue du xviiie siècle et la différencient du langage moderne. Ce n’est peut-être pas une des preuves les moins fortes de l’originalité géniale et de la sûreté merveilleuse du goût de Jane Austen que de voir cette jeune fille écrire, en 1796 aussi bien que vingt ans plus tard, en un style rapide, clair, expressif, et si éloigné de la raideur et de l’emphase de la prose Johnsonienne qu’aujourd’hui encore nous nous émerveillons de son allure agile et vraiment nouvelle. Parmi les quelques épithètes vieillies ou que plus de cent ans d’usage ont fait passer du salon à l’antichambre, il en est deux : « elegant » et « genteel » qui reviennent fréquemment sous sa plume et ne laissent pas de surprendre le lecteur peu averti, étonné de trouver ce qui lui parait aujourd’hui une note presque vulgaire dans un ensemble si discrètement harmonieux. Une ou deux expressions, employées seulement dans les premiers romans, rappellent l’engouement du public, en Angleterre aussi bien qu’en France, pour des œuvres comme « Clélie » et « Le Grand Cyrus ». Les lourds adverbes, chers à Mademoiselle de Scudéri et aux Précieuses, les « superbement » et « magnifiquement » ralliés par Molière avaient eu Outre-Manche une vogue durable. Jusqu’à la dernière décade du xviiie siècle, une jeune fille dont on loue la beauté est qualifiée de « monstrous pretty » — prodigieusement jolie — ; une personne aimable est « vastly obliging », « vastly civil » — immensément serviable. — La présence, dans les romans écrits à Steventon, de ces expressions déjà un peu vieillies vers 1795 et complètement passées de mode en 1810, fournit une indication intéressante sur l’importance des retouches que subirent « Bon sens et Sentimentalité » et « Orgueil et Parti pris ». On peut supposer que l’auteur, en 1811 et en 1813, ne fit que de légères modifications à ces deux romans écrits en 1796 et 1798, puisqu’elle y laissa subsister les épithètes démodées que, vers la même époque, elle écartait complètement de ses derniers ouvrages.

Du style pompeux de Miss Burney dans « Cecilia » et surtout dans « Camilla » aux phrases simples, rapides, précises de Jane Austen, il y a la différence d’un siècle à un autre, bien qu’une seule génération sépare les deux romancières. La plus jeune, qui professa toujours la plus vive admiration pour sa célèbre aînée, ne subit à aucun moment l’influence d’« Evelina » ni de « Cecilia ». Il semble qu’elle lut les ouvrages de Miss Burney comme elle avait lu des romans romanesques, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, « pour apprendre quels défauts il fallait éviter en écrivant ». [27] Inconsciemment peut-être, parce que son goût la portait vers la simplicité et la justesse de l’expression, elle trouva, en commençant à écrire, un style dont l’allure et le rythme étaient alors choses nouvelles. Les grands prosateurs du xviiie siècle, Johnson et Burke, les grands romanciers et surtout Richardson dont Jane Austen admirait l’œuvre sans réserve, avaient dans leur style quelque chose qui rappelait l’ample rythme et la construction massive des périodes latines. Miss Burney, s’appliquant à bien écrire, imitait, même dans « Evelina », la solennité de la phrase classique, en attendant qu’avec « Cecilia » sa langue devienne parfois un jargon inintelligible. Aux meilleurs comme aux pires d’entre ses prédécesseurs Jane Austen n’emprunta rien. Sans jamais se soucier de faire de belles phrases, l’auteur de six romans exquis donna à sa pensée une forme dont la rapidité, l’économie, le mordant, la clarté, sont des qualités toutes modernes de la prose anglaise.

Ayant toujours vécu à l’écart, sans aucun contact avec les milieux littéraires de son temps, Jane Austen écrivit une œuvre dont la forme aussi bien que le fond paraît essentiellement originale. Cette œuvre se détache d’entre toutes les autres et ne se laisse pas enfermer dans les cadres du roman anglais de l’époque. Éloigné de toute influence, l’art de Jane Austen est de ceux dont il est difficile de découvrir les sources profondes. Il ne semble procéder directement, ni de la conception classique, ni de la conception romantique, telles qu’elles apparaissent dans la littérature anglaise au xviiie siècle. Par sa sobriété et son élégante simplicité, il s’oppose à ce qu’il y a de théâtral, d’outré et de faux dans les romans à la Radcliffe. Le mystère et la terreur en sont bannis et jusqu’aux éléments romantiques qui s’ajoutent au classicisme de Goldsmith comme au réalisme de Fielding et de Smollett. Legs du roman picaresque, le souffle d’aventure héroï-comique qui emplit les pages de « Tom Jones » ou de « Peregrine Pickle » et entraîne un instant dans un tourbillon les paisibles habitants de Wakefield, ne passe point à travers les ombrages de Mansfield ou de Pemberley. D’un côté, l’art de Jane Austen dépasse le romantisme pour atteindre à l’entière sincérité du réalisme moderne ; de l’autre, il se rapproche de la formule classique telle qu’elle est exposée, non pas dans le « Vicaire de Wakefield » mais dans notre « Princesse de Clèves ». Clarté, précision, équilibre et mesure, toutes les qualités qui caractérisent l’art classique s’y trouvent réunies et harmonisées comme dans la littérature française du xviie siècle. Que cette parenté soit toute fortuite, ce que nous savons de Jane Austen nous inclinerait à le croire — ou qu’elle soit due à l’action d’une affinité secrète, la petite comtesse de Feuillide apporta peut-être des livres français à Steventon, elle nous permet d’expliquer ce que les critiques anglais ont souvent signalé : l’originalité, le caractère unique qui font de l’art de Jane Austen un phénomène isolé dans la littérature anglaise.

Transposés de la vie de Cour à la prose de la vie bourgeoise et familiale, ces romans ont, par leur ordonnance, par la simplicité de leur action et la pureté de leur style, une élégance qui rappelle le charme discret du roman de Madame de la Fayette et la grâce exquise de ce « rien de trop » que rechercha plus tard le goût délicat de Mademoiselle de Lespinasse. Au milieu des solides et vastes constructions édifiées par les grands maîtres du roman anglais au xviiie siècle, parfois décorées avec une fantaisie ou une richesse déconcertantes, le roman de Jane Austen élève un petit temple aux colonnes blanches, au fronton pur. Pour être rare en Angleterre, la sobre élégance de lignes qui en fait toute la beauté n’a cependant rien d’exotique. L’autel qu’il abrite ne saurait jamais manquer de fidèles. Car cet autel est consacré à un dieu de la terre et de la race anglaises, à l’humour qui sourit d’une lèvre moqueuse cependant que ses yeux attachent sur les choses un regard pénétrant.

  1. Memoir. Page 155. Lettre du 16 décembre 1816.
  2. Lettres. 10 août 1814.
  3. Lettres. 9 septembre 1814.
  4. Lettres. 28 septembre 1814.
  5. John Galsworthy. The Inn of Tranquillity. (Vague thoughts on art) London. 1912.
  6. Memoir. Page 147.
  7. Memoir. Page 148.
  8. Jane Austen, her life and letters. Page 76.
  9. Le Château de Mansfield. Chap. ΧLVI.
  10. Le Château de Mansfield. Chap. XXXXVIII.
  11. Plan of a novel according to hints from varions quarters. Memoir. Page 120.
  12. Bon sens et Sentimentalité. Chap. XVIII.
  13. L’abbaye de Northanger. Chap. I.
  14. Persuasion. Chap. XL
  15. Emma. Chap. XLII.
  16. Jane Eyre, by Charlotte Brontë. Chap. XXIII.
  17. Le Châtau de Mansfield. Chap. XLII.
  18. Jane Eyre, by Charlotte Brontë. Chap. XII.
  19. Emma. Chap. XXVIII.
  20. Duologues and scenes from the novels of Jane Austen, arranged and adapted for drawing-room performance by Rosina Filippi (Mrs. Dowson) With Illustrations by Miss Fletcher. London, 1895. J. M. Dent & Co. ed.
  21. Memoir, page 97. Chawton, 29 janvier 1813.
  22. L’abbaye de Northanger. Chap. V.
  23. Lettres, 3 janvier 1801.
  24. L’abbaye de Northanger. Chap. XIV.
  25. « It was a sweet view — sweet to the eye and mind. English verdure, English culture, English comfort, seen under a sun bright without being oppressive. » Emma. Chap. XLII.
  26. « Tea was carrying round », « being spoke to », « she has been acting wrong », etc.
  27. Memoir. Page 46.