CHAPITRE IV


La psychologie.


À la première lecture, une œuvre comme « Le Château de Mansfield » ou « Orgueil et Parti pris » semble appartenir à ce genre qui, dans le domaine du roman, correspond assez exactement à la comédie de mœurs. L’intrigue et la peinture d’un petit monde aujourd’hui si gracieusement désuet paraissent en former le plus grand attrait. Mais les livres de Jane Austen possèdent une sorte de charme assez semblable à celui dont Goldsmith para jadis une des héroïnes du « Vicaire de Wakefield » : « Les traits de Sophie, dit-il, n’étaient point d’une beauté frappante, mais souvent lui valaient de plus sérieuses conquêtes, car ils étaient doux, modestes et attirants ». On ne trouve point tout d’abord, en parcourant ces romans, de beautés frappantes ; on pense n’y avoir gagné que le plaisir de passer quelques heures aimables auprès de gens heureux et de bonne compagnie. Puis, si on les relit, — et on les relit toujours —, on s’aperçoit que leur comédie de mœurs pourrait bien être en même temps une comédie de caractères.

Sous des dehors amusants et presque frivoles, par delà la valeur toute extérieure que leur donnent l’admirable enchaînement de l’intrigue et l’évocation de la société du siècle passé, on découvre dans leurs pages l’intérêt plus profond, plus captivant, qui s’attache toujours à une étude psychologique lorsqu’elle est, comme celle-ci, délicate, subtile et nuancée. L’action, la parole, l’attitude, qu’on s’était imaginé tout d’abord fixées par l’artiste pour le seul plaisir de reproduire la vie et la réalité, sont, en fait, notées ici avec une scrupuleuse exactitude, moins pour ce qu’elles valent en elles-mêmes que pour ce qu’elles signifient. Cette œuvre qui est d’une artiste, est aussi celle d’un psychologue. Les particularités mêmes de la forme qu’on y remarque ont leur raison d’être dans la conception psychologique aussi bien que dans la conception artistique de Jane Austen. On verra plus loin quelles autres raisons a l’artiste de taire dans son roman si peu de place au décor : au point de vue psychologique, nous allons voir qu’elle le néglige presque invariablement s’il ne peut lui servir à révéler un état d’âme, s’il ne peut lui permettre d’indiquer, en même temps, quelque ligne, quelque trait d’une physionomie morale.

Comme elle s’intéresse plus encore au caractère de ses personnages qu’à leurs actions, ou plutôt parce que les unes lui apparaissent comme le signe, la manifestation extérieure de l’autre, elle ne regarde le décor que lorsqu’il est en étroite correspondance avec le paysage intérieur sur lequel elle voit passer les reflets changeants d’une sensibilité et d’une pensée. Ainsi, dans « L’abbaye de Northanger » et dans « Persuasion », elle juge le plus souvent inutile d’évoquer l’aspect, pourtant si vivant et si pittoresque, des rues de Bath. Que de scènes amusantes pourrait voir Anne Elliot au cours de ses promenades matinales à travers la ville emplie d’une foule élégante et oisive! Mais l’auteur se plaît à l’isoler du monde extérieur. La douce héroïne passe, insensible aux spectacles que lui offrent et les places et les rues et les promeneurs, toute à son rêve secret, à ses visions d’un bonheur que la vie lui a longtemps refusé. «. Comparées à celles dont Anne charma son trajet de Camden Place à Westgate Buildings, de plus douces méditations sur la beauté et la noblesse d’une inébranlable fidélité n’avaient jamais accompagné une promeneuse à travers les détours des rues de Bath. C’était assez de telles méditations pour répandre tout le long du chemin un parfum et une purification ». [1]

Quelques indications de paysage dont une seule, dans « Persuasion », peut vraiment mériter le nom de description, quelques mots sur la situation d’un château ou la beauté d’un parc dans « Orgueil et Parti pris » et dans « Bon sens et Sentimentalité », voilà à quoi se réduit dans son œuvre la part du décor. L’heure et la saison ne sont indiquées d’une façon précise que si une observation psychologique peut s’y rattacher : « Emma sentit une sorte d’exallalion joyeuse… tout avait revêtu à ses yeux un aspect différent. En regardant les haies, elle se dit que bientôt les sureaux allaient fleurir, et, se tournant vers Harriet, elle vil là aussi comme une lueur de printemps, comme un sourire indécis et tendre ». [2] Une autre de ces communions fugitives entre l’âme humaine et la nature est notée ici : « Le plaisir qu’Anne pouvait tirer de cette promenade devait venir de l’exercice et de la beauté de la journée, du spectacle des derniers sourires de l’année dans l’or fauve des feuillages et les haies desséchées. En regardant toutes ces choses, elle se répétait quelques-unes des nombreuses descriptions de l’automne, de cette saison qui a inspiré à tous les vrais poètes l’envie de la décrire en vers imprégnés d’une émotion contenue… Un instant, elle cessa de penser à ces doux tableaux de l’automne jusqu’à ce qu’un sonnet délicat, évoquant à la fois le déclin de l’année et de la joie, les images pâlissantes de la jeunesse, du printemps et de l’espoir, tous irrémédiablement enfuis, apportât à son esprit un rafraîchissement et un réconfort ». [3]

Plutôt que le monde extérieur, le domaine de la conscience retient les regards de l’auteur. Celle qui déclara un jour être portée à s’intéresser aux êtres plus qu’aux choses, [4] fait taire jusqu’à ses préférences de femme. Sa correspondance nous révèle une passion toute féminine pour les chiffons; certaine robe y est décrite avec un tel soin qu’on pourrait la copier jusqu’au moindre détail. Dans son œuvre, au contraire, la parure des héroïnes est laissée à notre imagination. S’il flotte sur chaque page un parfum de jeunesse et de grâce féminine, si nous connaissons toujours, et dans ses plus subtiles nuances, la couleur de la pensée et de l’humeur d’une Elizabeth et d’une Emma, nous ne savons rien de l’élégance de leurs atours ou de hi couleur de leurs robes.


Une expérience large et nombreuse semble être la condition nécessaire d’une étude psychologique qui ne se réduit point aux limites d’une confession, d’une autobiographie plus ou moins sincère. Le romancier qui ne posséderait de la vie et des hommes qu’une expérience restreinte s’exposerait, semble-t-il, à faire une œuvre fausse aussi bien qu’incomplète. Comment pourrait-il comprendre le sens profond de la réalité, donner à ses personnages une âme vraiment humaine et que la nôtre puisse reconnaître, s’il ne regardait de la vie que certains aspects et ne soupçonnait pas l’infinie variété de ses formes ? Si, faute d’une expérience assez étendue, il manquait de points de comparaison, ne risquerait-t-il pas de donner une trop grande importance à certaines particularités et de négliger, dans l’étude d’un caractère, des traits essentiels ? Aussi, une œuvre comme celle de Jane Austen, œuvre d’une femme dont l’expérience ne dépassa jamais le cercle de famille le plus étroit, offre-t-elle au point de vue psychologique, une sorte d’énigme.

Tableau de mœurs contemporaines, étude d’une classe très nettement définie de la société, peinture de la seule « gentry », de ses usages et de sa vie, ce roman nous présente des êtres et des choses d’autant mieux connus de l’auteur qu’ils l’étaient plus exclusivement. Mais l’étude psychologique qui fait le fond de ce roman ne suppose-t-elle pas par sa justesse, sa fine et pénétrante vision de la réalité intérieure quelque chose qui serait du, non pas à l’effort patient d’un esprit attentif, mais à une sorte d’intuition ? Et d’abord, s’il n’y avait pas là d’intuition ni rien de cette divination de l’expérience, ou du sens et de la valeur de l’expérience, qui appartiennent au génie, comment Jane Austen aurait-elle pu savoir que les Bennet, les Norris, les Bertram, les Elliot avaient, sous leur sottise ou dans leur insignifiance, des possibilités d’éveiller l’attention, de provoquer l’amusement et parfois de gagner la sympathie des lecteurs ? (comment encore, sans intuition, après avoir créé, d’après les maigres données de son expérience immédiate, des êtres vivant d’une vie si réelle, aurait-elle compris le secret d’âmes diverses, pénétré jusqu’aux sources cachées du caractère et de la personnalité ? Cette connaissance intuitive, cette divination de la réalité psychologique échappent dans ses origines à notre analyse; nous pouvons, du moins, les suivre dans leurs démarches et étudier leurs procédés. Ce que la notation psychologique comme l’observation du monde extérieur cherche ici à saisir, c’est la vérité immédiate; elle se fonde sur l’individuel et le particulier. La somme de vérité psychologique contenue dans la peinture d’une physionomie comme celle d’Elizabeth ou d’Emma est faite d’une multitude de détails, de notations lumineuses et rapides. Parce que son esprit n’a pas la puissance qui lui permettrait de rattacher chaque trait particulier à quelque loi ou à quelque grand principe, parce que, aussi, son bon sens et son goût répugnent à de vagues généralisations, Jane Austen nous donne dans ses romans des « instantanés » psychologiques dont elle nous laisse le soin de dégager la signification plus large. Tirer une conclusion de tel ou tel fait, ramener à une commune mesure les variétés infinies de l’expérience individuelle lui semble une tâche fastidieuse autant qu’inutile. Aux yeux de celle qui trouve dans le spectacle de la vie une source inépuisable d’observations, se détourner de ce spectacle pour moraliser sur la vie ou la nature humaine est une occupation qui convient surtout aux pédants et aux sots. Elle place dans la bouche d’une Mary Bennet ou d’une Mme Elton des réflexions sentencieuses ou abstraites : « L’orgueil, dit Mary Bennet, qui se flattait d’avoir l’esprit sûr et profond, est, je le crois, une faute très commune. D’après tout ce que j’ai lu, je suis convaincue que rien n’est plus fréquent. La nature humaine est tout particulièrement portée à l’orgueil. Bien rares sont ceux d’entre nous qui ne se jugent autorisés à le nourrir en leur cœur par quelques mérites dont ils sont, ou se croient, doués. La vanité et l’orgueil sont différents, bien qu’on les considère généralement comme synonymes. On peut être fier sans être vain. L’orgueil se rapporte au jugement que nous portons sur nous-mêmes, la vanité à celui que nous voudrions suggérer à autrui à notre égard ». [5] Ce que Jane Austen trouve ridicule et faux dans de telles remarques, est que, s’appliquant à tous, elles arrivent à ne s’appliquer à personne. Son étude psychologique, toujours étroitement liée à un cas individuel, s’exerce sur un objet précis et ne s’élève jamais au-dessus du domaine de la réalité concrète. Mais par sa justesse même, et grâce aussi à l’intuition merveilleuse qui la guide et lui fait atteindre ce qu’il y a de significatif et de caractéristique dans ce domaine, cette psychologie orientée vers l’individuel arrive à la vérité universelle. Emma ne se préoccupe point, alors qu’elle étudie le caractère de Jane Fairfax, de tirer de cette étude une conclusion d’une portée générale ; elle observe Miss Fairfax en qui elle devine obscurément une rivale et essaie de calculer l’effet que pourrait produire la réserve de la jeune fille sur un homme du caractère de Mr. Knightley. Rien de plus concret, de plus limité, qu’une telle attitude et pourtant, quelle vérité dans la réponse faite à cette remarque que Miss Fairfax est trop réservée pour attirer l’amour et qu’on ne saurait aimer une jeune fille si froide et si maîtresse d’elle-même ! « Pas avant, répond Emma, que sa réserve et sa froideur ne cèdent à l’égard d’une seule personne, et alors, l’amour de cette personne sera attiré d’autant plus irrésistiblement ». Emma, dont les jugements et les prévisions sont démentis par la réalité lorsqu’elle les appuie sur l’arbitraire et le caprice, ne se méprend pas ici. Un éclair d’intuition lui révèle la valeur de ce qu’elle a observé chez Miss Fairfax, et sa réponse revêt à son insu une large et profonde vérité. Cette divination qu’Emma ne possède qu’un instant donne à toute l’étude psychologique de Jane Austen un charme et une saveur incomparables ; elle illumine chaque aspect de la réalité intérieure d’une lueur si vive qu’explications et commentaires deviennent superflus.

Pareil au milieu social, le milieu psychologique qu’étudie Jane Austen n’admet rien d’exceptionnel, de rare, ni d’étrange. Les « méprises de l’intelligence et du cœur » qu’elle se plaît à observer pourraient appartenir à l’expérience de la plupart d’entre nous. Elles supposent chez ceux qui les commettent et se repentent de les avoir commises, des qualités comme des défauts ordinaires et ne témoignent pas plus d’une « infernale perversité » que de cette « nature angélique » dont la psychologie rudimentaire de Mrs. Radcliffe douait invariablement ses héros et ses héroïnes. Si près de la vie est l’observation dans « Emma » ou dans « Persuasion », si juste et si fine sa reproduction de la réalité intérieure, que chacun des personnages du roman, loin de nous apparaître doué d’une existence fictive, revêt à nos yeux la vérité d’un être dont nous connaissons l’âme et la pensée.

Dans ce milieu cultivé que décrit Jane Austen, parmi ces gens du même monde soumis dès l’enfance à une discipline à peu près semblable, asservis aux mêmes conventions mondaines, partageant les mêmes opinions et les mêmes préjugés, il ne peut y avoir, d’une personne à l’autre, que des différences de degré. Nous sommes en présence de « gens de qualité », formés, d’après une tradition de leur classe, à réprimer comme une faute de goût et un manque de dignité toute preuve d’émotion. Il faut donc une vision d’une justesse et d’une acuité remarquables pour saisir chez eux le trait révélateur, l’attitude ou la parole significative.

Au château de Mansfield ou chez les Woodhouse, la sensibilité est toujours réfrénée parce qu’on la juge trop voisine de la sentimentalité ; par conséquent, l’auteur donnera à l’intelligence une plus large part qu’à la sensibilité chez les personnages qu’il étudie. Une Elizabeth, une Ellinor, une Emma se distingueront d’entre les autres jeunes filles, dont la sensibilité revêt à peu près la même forme, par un plus haut degré de pénétration ou de vivacité d’esprit. C’est l’intelligence, et l’intelligence seule, qui rendra Mr. Knightley supérieur à Mr. Woodhouse, et, par une de ces réussites qui sont un des secrets du génie, cette étude psychologique qui fait à la sensibilité une part si restreinte, acquiert de ce fait une lucidité, une sûreté plus grandes. Appliquant à la vie intérieure le procédé dont elle s’est servi pour peindre un espace resserré sur lequel elle concentre toute son attention, Jane Austen reproduit d’autant plus fidèlement un caractère qu’elle l’a d’abord plus simplifié, mieux réduit à ce qui lui semble essentiel. Cette simplification, d’ailleurs, n’exclut pas l’étude des formes multiples que peut revêtir un même trait chez une même personne. Aussi, dans chacune des scènes que nous voyons se succéder, les personnages — quel que soit leur rôle — nous apparaissent-ils, suivant le mot de Macaulay, « comme des gens ordinaires, pareils à ceux que nous rencontrons tous les jours, et cependant aussi différents les uns des autres que s’ils étaient les êtres les plus bizarres qu’il y ait au monde ». [6]

Doit-on voir dans le calme et la pondération qu’elle attribue à tous ses personnages le mépris tacite de Jane Austen pour les emportements, pour les abandons et les impulsions aveugles de la passion ? N’osa-t-elle jamais explorer une région inconnue et redoutable ? Ou bien encore, n’ayant jamais éprouvé d’amour qui ne ressemblât à l’amitié, pensa-t-elle que la passion brûlante et douloureuse était, soit une fiction romanesque des poètes, soit une folie en laquelle les gens de bon sens et de goût n’avaient garde de tomber ? La diatribe véhémente de Charlote Brontë au sujet de « l’insensibilité » de Jane Austen qui « ne connaît rien des passions et ne veut pas même entretenir des relations de politesse avec une si tumultueuse confrérie, » [7] indique d’une façon juste autant que pittoresque la portée de l’étude psychologique dans « Orgueil et Parti pris » et dans les autres romans.

À côté des grands mouvements, des impulsions irrésistibles et soudaines il est, dans l’âme humaine, pour celui qui l’observe assez patiemment et d’assez près, un perpétuel devenir, une incessante évolution des sentiments, qui, nés au plus profond de l’être et enfouis dans les ténèbres de l’inconscient, arrivent lentement, par une germination sourde et longtemps imperceptible, à affleurer au niveau de la conscience. C’est ce lent travail, ce passage de l’inconscient au conscient que Jane Austen choisit dans tous ses romans — à la seule exception de « L’abbaye de Northanger » — pour thème psychologique. Par là, cette étude possède, à l’époque où Jane Austen écrit, une valeur originale. Le roman psychologique de Richardson était une analyse et non pas l’étude de l’évolution d’un caractère. Ici, la vie intérieure apparaît sous une forme plus vraie parce qu’elle est plus souple et plus mouvante. Avec une finesse, une sûreté admirables, l’auteur suit en une âme les progrès constants, mais presque insensibles, de la connaissance de soi-même. Cette progression est notée avec une délicatesse telle que nous ne pouvons mesurer ses différents degrés avant d’arriver, en même temps que l’héroïne, au terme où l’intelligence et la raison éclairent, expliquent et justifient le sentiment. Il y a là comme une crise d’âme, mais sans conflit douloureux, sans heure tragique, peinte dans ses nuances les plus fines et se déroulant en une série continue de moments insignifiants en eux-mêmes mais dont chacun contribue à la révélation finale sur laquelle se termine l’étude. À cette série de faits psychologiques correspond une série d’incidents qui se développent parallèlement et dont l’évolution suit la même courbe. Chaque incident ou chaque nouveau détail ajouté à l’action, de même que chaque nuance de l’opinion ou du sentiment, est nécessaire au dénouement vers lequel s’achemine le récit. Pour qu’on suive l’action intérieure aussi clairement que la progression des incidents, l’auteur interrompt parfois sa narration impersonnelle et nous livre dans une lettre ou, mieux encore, dans une rêverie, le colloque d’une pensée avec elle-même. Là, nous trouvons le secret ressort des actions auxquelles nous allons assister ou l’explication d’un acte que rien dans les événements extérieurs ne semblait motiver.

Ces romans dont la valeur psychologique est égale à la valeur dramatique tirent ainsi de leur étude de caractères, encore plus que des différences de leur intrigue, une grande et réelle variété. Cependant, rien ne semble d’abord moins se prêter à des variations que les thèmes choisis par l’auteur. Une jeune fille croit aimer quelqu’un puis s’aperçoit que, sans s’en douter, elle a toujours aimé ailleurs : voilà le motif sentimental d’« Orgueil et Parti pris » et d’« Emma ». Qu’elle reste fidèle à son amour malgré les épreuves, l’attente ou la presque certitude de n’être plus aimée, c’est là le sujet de « Bon sens et Sentimentalité », du « Château de Mansfield », et de « Persuasion ». Une affinité secrète relie entre elles certaines héroïnes : Elizabeth et Emma se ressemblent sur plus d’un point ; une même fidélité, une même et sereine douceur rapproche Ellinor, Fanny et Anne. Mais l’étude psychologique, fondée sur le caractère de chacune, diffère dans ses procédés et dans sa portée. L’analyse, déjà fine et sûre dans « Orgueil et Parti pris », n’est pas intimement mêlée à toute la trame du roman. Dès que Darcy a justifié sa conduite à l’égard de Bingley et de Jane, la rancune d’Elizabeth se change en amour, et le lecteur pénètre le secret du cœur de la jeune fille avant que celle-ci le connaisse elle-même. Un long monologue, qui occupe presque tout un chapitre, nous permet de suivre la transformation qui s’accomplit dans l’âme Elizabeth. Désormais, les faits qui amèneront le dénouement pourront seuls apporter au récit un élément d’imprévu et l’héroïne, dont l’évolution psychologique est terminée, cesse d’avoir à nos yeux l’intérêt qu’elle avait eu tout d’abord. Par ce brusque arrêt de son étude psychologique à un moment où l’intérêt dramatique du roman va arriver à son plus haut point, « Orgueil et Parti pris », chef-d’œuvre de jeunesse, est inférieur à « Emma » où s’affirment pleinement l’intuition et la puissance créatrice de l’auteur. Avec « Bon sens et Sentimentalité », « Le Château de Mansfield », et « Persuasion », l’évolution morale que l’auteur étudie ne consiste pas, comme dans « Orgueil et Parti pris », dans le passage d’un sentiment à un autre. Ce sont les modes d’un même sentiment, sa croissance, ses transformations subtiles que nous suivons dans l’âme des héroïnes. Au premier abord, cette étude psychologique semble se rapprocher de la psychologie « statique » de Richardson, mais là où l’auteur de « Clarissa » n’avait trouvé matière qu’à de monotones et lourdes analyses, la pénétration et l’intuition de Jane Austen atteignent au rythme même de la vie intérieure. Cette notation des nuances, des fluctuations d’un même sentiment, donne au développement de l’intrigue un charme mystérieux. Les transitions soudaines de la joie et de la tendresse à la souffrance d’aimer, du découragement à l’espoir, accompagnent ici les différents moments de l’intrigue comme le murmure d’une source invisible s’ajoute à la beauté d’un paysage.

Entre « Le Château de Mansfield » et « Persuasion », Jane Austen revient, dans le plus brillant et le plus exquis de ses romans, « Emma », à la transformation du sentiment qui fait le sujet d’« Orgueil et Parti pris ». Mais l’étude psychologique a acquis la solidité, la plénitude qui lui manquaient dans le roman de 1796. L’évolution du caractère de l’héroïne n’est plus indépendante du développement de l’intrigue. Au lieu de se borner à accompagner ce développement, elle s’y mêle intimement et d’une façon ininterrompue. La pensée d’Emma et son activité extérieure suivent toujours une même progression. Loin de pénétrer le secret que l’héroïne n’a pas encore découvert en son âme, le lecteur ne le connaît pas avant qu’une révélation soudaine n’ait appris à Emma qu’elle aimait Mr. Knightley et que — sans le savoir et sans que nous ayons jamais pu nous en douter, — elle l’avait toujours aimé.

Comment se produit cette révélation qui forme le dénouement d’« Orgueil et Parti pris » et d’« Emma » ? Et comment les autres héroïnes prennent-elles pleinement conscience de leur amour ? Le trait dominant, chez les jeunes filles que Jane Austen nous présente, est une volonté tenace d’arriver à la lumière, le désir de voir clair en soi, de comprendre ce qui, d’abord, n’avait été qu’obscurément senti. Ce désir de comprendre, ce besoin de lire en soi-même qui caractérisent des héroïnes comme Elizabeth Bennet, Ellinor Dashwood, Emma, Fanny Price et Anne Elliot, s’allient chez elles à une simplicité parfaite, à une pudeur, à une réserve extrêmes. Lorsqu’elles ont reconnu qu’elles aiment et ont secrètement élu le compagnon de leur vie, elles n’osent espérer être aimées, et restent incapables — parce que leur clairvoyance n’est jamais que celle d’êtres très jeunes et très inexpérimentés — de lire dans un autre cœur. Se connaître soi-même est une tâche longue et difficile ; les préjugés, la vanité, l’amour de la domination, y sont autant d’obstacles. Mais une intelligence saine ne peut se complaire longtemps dans l’erreur, il lui faut chercher et atteindre la vérité. Si elle s’est pendant quelque temps refusée à accepter une vérité entrevue, elle doit enfin s’y soumettre. Grâce à cette soumission, elle arrive à goûter la paix intérieure, la sensation d’une joie complète et d’une vie harmonieuse. À défaut de cette aspiration instinctive vers la vérité, les forces de la vie et l’action des événements opèrent, sans qu’il soit possible de s’opposer à elles. La réalité donne toi ou tard un démenti à toutes les affirmations de l’ignorance et de l’erreur et refuse de se plier aux formes qu’on prétendait lui imposer. Les préjugés d’Elizabeth Bennet ne peuvent subsister devant l’évidence de la bonté de Darcy, les combinaisons d’Emma échouent parce qu’elles sont fondées sur la vanité et le caprice.

La lutte de la raison et du bon sens, champions de la vérité, contre les leurres de la suffisance et de la vanité, tel est le fond du petit drame psychologique que Jane Austen a associé aux aventures de son « Emma ». Si elle avait suivi la coutume, chère à tant de romanciers de son époque, d’expliquer dans un sous-titre le sujet de son récit, elle aurait sans doute qualifié « Emma » de « Comédie des Erreurs ». Car c’est bien là, transposée du monde extérieur au domaine de la conscience psychologique, une des « Comédies des Erreurs » les plus divertissantes et les mieux soutenues qui aient jamais été écrites. Emma Woodhouse est intelligente et autoritaire ; par caprice d’enfant gâtée plutôt que par une fantaisie de jolie femme — elle est heureuse d’être jolie mais n’a pas de coquetterie — elle s’avise de vouloir gouverner la destinée et régenter les inclinations des gens qui l’entourent. Elle décrète en elle-même que le jeune pasteur, Mr. Elton, épousera Harriet Smith, et que tous deux lui devront le bonheur de leur vie. Elle décide, avec la même sagesse, que Frank Churchill s’éprendra d’elle, et qu’elle aura le double plaisir de recevoir les aveux et de refuser la main du jeune homme. La vanité fait taire en elle, non seulement la raison, mais le sens commun. Il lui faut subir de cruelles déconvenues pour s’apercevoir qu’elle a employé son intelligence à combiner une série de sottises. Jusque-là, elle a accueilli avec un sourire de pitié les avertissements de son beau-frère, qui a deviné sans peine à quoi tendaient les amabilités de Mr. Elton.

« — Il y a chez Mr. Elton, dit Emma, une si parfaite égalité d’humeur et un si vif désir d’être agréable à tous qu’on doit, malgré tout, lui en savoir gré.

— Oui, répondit Mr. John Knightley, avec une pointe de malice, il semble on ne peut mieux disposé à votre égard.

— À mon égard, répliqua-t-elle avec un air d’étonnement, vous imaginez-vous que Mr. Elton porte ses visées sur moi ?

— Je vous avoue que je me le suis parfois imaginé, Emma, et si vous n’y avez jamais songé, vous feriez bien d’y réfléchir maintenant.

— Mr. Elton penser à moi ! Quelle idée !

— Je ne dis pas qu’il pense à vous, mais il serait prudent de vous rendre compte de ses sentiments et de régler votre conduite comme il vous semblera bon. Je trouve que vous avez l’air de l’encourager. Je vous parle en ami, Emma. Réfléchissez, pensez à ce que vous faites et à ce que vous avez l’intention de faire.

— Je vous remercie, mais je puis vous assurer que vous vous trompez. Mr. Elton et moi sommes de bons amis, rien de plus. — Et elle continua sa promenade, s’amusant à méditer sur les méprises qu’engendre la connaissance imparfaite d’une situation et sur les erreurs dans lesquelles tombent constamment ceux qui ont le plus de prétentions à avoir du jugement. Elle n’était pas très flattée que son beau-frère la jugeât aveugle, ignorante et en grand besoin de recevoir de bons conseils ». [8]

Quand elle est obligée de se rendre à l’évidence et de reconnaître qu’elle s’est trompée en se persuadant que Mr. Elton était épris d’Harriet, Emma convient qu’elle a été imprudente et volontairement aveugle :

« Comment avait-elle pu se méprendre de la sorte ! Mr. Elton lui affirmait que jamais, jamais de la vie, il n’aurait pu donner une pensée à Harriet. Emma essayait de jeter un regard en arrière, mais tout lui paraissait confusion et ténèbres. Sans doute, elle s’était mise cette idée en tête et elle avait voulu que tout s’y conformât… La première erreur, et la plus grave, elle l’avait commise. C’était maladresse et sottise que d’avoir prétendu à prendre une part si active dans les affaires de deux autres personnes… Elle en éprouvait maintenant du repentir et de la honte et se promettait de ne plus jamais recommencer. Somme toute, se disait-elle, c’est moi qui, par mes belles paroles, ai conduit Harriet à s’éprendre de cet homme. Sans moi, elle n’aurait peut-être jamais pensé à lui… Oh ! que ne me suis-je contentée de lui faire refuser le jeune Martin ! Là, j’ai bien eu raison, j’ai fait ce qu’il fallait faire, mais j’aurais dû ne pas aller plus loin et laisser le reste au temps et au hasard… Je n’ai pas été pour elle une vraie amie et si — qui sait — elle ne souffrait pas trop d’un pareil désappointement, je crois bien ne plus connaître d’autre parti convenable pour elle : William Coxe, — oh ! non je ne pourrais pas souffrir William Coxe, ce jeune clerc si effronté. Elle s’arrêta, rougissant et riant de se voir déjà retomber dans le même péché. Puis elle revint à une méditation plus sérieuse et quelque peu attristante sur ce qui était arrivé et que l’avenir pouvait ou devait lui réserver ». [9]

Cette première méprise d’Emma ne lui apporte qu’une leçon incomplète. La jeune fille oublie bien vite l’échec de ses combinaisons et recommence à vouloir diriger la vie et les actions d’autrui. Pendant qu’elle croit fortifier par son exemple et ses conseils le cœur trop tendre de la romanesque Harriet, elle néglige d’observer ce qui se passe en elle-même. Elle a décidé qu’elle ne se marierait jamais et que Mr. Knightley devait rester célibataire pour léguer son domaine de l’Abbaye de Donwel à un neveu. Mais un jour, Harriet annonce à Emma, sans prononcer aucun nom, qu’elle aime et croit son affection payée de retour. Emma comprend qu’Harriet parle de Mr. Knightley et la lumière se fait dans son esprit : « Emma détourna son regard et se plongea dans une silencieuse méditation pendant quelques minutes. Ce fut assez pour qu’elle put lire dans son propre cœur. Un esprit comme le sien, une fois ouvert au doute, ne pouvait s’arrêter en chemin. Elle se rapprocha de la vérité, la reconnut et la comprit tout entière. Pourquoi était-ce une chose si déplorable qu’Harriet fut éprise de Mr. Knightley plutôt que de Frank Churchill ? Pourquoi ce malheur s’augmentait-il du fait qu’Harriet se croyait aimée ? Une idée, comme un éclair, traversa l’esprit d’Emma : Mr. Knightley ne devait épouser personne autre qu’elle-même. Elle vit clair, en quelques instants, dans sa conduite et dans son cœur et les jugea avec une lucidité dont elle avait jusque-là été incapable…. Quel aveuglement, quelle folie l’avaient poussée ?

Le reste du jour et la nuit suivante ne furent pas assez longs pour ses réflexions. Elle demeurait étourdie sous le choc des événements qui s’étaient précipités en quelques heures. Chaque instant lui avait apporté une nouvelle révélation, et chaque révélation avait été si humiliante! Comment arriver à comprendre tout cela! Comment arriver à dissiper les illusions qu’elle s’était plu à créer et parmi lesquelles elle avait vécu, les erreurs, les méprises de son intelligence et de son cœur. Comprendre, et comprendre entièrement l’état de son âme était sa première tâche… Elle évoqua le passé… elle vit que, pas un seul instant, elle n’avait jugé Mr. Knightley autrement qu’infiniment supérieur à Frank Churchill et que, toujours, elle avait considéré l’estime de Mr. Knightley comme son bien le plus cher. Elle vit qu’en se persuadant du contraire, en se forgeant des chimères et en agissant à l’encontre de cette vérité, elle avait été dans l’erreur la plus complète, et n’avait rien connu de ce qui se passait dans son cœur… Telle fut la conclusion de ses premières réflexions, telle fut la connaissance de soi-même à laquelle elle atteignit aussitôt qu’elle se fut efforcée d’y atteindre… Avec une insupportable vanité, elle s’était crue dans le secret des sentiments d’autrui ; avec une impardonnable arrogance, elle avait eu le dessein de régler le sort d’autrui. L’expérience lui montrait que, dans tous ses calculs, elle s’était lourdement trompée. Non seulement elle n’était arrivée à rien, mais — ce qui était pire encore — elle avait fait du mal aux autres et à elle-même ». [10]

Cette « Comédie des Erreurs » dont nous suivons le développement dans « Emma » était déjà esquissée rapidement dans « Orgueil et Parti pris ». Elizabeth n’attend pas de connaître Darcy pour le juger. Sûre d’elle-même et de ce que peut sa vive intelligence, elle se forme, dès la première rencontre, une opinion sur le caractère du jeune homme. Et, puisque renoncer à cette opinion serait avouer qu’elle s’est trompée, elle accuse en elle-même Darcy de toutes les fautes dont il n’est pas, mais dont il pourrait être coupable. Au moment où l’évidence l’oblige à se rendre compte qu’elle s’est trompée parce que sa vanité lui a interdit de revenir sur un jugement trop hâtif, ses regrets et les reproches qu’elle s’adresse prennent la forme d’une méditation dont le tour aussi bien que le sens annoncent déjà les réflexions d’Emma Woodhouse : « Elle avait honte d’elle-même et ne pouvait penser à Darcy ni à Wickham sans sentir combien elle avait été aveugle, partiale, gouvernée par ses préjugés et déraisonnable. Combien j’ai agi de façon méprisable ! s’écria-t-elle, moi qui mettais si haut mon intelligence et mes capacités, moi qui ai si souvent ressenti un certain mépris devant la naïve simplicité de ma sœur et qui, par vanité, me suis complue dans une méfiance inutile. Quelle humiliante découverte, et, pourtant, combien cette humiliation est méritée ! Si j’avais aimé, je n’aurais pas pu être plus aveuglée. Mais la vanité, et non l’amour, a causé ma folie. Flattée de la préférence de l’un et offensée par le dédain de l’autre, je suis, dès le début de nos relations, allée au-devant des préjugés et de l’ignorance et j’ai repoussé loin de moi raison et bon sens. Dès ce moment, je n’ai pas vu clair en moi-même ».[11]

C’est dans ces nuances, insaisissables pour un regard moins pénétrant, que nous suivons l’évolution d’un caractère et voyons chaque personnage revêtir à nos yeux la physionomie morale qui lui est propre. Mais une série de notations aussi délicates, aussi nuancées, si elle était présentée sous la forme d’un récit ou d’une description, perdrait par cela même tout son mérite. Un « portrait » psychologique a le défaut de fixer définitivement une physionomie avec une expression immuable, des lignes dures et trop arrêtées. Le devenir incessant de la vie, l’inépuisable nouveauté et la diversité des réactions par lesquelles un être répond à l’action des circonstances extérieures, tout ceci ne peut entrer dans le domaine de la psychologie descriptive. Jane Austen, dont le sens du réel et du vrai avait maintes fois été offensé par la lecture de romans où, disait-elle, « les personnages apparaissent seulement pour que l’auteur ait le plaisir de les décrire », [12] laisse ses héros se révéler eux-mêmes.

D’Emma, de Fanny ou d’Elizabeth, nous connaissons, non seulement le caractère, mais le travail secret de la pensée qui fait naître et dirige l’activité extérieure. Parfois une rêverie nous permet de les entendre penser, méditer, réfléchir. S’ils ne doivent pas être protagonistes dans les petites comédies au spectacle desquelles les lecteurs du roman sont conviés, les personnages laissent voir leur caractère dans un mot révélateur, dans une action significative. Nous n’avons qu’à écouter ces personnages et à les regarder pour les connaître et les juger. Quelle analyse de l’égoïsme placide, de la sottise de Lady Bertram pourrait égaler l’effet produit par cette phrase prononcée au moment où l’on discute si la petite Fanny partagera les leçons et les jeux de ses cousines : « J’espère qu’elle ne tourmentera pas mon pauvre carlin, je viens seulement d’obtenir que Julia le laisse tranquille ». La valeur intellectuelle de Mr. Rushworth apparaît dans celle remarque « qu’il est plus agréable, au lieu de se fatiguer à répéter une comédie, de rester assis, bien à son aise, à ne rien faire ». Lorsque les nécessités de l’intrigue obligent l’auteur à nous présenter une figure de second plan, nous n’avons d’autre indication qu’une phrase, qu’un mot même, dans lequel s’inscrit une physionomie. Mme Rushworth, qui joue un rôle muet, est peinte tout entière dans son sourire « empreint de niaiserie et de dignité » — a stately simper. — Il suffit d’un trait pour que nous connaissions sir William Lucas, qui a été fait chevalier à l’occasion d’une adresse présentée au roi à l’époque où il était maire de Meryton : « Sir William avait pris cet honneur un peu trop au sérieux » — the distinction had, perhaps, been felt too strongly. — Avant de l’avoir vue à l’œuvre, nous connaissons Mme Norris, nous savons, dès les premières pages du « Château de Mansfield », qu’elle est « d’une bonté parfaite tant qu’il suffit de s’agiter, de discourir, de mettre une affaire en train ». Et l’âme nouvelle qu’une première déconvenue amoureuse, suivie d’un succès inespéré, fait au vaniteux Mr. Elton, est révélée en deux mots : « Il revint, se souciant fort peu de Miss Woodhouse et défiant la tendresse de Miss Smith de jamais le captiver » — caring nothing for Miss Woodhouse and defying Miss Smith —.

Ce procédé, qui consiste à faire voir, comme à la lueur d’un éclair, ce qu’une physionomie a de caractéristique, pourrait être comparé à celui du caricaturiste. Dans les raccourcis psychologiques de Jane Austen comme dans une caricature, l’image est indiquée par une seule ligne. Précise et juste, cette ligne suffit. Souvent même, elle est plus expressive qu’un portrait fini et détaillé, car elle attire notre attention sur une particularité que nous n’aurions pas su dégager de l’impression d’ensemble produite sur nous par telle ou telle personne. Comme elle exprime l’essentiel, cette ligne a toujours une signification morale, elle nous fait saisir la dominante d’un caractère, le trait distinctif qui fait la personnalité. Désormais, nous retrouverons le jugement suggéré par l’artiste ou par le psychologue chaque fois que nous verrons reparaître le personnage qui nous a été ainsi révélé. Malgré sa valeur et son charme, ce procédé ne peut pas fournir ici d’exemples exceptionnellement brillants. Les phrases qu’on détache valent exactement ce que valent des centaines d’autres. Séparées de leur contexte, de tout ce qui, dans le récit, les rend suggestives et frappantes, elles font l’effet de pierres détachées d’un collier, tout à l’heure scintillant de toutes leurs facettes, empruntant et se prêtant les unes aux autres un nouvel éclat, et maintenant redevenues de petits cailloux dont on remarque à peine la transparence. De page en page, les observations psychologiques sont notées, mais elles sont trop intimement liées à la trame du récit, elles font trop véritablement partie intégrante de l’œuvre d’art, pour qu’il soit possible de les isoler. À tâcher de séparer par l’analyse ce qui, dans le roman de Jane Austen, appartient au domaine de la psychologie, on apprend cependant une chose, celle-là même qu’il importe de connaître avant d’étudier la conception artistique et l’interprétation de la vie renfermées dans ce roman : l’étude psychologique n’est pas seulement un des éléments dont l’œuvre de Jane Austen est faite, elle en est la substance même, à laquelle l’art et l’humour ont prêté leurs formes.


S’il se borne à étudier les êtres et les choses dans leur réalité concrète et sous leurs aspects individuels, un auteur nous révèle, au moins implicitement, son opinion sur la vie et sur les hommes. L’absence dans son œuvre de toute généralisation, de toute remarque d’une portée philosophique, est en soi l’aveu d’une certaine attitude d’esprit, et le silence même revêt alors une valeur qui n’est pas purement négative. Ne jamais s’élever contre la vie, toujours la représenter au contraire comme bonne. douce et digne d’être vécue avec amour et joie ; écarter, soit involontairement, soit de propos délibéré, de toutes les images qu’on en donne ce qu’elles contiennent d’inévitables tristesses, de séparations et de deuils, n’est-ce pas proclamer, mieux que ne pourraient le faire les raisonnements les plus subtils et les arguments les plus forts, son goût de la vie et sa constante volonté de bonheur ? De ces romans dont l’étude psychologique n’est jamais enchaînée suivant des principes et des formules mais nous est toujours présentée dans sa variété, dans ce qu’elle a d’unique et de personnel, on peut dégager une philosophie de la vie. Philosophie qui, pour se revêtir d’aimables apparences, n’en est pas moins dogmatique et ne laisse aucune place à l’inquiétude ni au doute chez celle qui la met en pratique dans sa propre vie et l’expose dans son roman. À l’atmosphère extérieure ouatée de paix, de bien-être et de contentement, correspond ici une atmosphère de sérénité morale, de quiétude, de contentement intérieur. Une artiste moins sûre de son pouvoir, un psychologue moins avisé, essaierait de créer cette double atmosphère en affirmant que la paix et la joie sont les lois de la vie. Jane Austen n’affirme rien de semblable ; elle se contente de le prouver. Une exquise romancière — que la génération nouvelle oublie un peu — Mrs. Gaskell, dit, aux premières pages de « Cranford », cette épopée victorienne de la vie provinciale et féminine : « Miss Jenkins ne s’inquiétait pas de discuter si les femmes valaient mieux que les hommes, elle le savait. » Cette attitude est celle de Jane Austen devant la vie et la société. Parce qu’elle connaît la bonté d’une existence qui ne lui a jamais imposé de souffrances trop cruelles, parce qu’elle sait regarder en face, et toujours avec un sourire, les contradictions, l’absurdité et la sottise qui apparaissent à la surface des choses, elle garde devant la vie une inébranlable confiance, une entière certitude que le pouvoir inconnu qui gouverne le monde veut en tout l’ordre et le bien. Son goût de la vie n’est pas entretenu seulement par l’absence de toute grande épreuve ; il est aussi le résultat d’un penchant naturel à cet équilibre, peut-être instable, mais toujours reconquis, de l’être moral et de la vie extérieure qu’on appelle l’optimisme. Ici encore, Jane Austen dépasse son époque et, par delà l’inquiétude romantique, réalise dans sa sphère étroite et baignée d’une si pure lumière, quelque chose du « vouloir vivre » moderne. On a vu que sa psychologie ne se guindé jamais, ni dans une formule, ni même en des réflexions semées ça et là dans les pauses du dialogue, et qu’elle se révèle dans les actions et les paroles de chaque personnage. De même, sa philosophie de la vie appartient à l’œuvre tout entière et s’y mêle comme le timbre d’une voix se confond d’une façon indéfinissable avec l’impression que cette voix produit sur nous. Dans la société qu’elle décrit, la moralité puritaine demeure, mais la foi des puritains s’est éteinte. L’inquiétude et l’angoisse que connaissent toutes les âmes où peut naître l’émotion religieuse, n’existe ni pour elle ni pour ses héros. Les préoccupations morales sont inconnues à Steventon comme à Mansfield. Le passé n’apporte à la « gentry » qu’une tradition de vie honnête, heureuse et honorée, et, parce qu’on est encore aux premières années du xixe siècle, l’idée ou l’illusion du progrès n’a pas introduit dans ce milieu le ferment d’agitation et le désir d’activité utile qui caractérisent la vie moderne.

Cependant, la douceur de vivre qui s’exprime à chaque page n’a rien d’un contentement béat. Elle n’est pas seulement, chez les Bennet ou chez les Woodhouse, une satisfaction passive. Elle s’augmente à mesure que chacun prend conscience de la place et du rôle qu’il doit remplir dans la société. La vie a prouvé et prouve à chaque heure aux habitants de Highbury ou de Mansfield qu’ils sont faits pour le bonheur et qu’ils ont droit à une existence exempte de toute grande souffrance. Mais le bonheur qui, dans cette œuvre, apparaît invariablement comme la loi de la vie, ne s’acquiert pas grâce à des secrets que l’auteur essaye jamais de nous révéler. Jane Austen se contente de nous assurer qu’il existe, que tous, nous pouvons le découvrir s’il ne s’est pas de lui-même révélé à nous. Puisqu’il en est ainsi, puisque les forces de la vie tendent toutes vers ce but unique, pourquoi chercher à résoudre les énigmes de la destinée au lieu de suivre, le cœur plein de confiance et de sérénité, les chemins ouverts à nos pas ? Sans être jamais formulée explicitement, la philosophie de la vie que renferment les romans de Jane Austen est remplie de la triomphante assurance de vers de Goethe : « Dis-moi, que fais-tu de tes jours ? — Je vis ! »

  1. Persuasion. Chap. XXI.
  2. Emma. Chap. XXIII.
  3. Persuasion. Chap. X.
  4. Lettres. 18 avril 1811.
  5. Orgueil et Parti pris. Chap. V
  6. Critical and historical essays. (Madame d’Arblay) Macaulay.
  7. Voir : Charlotte Brontë and her Circle, by Clément Shorter.
  8. Emma. Chap. XIII.
  9. Emma. Chap. XVI.
  10. Emma. Chap. XLVII.
  11. Orgueil et Parti pris. Chap. XXXVI.
  12. Lettres. 25 novembre 1798.