SECONDE PARTIE




CHAPITRE I


Les femmes dans le roman et le roman féminin
au XVIIIe siècle


Étudier les formes diverses du roman au xviiie siècle, c’est étudier en même temps la société dont ce roman est l’image. Large, souple et nombreux comme la vie elle-même, toujours appuyé sur l’observation directe de la réalité moyenne, il s’enrichit de toutes les variations que brodent sur une trame commune l’activité humaine et le jeu des événements. Tantôt étude patiente du sentiment et du caractère, tantôt peinture du vrai poussée jusqu’aux limites du vraisemblable, le roman reflète alors et les apparences et l’âme même du siècle. Strictement réaliste à ses débuts avec « Robinson Crusoé » et « Moll Flanders » de De Foë, il mêle ensuite, dans l’œuvre de Richardson l’étude psychologique et l’enseignement moral au réalisme descriptif. Avec Fielding, puis avec Smollett, il reprend, en les vivifiant par un contact étroit et constant avec le réel, les éléments d’imprévu et d’aventure du vieux roman de chevalerie. En moins de soixante ans, ce nouveau genre littéraire créé pendant les premières décades du xviiie siècle, reproduit, éclaire et commente les principaux aspects de la vie contemporaine. L’orientation essentiellement pratique de la philosophie, de la science et de la pensée religieuse de cette époque, unie à un grand désir de connaître la réalité et de l’expliquer à l’aide de la raison, impriment alors au roman une double tendance. Son objet est de reproduire le réel, mais il veut tirer de cette reproduction, avec un divertissement, quelque utile leçon de morale ou quelque grande règle de conduite. Par des voies différentes, tous les romanciers aboutissent aux mêmes conclusions ; de tous nous recevons l’assurance que la vertu et l’honnêteté — au sens large de ces deux termes — sont, quoi qu’en disent les libertins et les fripons, le plus sûr chemin pour arriver au bonheur et à la prospérité matérielle.

Mais si de 1719 à 1771 (c’est-à-dire de « Robinson Crusoé » à « Humphrey Clinker ») le roman exprime les modes principaux du réel, il lui reste encore, malgré « Clarissa » et « Pamèla », beaucoup à explorer dans le domaine de la vie féminine. C’est seulement au moment où Miss Burney crée, avec « Evelina », le roman féminin que le jugement des femmes sur la vie et leur vision du réel reçoivent dans le roman une expression directe et vraie. « Evelina » continue, à trente ans de distance, la tradition de Richardson et, tout en la continuant, lui apporte un élément de nouveauté. Miss Burney aperçoit d’un angle différent et décrit à un autre point de vue des scènes de la vie mondaine ou de la vie de famille. Aussi « Evelina » est-elle une œuvre qui marque une étape dans le développement du roman. Une autre raison lui vaut encore d’occuper dans l’histoire littéraire une place plus grande que ne le mériterait sa seule valeur artistique. Alors que l’impulsion romantique détourne du réalisme la plupart des romanciers pour les incliner vers le merveilleux ou le pittoresque, vers les scènes de mystère et de terreur, vers un décor fantastique ou irréel, le roman féminin continue à trouver sa matière dans la vie contemporaine. Et c’est grâce à l’œuvre de Miss Burney, puis à celle de Miss Austen et de Miss Edgeworth, que nous retrouvons aujourd’hui dans le roman une image, partielle il est vrai, mais fidèle, de la société et des mœurs anglaises à la fin du xviiie siècle.

En donnant à notre xviiie siècle le nom de « siècle de la femme » les Goncourt n’avaient vu de celle époque que ses aspects esthétiques, son souci de l’élégance, sa recherche du plaisir aimable, de la parure, de la grâce, des apparences et de la délicatesse de l’esprit, en un mot, de tout ce qui fait le charme d’une vie jouisseuse et frivole. En Angleterre, le xviiie siècle fut aussi le siècle de la femme mais l’influence féminine s’y affirma d’une toute autre façon. Certaines formes de la littérature et de l’art s’adressent alors presque exclusivement aux femmes, cherchent à leur plaire et y réussissent le plus souvent. Signe auquel on peut mesurer l’importance nouvelle de la femme dans la société anglaise, dès les premières années du xviiie siècle, des auteurs comme Addison et Steele se donnent pour but de divertir, d’instruire, de conseiller leurs contemporaines et jugent cette tâche digne de tous leurs efforts. Suivant le mot d’Henry Morley [1] l’Angleterre apprit à lire dans les pages du « Tatler » et du « Spectateur » et ce fut aussi par cette lecture que les femmes prirent conscience du rôle qu’elles pouvaient jouer dans la société. Les généreuses louanges de Steele comme le blâme souriant d’Addison leur révélèrent ce qu’elles pouvaient et ce qu’elles devaient être. Les auteurs du « Spectateur » reçurent des femmes la récompense que méritait leur initiative : elles firent le succès de leur journal. Désormais, les femmes demandèrent à la littérature un enseignement et des conseils et non plus seulement le passe-temps que leur avaient procuré jusque-là les gros in-folios de « Cassandre » et de « Cléopâtre ».

D’une voix plus austère, et sans chercher à dissimuler le mépris que lui inspirent la frivolité et l’ignorance féminines, Swift suit l’exemple donné par Addison. Dans sa « Lettre à une très jeune personne à l’occasion de son mariage », Swift engage les femmes à ne plus se complaire exclusivement à des conversations frivoles et à écouter avec attention les paroles des hommes cultivés et d’esprit solide en compagnie desquels elles pourront se trouver : « Si vous rencontrez des hommes instruits et qu’il leur arrive de parler d’art et de sciences où vous ne pouvez rien comprendre, vous aurez cependant plus de profit à les écouter qu’à écouter les fadaises et les sottises dont est faite la conversation de votre sexe. Mais si ces hommes ont autant d’éducation que de savoir, ils entameront rarement devant vous un entretien auquel vous ne puissiez prendre aucun intérêt et auquel, avec le temps, vous ne puissiez espérer prendre part… » Il ajoute : « Je ne saurais nommer une qualité précieuse chez un homme, qui ne le soit également chez une femme ». [2]

À mesure que disparaissent la licence du langage et la cynique galanterie de la Restauration, la situation de la femme se modifie dans la société anglaise. Un grand changement s’est déjà opéré lorsque Swift engage ses contemporaines à acquérir les qualités d’un « honnête homme » que La Bruyère, quelque trente ans plus tôt, souhaitait trouver chez une jolie femme. D’une génération à l’autre, l’influence des femmes devait grandir ; les filles de celles qui avaient appris à lire dans les pages du « Spectateur » allaient demander à Richardson d’écrire pour elles « Paméla » et « Clarissa ». Plus tard, dans son capricieux récit des aventures de Tristam Shandy, Sterne prend plaisir à s’adresser tout spécialement à des lectrices. Il interrompt maintes fois sa narration pour répondre à une question posée par une « belle dame » — a fair lady — ou pour recommander à son interlocutrice « de s’arrêter dans la lecture aussitôt qu’elle sera arrivée jusqu’à ce point et de relire attentivement tout le chapitre ». [3]

Les femmes dont se compose le public féminin au xviiie siècle, celles pour qui Addison écrit et celles qui décident de la vogue d’un roman, appartiennent à une classe différente et vivent dans un autre milieu que celles dont les auteurs dramatiques de la Restauration avaient dépeint la vie frivole et galante. Les Bellarminte, les Millamant, les Dorimène de la comédie de Congreve, de Farquhar ou de Vanbrugh, sont toutes des femmes à la mode qui rivalisent de beauté et de légèreté avec les dames de la Cour. On ne leur demande rien que d’être belles et faciles, de passer avec grâce d’une brève liaison à un caprice plus fugitif encore. À la Cour comme à la ville, ces femmes à la mode, grandes dames ou aventurières, ne forment pas un groupe bien nombreux. Elles emplissent cependant Londres du bruit de leurs succès, du renom de leur esprit et de leurs charmes ; elles sont les seules femmes qui, à la fin du xviie siècle, jouent un rôle dans la vie de société, les seules aussi auxquelles un Congreve ou un Vanbrugh puisse s’intéresser. Quant à leurs contemporaines, infiniment plus nombreuses mais moins brillantes, épouses vertueuses et fidèles à la tradition puritaine, mères de famille, ménagères prudentes et actives, elles ne comptent pas en dehors de la maison où elles élèvent leurs enfants et dirigent leurs servantes. Leur valeur, leur importance dans la vie sociale semblent insignifiantes. Leurs mérites sont si peu appréciés, leurs goûts et leurs préférences si complètement méconnus par les auteurs du temps, que pas une comédie ne nous montre une femme honnête dont la vertu ne soit calcul et la pudeur sotte et ridicule pruderie. Jugeant toutes les femmes d’après celles qu’il peint de préférence, Vanbrugh déclare dans une de ses préfaces : « Je crois fermement qu’il n’existe pas à Londres de femme vraiment honnête qui, lisant par devers soi ma comédie, sans parti pris d’y trouver quelque chose à redire, ne la juge si inoffensive qu’elle ne consente à laisser le volume sur le même rayon que son Livre de prières ». La comédie si inoffensive — so innocent — dont il s’agit ici n’est autre que la licencieuse et célèbre pièce intitulée « La Rechute ou la Vertu en Danger ». [4] Avec la publication du « Tatler » et du « Spectateur » pendant la première décade du xviiie siècle, la femme à la mode est brusquement dépouillée de son prestige. La « femme vraiment honnête » apparaît alors dans la littérature et commence à exercer une influence sur la société. La réprobation générale soulevée par la licence du théâtre et la corruption des mœurs que la Cour donnait en exemple à la ville, un réveil très marqué de la conscience puritaine (réveil dont la diatribe véhémente de Jérémie Collier avait donné le signal), contribuent à la fois à ce changement. C’est à la femme honnête que les écrivains s’adressent dès lors. C’est elle que les romanciers, comme pour la dédommager de l’oubli dans lequel l’avaient laissée les auteurs de la Restauration, vont prendre pour inspiratrice et pour modèle.


En 1740, un imprimeur nommé Richardson, ayant commencé un manuel destiné à enseigner aux servantes les vertus de leur condition, imagina de donner à son petit traité de morale familière la forme plus attrayante d’un récit. Le manuel devint un roman « Pamèla ou la Vertu récompensée ». Le succès de ce premier ouvrage fut immédiat et, malgré la brillante parodie de Fielding, « Josepb Andrews », les lecteurs et surtout les lectrices de « Pamèla » jugèrent ce roman le meilleur qu’on eût jamais écrit.

La publication de « Clarissa Harlowe », en 1748, leur révéla une œuvre encore plus digne de leur enthousiasme et de leurs louanges. La renommée de « Clarissa » se répandit bientôt à travers l’Europe. On sait que sa popularité, si grande en Angleterre, ne fut pas moindre en France et combien son influence sur le roman français fut profonde. Avec sa nouvelle héroïne, Richardson créait un type nouveau et, en même temps, faisait naître chez ses lecteurs une sensibilité nouvelle en leur offrant de la manière la plus propre à les émouvoir, non pas une pathétique et banale aventure, mais l’étude du développement et des fluctuations du sentiment chez une femme d’esprit délicat et d’une grande noblesse morale. La révélation apportée par « Clarissa » domine la génération du milieu du xviiie siècle au point de vue moral et social comme les enseignements d’Addison avaient dominé la précédente. Après « l’honnêteté » des mœurs et la réserve, ou du moins une certaine retenue dans le langage, la « sensibilité » est l’enseignement que donne la littérature à la société anglaise, et surtout aux femmes auxquelles « Clarissa » s’adressait spécialement. Œuvre dont tout l’intérêt dramatique et psychologique est concentré sur une figure : celle de l’héroïne, « Clarissa » offrait aux femmes un miroir où elles contemplaient, avec la complaisance d’une attention nouvellement éveillée, la délicatesse et les trésors de sentiment de leur propre cœur. Par un hommage auquel elles ne pouvaient rester indifférentes, elles voyaient un auteur se pencher pour la première fois sur l’âme féminine et découvrir en elle une beauté jusqu’alors inaperçue. Si les « filles adoptives » dont Richardson aimait à être le confident et le directeur spirituel lui avaient fourni les principaux traits de son étude du cœur et du caractère féminin, ce vertueux ami des femmes paya largement à toutes ses contemporaines la dette de reconnaissance qu’il avait contractée envers quelques-unes. S’adressant encore au public féminin chez qui son œuvre trouvait l’accueil le plus enthousiaste, il écrivit cinq ans après « Clarissa », « Sir Charles Grandison », intéressante variation sur son premier thème. Après avoir tracé le portrait de l’héroïne, il donnait à son œuvre le pendant qui lui convenait. S’inspirant des conseils que lui prodiguaient les lectrices de « Clarissa », il réunit en l’aimable et imposante personne du vertueux Grandison les qualités morales du « gentleman » et l’aisance de l’homme du monde que les femmes souhaitaient trouver chez tous leurs contemporains.

Ces deux romans firent plus encore que de donner à la société du xviiie siècle deux types essentiels, celui de la vertu et de la beauté incarnés dans une figure féminine et celui d’un homme qu’un clergyman, une femme du monde, un tailleur et un maître à danser auraient — quoique pour des raisons différentes, — également jugé parfait. « Clarissa » et « Sir Charles Grandison » sont aussi les premiers romans où la réalité s’adapte constamment au goût et aux scrupules des lectrices, où le réel est adouci, expurgé de tout ce qu’il peut offrir de brutal ou de pénible. Soucieux de ne point offenser la délicatesse de son public féminin, Richardson, dans une œuvre cependant réaliste, n’admet que ce qu’une femme de qualité sait ou prétend savoir de la vie. Si l’émotion qui s’exprime en un flot de larmes, en un transport d’attendrissement, est recherchée, si l’auteur n’oublie aucun des détails qui peuvent entretenir l’émotion ou la faire naître, il ne fouille pas la réalité car il sait qu’elle présente certains aspects qu’il convient d’ignorer. Désormais, une « Moll Flanders » n’apparaîtra plus que rarement dans le roman anglais. La réaction puritaine au début du siècle avait déjà banni de la scène, et en même temps de la littérature, les aventurières, les femmes belles et galantes de la Restauration ; à son tour disparaît la femme pauvre, avec toute l’âpre tristesse de sa destinée, ses luttes vaines pour échapper à l’insulte et au mépris. Écrit pour des femmes qui lui demandent une version poétisée de leur vie honnête et monotone, le roman imité de Richardson, qui fait à la femme la plus large place, emprunte ses héroïnes à la classe même de ses lectrices. Mais, à l’exception de la touchante Amelia dont Fielding peint la vie de chagrins domestiques et de soucis journaliers, les malheurs ou les épreuves que connaissent ces héroïnes sont embellis et transformés par le romancier de façon à ne présenter à l’imagination et à la sensibilité des lectrices que des scènes émouvantes, mais toujours élevées au-dessus du niveau d’une réalité mesquine et vulgaire.

L’admiration qui salua les romans de Richardson à leur apparition et les suffrages que reçurent l’œuvre de Fielding, l’œuvre de Sterne et l’unique roman de Goldsmith, imprimèrent à l’art anglais dans la seconde moitié du xviiie siècle, une direction nouvelle. Hogarth avait écrit dans le « Mariage à la Mode » et la « Carrière du Débauché » quelques pages de l’histoire sociale. Dans des scènes où chaque détail ajoute à la valeur descriptive, à la signification morale de l’ensemble, il avait narré les différents épisodes de dramatiques et lamentables histoires. Ces planches sont l’œuvre d’un romancier ; chacune d’elles forme un chapitre et de toutes se dégage une même leçon morale.

La différence entre l’œuvre d’Hogarth et celle d’un Fielding ou d’un Smollett n’est qu’une différence de procédé ; Hogarth écrit avec des lignes et des ombres ce que les romanciers expriment quelques années plus tard avec des mots. Pareillement, dès l’apparition d’une « divine » Clarissa, d’une fraîche et belle Harriett Byron, d’une Sophia Western, d’une Maria de Moulins, ou d’une Olivia Primrose, peintres et graveurs veulent évoquer leurs traits. Les héroïnes dont le roman célébrait la beauté et les vertus, fournissent aux peintres le sujet d’innombrables portraits. Le moindre épisode emprunté à la vie de l’héroïne d’un roman célèbre étant connu de tous, une œuvre dont la valeur artistique aurait pu, et souvent avec juste raison, passer inaperçue, devint par le choix du sujet, un objet d’intérêt pour un nombreux public. La toile sur laquelle Hoppner reproduit les traits charmants de sa fille Phœbé, revêt un intérêt plus grand, attire et retient mieux les regards du public grâce au titre qui en fait bientôt un portrait imaginaire de Sophia Western [5]. Une œuvre quelconque, banale même, cesse d’être insignifiante lorsqu’elle rappelle un roman. Une jeune fille songeuse, serrant contre son cœur un petit chien au poil soyeux, ne serait pas remarquée dans la galerie de délicieuses figures que les marchands d’estampes exposent dans leurs boutiques. Qu’on la nomme Maria, quelle lectrice du « Voyage Sentimental » pourra manquer d’être émue et restera indifférente devant cette image ? [6]

La vogue du roman fournit en même temps aux artistes un nouveau genre de sujets, celui des scènes d’intérieur représentant quelque épisode de la vie féminine et, par conséquent, de la vie de famille. Après avoir été célébrés dans la littérature, la grâce et la beauté de la femme, le charme intime de la vie domestique, toute la douceur que fait rayonner autour d’elle une femme honnête et bonne trouvent une nouvelle expression dans l’art du peintre ou du graveur. Comme le roman, l’estampe dans la seconde moitié du xviiie siècle, porte de plus en plus la marque de l’influence grandissante qu’exercent les femmes dans la vie contemporaine. Comme le roman, l’estampe reproduit de préférence des scènes de la vie de la classe moyenne; elle nous fait voir des coins de parcs, des jardins publics qu’égayent les robes blanches, les paniers et les falbalas d’élégantes promeneuses, [7] des « taches matinales » qui conviendraient à Miss Harlowe ou à son amie. [8] Les jeunes filles, les mères de famille, les sages maîtresses de maison que la comédie de la Restauration n’avait mentionnées que pour en faire des personnages ridicules, sont maintenant au premier plan dans le roman et dans l’art. En feuilletant ces gravures où n’apparaissent que les aspects les plus aimables de la société de l’époque, il faut s’arrêter à deux d’entre elles qui fixent en un raccourci expressif, la différence essentielle de la vie féminine en Angleterre et en France. Ces deux gravures, destinées d’ailleurs à se faire pendant, représentent « Le cabinet de toilette français » et « Le cabinet de toilette anglais ». [9] Dans la première on voit une jeune femme assise devant une poudreuse, enfilant son petit pied dans un soulier de satin bleu. Un jeune homme, un livre à la main, a interrompu la lecture qu’il faisait à la coquette pour répondre à un homme d’âge mûr qui lui expose avec de grands gestes quelque importante questions de philosophie ou de science. Dans la seconde estampe, l’artiste a créé une autre atmosphère. La dame que sa camériste aide à passer une robe, a ses enfants auprès d’elle ; — une fillette qui, un grand livre ouvert sur ses genoux, donne une leçon de lecture à son petit frère — Deux aspects d’un même « siècle de la femme » sont résumés là avec une éloquence qui, pour être un peu partiale, n’est cependant pas sans valeur.

Une réaction très nette contre la licence du siècle précédent s’indique dès le début du xviiie siècle. À chaque nouvelle décade, le mouvement commencé se poursuit, plus rapide à mesure que l’influence féminine s’affirme dans la société et dans le roman où celle-ci trouve à la fois son image et son modèle. Parmi les échanges qui s’établissent alors entre la littérature et la vie, il en est un dont il est difficile de fixer le point de départ : la sentimentalité. Rien de plus éloigné du sentiment, de l’attendrissement et de toutes les formes de l’émotion que l’œuvre d’Addison, de De Foë et de Swift. Dans les comédies de Steele, l’émotion commence à apparaître, timide et mêlée à des passages d’une solennité si grande qu’on est tenté de prendre la comédie pour un sermon. C’est en 1740, avec « Paméla» qu’on entend pour la première fois d’une façon continue la note sentimentale. Fielding, avec « Joseph Andrews », puis avec « Tom Jones », proteste en vain contre la fadeur et la fausseté d’une émotion trop longtemps soutenue. Il montre à ses contemporains le ridicule de ces larmes que versent à chaque page les héros et les lecteurs de Richardson. Mais le bon sens, la gaieté, la robuste franchise de Fielding n’arrêtent pas cette vague d’émotion qui monte et vient baigner l’aridité d’une époque jusque-là uniquement raisonneuse et pratique. Les mœurs évoluent dès lors très rapidement. « Tom Jones » et le milieu dans lequel Fielding l’a placé en 1748 paraissent auxlecteurs de 1770 un peu vulgaires ; Sophia Western et Amelia sont toujours charmantes, mais leurs grâces, à vingt ans de distance, semblent provinciales et démodées. La sensibilité de Clarissa, seule, garde son prestige et, loin de s’atténuer chez les romanciers qui imitent Richardson, s’exagère jusqu’à un point aujourd’hui inconcevable. Pour comprendre combien la sentimentalité — malgré Fielding et Smollett — domine le roman, il faut retrouver dans quelques œuvres autrefois célèbres une indication précise sur ce que la littérature étudiait de la vie contemporaine et sur ce que le public demandait au roman. Il faut, en 1748, des infortunes semblables à celles de l’héroïne de Richardson pour faire jaillir des larmes des yeux de toutes les femmes et pour émouvoir les hommes dignes de l’amour de quelque nouvelle Clarissa. Les larmes deviennent peu à peu plus faciles, et, en 1771, le succès de « L’Homme Sensible » de Mackensie, nous prouve que l’intention d’attendrir suffit à provoquer l’attendrissement. L’homme sensible, héros du roman, ne mérite que trop l’épithète que l’auteur lui décerne. Il meurt d’un excès de sensibilité en apprenant que Miss Wallon répond à son amour. « Il lui saisit la main, une faible rougeur empourpra sa joue, un sourire illumina ses yeux qu’il tenait fixés sur elle. Soudain, l’éclat de son regard se ternit, son œil devint vitreux et fixe. Il soupira et se laissa tomber sur un siège. Miss Wallon, se mit à pousser des cris perçants… On essaya de ramener à la vie les deux jeunes gens et l’on put réussir à ranimer Miss Wallon. Quant à Harley, tout effort fut vain. Il avait cessé de vivre ». Ce héros dont le cœur se brise en recevant un aveu d’amour ne compte pas le robuste et jovial Tom Jones parmi ses ascendants ; il est, à n’en pas douter, un rejeton chétif et anémique de la noble famille des Grandison.

Que l’œuvre de Fielding exerce dans la seconde moitié du xviiie siècle une inffluence moins grande et moins durable que celle de Richardson, ne faut-il pas voir là une preuve de l’importance acquise par le public féminin ? Comme nous l’avons déjà indiqué, le succès de « Clarissa » est dû autant à des causes secondaires qu’au mérite réel du livre. Les femmes de la « gentry » ou les bourgeoises se plaisent à trouver dans les romans de Richardson la preuve qu’un romancier peut toujours intéresser en insistant de préférence sur les aspects de la vie que la conscience puritaine ne saurait réprouver. Si, d’aventure, le romancier introduit ses héroïnes dans un milieu de vice ou de débauche, c’est uniquement pour tirer du contraste un plus bel hommage à la vertu. Clarissa, échouée dans une maison où sa pureté apporte une atmosphère inaccoutumée ; Paméla à qui ni la force ni la flatterie ne peuvent faire oublier le respect dû au mariage ; Lovelace dont la mort est une inévitable expiation, sont autant d’exemples destinés à mettre en lumière les mêmes édifiantes vérités.

Mais bientôt, l’intention morale que le public, et surtout le public féminin, veut désormais trouver dans le roman limite le choix du sujet, dessèche ou appauvrit le réalisme pour donner plus de champ à la sentimentalité. Le roman des imitateurs de Richardson arrive bien vite à n’être plus que le récit d’anodines aventures d’amour narrées avec une « sensibilité » de plus en plus exagérée. La mode y aidant, son succès dure et ne cessera que lorsque la vogue des premiers romans de a l’école de la terreur » fera trouver fades et banales les figures inspirées d’un Lovelace ou d’un Grandison. Après Richardson, Goldsmith seul réussit, dans « Le Vicaire de Wakefield », à soutenir et à continuer la tradition du roman réaliste sans brutalité, où le sentiment ne se change pas invariablement en sentimentalité, où la moralité ne devient pas prêcheuse, où, enfin, la conscience puritaine n’a pas à s’effrayer de la peinture de la passion et voit l’amour toujours allié à la vertu. C’est dans le roman féminin, c’est-à-dire le roman écrit par les femmes et limité à ce que peut leur suggérer leur propre expérience que devait se réaliser pleinement, vers la fin du siècle, l’union de ces deux éléments : la reproduction fidèle d’aspects agréables de la vie sociale et la réalisation concrète, dans cette même reproduction, des aspirations de l’idéal puritain.

« Evelina », le premier ouvrage de celle que Johnson appelait affectueusement « la petite Burney » est l’aboutissement de l’œuvre d’éducation féminine commencée par Addison. Dans ce volume, écrit en 1778 par une jeune fille de vingt-six ans, la vie et la société sont étudiées sous un aspect original. Avec l’héroïne, nous pénétrons dans les endroits à la mode, théâtres, jardins et salons de Londres, où se réunit l’aristocratie, puis nous voyons la « gentry » de province, et — ce qui aujourd’hui nous semble plus intéressant encore parce que le roman de cette époque nous en offre rarement le spectacle, — nous visitons une famille de petits marchands de la Cité. Alerte et juste, cette peinture possède d’autres mérites. Rien dans les aventures de l’héroïne n’a une valeur autobiographique mais, si la situation et les sentiments d’Evelina sont fournis à Miss Burney par l’imagination et non par la mémoire, le livre a néanmoins un accent de vérité. Il n’est pas le récit d’aventures vécues par l’auteur, mais il pourrait l’être. Le caractère de l’héroïne est analysé rapidement, presque sommairement, en comparaison des longues et lentes pages de « Clarissa », mais il est vu du dedans. La vision de la vie que renferme le roman — bien imparfaite cependant — revêt une valeur particulière : elle est la vision d’une jeune fille et elle est rendue avec la sincérité, la naïveté et le nuancé que seules la sensibilité et l’intelligence féminines pouvaient lui conserver.

Dans le roman où se mêlent la peinture de la société contemporaine et l’analyse psychologique, « Evelina » fait époque parce qu’il apporte une révélation directe. Le roman féminin date vraiment de 1778 quoique, depuis un siècle, les femmes eussent commencé à écrire des œuvres d’imagination. Mais toutes celles qui écrivent avant Miss Burney, de Mrs. Manley dont Addison voit avec déplaisir la licencieuse « Nouvelle Atlantide » dans « bibliothèque de Madame » [10] jusqu’à Mrs. Charlotte Lenox, hautement louée par Johnson pour son « Don Quichotte féminin », n’apportent rien de nouveau au roman. Ce que Mrs. Manley écrit n’est ni meilleur ni pire que les œuvres de ses contemporains. Plus tard, et tant que dure la vogue du roman sentimental, Sarah Fielding et Mrs. Lenox reproduisent dans leurs œuvres, sans y ajouter une note personnelle, l’altitude et les jugements ordinaires des romanciers qui s’inspirent comme elles de Richardson. Leur œuvre n’est donc pas, à proprement parler, une œuvre féminine. Bien différentes nous apparaissent les pages d’« Evelina ». Descriptives ou sentimentales, sérieuses ou comiques, elles portent toutes une empreinte originale. Elles se rapprochent de celles de Richardson lorsqu’elles s’élèvent au ton de la solennité et « des plus nobles sentiments » mais cette ressemblance n’exclut pas toute nouveauté. Miss Fanny Burney, jeune fille ignorante, timide, sans beauté et jugée par tous -jusqu’au succès d’« Evelina » — sans esprit, regarde le monde, observe les gens et reproduit ce qu’elle voit, exprime ses impressions et ses jugements sans vouloir les hausser au ton d’une plus large expérience de la vie, d’une connaissance plus profonde du cœur humain. Et son livre connaît une longue saison de popularité pour entrer ensuite dans l’histoire littéraire.

Ce qu’il y a de nouveau dans la figure d’Evelina Anville ne tient pas aux circonstances dans lesquelles l’auteur a placé son héroïne, non plus qu’au milieu dans lequel elle vit. La société qu’Evelina observe avec des yeux étonnés et ravis à ses débuts dans le monde est une version modernisée de celle que connaissaient les Harlowe et les Grandison. On a plus de raffinement, plus de délicatesse, on est plus mondain et plus cultivé en 1778 qu’on ne l’était trente ans plus tôt dans la même classe des « squires » ou de la noblesse, mais ces changements ne suffiraient pas à marquer la distance franchie de Miss Burney à Richardson. Certaines différences d’éducation, de tempérament et de milieu séparent les héroïnes de Richardson, de celles de Fielding et de Goldsmith. Cependant elles ont toutes la même conception de leur propre existence et du monde qui les entoure. Elles ne sont point assez ignorantes ni assez sottes pour ne pas savoir que leur vie est entièrement subordonnée à une fin, celle-là même que Milton avait déjà assignée à la présence de son Eve parmi les délices du Paradis : faire le bonheur ou le malheur d’un Adam. Tout en elles, beauté, vertu, gaieté ou mélancolie, et les talents et la parure, n’est fait que pour gagner l’approbation et l’admiration masculines. Leurs qualités et leurs charmes ont leur raison d’être, non pas en eux-mêmes, mais en cette approbation. Clarissa Harlowe, Sophia Western, Olivia et Sophia Primrose éprouvent tour à tour et à des degrés différents, la dépendance, la sujétion de la condition féminine. Leur situation dans le monde et jusqu’à l’estime qu’elles peuvent avoir d’elles-mêmes dépend du bon plaisir de l’amant ou du fiancé. « Clarissa Harlowe », dira-t-on, donne cependant à la femme un rôle assez touchant, assez noble. Sans doute. Il n’en demeure pas moins vrai que les « incomparables » perfections de l’héroïne, dans un roman dont l’intrigue est empruntée à la réalité, ne servent de rien contre la duplicité d’un Lovelace. La vertu de Clarissa, sa noblesse d’âme demeurent inutiles, impuissantes à la soutenir dans l’épreuve ; elles ne peuvent la défendre contre le caprice et la cruauté de l’homme.

Avec « Evelina » au contraire, l’héroïne revêt une existence propre ; elle trouve en elle-même la raison et la justification de sa vie. Elle est trop vraiment femme pour ne pas aimer et ne pas se réjouir d’être aimée, mais si bonne, si « sensible », si pénétrée soit-elle des principes de délicatesse et de réserve féminines — feminine delicacy and modesty — qu’on lui a inculqués, elle a, en dépit de ses scrupules et de sa timidité, une conscience de sa propre valeur qui ne ressemble en aucun point à celle d’une Clarissa ou d’une Sophia. Même lorsqu’il plaît à un romancier de les mettre au premier plan dans un roman et de créer par là une sorte d’illusion, une Clarissa dont les aventures sont narrées en tant de volumes, une Sophia que l’auteur l’ait apparaître telle une divinité dans un nuage d’encens et de louanges, n’ont jamais qu’un intérêt et une importance relatives. Mais la naïve Evelina est au centre du monde tel qu’elle le conçoit. Elle juge tout par rapport à elle-même, et son jugement, incomplet sur beaucoup de points, a du moins l’avantage d’être direct et conforme à une partie de la réalité.

Entre l’Eve de Milton et l’Evelinade Miss Burney tient l’évolution de la femme dans la littérature et dans la vie sociale de l’Angleterre pendant plus d’un siècle. Pour Miss Anville, les hommages de lord Orville, les importunes attentions d’un Sir Clément Willoughby ou d’un Lord Merton, peuvent être agréables ou déplaisants, mais non point surprenants. La modeste et timide petite personne ne sait rien des manèges d’une coquette, elle ne se doute pas de l’admiration qu’excite sa beauté, elle n’ose pas espérer que Lord Orville, si beau, si irréprochable dans sa tenue et son langage, modèle de courtoisie et d’élégance, lui fera jamais l’honneur de s’attacher à elle. Mais si elle n’a pas de vanité personnelle elle a de son importance, et de celle des femmes en général, une idée bien différente de celle qu’en avaient les héroïnes présentées au lecteur par d’autres romanciers. La perspective du tableau a changé. Evelina n’existe pas uniquement pour être aimée de Lord Orville et pour faire son bonheur : c’est maintenant Lord Orville qui apparaît revêtu de toutes les perfections pour faire le bonheur d’Evelina.

À cette différence essentielle, d’autres viennent s’ajouter. Et d’abord, une femme donne à l’activité une place restreinte. Ignorant presque tout de la vie active, comment saurait-elle en parler, si elle l’ait une œuvre sincère, basée sur les données de son expérience ? Aussi le roman féminin — et nous le voyons dans « Evelina » — ne contiendra-t-il que peu d’événements. Son intrigue est simplifiée et n’a pas besoin de nombreux acteurs. Mais à sa peinture de la société du temps, l’observation minutieuse et patiente de la femme donne un fini, des nuances, qui sont choses nouvelles. Les attitudes, le costume et jusqu’aux moindres détails de la coiffure et de rajustement sont notés, avec le plaisir que seule une femme de qualité peut y trouver. De même, la romancière s’attarde aux peintures de la vie mondaine puisque celle-ci contient les heures les plus animées, les plus brillantes de sa propre vie. À l’Opéra, au théâtre, dans les jardins de Vauxhall, au Ranelagh et au Panthéon, partout où se réunit la foule des oisifs et des gens à la mode. Evelina observe d’un coup d’œil rapide la toilette des femmes, le va-et-vient des promeneurs, les conversations qui s’engagent, les coups d’œil qui s’échangent. L’intérêt qu’elle prend à la présence ou à l’absence de Lord Orville ne l’empêche pas de remarquer la recherche des vêtements que porte le fat et élégant Mr. Lovel, l’allure insolente de Lord Merton, les airs languissants et affectés de Lady Louisa qui vit pour suivre la mode et qui, parce qu’il est de bon ton de parler bas quand on veut passer pour une « femme sensible » déclare « d’une voix affectée, si basse qu’on l’entend à peine, qu’elle est exténuée de fatigue ». À côté de cette notation de détails d’une qualité différente de ceux qu’observent les hommes, « Evelina » présente encore un autre trait significatif : il est écrit par une femme bien née, dont l’âme et le goût sont également délicats. Dans ces pages qui renferment une fidèle peinture de la vie contemporaine, les apparences sont interprétées avec un mélange de sincérité et de délicate réserve. Pour la première fois, un roman qui n’est ni un roman d’aventures, ni un sermon déguisé est aussi loin de la brutalité ou du cynisme de l’expression que de la fadeur niaise. Mais combien sont abondantes les larmes que l’héroïne et les personnages les meilleurs versent sous le moindre prétexte, combien de rougeurs subites, de confusions, d’attendrissements, d’évanouissements sont décrits là avec une évidente complaisance ! Il faut toutefois juger de ces choses en les comparant aux orgies de sentimentalité, à la sensiblerie, aux pleurs intarissables, aux sanglots des romans du genre de « L’Homme Sensible » ou de « L’Homme du Monde ». À une époque où la sentimentalité règne en maîtresse dans le roman, et jusqu’au théâtre, [11] « Evelina », avec ses pages de franche comédie, ses descriptions de la vie des boutiquiers de la Cité, nous apparaît, comparée à « L’Homme Sensible », comme une première protestation du bon sens et d’un sain réalisme contre les exagérations et les errements de la sensibilité à la mode.

Cependant, l’apparition « d’Evelina », importante au point de vue de l’histoire littéraire parce qu’elle inaugure le roman féminin et forme un lien entre les premiers romans d’étude psychologique et le roman basé sur la réalité et l’observation directe de Jane Austen et de Miss Edgeworth, exerça peu d’influence sur la littérature contemporaine. Malgré le grand succès de son premier roman, le compromis que Miss Burney avait essayé d’effectuer entre le sentiment et le réalisme ne tenta pas l’imitation. Le succès de « Cecilia » en 1782 fut moins spontané. L’impulsion sentimentale donnée à la littérature par Richardson, ayant suivi au cours des deux générations suivantes, une progression constante, commençait à prendre une nouvelle direction. La sensibilité des lecteurs, qui avait eu besoin pour s’éveiller du pathétique constant de « Clarissa », s’était à la longue émoussée. L’attendrissement et les larmes avaient perdu de leur premier attrait. Le sentiment passait du pathétique à ce frisson malsain, à cette recherche de l’émotion dans le terrible, le fantastique ou le macabre qui caractérise les vingt dernières années du siècle. Nouvellement éveillée et cultivée sans relâche, la sentimentalité ne pouvait aller plus loin que l’avaient poussée Mackensie dans ses romans et Richard Cumberland dans ses comédies. Elle reprit une force nouvelle au contact du grand mouvement qui allait apporter à la pensée humaine une seconde renaissance : le romantisme. À l’émotion découverte par Richardson, le romantisme ajouta des éléments actifs et féconds : l’enthousiasme, la passion, le sens du mystère et de la beauté. Parmi ces éléments, l’enthousiasme et le sens de la beauté transformèrent lentement, graduellement, la poésie — endormie pendant des années dans les bandelettes étroites du classicisme — en une créature ailée, vivante et frémissante. La passion et le sens du mystère, en même temps qu’ils exerçaient sur la poésie une action profonde agirent non moins fortement sur le roman. Après avoir traduit l’éveil du cœur, le développement de l’imagination, le goût de la réalité saine et forte, le roman avec Walpole, Reckford, Mrs. Radcliffe, Matthew Gregory Lewis et Godwin, peignit le crime, le mystère, la folie, les passions déchaînées et furieuses ; il se détourna de la réalité, non pas pour évoquer des visions de rêve, mais les fantômes monstrueux d’un sommeil troublé par un cauchemar.

« Le Château d’Otrante » (1764) d’Horace Walpole fut le premier récit fantastique, et c’est dans les événements mystérieux accumulés à plaisir par le maître du castel pseudogothique de Strawberry Hill, qu’on trouve le point de départ d’une ère nouvelle dans le roman. Le décor, jusque-là considéré comme de peu d’importance, devient avec Mrs. Radclifte un élément essentiel. Gothique, oriental ou médiéval, le décor est dès lors indispensable pour créer l’atmosphère chargée de terreur et de mystère dans laquelle évoluent de tragiques héros et de pitoyables héroïnes. La nature et son pouvoir subtil, à chaque heure, dans chacun de ses aspects, ténèbres et silence de minuit, gémissements des branches qui plient devant la tempête, clair de lune paisible et glacé, sourds grondements du tonnerre, lueurs fulgurantes de l’orage, tout conspire à rendre plus terribles les spectacles d’horreur évoqués par Mrs. Radcliffe et ses nombreux imitateurs. Dans les plus célèbres romans du genre fantastique : « Les Mystères d’Udolpho » de Mrs. Radcliffe (1794), « Le Moine » de Matthew Gregory Lewis (1795), « Caleb Williams » (1794) et « Saint Léon » (1799) de Godwin, comme dans les deux romans aujourd’hui presque oubliés de Shelley : « Zastrozzi » (1811), « Saint Irvyne ou le Rose-Croix » (1811) et dans le terrifiant « Frankenstein » (1818) de Mary Shelley, le récit et l’atmosphère sont tout, l’étude psychologique est complètement négligée. Le romancier cherche à terrifier et à dépasser l’imagination de ses lecteurs. Par delà la réalité, il invente des êtres et des situations destinés à exciter l’angoisse que produisent le mystère et le surnaturel. L’héroïne telle que le roman de Miss Burney l’avait révélée, cette figure vivante, simple et vraie, cède alors la place au héros. Dans les mystérieuses aventures narrées par Mrs. Radcliffe, c’est le héros, sombre et fatal, chargé de crimes et parfois de remords qui devient le personnage principal.

Pendant une vingtaine d’années, le sentimentalisme et le romantisme, unis dans le roman fantastique, règnent sans conteste elle réalisme subit un temps d’arrêt qui ressemble à un échec. Les bandits italiens, les proscrits de la Forêt-Noire, les inquisiteurs, les mages et les nécromants, placés dans un décor pittoresque et lointain, presque toujours d’une beauté singulière et émouvante, captivent alors le public. Mais les excès de l’imagination à la recherche de terreurs nouvelles, de crimes inouïs ou d’inventions diaboliques ne pouvaient se prolonger. Le roman fantastique de Mrs. Radcliffe, génial et suggestif malgré ses faiblesses, devint bientôt quelque chose de mécanique et d’absurde aux mains de ceux qui imitaient ses procédés sans jamais atteindre à sa valeur. Le bon sens et l’amour du vrai, l’observation de la réalité, voisine et familière, mais douce et infiniment variée, l’étude de caractères moyens, de sentiments modérés et sincères, le réalisme, enfin, tel qu’on l’entend en Angleterre, devait prendre sa revanche et faire valoir ses droits dans les premiers romans écrits au presbytère de Steventon. Reprenant après Miss Burney le roman féminin et donnant à l’étude psychologique la place que la description et l’observation superficielles avaient occupés dans « Evelina », Jane Austen allait revêtir ce roman d’une forme admirablement adaptée à son objet. Et tandis que, dans « Orgueil et Parti pris », s’exprimait la protestation du bon sens et d’un sain réalisme contre les outrances de l’école de la terreur et le faux pathétique de l’école de la sentimentalité, une autre romancière, Miss Edgeworth, préparait dans un domaine d’Irlande les tableaux de mœurs locales qui devaient, quelques années plus tard, suggérer à Walter Scott l’idée d’évoquer, dans une série de romans, les coutumes pittoresques et l’esprit de la vieille Écosse.



  1. The Spectator, with Introduction, Notes and Index, by Henry Morley. London 1902.
  2. Swift. Letter to a very young Lady on her marriage.
  3. Sterne. Tristam Shandy. Chap. XX.
  4. The Relapse or Virtue in Danger, by John Vanbrugh, 1696. (Preface).
  5. « Sophia Western » (Mrs. Plœbé Hoppner), gravé d’après John Hoppner par J. R. Smith. 1784.
  6. « Maria », gravure au pointillé de P. W. Tomkins, d’après J. Russell. R. A. 1791.
  7. « A Tea Garden », gravure au pointillé de F. D. Soiron d’après George Morland, 1790.
  8. Morning employments, gravure au pointillé de P. W. Tomkins, d’après H. W. Bunbury, 1789.
  9. « The English Dressing Room » et « The French Dressing Room », gravures au pointillé, par P. W. Tomkins, d’après Chas. Ansell, 1789.
  10. Le Spectateur, n° 37. 12 avril 1711.
  11. Voir les scènes de « The Rivals » entre Julia et Falkland et les comédies de Cumberland.