CHAPITRE V


La vie à Bath et à Southampton. « Les Watson ».
Le roman d’amour de Jane Austen.


Aussitôt arrivée à Bath, après un voyage dont la dernière étape fut franchie « dans une chaise de poste très bien tenue, presque d’aussi bonne apparence qu’une voiture de gentleman, je veux dire de gentleman déchu de ses splendeurs »,[1] Jane Austen s’installa chez son oncle. Elle commença sans tarder à jouir des dernières fêtes de la saison et des autres distractions de Bath. Le matin, c’était d’abord une promenade en compagnie de Mr. Leigh-Perrot qui se rendait chaque jour à la buvette pour avaler les verres d’eau traditionnels. Dans la grande salle ornée d’une statue du Beau Nash, elle pouvait suivre des yeux le va-et-vient des promeneurs élégants ou chercher parmi les groupes des personnes dont l’allure et la physionomie lui rappelleraient telle ou telle figure décrite dans « L’abbaye de Northanger ». Aujourd’hui encore, maints endroits de Bath suggèrent irrésistiblement la présence de certains personnages de « L’abbaye de Northanger » ou de « Persuasion ». En 1801, il dut arriver plus d’une fois à Jane Austen de reconnaître dans le spacieux Pump-room une Catherine Morland fraîche et simple, une minaudière et tapageuse Isabelle Thorpe, une Mme Allen, un peu fagotée dans une trop belle robe, regardant attentivement la toilette d’une dame assise à côté d’elle sur un des vastes canapés, « pour avoir le plaisir de constater que les dentelles du manteau de sa voisine n’étaient pas de moitié aussi belles que les siennes ». Puis en quittant la buvette, Jane Austen et son oncle reprenaient leur « tournée matinale », suivant les rues encombrées de voitures et de flâneurs jusqu’aux boutiques de Milsom Street. Chemin faisant, la jeune fille, plus indulgente à l’amour des chiffons qu’au moment où elle avait raillé l’innocente faiblesse de Mme Allen, ne manquait pas de jeter un coup d’œil aux vitrines des modistes et de s’assurer que son chapeau de paille était « tout à fait aussi chic » — quite as smart — que s’il avait été acheté chez la meilleure faiseuse. Parfois, la promenade était interrompue par une de ces visites sans cérémonie qu’on faisait alors le matin. « Nous n’avons pas rencontré de visiteurs quand nous sommes allés chez Mme Lillingstone, écrit Jane à sa sœur, et pourtant nous avons fait moins sotte figure que je ne l’aurais cru. J’attribue ce résultat à ce que je portais mon chapeau neuf et me sentais en beauté ce jour-là ».[2] Dans l’après-midi, c’était de nouvelles promenades avec des amis, ou des courses à la recherche d’un logis commode et agréable ; le soir tantôt un bal dans les salles d’assemblées, tantôt une réunion dans quelque salon où l’on jouait au whist en écoutant un peu de musique.

La saison mondaine touchait à sa fin lorsque les Austen arrivèrent à Bath en 1801. Le premier bal auquel Jane assista huit jours après son départ de Steventon ne ressembla guère au bal décrit dans « L’abbaye de Northanger », alors que, « la saison étant à son plein, les salles regorgeaient d’une foule pressée, à travers laquelle Catherine et Mme Allen devaient se faufiler de leur mieux ». Cette fois, les grandes salles semblent presque vides, mais Jane n’est cependant pas mécontente de sa soirée : « J’espère bien que vous avez hier honoré d’une pensée et ma toilette et mon bal. Je m’étais habillée avec grand soin et ma parure a d’abord été fort admirée à la maison. À neuf heures, mon oncle, ma tante et moi avons fait notre entrée dans la salle. Nous nous sommes un peu ennuyés avant l’heure du thé, mais je dois reconnaître que cette heure ne s’est pas fait attendre trop longtemps, car on n’a dansé qu’une seule fois et il n’y avait pas plus de huit danseurs. Figurez-vous ces quatre couples entourés d’une centaine de personnes, dansant dans les « Upper rooms » de Bath ! Après le thé, nous avons retrouvé un peu d’animation. Des autres bals de la ville nous sont arrivés alors des quantités de gens. Bien que la réunion soit demeurée très clairsemée, elle était pourtant assez nombreuse pour suffire à quatre ou cinq de nos assemblées habituelles de Basingstoke ».[3] Malgré la variété de ses occupations et le charme de la vie à Bath, Jane Austen se sent par instant un peu dépaysée : « Je ne sais pas pourquoi je ne peux plus trouver les gens agréables. Je respecte Mme Chamberlayne parce qu’elle est coiffée à la perfection, mais ne peux éprouver de sentiment plus tendre ». Le secret de son malaise réside peut-être dans le passage trop brusque de la tranquillité de Steventon à une existence agitée. Elle aime à parler de ce Steventon si joyeusement abandonné et donne souvent à sa sœur des nouvelles du presbytère où le révérend George Austen reste encore pour régler ses affaires, vendre le mobilier de la maison et le bétail de la ferme. Avec les dîmes et les revenus de ses bénéfices, il a près de six cents livres sterling par an, ce qui assure à sa famille une large aisance, et de plus, la vente qu’il est en train de faire donne des résultats très satisfaisants. Jane déclare à Cassandre que dix guinées pour son piano lui semblent un prix très convenable. Seule la bibliothèque du pasteur se vend très difficilement. Un homme « détestable » n’a pas évalué à plus de soixante-dix livres sterling les cinq cents volumes qu’elle contient. Mais Jane se console de ce désappointement à la pensée qu’on offre à son père dix shillings pour les ennuyeux poèmes de Dodsley. « Dix shillings pour les poèmes de Dodsley, voilà qui me touche au vif. À ce prix-là je les revendrai volontiers autant de fois qu’on voudra ! »[4]

En quittant Steventon, les Austen s’étaient promis de faire chaque été un séjour au bord de la mer. Une lettre d’Eliza Austen à Philadelphie Walter, datée du 29 octobre 1801, nous apprend que ce projet fut mis à exécution. « Vous n’ignorez pas que notre oncle et notre tante Austen, accompagnés de leurs filles, ont passé l’été dans le Devonshire. Ils sont maintenant de retour à Bath et s’occupent de l’installation de leur nouveau logis ».[5] Ce nouveau logis était une maison vaste et commode, au numéro 4 de Sydney Place. Le choix de cette maison répondait à tous les vœux de Jane qui, dans une lettre datée de Steventon, avait parlé de Sydney Place et de ses environs comme d’un quartier très sain et des mieux situés. Des hautes fenêtres du salon, on avait une belle vue sur les ombrages de Sydney Gardens, et, aux soirs de fête, on pouvait sans sortir de chez soi admirer le bel effet d’illuminations et de feux d’artifice semblables à ceux qui, deux ans auparavant, avaient dépassé en beauté tout ce qu’en attendait Jane.[6]

De mai 1801 à 1805 pas une lettre pour nous renseigner sur la vie à Sydney Place. Il est probable que, si le révérend George Austen et sa femme trouvèrent à Bath les paisibles distractions faites pour des gens de leur âge, leurs filles ne manquèrent pas non plus d’occasions d’aller dans le monde. C’était là un juste dédommagement aux longues journées de solitude qui parfois leur avaient semblé si monotones. Pendant les premières années de Bath, la vie offrit à Jane Austen trop de choses à observer pour qu’elle eût le loisir de méditer, puis de se mettre à écrire. Loin d’exalter en elle l’activité créatrice, le bruit et le mouvement d’une grande ville lui enlevaient toute possibilité de réflexion. Son génie était de ceux qui ne s’expriment que dans l’isolement et la quiétude, alors que, loin de toute activité extérieure, l’être se donne tout entier à saisir le jeu et le ressort secret des apparences. Ce fut seulement lorsque l’accoutumance eut émoussé sa satisfaction première devant les spectacles si attrayants de la vie mondaine, que Jane Austen essaya d’écrire de nouveau. Nous verrons plus loin que d’autres causes plus profondes contribuèrent aussi à paralyser son activité littéraire, et que la jeune fille vécut alors un bref et douloureux roman.

Cependant, si Jane Austen semblait avoir renoncé à écrire, on n’oubliait pas autour d’elle le talent auquel elle attachait si peu d’importance. Pendant une visite qu’il fit à ses parents en 1803, Henry Austen demanda à sa sœur la permission de lire « L’abbaye de Northanger » et, regrettant qu’une histoire si divertissante demeurât inconnue, lui conseilla de la céder à un éditeur. On sait ce qu’il advint de « L’abbaye de Northanger ». Si infructueuse que fut sa nouvelle tentative de publier une de ses œuvres, Jane Austen espéra, au moins pendant quelques mois, que le libraire « prendrait la peine de publier ce qu’il avait pris la peine d’acheter ». Stimulée par cet espoir, elle ébaucha une nouvelle étude de mœurs bientôt laissée de côté pour une raison que nous ignorons. Lorsque Mr. Austen-Leigh résolut d’ajouter à la seconde édition de son « Memoir of Jane Austen » toutes les œuvres ou fragments d’œuvres inédits qu’avaient conservés jusqu’alors différents membres de sa famille, cette esquisse abandonnée avant d’avoir reçu un titre ou d’être divisée en chapitres, attira tout spécialement son attention. Rien dans ces quelques pages que, faute d’un meilleur titre, il appela : « Les Watson » ne fournissait une indication précise sur l’époque à laquelle elles appartenaient. Le style lui sembla cependant se rapprocher de celui des derniers romans. Mais ce n’était là qu’une conjecture et la question de la date n’aurait pu être tranchée si, en examinant un jour le manuscrit, Mr. Austen-Leigh n’eût découvert dans le filigrane du papier les dates de 1803 et 1804. Il était dès lors évident que « Les Watson » appartenaient, sinon à la dernière partie de l’œuvre de Jane Austen, du moins à une brève période de transition, placée entre les années de Steventon et les fructueuses années de Chawton, pendant lesquelles « Le Château de Mansfield », « Emma » et « Persuasion » furent écrits presque aussi rapidement que l’avaient été « Orgueil et Parti pris », « Bon Sens et Sentimentalité », et « L’abbaye de Northanger ».[7]

On trouve dans « Les Watson », comme dans les autres romans, la peinture d’un milieu de province et l’étude de « trois ou quatre familles dans un petit village ». Le personnage principal est Emma Watson, fille d’un clergyman réduit par la maladie à une vie inactive. Emma, qui a dix-huit ans lorsque Jane Austen nous la présente, a été élevée par une tante. Elle revient à la maison paternelle au moment où, sa tante venant de se remarier, elle a perdu à la fois et le foyer où elle a grandi et l’espérance d’hériter quelque jour de biens considérables. Le retour d’Emma, si pénible pour elle, est une surprise désagréable pour Mr. Watson et pour ses trois autres filles qui connaissent à peine leur plus jeune sœur. L’aînée des Misses Watson, une fille d’une trentaine d’années, un peu vulgaire, mais bonne et sensée, plaint Emma d’avoir quitté un milieu aisé et d’être condamnée à vivre désormais dans la demi-pauvreté d’une famille de pasteur sans fortune. Les deux autres sœurs d’Emma, qui ont passé leur première jeunesse dans l’attente vaine d’un mari, voient avec jalousie l’arrivée de celle qui, plus jolie et plus jeune qu’elles, pourrait devenir à l’occasion une rivale dangereuse. Au premier bal où elle paraît, Emma est, en effet, remarquée par les plus grands personnages de la société du pays : par Lord Osborne, par son chapelain le révérend Howard, et par Mr. Tom Musgrave, jeune « squire » des environs dont l’agréable tournure et le beau domaine font l’admiration et l’envie de toutes les jeunes filles. Emma ne se doute pas de l’attention excitée par sa présence. Le seul de ses danseurs auquel elle s’intéresse est un petit garçon de dix ans, le neveu du révérend Howard. L’enfant est venu au bal pour danser avec Miss Osborne. Mais Miss Osborne trouve plus agréable d’accepter l’invitation d’un officier et de dire au petit garçon qu’elle tiendra sa promesse une autre fois. Emma entend Miss Osborne congédier son jeune cavalier. Elle est touchée par la gentillesse de l’enfant qui s’efforce de retenir ses larmes et de cacher sa mortification. Sans s’arrêter à réfléchir, elle s’approche du danseur éconduit : « Je serai très heureuse de danser avec vous », lui dit-elle, en souriant. Quand elle rejoint ses amis, après avoir reçu les remerciements du petit garçon, celui-ci montre à son oncle la jeune fille qui l’a consolé des dédains de Miss Osborne. « Regardez ma danseuse, mon oncle, s’écrie-t-il bien haut, voyez comme elle est jolie ! » Quelques jours après le bal, Lord Osborne, accompagné de Mr. Tom Musgrave, honore les Watson de sa visite. Emma n’est pas touchée d’une pareille condescendance ; il lui déplaît que des gens habitués au luxe pénètrent dans une maison où tout trahit la gêne. Une autre visite vient lui faire sentir encore plus vivement combien le milieu dans lequel elle vivra désormais est différent de celui où elle a vécu. Son frère Robert arrive, accompagné de sa femme. Emma est intimidée, presque blessée, par les questions de son frère au sujet du mariage de sa tante. Elle n’éprouve aucune sympathie pour sa prétentieuse belle-sœur. Au moment de retourner à Croydon où ils habitent, Robert et sa femme invitent Emma à passer quelque temps chez eux. Emma refuse leur invitation, préférant rester auprès de son père qu’elle apprend chaque jour à mieux connaître et à mieux aimer.

Le manuscrit s’arrête là. Mais, nous dit Mr. Austen-Leigh, Jane Austen, qui parlait volontiers à sa sœur des romans qu’elle était en train d’écrire, raconta à sa confidente habituelle le reste des événements qu’elle avait l’intention de narrer. Mr. Watson mourait au bout de peu de temps, et Emma se trouvait réduite à vivre chez son frère. Lord Osborne demandait Emma en mariage et sa demande était repoussée. Après maintes péripéties, Emma devenait la femme du révérend Howard.

Pourquoi ce roman, dont le début est intéressant et les personnages bien présentés, fut-il complètement abandonné ? Mr. Austen-Leigh suppose que Jane Austen, ayant placé son héroïne dans un milieu trop modeste, presque vulgaire, interrompit son travail lorsqu’elle s’aperçut des difficultés que lui réservait la peinture d’une classe inférieure à la seule qu’elle connut bien. Cette ingénieuse explication ne semble pas très probante. Les Watson — à la différence près de leur manque de fortune — ont un rang égal à celui des Bennet d’ « Orgueil et Parti pris » ou des parents de Catherine Morland dans « L’abbaye de Northanger ». Ils appartiennent à la « gentry » ou tout au moins à la classe moyenne. Emma Watson n’est inférieure, ni par la distinction naturelle ni par l’éducation, aux héroïnes des autres romans. Il n’y a pas de traits plus « vulgaires » dans les scènes où la vie étroite et sans beauté des Watson nous est révélée que dans la scène fameuse du « Château de Mansfield » où sont décrites avec un réalisme impitoyable la laideur et la tristesse d’un foyer où règnent le désordre et la gêne. Il est plus vraisemblable que Jane Austen fut interrompue par quelque événement que nous ignorons et préféra plus tard commencer un nouveau roman au lieu de reprendre celui qu’elle avait ébauché. Elle se contenta d’utiliser une des figures esquissées dans « Les Watson » pour en faire un des personnages d’ « Emma ». L’inoubliable Mme Elton qui se fait admirer « dans toute l’élégance que peuvent lui conférer des dentelles et des perles », ressemble — comme un portrait minutieusement étudié rappelle un rapide croquis — à Mme Robert Watson.

Le roman commencé à Bath dut être délaissé au moment où, pendant l’automne de 1804, les Austen firent un séjour à Lyme. De sa visite à cette pittoresque petite ville du Dorset, déjà fréquentée à l’époque pendant la saison des bains de mer, elle rapporta les impressions qui lui fournirent plus tard le décor de quelques scènes de « Persuasion » et la fameuse description de Lyme avec sa grande rue en pente dont les maisons semblent « se hâter d’atteindre le bord de l’eau ». Dans les lettres, il n’est pas question de paysage : on n’y trouve que le récit des occupations de chaque Jour : promenades sur la jetée, visite à une famille amie, et bals donnés dans cette petite salle de réunion dont toutes les fenêtres s’ouvrent sur le bleu de la mer et du ciel. « Le bal d’hier soir a été agréable, mais il y avait peu de monde pour un jeudi. Mon père est resté dans la salle sans s’ennuyer jusqu’à neuf heures et demie ; nous étions arrivés un peu après huit heures. Puis il s’en est allé avec James et une lanterne. Je crois pourtant qu’ils n’ont pas allumé celle-ci car il faisait clair de lune… Ma mère et moi, nous sommes restées encore une heure. Personne ne m’a invitée pour les deux premières danses ».[8]

De retour à Bath, la famille Austen quitta la maison de Sydney Place pour aller habiter à Green Park Buildings. Là, le révérend George Austen mourut en janvier 1805, après une courte maladie. Sa veuve et ses filles s’installèrent dans un appartement meublé, au numéro 25 de Green Park Buildings. De 1805 à la fin de 1806, tout en gardant un appartement à Bath, elles firent plusieurs séjours au bord de la mer, chez des parents ou des amis. Puis elles allèrent rejoindre à Southampton Frank Austen et sa jeune femme. Le capitaine Austen, de retour en Angleterre après une longue et dure campagne, avait demandé à sa mère de venir habiter auprès de lui et Mme Austen y consentit d’autant plus volontiers que rien ne la retenait plus à Bath.

Comme si, chaque fois qu’elle changeait de milieu, elle devait envisager avec satisfaction la perspective de ce changement, Jane Austen quitta Bath avec autant de plaisir qu’elle en avait éprouvé à venir y habiter cinq ans auparavant. Une lettre de juin 1808 contient une phrase éloquente : « Il y aura deux ans demain que nous sommes parties de Bath pour aller à Clifton et avec quels sentiments de joie et de délivrance ! » Pendant l’été de 1805 Jane alla faire une visite à son frère Edward à Godmersham Park, puis de là se rendit chez des amis habitant le voisinage. L’unique lettre de cette époque, datée de Godmersham, contient, comme à l’ordinaire, le détail de journées agréables. Un seul trait significatif y apparaît : elle parle plus souvent qu’autrefois de ses petits neveux et nièces et le fait avec une tendresse inaccoutumée. Jusqu’ici, lorsqu’elle parlait des enfants de son frère, c’était pour une remarque de ce genre : « Ce cher petit George ! Je suis ravie qu’il déploie un esprit si inventif en ce qui concerne les grimaces. Pour le bal d’hier soir j’avais mis mes souliers verts. J’avais pris mon éventail blanc et je me suis félicitée de ce que George n’ait pas réussi à le lancer dans la rivière ».[9] Miss Jane Austen, quand elle parle du « cher petit George » en 1798, n’éprouve pas une tendresse débordante pour le petit bonhomme. En 1805, la jeune fille un peu égoïste est devenue une jeune tante qui sait jouer avec ses neveux et s’intéresse à eux d’une toute autre et bien meilleure façon : « Hier a été une journée tranquille ; mes occupations les plus bruyantes ont été d’écrire à Frank et de jouer au volant avec William (un des enfants d’Edward Austen). Nous avons joué ensemble deux matinées de suite et je fais des progrès… Le soir, nous sommes allés nous promener aux alentours de la ferme, accompagnés de George et d’Henry qui nous ont divertis de leurs éclats de rire et du spectacle de leurs courses. Le petit Edward ne va pas mieux ; son papa et sa maman vont consulter pour lui le docteur Wilmot ».[10]

D’août 1805 à janvier 1807, la correspondance est de nouveau interrompue. Les seuls détails que nous ayons sur la maison occupée par les Austen pendant leur séjour à Southampton, sont dus aux réminiscences de Mr. Austen-Leigh. « La maison de ma grand’mère, écrit-il, en rappelant une visite faite à Southampton, alors qu’il était un enfant d’une dizaine d’années, avait un joli jardin bordé d’un côté par le vieux mur d’enceinte de la ville. Le sommet de ce mur était assez large pour qu’on pût s’y promener à l’aise, et, après avoir monté les marches qui y conduisaient, on jouissait d’une vue très étendue. Castle Square était occupé à ce moment par un singulier édifice érigé par le second marquis de Lansdowne, édifice trop vaste pour le terrain sur lequel il était bâti et trop mesquin pour les énormes créneaux qui le couronnaient… La marquise avait un petit phaëton attelé de six et quelquefois de huit poneys minuscules, chaque paire plus petite que la précédente et de robe plus claire, passant du brun foncé au bai et au noisette. Les deux premières paires étaient tenues en main par de jeunes postillons et les deux autres étaient attelées de la façon ordinaire. C’était une joie pour moi de voir de la fenêtre cet équipage qui me semblait un attelage de conte de fées ».[11] Jane Austen ne partageait guère au sujet de la marquise, les illusions juvéniles de son neveu. Quand on fait des réparations dans leur maison, elle dit d’un peintre-plâtrier envoyé par l’intendant de lord Lansdowne : « C’est ce que j’appelerai le peintre ordinaire du château, car il y habite. La place de chapelain particulier est occupée par ce serviteur plus indispensable, et je suppose que si les murs n’ont pas besoin d’être rafraîchis, il s’occupe à faire la figure de Madame ».[12] Pendant que Cassandre Austen est à Godmersham, en 1807, sa sœur lui écrit : « Quand vous recevrez cette lettre, nos invités seront partis ou près de partir ; je pourrai disposer en toute liberté de mon temps et soulager mon esprit des tourments que m’ont causés les puddings au riz et les chaussons aux pommes. Je regretterai alors probablement de n’avoir pas pris plus de peine pour contenter tout le monde… Le capitaine Foote a dîné avec nous vendredi et j’ai bien peur qu’il ne tente plus désormais pareille aventure… mais il a été si aimable et a montré tant de bonne humeur que je n’ai pas eu trop de remords à le voir mourir de faim ! »[13] D’ailleurs, il est difficile à Jane Austen de passer beaucoup de temps à surveiller l’ordonnance des repas. Une chose l’intéresse bien plus que les soins du ménage, c’est l’arrangement du jardin. Après quatre ans passés à Bath, elle retrouve avec joie un jardin dont elle peut aimer les fleurs et les arbres autant que ceux de Steventon. « Notre jardin est mis en état par un nouveau jardinier qui a une excellente réputation. Il prétend que les arbustes en bordure de l’allée de gravier ne sont que des aubépines et des roses d’espèces assez médiocre. Nous allons donc acheter quelques rosiers de souche plus recommandable et, sur ma demande expresse, il va nous procurer des seringas. Je ne saurais me passer d’un seringa à cause du vers de Cowper.[14] Nous parlons aussi d’un cytise… » Quelques jours plus tard, elle déclare fièrement que « beaucoup de gens envient leur maison et que leur jardin est, dit-on, le plus beau de la ville ».[15] La présence de son frère, pour qui la vie en famille est une grande et rare joie ajoute une note d’affectueuse sollicitude à ses projets et à ses plaisirs. « J’espère pour Frank, écrit-elle pendant l’hiver, que la gelée durera encore quelque temps, car il a grande envie de patiner et n’a pu y réussir hier ».

Elle jouit de la douce intimité de la vie à Castle Square au point de regretter que le nombre de leurs connaissances augmente trop rapidement. Aux visites, elle préfère les promenades en compagnie de son frère et de sa belle-sœur ; aux dîners et aux réceptions, les soirées paisibles pendant lesquelles un membre de la famille fait à haute voix, pour l’amusement de tous, la lecture d’un roman nouveau ou d’une histoire qu’on veut relire. « Alphonsine »[16] ne nous a pas plu ; au bout de vingt pages nous avons été rebutés. Sans parler de la traduction qui est mauvaise, il y a dans ce livre un manque de délicatesse déplorable chez un écrivain ordinairement si réservé. Nous l’avons abandonné pour prendre le « Don Quichotte féminin »[17] qui forme maintenant le divertissement de nos soirées, divertissement très grand pour moi, car je trouve ce roman aussi agréable que mes souvenirs me le représentaient ».

Il est aisé de comprendre, en feuilletant « Alphonsine », pourquoi la lecture à haute voix fut interrompue au bout de vingt pages. Le roman de Mme de Genlis n’est pas, en effet, de ceux qu’on peut lire en famille, surtout dans un milieu comme celui des Austen. Aussi bien que les hardiesses du sujet, le ton du récit, moitié prêcheur, moitié libertin, était fait pour offenser le goût et effaroucher la pudeur de tels lecteurs. Quelle pénible désillusion ne durent-ils pas éprouver à mesure qu’avançait la lecture et qu’ils voyaient au lieu de la « tendresse maternelle » annoncée dans le sous-titre, le récit complaisant et appuyé d’aventures plutôt scabreuses ! Une œuvre toute d’édification ne leur avait-elle pas été promise dans la préface ? « Dieu n’a pas donné à l’homme une seule faculté qui ne puisse servir à son bonheur ; c’est surtout ce que j’ai tâché de prouver dans cet ouvrage… J’ai eu dans ce roman une autre intention morale, celle de montrer que dans la situation la plus déplorable, il reste aux âmes vertueuses et sensibles des ressources infinies, de puissantes consolations ».

Malheureusement, le premier chapitre ne semble pas mettre très vivement en lumière les ressources infinies des âmes vertueuses et sensibles, puisqu’il est tout entier consacré au récit d’événements romanesques et à la peinture de scènes assez osées. On y voit le comte de Moncalde raconter au duc de Mendoce l’Histoire de son mariage avec la belle Diana. Le comte dévoile à son ami le « triste mystère » de cette union. Diana au lieu d’être « une épouse reconnaissante et sensible » oppose au mari « qui s’était promis de faire son bonheur, une résistance invincible ». Moncalde tente en vain de « faire valoir les droits sacrés de l’époux » ; il apprend que sa femme aime don Phèdre, et prétextant un voyage, obtient en revenant à l’improviste « des preuves décisives de l’égarement » de Diana. Avec une complaisance vraiment inexplicable de sa part, l’époux dédaigné s’attarde à décrire « ces preuves décisives », et laisse les lecteurs aussi pleinement assurés que lui-même de l’indignité du « couple criminel ». Si abondants soient-ils, ces détails ne suffisent pas. Il faut après le récit de Moncalde, entendre une conversation entre une duègne et un écuyer, conversation où les circonstances de la fâcheuse aventure sont relatées d’une façon plus explicite encore.

Les Austen n’allèrent pas jusque-là, jugeant leur édification poussée assez loin. On peut seulement regretter que Jane Austen, ne connaissant que les premières pages du roman, l’ait critiqué d’une façon un peu trop hâtive. À mesure que les scènes devenaient plus libres, elle aurait pu voir l’auteur affirmer plus hautement son intention de rendre par là un plus éclatant hommage à la vertu. Peut-être se serait-elle enfin laissée convaincre. Elle aurait alors reconnu, grâce à Mme de Genlis, qu’un roman ne manque jamais à ses « intentions morales » quand l’auteur pare son héroïne d’une candeur parfaite et se fait un scrupule « de lui donner un véritable amour, car un cœur violemment agité et brûlant de désirs n’est plus le cœur d’une vierge ».

De l’atmosphère équivoque d’ « Alphonsine » à l’innocente et parfois délicieuse ironie du « Don Quichotte féminin », la différence est grande et dut paraître telle au petit auditoire groupé autour de la lampe, dans le salon de Castle Square. Jane Austen trouva une double satisfaction à relire les comiques aventures de cette Arabella qui modèle ses sentiments et son langage sur ceux des héroïnes de La Calprenède et de Mlle de Scudéri. En même temps qu’elle écoutait, avec un sourire, les discours d’Arabella sur les mérites d’Oronte et d’Orondate ou sur les vertus de l’incomparable Mandane, Jane Austen laissait aller sa pensée vers une héroïne encore inconnue de tous, et qui devait quelques traits au personnage de Mrs. Lenox. Arabella évoquait en son esprit cette jeune fille qui aujourd’hui porte dans « L’abbaye de Northanger » le nom de Catherine Morland.

Les lettres écrites de Southampton parlent encore d’autres livres. À chaque nouveau roman qu’elle lit, Jane Austen transmet à sa sœur ses impressions. Elle saisit toute l’absurdité des romans à la Radcliffe mais ne se défend pas d’y trouver un certain charme ; elle ne sait pas résister à l’envie de connaître les plus récents spécimens du genre et même les lit jusqu’au bout. « Nous sommes en train, dit-elle, de lire « Margiana » et l’aimons beaucoup. Nous allons être transportés dans le Northumberland, et enfermés à Widdrington Towers où se trouvent déjà deux ou trois séries de victimes, emprisonnées par un très sympathique scélérat ».[18] « Margiana », qui venait alors de paraître, est un roman en cinq volumes dans lequel un auteur anonyme a déployé toutes les ressources d’une fertile invention. Comme il est de règle dans cette sorte d’ouvrages, le « très sympathique scélérat » est doué d’une force physique, d’une puissance d’imagination et de volonté qui tiennent du prodige. Ses victimes — l’héroïne surtout — possèdent une vertu incomparable, devant laquelle échouent toutes les embûches et toutes les persécutions. Quelques lignes plus loin, Jane Austen parle de « Marmion » qu’elle avait déjà lu six mois auparavant sans l’admirer. Son opinion au sujet du poème de Walter Scott s’est évidemment modifiée : « J’enverrai demain « Marmion » à Frank et je me vante d’agir en cela avec une grande générosité ». Les échos guerriers. Les prouesses chevaleresques, les récits de combats sanglants, le décor sombre et sauvage de « Marmion », sont des choses qu’elle ne saurait comprendre ni admirer spontanément. Cette beauté lui reste toujours un peu étrangère, elle ne la saisit que par l’étude et au prix d’un certain effort. La poésie qui lui livre immédiatement tout son charme n’est pas celle de Walter Scott, mais celle que Cowper a trouvée dans les paysages verdoyants, les rangées d’ormeaux et de peupliers, la calme rivière, la vie méditative et aimable qu’il célèbre dans « la Tâche » et dans « le Sofa ».

Une semaine après, la revue des livres continue : « Nous lisons en ce moment « Ida d’Athènes ». Ce doit être quelque chose de très brillant, puisque l’auteur déclare l’avoir écrit en trois mois. Nous n’en sommes qu’à la préface, mais je ne m’attends à rien de merveilleux après avoir lu sa « Jeune Irlandaise ». Si l’ardeur de son langage pouvait réchauffer les lecteurs, l’ouvrage vaudrait la peine d’être lu par le temps qu’il fait ».[19] Le ton de dédain de Jane Austen en parlant des deux romans de la célèbre Miss Owenson n’a rien de surprenant. Si généreuse dans ses louanges aux auteurs dont elle admirait le talent, Jane Austen ne savait pas aisément découvrir quelque mérite dans les œuvres où des qualités qu’elle n’appréciait pas s’alliaient à des défauts frappants. Ampoulé, sentimental, mais avec une force et un mouvement remarquables, le premier roman de Miss Owenson « La Jeune Irlandaise »[20] n’avait rien qui pût donner à Jane Austen le plaisir qu’elle demandait à la lecture. Comment une femme aussi indifférente aux événements politiques aurait-elle pu s’intéresser à ce roman où le parti irlandais catholique et libéral trouvait l’exposition ardente et passionnée de ses principes ? D’ailleurs, son jugement que n’influençait aucune considération étrangère à la seule valeur littéraire de ces livres, est depuis longtemps confirmé par l’oubli dans lequel ont également disparu « Ida d’Athènes » et « La Jeune Irlandaise ». De la renommée bruyante de Sydney Owenson, de la célébrité qui s’attacha plus tard à elle lorsqu’elle devint Lady Morgan, de la popularité de « Glorvina » — nom de sa première héroïne et bientôt surnom donné à l’auteur par ses compatriotes, — que reste-t-il aujourd’hui ? Seul, ce nom de Glorvina, jadis fameux et porté fièrement pendant une génération par tant de jeunes filles d’Irlande, n’est pas entièrement oublié. Nous le connaissons encore mais, ironie des choses, parce que Thackeray l’a donné à la ridicule et touchante Glorvina O’Dowd qui riait toujours pour faire voir à l’insensible Dobbin qu’elle avait les dents belles.

Comme sa sœur, la voyant en veine de lecture, lui cite un livre nouveau « Cœlebs en quête d’une épouse » par Hannah More, Jane Austen répond : « Vous n’avez en aucune façon excité ma curiosité au sujet de « Caleb ». Mon peu d’envie de le lire n’était qu’apparent, maintenant il est réel ». Puis elle ajoute — avec cette amusante contradiction, voulue et consciente, qu’elle qualifiera dans un de ses livres de « logique féminine ».[21] « Naturellement, quand je l’aurai lu j’en serai charmée comme tout le monde, mais jusque-là ce livre me déplaît ». Et dans la lettre suivante. Cassandre lui ayant fait remarquer que le titre du roman est « Cœlebs » et non pas « Caleb », elle riposte : « Je n’éprouve aucune honte à m’être trompée sur son nom puisque je n’ai pas commis d’offense envers votre écriture. J’ai bien vu une diphtongue mais sachant combien vous aimez à ajouter des voyelles toutes les fois que cela vous est possible, je l’ai attribuée à ce penchant. La révélation de la vérité n’ajoute rien au mérite de l’œuvre. La seule valeur qu’elle pouvait posséder était due à ce nom de « Caleb » qui est honnête et sans prétention, tandis qu’il y a dans « Cœlebs » de l’affectation et du pédantisme ». [22] On peut espérer que Jane Austen, si elle lut « Cœlebs » se loua d’avoir dit, avant de le connaître, que ce livre lui déplaisait. « Cœlebs » qui atteignit en dix mois sa onzième édition, est en effet le roman le plus mortellement ennuyeux qui ait jamais trouvé des lecteurs. Le caractère des différents personnages nous est généralement révélé dans de longues et verbeuses descriptions, quelquefois encore — artifice d’une touchante naïveté — c’est une conversation entre des amis de ces personnages qui nous met au courant de leur histoire. À certaines pages « Cœlebs » ressemble bien plus à un prêche qu’à l’œuvre d’un romancier, et la félicité conjugale que l’auteur promet à l’épouse de son pieux et sentencieux héros n’est point faite pour éveiller dans le cœur des lectrices des sentiments de regret ou d’envie.

La note de tendresse et d’affectueux intérêt à l’égard de ses neveux qu’on remarque en 1807 dans la correspondance de Jane Austen, devient plus sensible au cours de l’année suivante. En juin 1808, tandis que sa sœur reste à Castle Square, elle fait une visite à Godmersham et, pour la première fois, à côté des noms d’Edward et d’Elizabeth — les châtelains de Godmersham — les noms de tous leurs enfants reviennent fréquemment sous sa plume. La vie mondaine dont elle jouit chez son frère cesse d’avoir à ses yeux une importance et un charme suprêmes. Les chiffons mêmes sont relégués au second plan ; c’est à peine si l’on en trouve quelque mention dans des pages où apparaissent une petite Cassandre qui « a des yeux admirables et promet d’être vraiment charmante », et un petit Edward, admis à l’occasion de la visite de sa tante à dîner avec les grandes personnes et si heureux « que son bonheur le fait presque trop babiller ». Elle s’intéresse surtout à l’aînée de ses nièces, une délicieuse petite Fanny dont la personne et les manières « sont tout ce qu’on peut souhaiter d’aimable ».[23] Cette fillette va bientôt devenir pour elle « presque une sœur », et elle avouera n’avoir jamais cru « qu’une nièce pût lui devenir si chère ».

À mesure que passent les années, ses sentiments à l’égard des siens, toujours vifs et constants, deviennent plus profonds. L’amour fraternel, dira-t-elle bientôt, « est pour les enfants de la même famille une source de jouissances telles que nul autre lien ne pourra jamais l’égaler ».[24] En une phrase exquise, elle raconte à sa sœur comment elle a été accueillie à Godmersham et l’impression qu’elle garde de sa réception. « Elizabeth m’a souhaité très affectueusement la bienvenue. Qu’Edward l’ait fait également je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, mais je vous le dis quand même, pour le plaisir de vous le dire ». Ce fut peut-être pendant cette visite que fut ébauché le projet, bientôt mis à exécution, d’un changement de résidence pour Mme Austen et ses filles. Edward Austen avait mis à la disposition de sa mère deux maisons, l’une voisine de Godmersham Park et l’autre de Chawton House. Plutôt que de s’établir dans le Kent, Mme Austen préféra retourner dans le Hampshire. Elle accepta l’offre que lui faisait son fils d’une maison appelée Chawton Cottage qui, « grâce à des additions faites au bâtiment et à la transformation du jardin qu’on entoura d’une haie, devint une habitation spacieuse et commode ».[25] Au mois d’octobre, Jane Austen parle de ce projet comme d’une chose déjà souvent discutée. « Je n’ai rien de plus à vous écrire au sujet de Chawton, mais tout ce que contient votre lettre inclinera ma mère, j’en suis sûre, à envisager le projet avec une satisfaction toujours croissante ».[26] Le capitaine Frank Austen avait à ce moment repris du service actif et, depuis son départ, rien ne retenait plus les siens à Southampton. L’hiver de 1808-1809, le dernier que Jane Austen passa à Southampton, semble avoir été assez agréable, bien que, au début d’octobre la mort subite de Mme Edward Austen, l’Elizabeth mentionnée si souvent dans la correspondance, eut causé à tous une douloureuse surprise. Mais si vive que fut sa sympathie pour le deuil qui frappait son frère, Jane Austen, entourée d’un petit cercle d’amis et obligée de prendre part à la vie mondaine de la société de Southampton, n’eut pas le temps de s’abandonner à la tristesse. « Un plus grand nombre de gens qu’on connaît et beaucoup plus d’occasions de se divertir, voilà qui s’accorde bien avec notre prochain départ, écrit-elle en décembre. Certes, j’ai l’intention d’aller à autant de bals que je le pourrai, afin de ne pas faire un marché de dupe. Tout le monde est désolé de nous voir partir, tout le monde a vu Chawton et en parle comme d’un très joli village. Tout le monde connaît la maison dont nous donnons la description et personne ne la connaît en réalité…. Notre bal a été plus amusant que je ne pensais, et je n’ai pas commencé à bailler avant le dernier quart d’heure… C’était la même salle dans laquelle nous avons dansé, il y a quinze ans. Tout cela m’est revenu à la mémoire et, en dépit de la honte d’avoir tant vieilli, j’ai constaté avec satisfaction que j’étais aussi heureuse maintenant qu’autrefois… Vous ne vous attendiez pas à apprendre qu’on m’ait invitée à danser, mais cela m’est pourtant arrivé ». [27]

À suivre jour par jour la vie de Jane Austen, on pourrait croire, avec Mr. Austin Dobson, qu’elle ne contint jamais de roman d’amour. [28] « Jane Austen, écrit un autre critique, semble avoir puisé dans l’amitié tout l’appui et toute la tendresse dont sa nature avait besoin ». [29] Mais si l’auteur du mémoire déclare qu’il n’a point d’histoire d’amour à raconter d’une façon très certaine ni très détaillée, il parle cependant d’un bref épisode sentimental « a brief passage of romance », dont, pendant la vie de Jane Austen, sa sœur Cassandre connut seule le secret. Malgré les réticences et la réserve de Cassandre qui le raconta à sa nièce Caroline, [30] il met en lumière une partie de la vie de Jane Austen qu’il est précieux de connaître. Pendant un séjour au bord de la mer, les Austen firent la connaissance d’un jeune clergyman sur l’esprit duquel le charme de Jane fit une profonde impression. Quand vint le moment de se séparer, le jeune homme exprima le désir de revoir la famille Austen. Cassandre ne douta pas alors un moment qu’il eut l’intention de demander la main de Jane et que sa demande fût favorablement accueillie. On convint de se retrouver, mais, à l’époque fixée, le jeune homme ne vint pas. Quelque temps après, arriva une lettre de son frère annonçant qu’il était mort. Ainsi Jane Austen connut l’attente joyeuse avant la venue de celui qu’elle considérait peut-être comme un fiancé, puis, après des heures d’inquiétude, acquit la certitude que tout son rêve était irrémédiablement détruit. La main pieuse de Cassandre Austen n’a laissé subsister dans la correspondance aucune trace d’une histoire trop semblable à la sienne. Ce douloureux événement rapprocha plus étroitement encore les deux sœurs, dont les vies furent désormais mariées l’une à l’autre, « wedded to each other », suivant le mot de leur mère.

Le récit de Caroline Austen n’indique aucune date pour cet épisode, mais il est certain qu’il n’appartient pas aux années de Steventon. On se rappelle qu’en quittant le presbytère, Jane Austen se réjouissait de pouvoir enfin passer l’été au bord de la mer, ce qu’elle ne fit pas avant 1801 De plus, aucune lettre de cette époque ne trahit l’influence d’un attachement sincère ou d’une déception profonde. Tout semble, au contraire, indiquer que la jeune fille qui envoie alors à sa sœur la chronique du presbytère de Steventon et de la société des environs n’est pas encore capable d’aimer. N’est-elle pas encore aussi éloignée d’aimer elle-même que d’accueillir l’amour sans un sourire un peu railleur, alors que, sans dédaigner de fleureter au bal, elle considère l’amour et le mariage un peu comme le fait Béatrice dans « Beaucoup de bruit pour rien » ? N’apparaît-elle pas à ce moment, telle la belle ennemie de Bénédict, « incapable de supporter qu’on lui parle d’un mari » et prête « à faire abandonner la partie à tous ses amoureux à force de railleries » ? En 1798, elle écrit à propos d’un jeune ménage : « Earle et sa femme vivent à Portsmouth sans voir personne et n’ont pas la moindre servante. Quel prodigieux amour inné de la vertu doit posséder une femme pour se marier dans de telles conditions ! » Mais si elle s’étonne de la folie qui fait consentir une jeune fille à un mariage dont l’amour est le seul motif, elle s’indigne aussi dans « Orgueil et Parti pris » qu’on puisse faire du mariage un marché par lequel une femme acquiert une situation sociale avantageuse. L’intérêt non plus que l’amour ne trouvent grâce à ses yeux et ses lettres ne laissent rien percer du « prodigieux amour de la vertu » qui pourrait, à défaut d’autres raisons, l’incliner au mariage.

Cependant, à mesure que s’enfuit la prime jeunesse, Jane Austen acquiert et commence à montrer un peu de cette bonté, de cette tendresse qu’on cherche en vain dans les premières pages de sa correspondance. Après le printemps un peu âpre des années de Steventon, on voit peu à peu éclore la sympathie, la douceur féminines qui vont désormais donner à sa vie une plénitude, une perfection qu’elle ne possédait pas encore. La jeune tante de 1805, qui joue avec ses neveux, s’intéresse à leurs ébats, s’ingénie à les consoler de leurs chagrins d’enfants, est plus proche de l’amour, mieux faite pour attirer une affection vraie et l’éprouver elle-même, que la jolie Miss Austen de 1799 aux yeux de laquelle les chiffons et les succès au bal sont les grandes réalités de la vie.

On peut placer entre 1801 et 1805 l’épisode raconté par Cassandre Austen à sa nièce Caroline, puisque ni les preuves de fait, ni les preuves morales ne permettent de l’attribuer aux années de Steventon. En 1801, 1802 et 1804 les Austen firent, d’ailleurs, des séjours au bord de la mer. En 1801, ils passèrent l’été à Sidmouth ; l’année suivante, à Dawlish, ainsi que nous l’apprend une lettre de 1814, dans laquelle Jane Austen parle d’une visite faite à Dawlish « il y a douze ans ». En 1804, Jane accompagna ses parents à Lyme, tandis que Cassandre restait dans le Kent chez des amis. Or, nous savons que les deux sœurs étaient ensemble au moment où Jane Austen rencontra le jeune clergyman. La date probable de cette rencontre est donc 1801 ou 1802.

À cette époque appartient encore un des moments les plus décisifs de la vie de Jane Austen. En novembre 1802, Cassandre et Jane se rendirent à Steventon où habitaient leur frère James et sa femme. Des amis de la famille profitèrent de leur séjour dans le pays pour les inviter à passer quelques jours chez eux. Le 3 décembre, au matin, elles revinrent inopinément à Steventon, sous l’escorte de leurs amis. Tout le monde descendit de voiture et, à la grande surprise de Mme James Austen, de tendres adieux mêlés de larmes furent échangés. Aussitôt la voiture disparue, les jeunes filles déclarèrent à leur belle-sœur, sans lui donner aucune explication, qu’elles voulaient absolument rentrer à Bath le lendemain, et comptaient sur James pour les accompagner. On était au vendredi matin, et le révérend James Austen fit remarquer à ses sœurs que, s’il les accompagnait, il ne pourrait être de retour pour L’office du dimanche et qu’il n’avait pas même le temps de demander à un autre pasteur de le remplacer. En dépit de ces objections, Cassandre et Jane, avec une obstination bien différente de leur délicatesse et de leur amabilité habituelles refusèrent de rester à Steventon jusqu’au lundi et ne firent pas connaître la raison de leur refus. James Austen fut obligé de céder et de partir avec elles. Le mystère que cachait cet incident fut éclairci quelques années après : Un membre de la famille chez qui les Misses Austen passaient quelques jours avait adressé un soir à Jane une demande en mariage. Cette demande avait été acceptée. Le lendemain matin, après avoir réfléchi toute la nuit, Jane avait rendu sa parole au jeune homme en lui disant qu’elle regrettait de s’être engagée inconsidérément. [31] Les avantages matériels qu’un mariage avec un homme fort riche pouvait offrir à une fille de vingt-six ans, que la mort de son père devait laisser dans une situation médiocre, l’assurance d’être aimée et la confiance que lui inspirait une longue amitié avec la famille de ce prétendant, toutes ces considérations n’avaient pas longtemps pesé sur sa décision. Peut-être le souvenir d’un grand et profond chagrin lui avait-il permis de mesurer la différence entre un mariage d’inclination et un mariage sans amour ; peut-être aussi un ironique destin poussa-t-il la moins romanesque des romancières à une résolution qu’elle aurait blâmée chez une de ses héroïnes. Quoi qu’il en soit, Jane Austen refusa la fortune et, chose infiniment plus précieuse, l’amour d’un honnête homme pour la plus irréfutable et la plus féminine des raisons : parce qu’elle n’aimait pas cet homme comme elle aurait voulu l’aimer pour devenir sa femme.

La difficulté d’indiquer à quel moment l’amour passa dans la vie de Jane Austen s’augmente encore de la présence dans les lettres d’un passage énigmatique. Pendant un séjour à Godmersham, Jane Austen écrit à sa sœur, le 28 juin 1808 : « J’ai été si affectueusement priée de retarder mon départ que je me suis crue obligée de donner à Edward et à Elizabeth la raison toute personnelle que j’ai de vouloir être à la maison (à Southampton) en juillet. Ils en ont senti la valeur et n’ont plus insisté. Je peux compter sur leur discrétion. Après cela, j’espère que nous n’aurons pas de déception en ce qui concerne la visite de notre ami. Ma dignité aussi bien que mon affection sont intéressées à cette affaire ». Mr. W. Austen-Leigh, qui ne fait aucune mention de ce passage dans une étude solide et documentée où sont mis en lumière plusieurs incidents jusque-là ignorés de la vie de Jane Austen,[32] est d’avis que « Cassandre Austen ayant détruit toutes les lettres qui avaient trait à la vie sentimentale de sa sœur, on peut considérer le passage en question comme à moitié ironique » (half humorous). Cependant cette « raison toute personnelle » ne se rattacherait-elle pas à ce mystérieux roman d’amour, à ce jardin secret dans une existence dont le détail extérieur seul nous est connu ? L’ami dont la visite est attendue, à la venue duquel la dignité et l’affection de Jane Austen sont également intéressées, ne serait-il pas le jeune clergyman auquel elle s’était liée par un engagement tacite avant de déclarer ouvertement ses fiançailles ?

Il est impossible de trancher la question, mais une chose est du moins certaine : cet épisode qui contient toute la vie sentimentale de Jane Austen est à l’origine du changement qu’on remarque dans les trois derniers romans. Dans « Orgueil et Parti Pris » comme dans « Bon Sens et Sentimentalité » et dans « L’abbaye de Northanger », l’amour ne dépasse la sympathie ou la camaraderie que pour devenir chez Marianne Dashwod un attachement romanesque, une passagère folie dont la jeune fille s’étonne lorsque la raison a repris sur elle son empire. Les héroïnes de ces romans sont aimables et aimées. Mais ces charmantes fiancées qui deviennent des compagnes parfaites, appellent du nom d’amour quelque chose qui est seulement une grande et solide amitié. De ces héroïnes à la petite Fanny du « Château de Mansfield » à la brillante Emma, à l’exquise Anne Elliot, quelle différence ! Car celles-ci, sans être des amoureuses, savent cependant aimer. Le secret de leur pensée est révélé avec une justesse et une pénétration dont, suivant la remarque d’un critique, « seule est capable une femme et une femme faisant appel à ses propres souvenirs ».[33] C’est dans « Le Château de Mansfield » que, parlant de la douceur de l’amour fraternel dans une de ces phrases suggestives dont elle a le secret, Jane Austen dira que parfois « il compte pour presque tout ». Et, aux dernières pages de « Persuasion », elle met dans la bouche de la douce Anne Elliot des paroles qui ont la valeur d’une confidence : « Je ferais une pitoyable erreur si je me permettais de supposer qu’une constance et un attachement inébranlables sont l’apanage de la femme… Je vous crois, messieurs, capables de tous les efforts et de tous les sacrifices aussi longtemps que celle que vous aimez est vivante et qu’elle vit pour répondre à votre amour. Le seul privilège que je réclame pour mon sexe — vous n’avez pas besoin de le jalouser, car il est peu enviable — est d’aimer plus longtemps, alors que la vie ou l’espoir ont disparu ». De ce bref épisode sentimental, il ne resta bientôt dans la vie de Jane Austen que des souvenirs et des regrets sans amertume. Rien ne fut changé au cours paisible de son existence, mais la sympathie et la tendresse que l’amour avait éveillées en elle, laissèrent dans la seconde moitié de son œuvre leur trace lumineuse et parfumée.



  1. Lettres. 5 mai 1801.
  2. Lettres. 12 mai 1801.
  3. Lettres. 12 mai 1801.
  4. Lettres. 21 mai 1801.
  5. Jane Austen, her life and her letters. Page 172.
  6. Lettres. 2 juin 1799.
  7. Memoir of Jane Austen, second edition, 1871. Page 295.
  8. Memoir οf Jane Austen. Page 69.
  9. Lettres. 8 janvier 1799.
  10. Lettres. 24 août 1805.
  11. Memoir. Page 78.
  12. Lettres. 8 février 1807.
  13. Lettres. 7 janvier 1807.
  14. «… Laburnum rich — In streaming gold ; syringa ivory pure ». Cowper. The Task. (The Winter Walk at noon).
  15. Lettres. 8 et 20 février 1807.
  16. Alphonsine ou la tendresse maternelle, par Mme de Genlis. Paris, 1806 (2 volumes).
  17. The female Quixote, by Mrs. Charlotte Lenox, 1752.
  18. Lettres. 10 janvier 1809.
  19. Lettres. 17 janvier 1806.
  20. The Wild Irish Girl, by Sydney Owenson. 1806.
  21. Le Château de Mansfield. Chap. IX.
  22. Lettres. 30 janvier 1809.
  23. Lettres. 15 juin 1808
  24. Le Château de Mansfield. Chap. XXIV.
  25. Memoir. Page 80.
  26. Lettres. 24 octobre 1808.
  27. Lettres. 8 décembre 1808.
  28. Austin Dobson, préface de « Price and Préjudice », Macmillan ed. « We may assume that Miss Austen had no definite romance of her own ».
  29. Lord Acton (cité par Constance Hill dans « Jane Austen, her homes and her friends »). Page 232.
  30. Jane Austen, her life and her letters. Page 89.
  31. Jane Austen, her life and her letters. Pages 92-93.
  32. Jane Austen, her life and her letters. London 1813.
  33. Quarterly Review 1821. Archbishop Whately.