Jalousie (Marcel Proust)
Jalousie
On sait que les ouvrages de M. Marcel Proust forment une suite.
Nos lecteurs retrouveront donc dans Jalousie bien des personnages qui ont figuré dans les œuvres précédentes :
Du côté de chez Swann ;
À l’ombre des jeunes filles en fleurs (prix de l’Académie Goncourt en 1920) ;
Du côté de Guermantes ;
Sodome et Gomorrhe.
Ils rencontreront ici l’autre branche des Guermantes (le duc et la duchesse), ainsi que le frère du duc, le baron de Charlus. Ils verront évoluer également le marquis de Saint-Loup, neveu des Guermantes ; Swann, israélite mondain, un peu déconsidéré par un mariage maladroit ; Gilberte, la fille de Swann ; Albertine, une jeune fille rencontrée à la mer et dont le héros est amoureux… et tant d’autres !
Mais ce qu’ils retrouveront surtout, c’est l’extraordinaire force d’analyse de M. Marcel Proust, son impitoyable perspicacité et cette « manière » si surprenante et si neuve qui a mis l’auteur à la première place qu’il occupe dans nos Lettres.
Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée des Guermantes ou je n’étais pas certain d’être invité, je restais oisif dehors ; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plus de hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de neuf heures, c’était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait à l’obélisque de Louqsor cet air de nougat rose. Puis il en modifia la teinte et le changea en une matière si métallique que l’obélisque ne devint pas seulement plus précieuse, mais sembla plus mince et presque flexible. On s’imaginait qu’on aurait pu tordre, qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou d’or. La lune était maintenant dans le ciel comme un quartier d’orange pelé délicatement mais un peu entamé. Mais elle devait plus tard être faite de l’or le plus résistant. Blottie toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait seule servir de compagne à la lune solitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant son amie, mais plus hardie et allant de l’avant, brandissait comme une arme irrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleux croissant d’or.
Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu’une demi-heure auparavant me persécutait encore la crainte — laquelle allait du reste bientôt me ressaisir — de venir sans avoir été invité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps après l’heure du danger enfuie, que l’on se souvient, oubliée grâce à la distraction, de son inquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l’hôtel. Mais ici il faut d’abord que je note une circonstance minime, laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.
Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était, c’était l’huissier (ce qu’on appelait dans ce temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes — comme il était un des cousins — de la princesse, y était reçu pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours, et forcés d’être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. Non que le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs que l’huissier s’était figuré avoir à accorder à un monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ne savait pas à qui il avait à faire, il aurait eu bien plus peur — quoique mal fondé — s’il avait su. Il s’était borné à se faire passer pour un Anglais et à toutes les questions passionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « — I do not speak french. »
Bien que, malgré tout — à cause de l’origine maternelle de son cousin — le duc de Guermantes affectât de trouver un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière, on jugeait généralement l’esprit d’initiative et la supériorité intellectuelle de la princesse, d’après une innovation qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût l’importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle façon qu’on formât de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social, en allant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un d’eux. Elle ne craignait pas au reste d’en élire ou d’en attirer le membre d’un autre. Si, par exemple, elle avait fait remarquer à M. Detaille, lequel avait naturellement acquiescé, combien Mme de Villemur, que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos, possédait un joli cou, la princesse n’hésitait pas à élever la voix : « — Madame de Villemur, M. Detaille, en grand peintre qu’il est, est en train d’admirer votre cou. » Mme de Villemur sentait là une invite directe à la conversation ; avec l’adresse infinie que donne l’habitude du cheval, elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de trois quarts de cercle et sans déranger en rien ses voisins, faisait presque face à la princesse. « — Vous ne connaissez pas M. Detaille ? demandait la maîtresse de maison, à qui l’habile et pudique conversion de son invitée ne suffisait pas. » « — Je ne le connais pas, mais je connais ses œuvres », répondait Mme de Villemur, d’un air respectueux, engageant, et avec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant au célèbre peintre, que l’interpellation n’avait pas suffi à lui présenter d’une manière formelle, un imperceptible salut : « — Venez, monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vous présenter à Mme de Villemur » ; celle-ci mettait alors autant d’ingéniosité à faire une place à l’auteur du Rêve que tout à l’heure à se tourner vers lui. Et la princesse s’avançait une chaise pour elle-même ; elle n’avait en effet attiré l’attention de Mme de Villemur que pour avoir un prétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dix minutes de règle, et d’accorder une durée égale de présence au second. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que par l’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ». Mais maintenant les invités de la soirée commençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise non loin de l’entrée — droite et fière, dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant par leur incandescence propre, — entre deux altesses sans beauté et l’ambassadrice d’Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt que moi. J’avais en face de moi la princesse de laquelle la beauté me fait seule sans doute, entre tant d’autres, souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était si parfait, était frappé comme une si belle médaille, qu’il a gardé pour moi une vertu commémorative. La princesse avait l’habitude de dire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avant une de ses soirées : « Vous viendrez, n’est-ce pas ? » comme si elle avait un grand désir de causer avec eux. Mais comme au contraire, elle n’avait à leur parler de rien, dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se lever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux altesses et l’ambassadrice et de remercier en disant : « C’est gentil d’être venu », non qu’elle trouvât que l’invité avait été gentil, mais pour le paraître elle-même, aussitôt les rejetant à la rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait visiter et qu’on la laissait tranquille. À certains même elle ne disait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeux d’onyx, comme si on était venu seulement à une exposition de pierres précieuses.
La première personne à passer avant moi était le duc de Châtellerault.
Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de la main, qui lui venaient du salon, le jeune duc n’avait pas aperçu l’huissier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte et d’étaler publiquement. En entendant la réponse de l’invité : « Le duc de Châtellerault », l’huissier se sentit troublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que l’huissier qui s’était ressaisi, et connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châtellerault ! » Mais c’était maintenant mon tour d’être annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas songé aux fonctions terribles pour moi — quoique d’une autre façon que M. de Châtellerault — de cet huissier habillé de noir comme un bourreau, entouré d’une troupe de valets aux livrées les plus riantes, solides gaillards prêts à s’emparer d’un intrus et à le mettre à la porte. L’huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot. Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j’eusse pu le prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je l’étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d’ébranler la voûte de l’hôtel.
L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui désignait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé ! Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner dans le monde, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le geste aimable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève hésitation fut cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment où j’avais perçu le grondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tous cas ma bonne foi et comme si je n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princesse d’un air résolu.
Elle m’aperçut, comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui ne me laissa plus douter que j’avais été victime d’une machination, au lieu de rester assise comme pour les invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir de soulagement de la malade d’Huxley, quand ayant pris le parti de s’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que le vieux monsieur était une hallucination. La princesse venait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelques instants debout avec le genre de grâce particulier à la stance de Malherbe qui finit ainsi :
Et pour leur faire honneur les Anges se lever.
Elle s’excusa que la duchesse ne fût pas encore arrivée comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiement plein de grâce dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Je m’attendais presque à ce qu’elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon, une canne à bec d’ivoire, ou une montre bracelet. Elle ne me remit à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne la commença pas et radieuse encore de m’avoir vu entrer, me désigna seulement l’endroit où se trouvait le prince.
Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher, sentant qu’elle n’avait absolument rien à me dire et que dans son immense bonne volonté, cette femme merveilleusement haute et belle, noble comme ces grandes dames qui montèrent si fièrement à l’échafaud n’aurait pu, faute d’oser m’offrir de l’eau de mélisse, que me répéter ce qu’elle m’avait déjà dit deux fois : « Vous trouverez le prince dans le jardin ». Or, aller auprès du prince, c’était faire renaître sous une autre forme mes doutes.
En tous cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. On entendait, dominant toutes les conversations, l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec S. E. le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était dans le monde d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler chacun sans s’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante était du reste certain de couvrir la voix faible de M. de Sidonia ; sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant haleine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grand d’Espagne qui avait continué imperturbablement son discours. J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls, la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avait dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien soupçonné de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres de M. de Charlus. J’avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.
M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces salons-là que par moi ». Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n’avais pas suivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que les tonnerres qu’il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou qu’il avait pris en haine, beaucoup commençaient à soupçonner que ces tonnerres-là n’étaient, quelque rage qu’il y mît, que des tonnerres en carton, et n’avaient plus la force de chasser n’importe qui de n’importe où. Mais, peut-être croyait-il que son pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novices tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour lui demander un service dans une fête où ma présence seule semblait un ironique démenti à ses prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le professeur E… Il avait été surpris de m’apercevoir chez les Guermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver car jamais on n’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse un personnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjà administré, d’une pneumonie infectieuse. Et la reconnaissance toute particulière qu’en avait pour lui la princesse était cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avait invité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de la mort, m’ayant reconnu il s’était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettrait de prendre une contenance, et c’était une des raisons pour lesquelles il s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il attachait beaucoup d’importance à ne jamais faire d’erreur de diagnostic. Or son courrier était si nombreux qu’il ne se rappelait pas toujours très bien, quand il n’avait vu qu’une fois un malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu’il lui avait assigné. On n’a peut-être pas oublié qu’au moment de l’attaque de ma grand’mère, je l’avais conduite chez lui, le soir où il se faisait coudre tant de décorations. Depuis le temps écoulé, il ne se rappelait plus le faire-part qu’on lui avait envoyé à l’époque. « — Madame votre grand’mère est bien morte, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix où une quasi certitude calmait une légère appréhension. Ah ! En effet ! Du reste dès la première minute où je l’ai vue, mon pronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens très bien. »
C’est ainsi que le professeur E… apprit ou rapprit la mort de ma grand’mère, et je dois le dire à sa louange, qui est celle du corps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent d’habitude par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. « Du vin ? mais non, en quantité modérée, cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant… Le plaisir physique ? après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut. » Du coup quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux résurrections, l’eau et la chasteté. En revanche si l’on a quelque chose au cœur, de l’albumine, etc. on n’en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles graves mais fonctionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade livré à lui-même s’impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenue de l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise, verra dans le coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Une innocente promenade effectuée, à son nez et à sa barbe ne causerait pas plus de colère au président d’assises qui, deux ans auparavant, a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, une condamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit pas de tous bien entendu et nous n’omettons pas, mentalement, d’admirables exceptions), sont en général plus mécontents, plus irrités de l’infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C’est ce qui explique que le professeur E…, quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait pas à abréger la conversation, qui lui fournissait une contenance et une raison de rester. Il me parla de la grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci, mais, bien qu’il fût lettré et eût pu s’exprimer en bon français, il me dit : « — Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie ? » C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière, mais aucun dans son vocabulaire. Mon interlocuteur ajouta : « — Ce qu’il faut, c’est éviter les sudations que cause, surtout dans les salons surchauffes, un temps pareil. Vous pouvez y remédier quand vous rentrez et avez envie de boire par la chaleur intus » (ce qui signifie évidemment des boissons chaudes).
À cause de la façon dont était morte ma grand’mère, le sujet m’intéressait et j’avais lu récemment dans un livre d’un grand savant que la transpiration était nuisible aux reins, en faisant passer par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Je déplorais ces temps de canicule par lesquels ma grand’mère était morte et n’étais pas loin de les incriminer. Je n’en parlai pas au docteur E… mais de lui-même il me dit : « — L’avantage de ces temps très chauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le rein en est soulagé d’autant. » La médecine n’est pas une science exacte.
Accroché à moi le professeur E… ne demandait qu’à ne pas me quitter. Mais je venais d’apercevoir, faisant à la princesse de Guermantes de grandes révérences de droite et de gauche, après avoir reculé d’un pas, le marquis de Vaugounert. M. de Norpois m’avait dernièrement fait faire sa connaissance et j’espérais que je trouverais en lui quelqu’un qui fût capable de me présenter au maître de maison. Les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d’expliquer ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât, ce qu’on appelle à Sodome être « en confidences » avec M. de Charlus. Mais si notre ministre auprès du roi Théodose, avait quelques-uns des mêmes défauts que le baron, ce n’était qu’à l’état de bien pâle reflet. Ce n’est que sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaise qu’il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où le désir de charmer, et ensuite la crainte — également imaginaire — d’être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron. Rendues ridicules par une chasteté, un « platonisme », (auxquels en grand ambitieux il avait, dès l’âge du concours, sacrifié tout plaisir), par sa niaiserie et sa nullité intellectuelle surtout, ces alternances, M. de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandis que chez M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées avec un véritable éclat d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, des plus mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez M. de Vaugoubert au contraire, la sympathie était exprimée avec la banalité d’un homme de dernier ordre, du grand monde, et d’un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes pièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle était d’habitude en contradiction avec les propos que le ministre avait tenus six mois avant et tiendrait peut-être à nouveau dans quelque temps : régularité dans le changement qui donnait une poésie presque astronomique aux diverses phases de la vie de M. de Vaugoubert, bien que sans cela personne moins que lui ne fît penser à un astre.
Le bonjour qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait eu M. de Charlus. À ce bonjour M. de Vaugoubert, outre les mille façons qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air cavalier, fringant, souriant pour sembler d’une part ravi de l’existence — alors qu’il remâchait intérieurement les déboires d’une carrière sans avancement et menacée d’une mise à la retraite, — d’autre part jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait, et n’osait même plus aller regarder dans sa glace, les rides se figer aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions. Ce n’est pas qu’il eût souhaité des conquêtes effectives dont la seule pensée lui faisait peur à cause du qu’en-dira-t-on, des éclats, des chantages. Ayant passé d’une débauche presque infantile à la continence absolue datant du jour où il avait pensé au quai d’Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l’air d’une bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l’appétence et la stupidité. La sienne était telle qu’il ne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence n’étaient plus des gamins et que quand un marchand de journaux lui criait en plein nez : « la Presse ! » plus encore que de désir il frémissait d’épouvante se croyant reconnu et dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du Quai d’Orsay, M. de Vaugoubert — et c’est pour cela qu’il aurait voulu plaire encore, avait de brusques élans de cœur. Dieu sait de combien de lettres il assommait le ministère, quelles ruses personnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait sur le crédit de Mme de Vaugoubert qu’à cause de sa corpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et surtout à cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacités éminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre, pour faire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué de tout mérite, dans le personnel de la légation. Il est vrai que quelques mois, quelques années après, pour peu que l’insignifiant attaché parût, sans l’ombre d’une mauvaise intention, avoir donné des marques de froideur à M. de Vaugoubert, le ministre se croyant méprisé ou trahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que jadis à le combler. Il remuait ciel et terre pour qu’on le rappelât et le directeur des Affaires Politiques recevait journellement une lettre : « Qu’attendez-vous pour me débarrasser de ce lascar-là. Dressez-le un peu dans son intérêt. Ce dont il a besoin c’est de manger un peu de vache enragée. » Le poste d’attaché auprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Mais pour tout le reste, grâce à son parfait bon sens d’homme du monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernement français à l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi Théodose.
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjour le premier. L’un et l’autre préféraient « répondre », craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ils ne l’avaient vu. Pour moi M. de Vaugoubert n’eut pas à se poser la question, j’étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-ce qu’à cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un air émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’il y avait eu de la luzerne, défendue, à brouter de chaque côté. Je pensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma présentation à Mme de Vaugoubert, avant celle du prince dont je comptais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapports avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il me mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elle et me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques de considération possibles, il resta néanmoins muet et se retira au bout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque d’amabilité s’adressait, car je compris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais, peut-être même ne m’avait pas reconnu, et n’ayant pas voulu, par politesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation en une simple pantomime. Aussi je n’étais pas plus avancé ; comment me faire présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas mon nom. De plus, je me voyais forcé de causer quelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela m’ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniser dans cette fête car j’avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir un peu avant minuit. Certes, je n’étais nullement épris d’elle, j’obéissais en la faisant venir ce soir, à un désir tout sensuel, bien qu’on fût à cette époque torride de l’année où la sensualité libérée visite plus volontiers les organes du goût, recherche la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille, il a soif d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette lune épluchée et juteuse qui désaltérerait le ciel. Mais pourtant je comptais me débarrasser aux côtés d’Albertine — laquelle du reste me rappelait la fraîcheur du flot — des regrets que ne laisseraient pas de me laisser bien des visages charmants (car c’était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse).
D’autre part, celui de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant.
On disait au ministère, sans y mettre l’ombre de malice, que dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là-dedans qu’on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu importe, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à des plus touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première hypothèse, si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse — la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect trompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n’a d’abord pas les caractères virils elle les prend peu à peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs prennent l’apparence des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors du cas qui nous occupe, qui n’a remarqué combien les couples les plus normaux finissent par se ressembler, quelquefois même par interchanger leurs qualités. Un grand diplomate allemand, le prince de Bulow, avait épousé une italienne. À la longue, sur le Pincio, on remarquait combien l’époux germanique avait pris de finesse italienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Pour sortir jusqu’au point excentrique des lois que nous traçons, chacun connaît un éminent diplomate français, dont l’origine n’était rappelée que par son nom, un des plus illustres de l’Orient. En mûrissant, en vieillissant, s’est révélé en lui l’oriental qu’on n’avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l’absence du fez qui le compléterait.
Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’illustre ambassadeur dont nous venons d’évoquer la silhouette ancestralement épaissie, Mme de Vaugoubert réalisait ce type dont l’image immortelle est la Princesse Palatine, toujours en habit de cheval, et ayant pris de son mari plus que la virilité, épousant les défauts des hommes qui aiment les hommes, dénonce dans ses lettres de commère, les relations qu’ont entre eux tous les hommes de la cour de Louis XIV ? Une des causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au fur et à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer.
Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient le visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais qu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, un de ces jeunes hommes qu’elle aurait tant voulu être, maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes de province qui dans un catalogue de magasin de nouveautés copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée et qui est la même à toutes les pages, multipliée illusoirement en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes. L’attrait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’à m’empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi qui allais bientôt partir, je ne m’étais pas fait présenter encore au maître de maison.
La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il causait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais me semblait aussi terrible que si pour la franchir, — il eût fallu s’exposer à un feu continu.
Beaucoup de femmes par qui il me semblait que j’eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout en feignant une admiration exaltée, elles ne savaient du reste pas trop que faire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Elles n’ont guère de réalité que le lendemain où elles occupent l’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si lisant l’article d un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration voit cités les noms d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement : ses livres le réclament. Mais une femme du monde n’a rien à faire et en lisant dans le Figaro : « Hier le prince et la princesse de Guermantes ont donné une grande soirée, etc. » elle se dit : « Comment ! j’ai, il y a trois jours, causé une heure avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en dise rien ! » et se casse la tête pour savoir ce qu’elle a pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait les fêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens qu’elle avait oubliés pendant des années. Et presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces derniers si en effet souvent la princesse, même s’ils étaient de ses amis, ne les invitait pas, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avait pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pas trouvé là. Il s’était maintenant accoudé dans le jardin, à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour de lui, étaient presque forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir monsieur du Hazay, bonsoir madame de la Tour du Pin Verclause, bonsoir madame de la Tour du Pin Gouvernet, bonsoir, Philibert, bonsoir, ma chère Ambassadrice, etc. ». Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaient des recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il n’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d’un ton radouci, factice afin de témoigner l’indifférence et bénin : « Prenez bien garde que la petite n’ait pas froid, les jardins c’est toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoir madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir, Victurnien ». Certes il y avait de l’orgueil dans cette attitude, M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait pour l’homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable que le prince allemand qu’était M. de Charlus devait plutôt se représenter la fête qui se déroule dans Tannhauser, et lui-même comme le Margrave, ayant à l’entrée de la Warburg une bonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis que leur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longue phrase, cent fois reprise, de la fameuse « Marche ».
Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous les arbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié, mais elles me semblaient transformées parce qu’elles étaient chez la princesse et non chez sa cousine, et que je les voyais assises non devant une assiette de Saxe, mais sous les branches d’un marronnier. L’élégance du milieu n’y faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre que chez « Oriane » le même trouble eût existé en moi. Que l’électricité vienne à s’éteindre dans notre salon et qu’on doive la remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît changé. Je fus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré. « — Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu la duchesse de Guermantes ? » Elle excellait à donner à ce genre de phrases une intonation qui prouvait qu’elle ne les débitait pas par niaiserie pure comme les gens qui ne sachant pas de quoi parler vous abordent mille fois en citant une relation commune, souvent très vague. Elle eut au contraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait « Ne croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes le jeune homme que j’ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien. » Malheureusement cette protection qu’étendait sur moi cette phrase d’apparence stupide et d’intention délicate était extrêmement fragile et s’évanouit aussitôt que je voulus en user. Madame de Souvré avait l’art, s’il s’agit d’appuyer une sollicitation auprès de quelqu’un de puissant, de paraître à la fois aux yeux du solliciteur le recommander, et aux yeux du haut personnage ne pas recommander ce solliciteur de manière que ce geste à double sens lui ouvrait un crédit de reconnaissance envers ce dernier sans lui créer aucun débit vis-à-vis de l’autre. Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui demander de me présenter au Prince, et profitant d’un moment où les regards du maître de maison n’étaient pas tournés vers nous, elle me prit maternellement par les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d’un mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace qui me laissa en panne presque à mon point de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.
Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par mon nom, fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien tout en causant avec elle ; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais mon attention tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d’elle ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais pour ses formes j’en ignorais tout et les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : ce n’est pas cela. Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l’esprit est aisée, si elle n’est pas soumise au réel. Là, j’étais forcé de m’y soumettre. Enfin d’un coup le nom vint tout entier : « Madame d’Arpajon ». J’ai tort de dire qu’il vint, car il ne m’apparut pas je crois par une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m’aider (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi et d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs voletant entre moi et son nom, aidaient en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand « cache-cache » qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n’y a pas une série d’approximations graduées. On ne voit rien puis tout d’un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu’on croyait deviner. Ce n’est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu’au fur et à mesure que nous vivons nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est visible, et c’est par un exercice de ma volonté et de mon attention qui augmentait l’acuité de ma vue que tout d’un coup j’avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas s’il y a des transitions entre l’oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d’étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom vrai. D’ailleurs ce travail de l’esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux, qu’il est possible après tout que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom vrai. « Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de complaisance de cette dame ; mais puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l’auteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous dire qu’il est fâcheux que jeune comme vous l’étiez (ou comme était votre héros s’il n’est pas vous) vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de ne pouvoir vous rappeler le nom d’une dame que vous connaissiez fort bien. » C’est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Et plus triste que vous croyez quand on y sent l’annonce du temps où les noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux qu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet qu’il faille ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu’on connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés et dont on ne voulût prendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là ne serait pas sans avantages. « Et lesquels, je vous prie ? » Hé, monsieur, c’est que le mal seul fait remarquer et apprendre et permet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtrait pas. Un homme qui chaque soir tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus que jusqu’au moment de s’éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire sinon de grandes découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil. À peine sait-il s’il dort. Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance n’est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes de mémoire. « Enfin, Mme d’Arpajon vous présenta-t-elle au Prince ? » Non, mais taisez-vous et laissez-moi reprendre mon récit.
Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle avait toujours eu peu de pouvoir dans le monde. Il avait été encore affaibli par la liaison qu’elle avait eue avec le duc de Guermantes ; l’abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa ma demande de me présenter au Prince détermina chez elle un silence, qu’elle eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entendu ce que j’avais dit. Elle ne s’aperçut même pas que la colère lui faisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s’en aperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s’en servit pour me donner la leçon de discrétion qu’elle pouvait sans trop de grossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n’était pas pour cela moins éloquente.
D’ailleurs, Mme d’Arpajon était de fort mauvaise humeur, beaucoup de regards s’étant levés vers un balcon Renaissance à l’angle duquel, au lieu des statues monumentales qu’on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait, non moins sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse de Surgis, celle qui venait de succéder à Mme d’Arpajon dans le cœur du duc de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple, son corps envolé de Victoire. Je n’avais plus de recours qu’auprès de M. de Charlus. J’eus tout le loisir (comme il feignait d’être absorbé dans sa partie de whist simulée), d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air d’une « Harmonie » noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge, plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rouge, de Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. À ce moment la partie du baron fut interrompue par Mme de Gallardon conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’une jolie figure et d’un air impertinent : « — Mon cousin, dit Mme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon neveu Adalbert. Adalbert, tu sais le fameux oncle Palamède dont tu entends toujours parler. » « — Bonsoir, madame de Gallardon », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeune homme : « — Bonsoir, monsieur », d’un air bourru et d’une voix si violemment impolie, que tout le monde en fut stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme de Gallardon avait des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister une fois au plaisir d’y lancer une allusion, tenait-il à couper court à tout ce qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à son neveu, en même temps qu’à faire une retentissante profession d’indifférence à l’égard des jeunes gens ; peut-être n’avait-il pas trouvé que le dit Adalbert eût répondu aux paroles de sa tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable cousin, voulait-il se donner les avantages d’une agression préalable, comme les souverains qui, avant d’engager une action diplomatique l’appuient d’une action militaire.
Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était battu contre tant de moulins à vent, voire contre des parents qu’il prétendait s’être mal conduits à son égard, il avait avec tant de fréquence interdit « pour une personne impossible à recevoir » d’être reçu chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu’ils aimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées, d’un parent qui aurait voulu qu’on abandonnât pour lui, femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s’apercevait qu’on ne tenait plus compte de ses exclusives qu’une fois sur deux et, anticipant l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donner pour des mois, des années, une vie identique à un être détesté — à celui-là il n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et se serait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui ; en revanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu’elles ne fussent pas assez fragmentaires. « L’imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville », hurlait-il même seul chez lui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que le premier se montrât déférent, la crise occasionnée pour lui était oubliée, n’ayant pas assez duré pour faire un fond de haine où on put construire. Aussi, peut-être eussé-je — malgré sa mauvaise humeur contre moi — réussi auprès de lui quand je lui demandai de me présenter au Prince, si je n’avais pas eu la malheureuse idée d’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne pût pas me supposer l’indélicatesse d’être entré à tout hasard en comptant sur lui pour me faire rester : « — Vous savez que je les connais très bien, la Princesse est très gentille pour moi. » « — Hé bien, si vous les connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter », me répondit-il d’un ton claquant, et me tournant le dos, il reprit la partie avec le Nonce et l’ambassadeur d’Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.
Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillon faisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi le bruit d’un reniflement qui humait tant d’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien que fut susurré à mon oreille le mot bonsoir qui, proféré par M. de Bréauté résonna, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteau qu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin, dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plus à l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’eus un instant quelque peine à capter son attention, car les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq cents chefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé en les recommandant, une assiette de petits fours. Autant l’accueil du duc de Guermantes était, selon sa volonté, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouai celui du Prince, froid, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m’appela gravement : « Monsieur ». J’avais souvent entendu le Duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il me dit et qui, à vrai dire, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le Duc qui vous parlait à la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le Prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable, pour lui, au moins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés au Palais, par exemple, ou dans une Faculté où un procureur général ou un « doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle, et quand on les connaît, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectation de la camaraderie badine et de la simplicité. « — Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », me dit-il d’un air froid mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce et je m’éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants.
J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même dirent certaines personnes « afin de le mettre à la porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n’appris que le surlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé les feux de bengale, je retrouvai quelque faculté d’attention à la pensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert.
Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le xviiie siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais fixant le style du jet semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance il donnait l’impression de l’art plutôt que la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-même qui s’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que tout en respectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessin préalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles, qui s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, ne les accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls à distance donner l’impression d’un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l’éparpillement de la chute, alors que de loin, il m’avait paru infléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire était assurée, à tous les points de l’ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latérale d’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier, et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœurs montantes et, parfois, déchirées, saisies dans un remous de l’air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence, peint en brun doré et immuable, montait, infrangible, immobile, élancé et rapide, l’ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent l’envoyait obliquement sur la terre, et parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé jusqu’aux moelles la foule imprudente et contemplative.
Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu’au moment où la brise s’élevait, fut assez désagréable. On avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes — en réalité non encore arrivé — était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle du bassin. Or, au moment où Mme d’Arpajon allait s’engager dans l’une des colonnes, un fort coup de chaude brise tordit le jet d’eau et inonda si complètement Mme d’Arpajon que l’eau dégoulinant de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, la belle dame ruisselante fut aussi trempée que si on l’avait plongé dans un bain. Alors non loin d’elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par période comme s’il s’adressait non pas à l’ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c’était le Grand-Duc Wladimir qui riait de tout son cœur en voyant l’immersion de Mme d’Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Grand-Duc qu’un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait peut-être plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s’épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l’eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque, le moscovite, qui avait bon cœur, crut devoir s’exécuter et les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l’autre. « — Bravo, la vieille ! » s’écria le Grand-Duc en battant des mains comme au théâtre. Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce qu’on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu’un lui disait, assourdi par le bruit de l’eau, que dominait pourtant le tonnerre du Grand-Duc : « — Je crois que son Altesse Impériale vous a dit quelque chose », « — Non ! c’était à Mme de Souvré », répondit-elle.
Je retraversai les jardins et remontai l’escalier où l’absence du Prince, disparu à l’écart avec Swann, grossissait autour de M. de Charlus la foule des invités, de même que quand Louis XIV n’était pas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur, son frère. Je fus arrêté au passage par le Baron, tandis que derrière moi deux dames et un jeune homme s’approchaient pour lui dire bonjour. « — C’est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant la main. « Bonsoir, madame de la Tour du Pin Verclause, bonsoir, ma chère Herminie ». Mais sans doute le souvenir de ce qu’il m’avait dit sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes lui donnait le désir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui le mécontentait mais qu’il n’avait pu empêcher, une satisfaction à laquelle son impertinence de grand seigneur et son égaillement d’hystérie donnèrent immédiatement une forme d’ironie excessive : « — C’est gentil, reprit-il, mais c’est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire qui semblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l’impuissance où la parole humaine était de l’exprimer. Cependant que certaines personnes, sachant combien il était à la fois difficile d’accès et propre aux « sorties » insolentes, s’approchaient avec curiosité et, avec un empressement presque indécent, prenaient leurs jambes à leur cou. « — Allons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me touchant doucement l’épaule, vous savez que je vous aime bien. Bonsoir, Antioche, bonsoir, Philibert. Avez-vous été voir le jet d’eau ? me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif que questionneur. C’est bien joli, n’est-ce pas ? C’est merveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, en supprimant certaines choses, et alors, il n’y aurait rien de pareil en France. Mais tel que c’est, c’est déjà parmi les choses les mieux. Bréauté vous dira qu’on a eu tort de mettre des lampions, pour tâcher de faire oublier que c’est lui qui a eu cette idée absurde. Mais, en somme, il n’a réussi que très peu à enlaidir. C’est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-d’œuvre que de le créer. Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréauté était moins puissant qu’Hubert Robert ».
Je repris la file des visiteurs qui rentraient dans l’hôtel. « — Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma délicieuse cousine Oriane ? me demanda la Princesse qui avait depuis peu déserté son fauteuil, à l’entrée, et avec qui je retournai dans les salons. « — Elle doit venir ce soir, je l’ai vue dès l’après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l’a promis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez la Reine d’Italie à l’ambassade jeudi. Il y aura toutes les Altesses possibles, ce sera très intimidant. » Elles ne pouvaient nullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle les salons en foisonnaient et qui disait : « Mes petits Cobourg » comme elle eût dit « mes petits chiens ». Aussi Mme de Guermantes dit-elle : « ce sera très intimidant » par simple bêtise, qui, chez les gens du monde, l’emporte encore sur la vanité. À l’égard de sa propre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé d’histoire. Pour ce qui concernait ses relations elle tenait à montrer qu’elle connaissait les surnoms qu’on leur avait donnés. M’ayant demandé si je dînais la semaine suivante chez la marquise de la Pommelière, qu’on appelait souvent « la Pomme », la princesse de Guermantes, ayant obtenu de mol une réponse négative, se tut pendant quelques instants. Puis, sans aucune autre raison qu’un étalage voulu d’érudition involontaire, de banalité et de conformité à l’esprit général, elle ajouta : « — C’est une assez agréable femme, la Pomme ! »
Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient précisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes ! Mais je ne pus d’abord aller au-devant d’eux, car je fus happé au passage par l’ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse de maison que je venais de quitter, s’écria en m’empoignant par le bras : « — Ah ! quelle femme délicieuse que la Princesse ! Quel être supérieur à tous ! Il me semble que si j’étais un homme, ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et de sensualité orientales, je vouerais ma vie à cette céleste créature. » Je répondis qu’elle me semblait charmante en effet, mais que je connaissais plus sa cousine la Duchesse. — Mais il n’y a aucun rapport, me dit l’ambassadrice. Oriane est une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert, c’est quelqu’un.
Je n’aime jamais beaucoup qu’on me dise aussi sans réplique ce que je dois penser des gens que je connais. Et il n’y avait aucune raison pour que l’ambassadrice de Turquie eût sur la valeur de la duchesse de Guermantes un jugement plus sûr que le mien.
D’autre part, ce qui expliquait aussi mon agacement contre l’ambassadrice c’est que les défauts d’une simple connaissance, et même d’un ami, sont pour nous de vrais poisons, contre lesquels nous sommes heureusement « mithridatés ».
Mais, sans apporter le moindre appareil de comparaison scientifique, et parler d’anaphylaxie, disons qu’au sein de nos relations amicales ou purement mondaines, il y a une hostilité momentanément guérie, mais récurrente, par accès. Habituellement on souffre peu de ces poisons tant que les gens sont « naturels ». En disant Babal, Mémé, pour désigner des gens qu’elle ne connaissait pas, l’ambassadrice de Turquie suspendait les effets du « mithridatisme » qui d’ordinaire me la rendait tolérable. Elle agaçait, ce qui était d’autant plus injuste qu’elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu’elle était intime de « Mémé », mais à cause d’une indication trop rapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs, selon ce qu’elle croyait la coutume du pays. Mais en y réfléchissant je trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l’ambassadrice de Turquie une autre raison. Il n’y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m’avait dit, d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m’arrêter à ce revirement : l’invitation à la fête de ce soir l’avait amené. L’Ambassadrice était parfaitement sincère en me disant que la princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l’avait toujours pensé. Mais n’ayant jamais été jusqu’ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir donner à ce genre de non-invitation la forme d’une abstention volontaire par principes. Maintenant qu’elle avait été conviée et vraisemblablement le serait désormais, sa sympathie pouvait librement s’exprimer. Il n’y a pas besoin pour expliquer les trois quarts des opinions qu’on porte sur les gens d’aller jusqu’au dépit amoureux, jusqu’à l’exclusion du pouvoir politique. Le jugement reste incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine. Au reste l’ambassadrice de Turquie, comme disait la baronne de Guermantes qui passa avec moi l’inspection des salons « faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguées d’y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souvent émigrer dans une autre hémisphère, où elles sont à peu près seules. Mais les femmes pareilles à l’ambassadrice de Turquie, toutes récentes dans le monde, ne laissent pas d’y briller, pour ainsi dire partout à la fois. Elles sont utiles à ces sortes de représentations qui s’appellent une soirée, un raout, et où elles se feraient traîner, moribondes, plutôt que d’y manquer. Elles sont les figurantes sur qui on peut toujours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête. Aussi, les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic, tandis qu’il faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu de quelles raisons Mme Standish, ignorée d’eux et peignant des coussins, loin du monde, est au moins une aussi grande dame que la duchesse de Doudeauville.
Dans l’ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse de Guermantes étaient distraits et un peu mélancolique, elle les faisait briller seulement d’une flamme spirituelle chaque fois qu’elle avait à dire bonjour à quelque ami ; absolument comme si celui-ci avait été quelque mot d’esprit, quelque trait charmant, quelque régal pour délicats dont la dégustation a mis une expression de finesse et de joie sur le visage du connaisseur. Mais pour les grandes soirées, comme elle avait trop de bonjours à dire, elle trouvait qu’il eût été fatigant, après chacun d’eux, d’éteindre à chaque fois la lumière. Tel un gourmet de littérature allant au théâtre voir une nouveauté d’un des maîtres de la scène témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise soirée, en ayant déjà, tandis qu’il remet ses affaires à l’ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un sourire sagace, son regard avivé pour une approbation malicieuse, ainsi c’est dès son arrivée que la duchesse allumait pour toute la soirée, et tandis qu’elle donnait son manteau du soir, d’un magnifique rouge Tiépolo, lequel laissa voir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, après avoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui d’une femme du monde, Oriane s’assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Quelques « bonnes langues » comme M. de Janville eurent beau se précipiter sur le duc pour l’empêcher d’entrer : « — Mais vous ignorez donc que le pauvre Mama est à l’article de la mort, on vient de l’administrer. »
« — Je le sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en les refoulant pour entrer. Le viatique a produit le meilleur effet, » ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de la redoute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après la soirée du prince, « — Nous ne voulions pas qu’on sût que nous étions rentrés », me dit la duchesse. Elle ne se doutait pas que la Princesse avait d’avance infirmé cette parole en me disant qu’elle avait vu un instant sa cousine qui lui avait promis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant cinq minutes, il accabla sa femme : « — J’ai raconté à Oriane les doutes que vous aviez. » Maintenant qu’elle voyait qu’ils n’étaient pas fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à faire pour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, me plaisanta longuement. « — Cette idée de croire que vous n’étiez pas invité ! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous pas que j’aurais pu vous faire inviter chez ma cousine ». Elle fit, en effet, souvent dans la suite, des choses bien plus difficiles pour moi ; néanmoins je me gardai de prendre ses paroles dans le sens que j’avais été trop réservé. Je commençais à connaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle n’aurait plus de raison d’être. « Mais vous êtes notre égal, sinon mieux », semblait, par toutes leurs actions, dire les Guermantes ; et ils le disaient par tout ce qu’on peut imaginer de gentil, pour être aimés, afin d’être admirés mais non d’être crus ; qu’on démêlât le caractère fictif de cette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés ; croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise éducation. Je reçus du reste à peu de temps de là une leçon qui acheva de m’enseigner, avec la plus parfaite exactitude, l’extension et les limites de certaines formes de l’amabilité aristocratique. C’était à une matinée donnée par la duchesse de Montmorency pour la reine d’Angleterre ; il y eut une espèce de petit cortège pour aller au buffet et en tête marchait la souveraine ayant à son bras le duc de Guermantes. J’arrivai à ce moment-là. De sa main libre, le duc me fit au moins à quarante mètres de distance mille signes d’appel et d’amitié et qui avaient l’air de vouloir dire que je pouvais m’approcher sans crainte, que je ne serais pas mangé tout cru à la place des sandwichs au chester. Mais moi qui commençais à me perfectionner dans le langage des cours, au lieu de me rapprocher d’un seul pas, à mes quarante mètres de distance je m’inclinai profondément, mais sans sourire, comme j’aurais fait devant quelqu’un que j’aurais à peine connu, puis continuai mon chemin en sens opposé. J’aurais pu écrire un chef-d’œuvre, les Guermantes m’en eussent fait moins d’honneur que de ce salut. Non seulement il ne passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant eut à répondre à plus de cinq cents personnes, mais à la duchesse ayant rencontré ma mère le lui raconta et se gardant bien de lui dire que j’avais eu tort, que j’aurais dû m’approcher, elle lui dit que son mari avait été émerveillé de mon salut, qu’il était impossible d’y faire tenir plus de choses. On ne cessa de trouver toutes les qualités à ce salut, sans mentionner toutefois celle qui avait paru la plus précieuse, à savoir qu’il avait été discret, et on ne cessa pas non plus de me faire des compliments dont je compris qu’ils étaient encore moins une récompense pour le passé qu’une indication pour l’avenir, à la façon de celle délicatement fournie à ses élèves par le directeur d’un établissement d’éducation à ses élèves : « N’oubliez pas, mes chers enfants, que ces prix sont moins pour vous que pour vos parents, afin qu’ils vous renvoient l’année prochaine. » C’est ainsi encore que Mme de Marsantes, quand quelqu’un d’un monde différent entrait dans son milieu, ne cessait de vanter les gens discrets « qu’on trouve quand on va les chercher et qui se font oublier le reste du temps », comme on prévient sous une forme indirecte un domestique qui sent mauvais, que l’usage des bains est parfait pour la santé.
Pendant que, avant même qu’elle fût entrée, je causais avec M. de Guermantes, j’entendis une voix d’une sorte qu’à l’avenir je devais toujours discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a même pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise, il n’a pas besoin d’écouter la respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère, ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait pour me dire : « C’est un Charlus », d’appliquer mon oreille exercée, comme le diapason d’un accordeur. À ce moment tout le personnel d’une ambassade passait, lequel salua M. de Charlus. Bien que ma découverte de ce genre de malade datât seulement du jour même (quand j’avais aperçu M. de Charlus et Jupien) je n’aurais pas eu besoin pour donner un diagnostic, je n’aurais pas eu besoin de poser de questions, d’ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus fixa sur lui un regard interrogatif. Et pourtant M. de Vaugoubert aurait dû savoir à quoi s’en tenir après les doutes de l’adolescence. L’inverti se croit seul de son genre dans l’univers ; plus tard seulement, il se figure — autre exagération — que l’exception unique c’est l’homme normal. Mais ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. L’inversion avait eu sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres. Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciences Politiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Aussi comme chaque sens perd de sa force et de sa vivacité, s’atrophie, quand il n’est plus mis en usage, M. de Vaugoubert, de même que l’homme civilisé qui ne serait plus capable des exercices de force, de la finesse d’ouïe de l’homme des cavernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvait rarement en défaut chez M. de Charlus ; et aux tables officielles, soit à Paris, soit à l’étranger, le diplomate n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de l’uniforme, pouvaient être au fond ses pareils. Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour son vice, mais toujours amusé de faire connaître celui des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non qu’après tant d’années, il songeât à profiter d’aucune aubaine. Mais ces révélations rapides, pareilles à celles qui dans les tragédies de Racine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est de la race de David, qu’Esther dans la pourpre a des parents youpins, changeant l’aspect de la légation de X… ou de tel Service du Ministère des Affaires Étrangères, rendaient rétrospectivement ces palais aussi mystérieux que le temple de Jérusalem ou la salle du trône de Suse. Pour une ambassade dont le jeune personnel vint tout entier serrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’air émerveillé d’Élise s’écriant dans Esther :
Ciel quel nombreux essaim d’innocentes beautés
S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés.
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !
Puis désireux d’être plus « fixé », il jeta en souriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupiscent : « — Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare. Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) ne détacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que le ministre de X… en France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisis au hasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement ses regards. Mais habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui est muet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu, par zèle pour sa religion, a ne placer auprès de la Reine que des filles qui y appartinssent.
Cependant son amour pour notre nation
A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses regards. « — Qui sait, dit-il avec mélancolie, si dans les pays où je réside, la même chose n’existe pas. » « — C’est probable, répondit M. de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je ne sache rien de positif sur lui. » « — Oh ! pas du tout ! » « — Alors il n’est pas permis d’en avoir l’air à ce point-là. Et il fait des petites manières. Il a le genre « ma chère », le genre que je déteste le plus. Je n’oserais pas me montrer avec lui dans la rue. Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu’il est, il est connu comme le loup blanc. » « — Vous vous trompez tout à fait sur lui. Il est du reste charmant. Le jour où l’accord avec la France a été signé, le Roi m’a embrassé. Je n’ai jamais été si ému. » « — C’était le moment de lui dire ce que vous désiriez. » « — Oh ! mon Dieu, quelle horreur, s’il avait seulement un soupçon ! Mais je n’ai pas de crainte à cet égard. » Et je me récitai mentalement :
Le Roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis.
Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.
Ce dialogue moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que peu d’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas dans les salons avec la duchesse de Guermantes qu’une petite dame brune, extrêmement jolie, l’arrête :
« — Je voudrais bien vous voir. D’Annunzio vous a aperçu d’une loge, il a écrit à la princesse de T… une lettre où il dit qu’il n’a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie pour dix minutes d’entretien avec vous. En tout cas, même si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma possession. Il faudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a certaines choses secrètes que je ne puis dire ici. Je vois que vous ne me reconnaissez pas, ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; je vous ai connu chez la princesse de Parme (chez qui je n’étais jamais allé). L’empereur de Russie voudrait que votre père fût ambassadeur à Pétersbourg. Si vous pouviez venir mardi, justement Isvolski vient, vous causeriez de cela. J’ai un cadeau à vous faire, chérie, ajouta-t-elle en se tournant vers la duchesse, et que je ne ferais à personne qu’à vous. Les manuscrits de trois pièces d’Ibsen, qu’il m’a fait porter par son vieux garde-malade. J’en garderai une et vous donnerai les deux autres. »
Le duc de Guermantes n’était pas enchanté de tout cela. Car incertain si Ibsen ou d’Annunzio étaient morts ou vivants, il voyait déjà des écrivains, des dramaturges allant voir sa femme et le mettant dans leurs ouvrages. Les gens du monde se représentent volontiers les livres comme une espèce de cube, dont une face est enlevée, si bien que l’auteur se dépêche de « faire entrer » dans son livre les personnes qu’il rencontre. C’est déloyal évidemment, et ce sont des gens de peu. Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les rencontrer « en passant », car grâce à eux, si on lit un livre ou un article, on connaît « le dessous des cartes », on peut « lever les masques ». Malgré tout le plus sage est-il de s’en tenir aux auteurs morts. M. de Guermantes trouvait seulement « parfaitement convenable » le monsieur qui faisait la nécrologie dans le Gaulois. Celui-là, du moins, se contentait de citer le nom de M. de Guermantes en tête de ses commentaires dans les enterrements où le duc s’était inscrit. Quand il préférait que son nom ne figurât pas, au lieu de s’inscrire, il envoyait une lettre de condoléances à la famille du défunt en les assurant de ses sentiments bien tristes. Que si cette famille faisait mettre dans le journal « parmi les lettres reçues, citons celle du duc de Guermantes, etc. » ce n’était pas la faute de l’échotier, mais du fils, frères, père de la défunte que le duc qualifiait d’arrivistes, et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoir de relations, ce qu’il appelait, ne sachant pas bien le sens des locutions, « avoir maille à partir ». Toujours est-il que les noms d’Ibsen et d’Annunzio, et leur survivance incertaine, firent froncer les sourcils du duc, qui n’était pas encore assez éloigné de nous pour ne pas avoir entendu les offres diverses de Mme Timoléon d’Anoncourt. C’était une femme charmante, d’un esprit comme sa beauté, si ravissants, qu’un seul des deux eut réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivait maintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amie successivement — nullement amante, elle était de mœurs fort pures — et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l’ayant introduit dans le faubourg Saint-Germain, ces privilèges littéraires l’y servirent. Or, elle avait maintenant une situation à n’avoir pas à dispenser d’autres grâces que celles que sa présence répandait. Mais habituée jadis à l’entregent, aux manèges, aux services à rendre, elle y persévérait bien qu’ils ne fussent plus nécessaires. Elle avait toujours un secret d’état à vous révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu de mensonge, mais ils faisaient de sa vie une comédie d’une complication scintillante et il est vrai qu’elle faisait nommer des préfets et des généraux.
Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guermantes laissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant elle, mais dans le vague, afin d’éviter les gens dont elle ne voulait pas chez elle et dont elle devinait parfois, de loin, l’écueil menaçant. Nous nous avancions entre une double haie d’invités, lesquels sachant qu’ils ne connaîtraient jamais la duchesse voulaient au moins, comme une curiosité, la montrer à leur femme : « Ursule vite, vite, venez voir la duchesse de Guermantes qui cause avec ce jeune homme. » Et on sentait qu’il ne s’en fallait pas de beaucoup pour qu’ils fussent montés sur des chaises, pour mieux voir, comme à la Revue du 14 juillet ou au Grand Prix. Ce n’est pas que la duchesse de Guermantes eût un salon plus aristocratique que sa cousine. Chez la première fréquentaient des gens que la princesse n’eût jamais voulu inviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n’eût reçu Mme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie de Mme de la Trémoïlle et de Mme de Sagan, comme Oriane elle-même fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il en était encore de même du baron Hirsch que le prince de Galles avait amené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait déplu et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou même républicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince, royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son antisémitisme étant aussi de principe ne fléchissait devant aucune élégance, si accréditée fût-elle, et s’il recevait Swann dont il était l’ami de tout temps, tout en étant le seul des Guermantes qui l’appelât Swann et non Charles, c’est sachant que la grand’mère de Swann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légende qui faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, laquelle était d’ailleurs fausse, Swann, fils d’un catholique, fils lui-même d’un Bourbon et d’une catholique, n’avait rien que de chrétien.
« — Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs, me dit la duchesse de Guermantes, en me parlant de l’hôtel où nous étions. » Mais après avoir célébré le « palais » de sa cousine, elle s’empressa d’ajouter qu’elle préférait mille fois « son humble trou. » « — Ici, c’est admirable pour visiter. Mais je mourrais de chagrin s’il me fallait rester à coucher dans des chambres où ont eu lieu tant d’événements historiques. Ça me ferait l’effet d’être restée après la fermeture, d’avoir été oubliée, au château de Blois, de Fontainebleau ou Mme de Saint-Euverte[1]. Nous avons dîné tout à l’heure chez elle. Comme elle donne demain sa grande machine annuelle, je pensais qu’elle serait allée se coucher. Mais elle ne peut pas rater une fête. Si celle-ci avait eu lieu à la campagne elle serait montée sur une tapissière, plutôt que de ne pas y être allée. »
En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue ce soir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres, que pour assurer le succès, recruter les derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa garden party. Car depuis pas mal d’années, les invités des fêtes Saint-Euverte n’étaient plus du tout les mêmes qu’autrefois. Les notabilités du milieu Guermantes, les duchesses, si clairsemées alors, avaient, comblées de politesses par la maîtresse de la maison, amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un travail parallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme de Saint-Euverte avait d’année en année réduit le nombre des personnes inconnues au monde élégant. On avait cessé de voir l’une, puis l’autre. Pendant quelque temps fonctionna le système des « fournées » qui permettait, grâce à des fêtes sur lesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venir se divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec les gens bien. De quoi pouvaient-ils se plaindre ? N’avaient-ils pas (panem et circenses) des petits fours et un beau programme musical ? Aussi, en symétrie en quelque sorte avec les deux duchesses en exil, qu’autrefois quand avait débuté le salon Saint-Euverte, on avait vu en soutenir, comme deux cariatides, le faîte chancelant, dans les dernières années, on ne distingua plus, mêlées au beau monde que deux personnes hétérogènes, la vieille Mme de Cambremer et la femme à belle voix d’un architecte à laquelle on était souvent obligé de demander de chanter. Mais ne connaissant plus personne chez Mme de Saint-Euverte, pleurant leur compagnes perdues, sentant qu’elles gênaient, elles avaient l’air prêtes à mourir de froid comme deux hirondelles qui n’ont pas émigré à temps. Aussi l’année suivante ne furent-elles pas invitées ; Mme de Franquetot tenta une démarche en faveur de sa cousine qui aimait tant la musique. Mais comme elle ne put obtenir pour elle une réponse plus explicite que ces mots : « Mais on peut toujours entrer écouter de la musique si ça vous amuse, ça n’a rien de criminel ! » Mme de Cambremer ne trouva pas l’invitation assez pressante et s’abstint.
Une telle transmutation opérée par Mme de Saint-Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de duchesses (la dernière forme en apparence ultra-chic qu’il avait prise) on pouvait s’étonner que la personne qui donnait le lendemain la fête la plus brillante de la saison, eût eu besoin de venir la veille adresser un suprême appel à ses troupes. Mais c’est que la prééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des fêtes dans le Gaulois ou le Figaro sans être jamais allé à aucune. À ces mondains qui ne voient le monde que du journal, l’énumération des ambassadrices d’Angleterre, d’Autriche, etc. ; des duchesses d’Uzès, de La Trémoïlle, etc., etc., suffisait pour qu’ils s’imaginassent volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était un des derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers. La plupart des ambassadrices et des duchesses avaient bien été présentes. Mais chacune était venue à la suite d’implorations, de politesses, de services, et en ayant le sentiment d’honorer infiniment Mme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchés que fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne font illusion qu’aux lectrices de « Mondanités ». Elles glissent sur une fête vraiment élégante, celle-là où la maîtresse de la maison pouvait avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent d’être « parmi les élus », ne demandant qu’à deux ou trois, et ne font pas mettre le nom de leurs invités dans le journal. Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoir qu’a pris aujourd’hui la publicité, sont-elles élégantes pour la reine d’Espagne, mais méconnues de la foule, parce que la première sait et que la seconde ignore qui elles sont.
Mme de Saint-Euverte n’était pas de ces grandes dames, et en bonne butineuse venait-elle cueillir pour le lendemain tout ce qui était invité. M. de Charlus ne l’était pas, il avait toujours refusé d’aller chez elle. Mais il était brouillé avec tant de gens, que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur le compte du caractère.
Certes, s’il n’y avait eu que la duchesse de Guermantes, Mme de Saint-Euverte eût pu ne pas se déranger, puisque l’invitation avait été faite de vive voix, et d’ailleurs acceptée par Oriane avec cette charmante bonne grâce trompeuse dans l’exercice de laquelle triomphent ces académiciens de chez lesquels le candidat sort attendri et ne doutant pas qu’il peut compter sur leur voix. Mais il n’y avait pas qu’Oriane. Le prince d’Agrigente viendrait-il ? Et Mme de Durfort ? Aussi pour veiller au grain, Mme de Saint-Euverte avait-elle cru plus expédient de venir elle-même ; insinuante avec les uns, impérative avec les autres, pour tous elle annonçait à mots couverts d’inimaginables divertissements qu’on ne pourrait revoir une seconde fois, et à chacun promettait qu’il trouverait chez elle la personne qu’il avait le désir, ou le personnage qu’il avait le besoin de rencontrer. Et cette sorte de fonction dont elle était investie pour une fois dans l’année — telles certaines charges du monde antique — de personne qui donnera le lendemain la plus considérable garden party de la saison, lui conférait une autorité momentanée car ses listes étaient faites et closes, de sorte que tout en parcourant les salons de la princesse avec lenteur pour verser successivement dans chaque oreille : « Vous ne m’oublierez pas demain », elle avait la gloire éphémère de détourner les yeux en continuant à sourire, si elle apercevait un laideron à éviter ou quelque hobereau qu’une camaraderie de collège avait fait admettre chez le prince de Guermantes, et duquel la présence à sa garden party n’ajouterait rien. Elle préférait ne pas lui parler pour pouvoir dire ensuite : « J’ai fait mes invitations verbalement, et malheureusement je ne vous ai pas rencontré ». Ainsi elle, simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un « tri » dans la composition de la soirée de la princesse. Et elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse de Guermantes.
Il faut dire que celle-ci n’avait pas non plus tant qu’on pourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires. Pour une part, sans doute, quand elle ne disait pas bonjour, c’est qu’elle ne le voulait pas : « — Mais elle m’embête, disait-elle, est-ce que je vais être obligée de lui parler de sa soirée pendant une heure ? »
On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et sa bêtise, et certains écarts de conduite avaient exilée non pas de la société, mais de certaines intimités élégantes. « — Ah ! susurra Mme de Guermantes, avec le coup d’œil exact et désabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, on reçoit ça ici ! » Sur la seule vue de la duchesse à demi tarée, et dont la figure était encombrée de trop de grains de poils noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cette soirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relations avec cette dame ; elle ne répondit à son salut que par un signe de tête des plus secs. « — Je ne comprends pas, me dit-elle, comme pour s’excuser, que Marie Gilbert, nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu’il y en a ici de toutes les paroisses. C’était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint-Synode et le Temple de l’Oratoire si ça lui plaisait, mais au moins, on ne nous faisait pas venir ces jours-là. » Mais pour beaucoup, c’était par timidité, peur d’avoir une scène de son mari, qui ne voulait pas qu’elle reçût des artistes, etc. (la princesse en protégeait beaucoup, il fallait prendre garde de ne pas être abordée par quelque illustre chanteuse allemande), par quelque crainte aussi à l’égard du nationalisme qu’en tant que, détenant comme M. de Charlus l’esprit des Guermantes, elle méprisait au point de vue mondain (on faisait passer maintenant, pour glorifier l’état-major, un général plébéien avant certains ducs) mais auquel pourtant, comme elle se savait cotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu’à redouter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce milieu antisémite. Mais à cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le prince n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui « une espèce d’altercation ». Elle ne risquait pas d’avoir à faire publiquement la conversation avec ce « pauvre Charles » qu’elle préférait chérir dans le privé.
« — Et qu’est-ce encore que celle-là ? » s’écria Mme de Guermantes en voyant une petite dame l’air un peu étrange, dans une robe noire tellement simple, qu’on aurait dit une malheureuse, faire, ainsi que son mari, un grand salut à la duchesse. Celle-ci, qui ne la reconnut pas et qui avait de ces insolences, se redressa comme offensée, et la regarda sans répondre, d’un air étonné : « — Qu’est-ce que c’est que cette personne, Basin ? » demanda-t-elle d’un air étonné, pendant que M. de Guermantes, pour réparer l’impolitesse de la duchesse, saluait la dame et serrait la main du mari. « — Mais, c’est Mme de Chaussepierre, vous avez été très impolie. » « — Je ne sais pas ce que c’est Chaussepierre. » « — Le neveu de la vieille mère Chanlivault. » « — Je ne connais rien de tout ça. Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle ? » « — Mais, vous ne connaissez que ça, c’est la fille de Mme de Charleval, Henriette Montmorency. » « — Ah ! mais j’ai très bien connu sa mère, elle était charmante, très spirituelle. Pourquoi a-t-elle épousé tous ces gens que je ne connais pas ? Vous dites qu’elle s’appelle Mme de Chaussepierre ? » dit-elle en épelant ce dernier mot d’un air interrogatif et comme si elle avait peur de se tromper. Le duc lui jeta un regard dur. « Cela n’est pas si ridicule que vous avez l’air de croire de s’appeler Chaussepierre ! Le vieux Chaussepierre était le frère de la Charleval déjà nommée, de Mme de Sennecour et de la vicomtesse du Merlerault. Ce sont des gens biens. » « — Ah ! assez, s’écria la Duchesse qui, comme une dompteuse, ne voulait jamais avoir l’air de se laisser intimider par les regards dévorants du fauve. Basin, vous faites ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms, mais je vous fais tous mes compliments. Si j’ignorais Chaussepierre, j’ai lu Balzac, vous n’êtes pas le seul, et j’ai même lu Labiche. J’apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval, mais j’avoue que du Merlerault est le chef-d’œuvre. Du reste, avouons que Chaussepierre n’est pas mal non plus. Vous avez collectionné tout ça, ce n’est pas possible. Vous qui voulez faire un livre, me dit-elle, vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous ne trouverez pas mieux. » « — Il se fera faire tout simplement procès, et il ira en prison ; vous lui donnez de très mauvais conseils, Oriane. » « — J’espère pour lui qu’il a à sa disposition des personnes plus jeunes s’il a envie de demander des mauvais conseils, et surtout de les suivre. Mais s’il ne veut rien faire de plus mal qu’un livre ! » Assez loin de nous, une merveilleuse et fière jeune femme se détachait doucement dans une robe tout entière blanche de diamants et de tulle. La duchesse de Guermantes la regardait qui parlait devant tout un groupe aimanté par sa grâce. « — Votre sœur est partout la plus belle ; elle est charmante ce soir, » dit Mme de Guermantes, tout en prenant une chaise, au prince de Chimary qui passait. Le colonel de Froberville (il avait pour oncle le général du même nom) vint s’asseoir à côté de nous, ainsi que M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert se dandinant (par un excès de politesse qu’il gardait même quand il jouait au tennis où à force de demander des permissions aux personnages de marque avant d’attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie) retournait auprès de M. de Charlus (jusque-là quasi enveloppé par l’immense jupe de la comtesse Molé, qu’il faisait profession d’admirer entre toutes les femmes), et par hasard au moment où plusieurs membres d’une nouvelle mission diplomatique à Paris, saluaient le baron. À la vue d’un jeune secrétaire à l’air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis quelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire parlant d’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification, l’exaspéra. « — Je n’en sais absolument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus que froid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument le contraire. » Ici, M. de Charlus, irrité d’avoir été compromis par un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si le baron eût dit vrai, fait exception dans cette ambassade. Elle était, en effet, composée de personnalités fort différentes, plusieurs extrêmement médiocres, en sorte que si l’on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s’était porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l’inversion. En mettant à la tête de ce petit Sodome diplomatique un ambassadeur aimant au contraire les femmes avec une exagération comique de compère de revue, qui faisait manœuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait avoir obéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les yeux, il ne croyait pas à l’inversion. Il en donna immédiatement la preuve en mariant sa sœur à un chargé d’affaires inverti qu’il croyait un coureur de poules. Dès lors il devint un peu gênant et fut bientôt remplacé par un nouvel ambassadeur qui assura l’homogénéité de l’ensemble. D’autres ambassades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais elles ne purent lui disputer le prix (comme au concours général, où un certain lycée l’a toujours) et il fallut que plus de dix ans se passassent avant que des attachés hétérogènes s’étant introduits dans cet ensemble si parfait, une autre pût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en tête.
Rassurée sur la crainte d’avoir à se compromettre en parlant à Swann, Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiosité au sujet de la conversation qu’elle avait eue avec le Prince. « — Savez-vous à quel sujet ? » demanda le duc à M. de Bréauté. « — J’ai entendu dire, répondit celui-ci, que c’était à propos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait fait représenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais il paraît que l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que d’ailleurs, le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. » « — Tiens, cela m’aurait amusée de voir contrefaire Gilbert, » dit la duchesse en souriant rêveusement. » « — C’est sur cette petite représentation, reprit M. de Bréauté en avançant sa mâchoire de rongeur, que Gilbert a demandé des explications à Swann, qui s’est contenté de répondre ce que tout le monde trouva très spirituel : « Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule que ça ! » « — Il paraît, du reste, reprit M. de Bréauté, que cette petite pièce était ravissante. Mme Molé y était, elle s’est énormément amusée. » « — Comment, Mme Molé va là ? dit la Duchesse étonnée. Ah ! c’est Mémé qui aura arrangé cela. C’est toujours ce qui finit par arriver avec ces maisons-là. Tout le monde, un beau jour, y va, et moi qui me suis volontairement exclue par principe, je me trouve seule à m’ennuyer dans mon coin. » Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, la duchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins sur l’hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait adopté un nouveau point de vue. « — L’explication que vous nous donnez, dit à M. de Bréauté le colonel de Froberville, est de tous points fausse. J’ai mes raisons pour le savoir. Le Prince a purement et simplement fait une algarade à Swann et lui a fait assavoir, comme disaient nos pères, de ne plus avoir à se montrer chez lui, étant donné les opinions qu’il affiche. Et selon moi, cette algarade, mon oncle Gilbert a eu mille fois raison, non seulement de la faire, mais aurait dû en finir, il y a plus de six mois, avec un dreyfusard avéré.
Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci du trop lambin joueur de tennis une inerte balle de tennis elle-même qu’on lance sans ménagements, se trouve projeté vers la duchesse de Guermantes à laquelle il présente ses hommages. Il fut assez mal reçu, Oriane vivant dans la persuasion que tous les diplomates — ou hommes politiques — de son monde étaient des nigauds.
M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation de faveur qui était faite aux militaires dans la société. Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée était parente très véritable des Guermantes, c’en était une aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n’avaient guère de relations et c’étaient de ces gens qu’on laissait de côté hors des grandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou de marier un parent. Alors, ils faisaient vraiment partie de la communion du grand monde, comme les catholiques de nom qui ne s’approchent de la sainte table qu’une fois l’an. Leur situation matérielle eût même été fort malheureuse si Mme de Saint-Euverte fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu le général Froberville, n’avait pas aidé de toutes façons le ménage, donnant des toilettes et des distractions aux deux petites filles. Mais le colonel qui passait pour bon garçon n’avait pas l’âme reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d’une bienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans mesure. La garden-party annuelle était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu’ils n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or du monde, mais un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en tirait Mme de Saint-Euverte. L’annonce de cette garden-party dans les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajoutaient machiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette belle fête », les détails complémentaires sur les toilettes donnés pendant plusieurs jours de suite, tout cela faisait tellement mal aux Froberville, qu’eux, assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir compter sur celui de cette matinée, en arrivant chaque année à souhaiter que le mauvais temps en gênât la réussite, à consulter le baromètre et à anticiper avec délices les prémices d’un orage qui pût faire rater la fête.
« — Je ne discuterai pas politique, Froberville, dit M. de Guermantes, mais pour ce qui concerne Swann, je peux dire franchement que sa conduite envers nous a été inqualifiable. Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de Chartres, on me dit qu’il est ouvertement dreyfusard. Jamais je n’aurais cru cela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif, un collectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jockey, un homme entouré de la considération générale, un connaisseur de bonnes adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu’on puisse boire, un dilettante, un père de famille. Ah ! j’ai été bien trompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis une vieille bête, dont l’opinion ne compte pas, une espèce de va-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n’aurait pas dû faire cela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné.
« Oui, après l’amitié que lui a toujours témoigné ma femme, reprit le Duc, qui considérait évidemment que condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son for intérieur, était une espèce de remerciement pour la façon dont on avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain, il aurait dû se désolidariser. Car, demandez à Oriane, elle avait vraiment de l’amitié pour lui. » La duchesse pensant qu’un ton ingénu et calme donnerait une valeur plus dramatique et sincère à ses paroles, dit d’une voix d’écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa bouche et en donnant seulement à ses yeux une expression un peu mélancolique : « — Mais c’est vrai, je n’ai aucune raison de cacher que j’avais une sincère affection pour Charles ! » « Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il pousse l’ingratitude jusqu’à être dreyfusard ! »
« — À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince Von l’est. » « — Ah ! vous faites bien de me parler de lui, s’écria le duc, j’allais oublier qu’il m’a demandé de venir dîner lundi. Mais pour lui, qu’il soit dreyfusard ou non, cela m’est parfaitement égal puisqu’il est étranger. Je m’en fiche comme de colin-tampon. Pour un Français c’est autre chose. Il est vrai que Swann est juif. Mais jusqu’à ce jour — excusez-moi, Froberville — j’avais eu la faiblesse de croire qu’un juif peut être Français, j’entends un juif honorable, homme du monde. Or, Swann était cela dans toute la force du terme. Hé bien ! il me force à reconnaître que je me suis trompé, puisqu’il prend parti pour ce Dreyfus qui, coupable ou non, ne faisait nullement partie de son milieu, qu’il n’aurait jamais rencontré contre une société qui l’avait adopté, qui l’avait traité comme un des siens. Il n’y a pas à dire, nous nous étions tous portés garants de Swann, j’aurais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah ! il nous récompense bien mal. J’avoue que de sa part je ne me serais jamais attendu à cela. Je le jugeais mieux que cela. Il avait de l’esprit (dans son genre bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà fait l’insanité de son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu’un à qui le mariage de Swann a fait beaucoup de peine ? C’est à ma femme. Oriane a souvent ce que j’appellerai une affectation d’insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une force extraordinaire. » Mme de Guermantes, ravie de cette analyse de son caractère, l’écoutait d’un air modeste mais ne disait pas un mot, par scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout par peur de l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heure sur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si on lui avait fait de la musique. « — Hé bien ! je me rappelle quand elle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentie froissée ; elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à qui nous avions témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoup Swann ; elle a eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pas, Oriane ? » Mme de Guermantes crut devoir répondre à une interpellation aussi directe, sur un point de fait qui lui permettrait, sans en avoir l’air, de confirmer des louanges qu’elle sentait terminées. D’un ton timide et simple, et un air d’autant plus appris qu’il voulait paraître « senti », elle dit avec une douceur réservée : « — C’est vrai. Basin, ne se trompe pas. » « — Et pourtant ce n’était pas encore la même chose. Que voulez-vous, l’amour est l’amour quoique à mon avis il doive rester dans certaines bornes. J’excuserais encore un jeune homme, un petit morveux, se laissant emballer par les utopies. Mais Swann, un homme intelligent, d’une délicatesse éprouvée, un fin connaisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres. Ah ! j’ai été bien trompé. » Le ton dont M. de Guermantes disait cela était d’ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la vulgarité qu’il montrait trop souvent. Il parlait avec une tristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cette gravité douce qui fait le charme onctueux et large de certains personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple. On sentait que la question de l’immoralité de la conduite de Swann dans l’Affaire ne se posait même pas pour le Duc tant elle faisait peu de doute, il en ressentait l’affliction d’un père voyant un de ses enfants pour l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation que celui-ci lui a procurée et déshonorer par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. Il est vrai que M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie, de qui rien jusqu’à ce qu’il se soit amendé ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une situation de premier ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel, si, au point de vue historique, les événements avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste, l’opposition antidreyfusarde avait redoublé de violence et, de purement politique d’abord, était devenue sociale. C’était maintenant une question de militarisme, de patriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la société avaient eu le temps de prendre cette force qu’elles n’ont jamais au début d’une tempête. « — Voyez-vous, reprit M. de Guermantes, même au point de vue de ses chers juifs, puisqu’il tient absolument à les soutenir, Swann a fait une boulette d’une portée incalculable. Il prouve qu’ils sont tous unis secrètement et qu’ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissent pas. C’est un danger public. Nous avons évidemment été trop coulants, et la gaffe que commet Swann aura d’autant plus de retentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à peu près le seul juif qu’on connaissait. On se dira : « Ab uno disce omnes ». (La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé, dans sa mémoire, une citation si opportune, éclaira seule d’un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneur trahi.)
J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement passé entre le Prince et Swann et de voir ce dernier s’il n’avait pas encore quitté la soirée. « — Je vous dirai, me répondit la Duchesse à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pas excessivement à le voir parce qu’il paraît, d’après ce qu’on m’a dit tout à l’heure chez Mme de Saint-Euverte, qu’il voudrait avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femme et de sa fille. Mon Dieu, ce me fait une peine infinie qu’il soit malade, mais d’abord j’espère que ce n’est pas aussi grave que ça. Et puis enfin ce n’est tout de même pas une raison parce que ce serait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n’aurait qu’à dire : « Votez pour moi à l’Académie parce que ma femme va mourir et que je veux lui donner cette dernière joie. » Il n’y aurait plus de salons si on était obligé de faire la connaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait me faire valoir : « Ma fille est très mal, faites-moi recevoir chez la princesse de Parme. » J’adore Charles et cela me ferait beaucoup de chagrin de le lui refuser, aussi est-ce pour cela que j’aime mieux éviter qu’il me le demande. J’espère de tout mon cœur qu’il n’est pas mourant, comme il le dit, mais vraiment si cela devait arriver, ce ne serait pas le moment pour moi de faire la connaissance de ces deux créatures qui m’ont privée du plus agréable de mes amis pendant quinze ans, et qu’il me laisserait pour compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pour le voir lui, puisqu’il serait mort ! »
Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti que lui avait infligé le colonel de Froberville. « — Je ne doute pas de l’exactitude de votre récit, mon cher ami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C’est le prince de la Tour d’Auvergne qui me l’avait narré.
« — Je m’étonne qu’un savant comme vous dise encore le prince de la Tour d’Auvergne, interrompit le duc de Guermantes, vous savez qu’il ne l’est pas le moins du monde. Il n’y a plus qu’un seul membre de cette famille. C’est l’oncle d’Oriane, le duc de Bouillon. »
« — Le frère de M. de Villeparisis ? demandai-je me rappelant que celle-ci était une demoiselle de Bouillon. » « — Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour. » En effet, on voyait par moments se former et passer comme une étoile filante un faible sourire destiné par la duchesse de Lambresac à quelque personne qu’elle avait reconnue. Mais ce sourire, au lieu de se préciser en une affirmation active, en un langage muet mais clair, se noyait presque aussitôt en une sorte d’extase idéale qui ne distinguait rien, tandis que la tête s’inclinait en ce geste de bénédiction béate donné à la foule des communiantes par un prélat un peu ramolli. Mme de Lambresac ne l’était en aucune façon. Mais je connaissais déjà ce genre particulier de distinction désuète. À Combray et à Paris toutes les amies de ma grand’mère avaient l’habitude de saluer dans une réunion mondaine, d’un air aussi séraphique que si elles avaient aperçu quelqu’un de connaissance à l’église, au moment de l’Élévation ou pendant un enterrement, et lui jetaient mollement un bonjour qui s’achevait en prière. Or, une phrase de M. de Guermantes allait me donner une impression analogue. « — Mais vous avez vu le duc de Bouillon, me dit M. de Guermantes. Il sortait tantôt de ma bibliothèque comme vous y entriez, un petit monsieur tout blanc. » C’était celui que j’avais pris pour un petit bourgeois de Combray, et dont maintenant, à la réflexion, je dégageais la ressemblance avec Mme de Villeparisis. Déjà à l’instant, la similitude des saluts évanescents de la duchesse de Lambresac avec ceux des amis de ma grand’mère m’avait intéressé, en me montrant que dans les milieux étroits et fermés, qu’ils soient de petite bourgeoisie ou de grande noblesse, les anciennes manières persistent, nous permettant comme à un archéologue de retrouver ce que pouvait être l’éducation et la part d’âme qu’elle reflète au temps du vicomte d’Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaite conformité d’apparence entre un petit bourgeois de Combray de son âge et le duc de Bouillon me rappelait ce qui m’avait déjà tant frappé quand j’avais vu le grand-père maternel de Saint-Loup, le duc de la Rochefoucauld, sur un daguerréotype où il était exactement pareil comme vêtements, comme air et comme façons à mon grand-oncle, que les différences sociales, voire individuelles, se fondent à une distance dans l’uniformité, d’une époque. La vérité est que la similitude des vêtements et aussi la réverbération par le visage de l’esprit de l’époque tiennent une place tellement plus importante dans une personne que sa caste en occupe une grande seulement dans l’amour-propre de l’intéressé et l’imagination des autres, que pour se rendre compte qu’un grand seigneur du temps de Louis-Philippe ressemble plus à un bourgeois du temps de Louis-Philippe qu’à un grand seigneur du temps de Louis XV, il n’est pas nécessaire de parcourir les galeries du Louvre.
À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux que protégeait la princesse de Guermantes salua Oriane. Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc furieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna vers la duchesse d’un air si interrogateur et terrible, comme s’il disait : « Qu’est-ce que c’est que cet ostrogoth-là ? » La situation de la pauvre Mme de Guermantes était déjà assez compliquée, et si le musicien eût eu un peu pitié de cette épouse martyre, il se serait au plus vite éloigné. Mais, soit désir de ne pas rester sur l’humiliation qui venait de lui être infligée en public, au milieu des plus vieux amis de cercle du Duc, desquels la présence avait peut-être bien motivé un peu sa silencieuse interpellation et pour montrer que c’était à bon droit, et non sans la connaître, qu’il avait salué Mme de Guermantes, soit obéissant à l’inspiration obscure et irrésistible de la gaffe qui le poussa — dans un moment où il eût dû se fier plutôt à l’esprit — à appliquer la lettre même du protocole, le musicien s’approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit : « — Madame la duchesse, je voudrais solliciter l’honneur d’être présenté au Duc. » Mme de Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse de Guermantes et ne pouvait avoir l’air d’être dépouillée de son droit de présenter à son mari les gens qu’elle connaissait. « — Basin, dit-elle, permettez-moi de vous présenter M. d’Herweck. »
« — Je ne vous demande pas si vous irez demain chez Mme de Saint-Euverte, dit le colonel de Froberville à Mme de Guermantes pour dissiper l’impression pénible produite par la requête intempestive de M. d’Herweck. Tout Paris y sera. » Cependant, se tournant d’un seul mouvement et comme d’une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant resta immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère et d’étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d’un cratère. Puis, comme dans l’emportement d’une impulsion qui seule lui permettait d’accomplir la politesse qui lui était demandée, et avoir semblé par son attitude de défi attester toute l’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et assena au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l’artiste tremblant recula tout en s’inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans la poitrine. « — Mais c’est que justement je ne serai pas à Paris, » répondit la Duchesse au colonel de Froberville. Je vous dirai (ce que je ne devrais pas avouer) que je suis arrivée à mon âge sans connaître les vitraux de Montfort-l’Amaury. C’est honteux mais c’est ainsi. Alors pour réparer cette coupable ignorance, je me suis promis d’aller demain les voir. » M. de Bréauté sourit finement. Il comprit en effet que si la Duchesse avait pu rester jusqu’à son âge, sans connaître les vitraux de Montfort-l’Amaury, cette visite artistique ne prenait pas subitement le caractère urgent d’une intervention « à chaud » et eût pu sans péril, après avoir été différée pendant plus de vingt-cinq ans, être reculée de vingt-quatre heures. Le projet qu’avait formé la Duchesse était simplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que le salon Saint-Euverte n’était décidément pas une maison vraiment bien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vous, pour le compte rendu du Gaulois, une maison qui décernerait un cachet de suprême élégance à celles, ou en tous cas, à celle, si elle n’était qu’une, qu’on n’y verrait pas. Le délicat amusement de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétique qu’avaient les gens du monde à voir Mme de Guermantes faire des choses que leur situation moindre ne leur permettait pas d’imiter, mais dont la vision seule leur causait le sourire du paysan attaché à sa glèbe qui voit des gens plus libres et plus fortunés passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n’avait aucun rapport avec la joie dissimulée mais éperdue, qu’éprouva aussitôt M. de Froberville.
Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on n’entendît pas son rire l’avaient fait devenir rouge comme un coq, et malgré cela c’est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie qu’il dit d’un ton miséricordieux : « — Oh ! pauvre tante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie ! Non ! la malheureuse femme, ne va pas avoir sa Duchesse, quel coup, mais il y a de quoi la tuer ! » ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et dans son ivresse il ne pouvait s’empêcher de faire des appels de pieds et de se frotter les mains. Souriant d’un œil et d’un seul coin de la bouche à M. de Froberville dont elle appréciait l’intention aimable, mais ne sentait pas moins le mortel ennui, la Duchesse finit par se décider à le quitter.
« — Écoutez, je vais être obligée de vous dire bonsoir » lui dit-elle en se levant d’un air de résignation mélancolique, et comme si ç’avait été pour elle un malheur. Sous l’incantation de ses yeux bleus, sa voix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique d’une fée. « — Basin veut que j’aille voir un peu Marie. » En réalité, elle en avait assez d’entendre Froberville, lequel ne cessait plus de l’envier d’aller à Montfort-l’Amaury quand elle savait fort bien qu’il entendait parler de ces vitraux pour la première fois, et que d’autre part, il n’eût pour rien au monde lâché la matinée Saint-Euverte. « — Adieu, je vous ai à peine parlé, c’est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu’on voudrait se dire, du reste, partout, c’est la même chose dans la vie. Espérons qu’après la mort c’est mieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de se décolleter. Et encore qui sait. On exhibera peut-être ses os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte. Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule explication du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique. C’est du « Campo-Santo » ! La Duchesse avait quitté Froberville ; il se rapprocha : « — Je voudrais vous dire un dernier mot. » Un peu agacée : « — Qu’est-ce qu’il y a encore ? » lui dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu’au dernier moment elle ne se ravisât pour Montfort-l’Amaury : « — Je n’avais pas ose vous en parler à cause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas lui faire de peine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je puis vous dire que je suis heureux pour vous, car il y a de la rougeole chez elle ! » « — Oh ! mon Dieu ! dit la Duchesse qui avait peur des maladies. Mais pour moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. On ne peut l’avoir deux fois. » « — Ce sont les médecins qui disent ça ; je connais des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin, vous êtes avertie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût fallu qu’il l’eût réellement et qu’elle le clouât au lit pour qu’il se résignât à manquer la fête de Saint-Euverte attendue depuis tant de mois. Il aurait le plaisir d’y voir tant d’élégances ! le plaisir plus grand d’y constater certaines choses ratées et surtout celui de pouvoir longtemps se vanter d’avoir frayé avec les premières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer les secondes.
Je profitai de ce que la duchesse changeait de place, pour me lever aussi, afin d’aller vers le fumoir, m’informer de Swann. Sur le chemin, nous croisâmes deux jeunes gens dont la grande et dissemblable beauté tirait d’une même femme son origine. C’était les deux fils de Mme de Surgis, la nouvelle maîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient des perfections de leur mère, mais chacun d’une autre. En l’un avait passé, ondoyante en un corps viril, la royale prestance de Mme de Surgis et la même pâleur ardente, roussâtre et sacrée affluait aux joues marmoréennes de la mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le front grec, le nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ainsi faite de présents divers que la déesse avait partagés, leur double beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause de cette beauté était en dehors d’eux ; on eût dit que les principaux attributs de leur mère s’étaient incarnés en deux corps différents ; que l’un des jeunes gens était la stature de sa mère et son teint, l’autre son regard comme les êtres divins qui n’étaient que la force et la beauté de Jupiter ou de Minerve. Pleins de respect pour M. de Guermantes dont ils disaient : « C’est un grand ami de nos parents » l’aîné cependant crut qu’il était prudent de ne pas venir saluer la Duchesse dont il savait, sans en comprendre peut-être la raison, l’inimitié pour sa mère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, qui imitait toujours son frère, parce qu’étant stupide et de plus myope, il n’osait pas avoir d’avis personnel, pencha la tête selon le même angle, et ils glissèrent tous deux vers la salle de jeux, l’un derrière l’autre, pareils à deux figures allégoriques.
Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la marquise de Citri, encore belle mais presque l’écume aux dents. D’une naissance assez noble, elle avait cherché et fait un brillant mariage en épousant le marquis de Citri dont l’arrière grand-mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfaction éprouvée, son caractère négateur lui avait fait prendre les gens du grand monde en une horreur qui n’excluait pas absolument la vie mondaine. Non seulement dans une soirée elle se moquait de tout le monde, mais cette moquerie avait quelque chose de si violent que le rire même n’était pas assez âpre et se changeait en guttural sifflement : « — Ah, me dit-elle, en me montrant la duchesse de Guermantes qui était déjà un peu loin de nous, ce qui me renverse c’est qu’elle puisse mener cette vie-là. » Cette parole était-elle d’une sainte furibonde, et qui s’étonne que les gentils ne viennent pas d’eux-mêmes à la vérité, ou bien d’un anarchiste en appétit de carnage ? En tout cas cette apostrophe était aussi peu justifiée que possible. D’abord, la « vie que menait » Mme de Guermantes différait très peu (à l’indignation près) de celle de Mme de Citri. Mme de Citri était stupéfaite de voir la Duchesse capable de ce sacrifice mortel : assister à une soirée de la princesse de Guermantes. Il faut dire dans le cas particulier que Mme de Citri aimait beaucoup la Princesse, qui était en effet très bonne, et qu’elle savait en se rendant à sa soirée lui faire grand plaisir. Aussi avait-elle décommandé, pour venir à cette fête, une danseuse à qui elle croyait du génie et qui devait l’initier aux mystères de la chorégraphie russe. Une autre raison qui ôtait quelque valeur à la rage concentrée qu’éprouvait Mme de Citri en voyant Oriane dire bonjour à tel ou telle invité, est que la Duchesse, bien qu’à un état beaucoup moins avancé, présentait les symptômes du mal qui ravageait Mme de Citri. On a du reste vu qu’elle en portait les germes de naissance. Enfin certaines qualités aidant plutôt à supporter les défauts d’autrui qu’à en souffrir, un homme de grand talent prêtera d’habitude moins d’attention à la sottise d’autrui que ne ferait un sot. Mme de Guermantes aurait eu plus de droits que Mme de Citri à ce nihilisme (qui n’était pas que mondain).
Nous avons assez longuement décrit le genre d’esprit de la Duchesse pour convaincre que s’il n’avait rien de commun avec une haute intelligence, il était du moins de l’esprit, de l’esprit adroit à utiliser (comme un traducteur) différentes formes de syntaxe. Or, rien de tel ne semblait qualifier Mme de Citri à mépriser des qualités tellement semblables aux siennes. Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dans ses lettres, se montrait plutôt inférieure aux gens qu’elle méprisait. Elle avait du reste un tel besoin de destruction que lorsqu’elle eut à peu près renoncé au monde, les plaisirs qu’elle rechercha alors subirent l’un après l’autre, son terrible pouvoir dissolvant. Après avoir quitté les soirées pour des séances de musique elle se mit à dire : « Vous aimez entendre cela, de la musique ? Ah ! Mon Dieu, cela dépend des moments. Mais ce que cela peut être ennuyeux. Ah ! Beethoven, la barbe ! » Pour Wagner, puis pour Franck, pour Debussy, elle ne se donnait même pas la peine de dire « la barbe » mais se contentait de faire passer la main comme un barbier sur son visage.
Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. « C’est si ennuyeux les belles choses. Ah ! les tableaux, c’est à vous rendre fou. » « Comme vous avez raison, c’est si ennuyeux d’écrire des lettres. » Finalement ce fut la vie elle-même qu’elle nous déclarait une chose rasante sans qu’on sût où elle prenait son terme de comparaison.
Je ne sais si c’est à cause de ce que la duchesse de Guermantes, le premier soir que j’avais dîné chez elle, avait dit de cette pièce, mais la salle de jeux ou fumoir, avec son pavage illustré, ses trépieds, ses figures de dieux et d’animaux qui vous regardaient partout, les sphinx allongés aux bras des sièges, et surtout l’immense table en marbre ou en mosaïque émaillée, couverte de signes symboles plus ou moins imités de l’art étrusque et égyptien, cette salle de jeu me fit l’effet d’une véritable chambre magique. Or, sur un siège approché de la table étincelante et augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à aucune carte, insensible à ce qui se passait autour de lui, incapable de s’apercevoir que je venais d’entrer, semblait précisément un magicien appliquant toute la puissance de sa volonté et de son raisonnement à tirer un horoscope. Non seulement comme à une Pythie sur son trépied les yeux lui sortaient de la tête, et pour que rien ne vînt le distraire des travaux qui exigeaient la cessation des mouvements les plus simples, il avait, pareil à un calculateur qui ne veut rien faire d’autre tant qu’il n’a pas résolu son problème, posé auprès de lui le cigare qu’il avait un peu auparavant dans la bouche et qu’il n’avait plus la liberté d’esprit nécessaire pour fumer. En apercevant les deux divinités accroupies que portaient à leurs bras le fauteuil placé en face de lui, on eût pu croire que le Baron cherchait à découvrir l’énigme du sphinx, si ce n’avait pas été plutôt celle d’un jeune et vivant Œdipe, assis précisément dans ce fauteuil où il s’était installé pour jouer. Or, la figure à laquelle M. de Charlus appliquait et avec une telle contention toutes ses facultés spirituelles et qui n’était pas à vrai dire de celles qu’on étudie d’habitude more geometrico, c’était celle que lui proposaient les lignes de la figure du jeune marquis de Surgis ; elle semblait, tant M. de Charlus était profondément absorbé devant elle, être quelque mot en losange, quelque devinette, quelque problème d’algèbre dont il eût cherché à percer l’énigme ou à dégager la formule. Devant lui les signes sibyllins et les figures inscrites sur cette table de Loi semblaient le grimoire qui allait permettre au vieux sorcier de savoir dans quel sens s’orientaient les destins du jeune homme. Soudain, il s’aperçut que je le regardais, leva la tête comme s’il sortait d’un rêve et me sourit en rougissant. À ce moment l’autre fils de Mme de Surgis vint auprès de son frère regarder dans son jeu. Quand M. de Charlus eut appris de moi qu’ils étaient frères, son visage ne put dissimuler l’admiration que lui inspirait une famille créatrice de chefs-d’œuvre aussi splendides et aussi différents.
J’eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce qui était fort grande, si bien qu’il ne m’aperçut pas d’abord. Joie mêlée de tristesse, d’une tristesse que n’éprouvaient peut-être pas les autres invités, mais qui chez eux consistait dans cette espèce de fascination qu’exercent les formes inattendues et singulières d’une mort prochaine, d’une mort qu’on a déjà, comme dit le peuple, sur le visage. Et c’est avec une stupéfaction presque désobligeante, où il entrait de la curiosité indiscrète, de la cruauté, un retour à la fois quiet et soucieux (mélange à la fois de suave mari magno et de memento quia pulvis, eût dit Robert), que tous les regards s’attachèrent à ce visage duquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une lune décroissante, que sauf sous un certain angle, celui sans doute sous lequel Swann se regardait, elles tournaient court comme un décor inconscient auquel une illusion d’optique peut seule ajouter l’apparence de l’épaisseur. Soit à cause de l’absence de ces joues qui n’étaient plus là pour le diminuer, soit que l’artério-sclérose, qui est une intoxication aussi, le rougit comme fait l’ivrognerie ou le déformât comme fait la morphine, le nez de polichinelle de Swann longtemps résorbé dans un agréable visage semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil hébreu que d’un curieux Valois. D’ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui le caractérise en même temps que le sentiment d’une solidarité morale avec les autres Juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que greffés les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite avaient réveillée. Il y a certains Israëlites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l’âge du prophète. Certes avec sa figure d’où, sous l’action de la maladie, des segments entiers avaient disparu comme dans un bloc de glace qui fond et dont des pans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne pouvais m’empêcher d’être frappé combien davantage il avait changé par rapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j’étais bien loin d’être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendre comment j’avais pu l’ensemencer autrefois d’un mystère tel que son apparition dans les Champs-Élysées me faisait battre le cœur au point que j’avais honte de m’approcher de sa pèlerine doublée de soie, qu’à la porte de l’appartement où vivait un tel être, je ne pouvais sonner sans être saisi d’un trouble et d’un effroi infinis, tout cela avait disparu non seulement de sa demeure, mais de sa personne, et l’idée de causer avec lui pouvait m’être agréable ou désagréable, mais n’affectait en quoi que ce fût mon système nerveux.
Et de plus combien il était changé depuis cet après-midi même où je l’avais rencontré — en somme quelques heures auparavant — dans le cabinet du duc de Guermantes. Avait-il vraiment eu une scène avec le prince et qui l’avait bouleversé. La supposition n’était pas nécessaire. Les moindres efforts qu’on demande à quelqu’un qui est très malade deviennent vite Four lui un surmenage excessif. Pour peu qu’on l’expose, déjà fatigué, à la chaleur d’une soirée, sa mine se décompose et bleuit comme fait au bout de quelques heures une poire trop mûre, ou du lait près de tourner. De plus, la chevelure de Swann était éclaircie par places, et comme disait Mme de Guermantes, avait besoin du fourreur, avait l’air camphrée et mal camphrée. J’allais traverser le fumoir et aller vers Swann quand malheureusement une main s’abattit sur mon épaule :
« — Bonjour, mon petit, je suis à Paris pour quarante-huit heures. J’ai passé chez toi, on m’a dit que tu étais ici, de sorte que c’est à toi que vaut à ma tante l’honneur de ma présence à sa fête. » C’était Saint-Loup. Je lui dis combien je trouvais la demeure belle. « — Oui, ça fait assez monument historique. Moi je trouve ça assommant. Ne nous mettons pas près de mon oncle Palamède, dit-il, sans cela, nous allons être happés. Comme Mme Molé (car c’est elle qui tient la corde en ce moment) vient de partir, il est tout désemparé. Il paraît que c’était un vrai spectacle, il ne l’a pas quittée d’un pas, il ne l’a laissée que quand il l’a eu mise en voiture. Je n’en veux pas à mon oncle, seulement je trouve drôle que mon conseil de famille, qui s’est toujours montré si sévère pour moi, soit composé précisément des parents qui ont le plus fait la bombe, à commencer par le plus noceur de tous, mon oncle Charlus, qui est mon subrogé tuteur, qui a eu autant de femmes que don Juan et qui à son âge ne dételle pas. II a été question à un moment qu’on me nomme un conseil judiciaire. Je pense que quand tous ces vieux marcheurs se réunissaient pour examiner la question et me faisaient venir pour me faire de la morale, et me dire que je faisais de la peine à ma mère, ils ne devaient pas pouvoir se regarder sans rire. Tu examineras la composition du Conseil, on a l’air d’avoir choisi exprès ceux qui ont le plus retroussé de jupons. » En mettant à part M. de Charlus au sujet duquel l’étonnement de mon ami ne me paraissait pas plus justifié, mais pour d’autres raisons et qui devaient d’ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Robert avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagesse fussent données à un jeune homme par des parents qui ont fait les fous, ou le font encore.
Quand l’atavisme, les ressemblances familiales seraient seules en cause, il est inévitable que l’oncle qui fait la semonce ait à peu près les mêmes défauts que le neveu qu’on l’a chargé de gronder. L’oncle n’y met d’ailleurs aucune hypocrisie, trompé qu’il est par la faculté qu’ont les hommes de croire à chaque nouvelle circonstance qu’il s’agit « d’autre chose », faculté qui leur permet d’adopter des erreurs artistiques, politiques, etc., sans s’apercevoir que ce sont les mêmes qu’ils ont prises pour des vérités, il y a dix ans, à propos d’une autre école de peinture qu’ils condamnaient, d’une autre affaire politique qu’ils croyaient mériter leur haine, dont ils sont revenus, et, qu’ils épousent sans les reconnaître sous un nouveau déguisement. D’ailleurs même si les fautes de l’oncle sont différentes de celles du neveu, l’hérédité peut n’en être pas moins dans une certaine mesure une loi causale, car l’effet ne ressemble pas toujours à la cause, comme la copie à l’original, et même si les fautes de l’oncle sont pires, il peut parfaitement les croire moins graves.
Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indignées à Robert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les goûts véritables de son oncle, à cette époque-là, et même si c’eût encore été celle où le baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfaitement pu être sincère, en trouvant du point de vue de l’homme du monde, que Robert était infiniment plus coupable que lui. Robert n’avait-il pas failli, au moment où son oncle avait été chargé de lui faire entendre raison, se faire mettre au ban de son monde ; ne s’en était-il pas fallu de peu qu’il ne fût blackboulé au Jockey, n’était-il pas un objet de risée par les folles dépenses qu’il faisait pour une femme de la dernière catégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs, acteurs, juifs, dont pas un n’était du monde, par ses opinions qui ne se différenciaient pas de celles des traîtres, par la douleur qu’il causait à tous les siens. En quoi cela pouvait-il se comparer, cette vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus qui avait su, non seulement garder, mais grandir encore sa situation de Guermantes, étant dans le monde un être absolument privilégié, recherché, adulé par la société la plus choisie, et qui, marié à une princesse de Bourbon, femme éminente, avait su la rendre heureuse, avait voué à sa mémoire un culte plus fervent, plus exact, qu’on n’a l’habitude dans le monde, et avait ainsi été aussi bon mari que bon fils !
« — Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de maîtresses ? » demandai-je, non certes dans l’intention diabolique de révéler à Robert le secret que j’avais surpris, mais agacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant de certitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les épaules en réponse à ce qu’il croyait de ma part de la naïveté. « Mais d’ailleurs, je ne l’en blâme pas, je trouve qu’il a parfaitement raison. » Et il commença à m’esquisser une théorie qui lui eût fait horreur à Balbec, où il ne se contentait pas de flétrir les séducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment proportionné au crime. C’est qu’alors il était encore amoureux et jaloux. Il alla jusqu’à me faire l’éloge des maisons de passe. « Il n’y a que là qu’on trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons au régiment son gabarit. » Non seulement il n’avait plus pour ce genre d’endroits le dégoût qui l’avait soulevé a Balbec quand j’avais fait allusion à eux, mais en l’entendant maintenant, je lui dis que Bloch m’en avait fait connaître, mais Robert me répondit que celle où allait Bloch devait être « extrêmement purée, le paradis du pauvre. » « Ça dépend, après tout : où était-ce ? » Je répondis d’une façon évasive, car je me rappelai que c’était là, en effet, que se donnait pour un louis la femme que Robert avait tant aimée. « En tout cas, je t’en ferai connaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes. » En m’entendant exprimer le désir qu’il me conduisît le plus tôt possible dans celles qu’il connaissait et qui devaient, en effet, être bien supérieure à la maison que m’avait indiquée Bloch, il témoigna d’un regret sincère de ne le pouvoir pas cette fois puisqu’il repartait le lendemain. « — Ce sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de… je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Evêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu’à voir la petite, on sent que c’est la fille de gens bien (je sentis s’étendre un instant sur la voix de Robert l’ombre du génie des Guermantes qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur et ne s’arrêta pas). Ça m’a tout l’air d’une affaire merveilleuse. Les parents sont toujours malades et ne peuvent s’occuper d’elle. Dame, la petite se désennuie et je compte sur toi pour lui trouver des distractions, à cette enfant ! » « — Oh ! quand reviendras-tu ? » « — Je ne sais pas, si tu ne tiens pas absolument à des duchesses (le titre de duchesse étant pour l’aristocratie le seul qui désigne un rang particulièrement brillant, comme on dirait dans le peuple, des princesses), dans un autre genre, il y a la première femme de chambra de Mme Putbus. »
À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu pour chercher ses fils. En l’apercevant M. de Charlus alla à elle avec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus agréablement surprise, que c’est une grande froideur qu’elle attendait du baron, lequel s’était posé de tout temps comme le protecteur de sa belle-sœur Oriane et seul de la famille — trop souvent complaisante aux exigences du duc à cause de son héritage et par jalousie à l’égard de la duchesse — tenait impitoyablement à distance les maîtresses de son frère. Aussi Mme de Surgis eût-elle fort bien compris les motifs de l’attitude qu’elle redoutait chez le baron, mais ne soupçonna nullement ceux de l’accueil tout opposé qu’elle reçut de lui. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait d’elle autrefois. Cette admiration s’exalta même jusqu’à un enthousiasme qui, s’il était en partie intéressé pour empêcher la marquise de s’éloigner de lui, pour « l’accrocher » comme Robert disait des armées ennemies dont on veut forcer les effectifs à rester engagés sur un certain point, était peut-être aussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer dans les fils de la marquise le port de reine et les yeux de la mère, le baron pouvait éprouver un plaisir inverse mais aussi vif à retrouver ces charmes réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portrait qui n’inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit l’admiration esthétique qu’il inspire, de ceux qu’il réveille. Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un charme voluptueux au portrait de Jacquet lui-même et en ce moment le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis.
« — Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert. Regarde un peu l’empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis. Et même là, cela m’étonne. Si Oriane le savait elle serait furieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là », ajouta-t-il ; comme tous les gens qui ne sont pas amoureux il s’imaginait qu’on choisit la personne qu’on aime, après mille délibérations et d’après des qualités et convenances diverses. Du reste, tout en se trompant sur son oncle qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’est pas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très souvent par son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits, ayant le titre de la comédie allemande, « oncle et neveu », où l’on verrait l’oncle veillant jalousement, bien qu’involontairement, à ce que son neveu finisse par lui ressembler.
— De quoi parlions-nous ? Ah ! de cette grande blonde, la femme de chambre de Mme Putbus. Elle aime aussi les femmes, mais je pense que cela t’est égal, mais je peux te dire franchement je n’ai jamais vu créature aussi belle. » « — Alors elle doit être assez Giorgione ? » « — Follement Giorgione ! Ah ! si j’avais du temps à passer à Paris, ce qu’il y a de choses magnifiques à faire. Et puis, on passe à une autre. Car pour l’amour, vois-tu, c’est une bonne blague, j’en suis bien revenu. » Je m’aperçus alors, avec surprise, qu’il n’était pas moins revenu de la littérature, alors que c’était seulement des littérateurs qu’il m’avait paru désabusé à notre dernière rencontre (c’est presque tous fripouille et Cie, m’avait-il dit), ce qui se pouvait expliquer par sa rancune justifiée à l’endroit de certains amis de Rachel. Ils lui avaient en effet persuadé qu’elle n’aurait jamais de talent si elle laissait Robert « homme d’une autre race » prendre de l’influence sur elle, et avec elle se moquaient de lui, devant lui, dans les dîners qu’il leur donnait, mais en réalité l’amour de Robert pour les Lettres n’avait rien de profond, n’émanait pas de sa vraie nature, il n’était qu’un dérivé de son amour pour Rachel, et il s’était effacé avec celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir, et son respect religieux pour la vertu des femmes.
« — Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange. Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise, dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme si il ignorait absolument qui ils étaient. Ce doivent être deux orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs, ajouta-t-il à la fois pour confirmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une vague antipathie, qui quand elle ferait place ensuite à l’amabilité, prouverait que celle-ci s’adresserait seulement à la qualité de fils de Mme de Surgis, n’ayant commencé que quand le baron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l’insolence innée était un don de nature et qu’il avait joie à exercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis, et se livrer à des railleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.
« — Ce sont mes fils, dit Mme de Surgis », avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine, sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’air d’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus sincère que l’admiration toute superficielle qu’il témoignait à une femme n’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus complimenteurs, aurait pu être jalouse du regard que tout en causant avec elle il lançait à un homme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui même dans une soirée ne pouvait s’empêcher d’aller naïvement aux jeunes gens, comme les regards d’un couturier décèlent sa profession par la façon immédiate qu’ils ont de s’attacher aux habits.
« — Oh ! comme c’est curieux, répondit non sans insolence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa pensée un long trajet pour l’amener à une réalité si différente de celle qu’il feignait d’avoir supposée. Mais je ne les connais pas », ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu loin dans l’expression de l’antipathie et d’avoir paralysé ainsi chez la marquise l’intention de lui faire faire leur connaissance. « — Est-ce que vous voudriez me permettre de vous les présenter », demanda timidement Mme de Surgis. » « — Mais mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je veux bien, je ne suis peut-être pas un personnage bien divertissant pour d’aussi jeunes gens », psalmodia M. de Charlus avec l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher une politesse.
« — Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit Mme de Surgis. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement.
« — Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’est à mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce de complaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste les gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c’était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait envoyé dinguer. Écoute, il faut que j’aille dire bonjour à Oriane. J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voir ici tous les gens à qui j’aurais été sans cela mettre des cartes.
« Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de jolies manières » était en train de dire M. de Charlus. « Vous trouvez ? » répondait Mme de Surgis, ravie.
Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de moi. La gaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisanteries de l’homme du monde. « — Bonsoir, dit-il à Saint-Loup et à moi. Mon Dieu ! tous trois ensemble, on va croire à une réunion de syndicat. Pour un peu on va chercher où est la caisse ! » Il ne s’était pas aperçu que M. de Beaucerfeuil était dans son dos et l’entendait. Le général fronça involontairement les sourcils. Nous entendions la voix de M. de Charlus tout près de nous : « Comment, vous vous appelez Victurnien, comme dans le cabinet des Antiques », disait le baron pour prolonger la conversation avec les deux jeunes gens. « De Balzac, oui », répondit l’aîné des Surgis qui n’avait jamais lu une ligne de ce romancier, mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et de M. de Charlus, extasié devant tant de science.
« — Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source tout à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus basse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui les relations républicaines de sa femme devenaient plus intéressantes depuis que l’affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupations. Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à fond avec nous. »
« — Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez complètement, répondit Robert. C’est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à voir là-dedans. Si c’était à recommencer, je m’en tiendrais bien à l’écart. Je suis soldat et avant tout pour l’armée. Si tu restes un moment avec M. Swann, je te retrouverai tout à l’heure, je vais près de ma tante » me dit Robert. Mais je vis que c’était avec Mlle d’Aubressac qu’il allait causer et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avait menti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quand j’appris qu’il lui avait été présenté une demi-heure avant par Mme de Marsantes qui désirait le marier, les d’Aubressac étant très riches. « — Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est que Balzac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrer là où c’est devenu le plus rare, chez un de mes pairs, chez un des nôtres, » ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommes pareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec des gens « nés » et surtout moins bien « nés » qu’ils désiraient et pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas à sortir les vieux souvenirs de famille. « — Autrefois, reprit le Baron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l’intelligence, par le cœur. Or, voilà le premier d’entre nous que je vois sachant ce que c’est que Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire le premier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou, dit M. de Charlus qui savait que cette double assimilation ne pouvait qu’enivrer la marquise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir, leur arrière-grand-père maternel avait une collection célèbre du xviiie siècle. Je vous montrerai la mienne si vous voulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au jeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. »
Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à ce degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cornue où s’observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de prusse, qui avaient l’air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur qui, au lycée, après les « expériences », rendent si désagréable de rester dans une classe de « Sciences ». Je lui demandai s’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avait été. « — Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici. »
En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis de quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un moment avec elle, dans une autre, n’avait pas demandé aux deux fils de venir avec leur mère, mais me l’avait demandé. De cette façon, il se donnait l’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunes gens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme de Surgis-le-Duc étant assez mal vue.
Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quolibets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, ou dédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu’elle inspirait à M. de Charlus et surtout qu’elle était intime avec une dame qui causait si familièrement avec lui, dit un bonjour dédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit tout en regardant du coin de l’œil M. de Charlus par un impertinent sourire. Mais la baie était si étroite que Mme de Saint-Euverte quand elle voulut, derrière nous, continuer de quêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne put facilement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, désireux de faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des deux jeunes gens se garda bien de ne pas profiter. Une niaise question que je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphal couplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot. « — Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’en soulager ailleurs que chez une personne qui, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pourtant qui plus qu’elle serait intéressante à entendre. Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du premier empire et de la restauration, que d’histoires intimes aussi qui n’avaient certainement rien de « saint », mais devaient être très vertes, si l’on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait de l’interroger sur ces époques passionnantes, c’est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d’un coup, oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d’aisances, c’est simplement la marquise qui dans quelque but d’invitation vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j’avais le malheur d’aller chez elle, la fosse d’aisance se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser à ce stupide vers dit « décadent ». « Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là… Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse donne des « garden-parties », moi j’appellerais ça « des invites à se promener dans les égouts. » Est-ce que vous allez là ? » demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée. Car voulant feindre de n’y pas aller vis-à-vis du baron, et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par la moyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit une forme si bêtement dilettante, et si mesquinement couturière, que M. de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis à laquelle pourtant il désirait plaire, se mit a rire pour montrer que « ça ne prenait pas ».
« — J’admire toujours les gens qui font des projets ; je me décommande souvent au dernier moment. Il y a une question de robe d’été qui peut changer les choses. J’agirai sous l’inspiration du moment. »
Pour ma part j’étais indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens la donneuse de garden partys. Malheureusement dans le monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme de Saint-Euverte qui avait réussi à se dégager de la baie dont nous barrions l’entrée, frôla involontairement le baron en passant et par un réflexe de snobisme qui annihilait chez elle toute colère, peut-être même dans l’espoir d’une entrée en matière d’un genre dont ce ne devait pas être le premier essai : « — Oh ! pardon, monsieur de Charlus, j’espère que je ne vous ai pas fait mal », s’écria-t-elle comme si elle s’agenouillait devant son maître. Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rire ironique et concéda seulement un « bonsoir », qui, comme s’il s’apercevait seulement de la présence de la marquise une fois qu’elle l’avait salué la première, était une insulte de plus. Enfin, avec une platitude suprême dont je souffris pour elle, Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et, m’ayant pris à l’écart, me dit à l’oreille : « — Mais, qu’ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chic pour lui », dit-elle en riant à gorge déployée. Je restai sérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de croire ou de vouloir faire croire que personne n’était, en effet, aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si fort de ce qu’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, en prenant à leur charge l’hilarité, d’y participer.
« — D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invite pas. Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me bouder (l’expression me parut faible). Tachez de le savoir et venez me le dire demain. Et s’il a des remords et veut vous accompagner, amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait même assez plaisir, à cause de Mme de Surgis que cela ennuierait. Je vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le plus fin de toutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l’air de quémander des invités. En tout cas, sur vous, je compte absolument. »
Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre. Je ne voulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause d’Albertine, et, prenant congé de Mme de Surgis et de M. de Charlus, j’allai retrouver mon malade à la salle de jeux. Je lui demandai si ce qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté (que je ne lui nommai pas) nous avait rendu. Il éclata de rire : « — Il n’y a pas un mot de vrai, pas un seul, c’est entièrement inventé. Vraiment c’est inouï cette génération spontanée de l’erreur. Je ne vous demande pas qui vous a dit cela, mais ce serait vraiment curieux dans un cadre aussi délimité que celui-ci de remonter de proche en proche pour savoir comment cela s’est formé. Du reste, comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le Prince m’a dit ? Les gens sont bien curieux. Moi, je n’ai jamais été curieux, sauf quand j’ai été amoureux et quand j’ai été jaloux. Et pour ce que cela m’a appris ! Êtes-vous jaloux ? » Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je ne savais même pas ce que c’était. « — Hé bien ! je vous en félicite. Quand on l’est peu, cela n’est pas tout à fait désagréable à deux points de vue. D’une part, parce que cela permet aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce que cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais cela ce n’est que dans les tous premiers débuts du mal ou quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle, c’est le plus affreux des supplices. Du reste, même les deux douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je les ai peu connues : la première, par la faute de ma nature qui n’est pas capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à cause des circonstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes, dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’y avoir tenu ; parce que c’était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; il faut rentrer en nous pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aimé la vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi que j’ai eus me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela. Mais, venons à l’entretien avec le Prince, je ne le raconterai qu’à une seule personne, et cette personne, cela va être vous. » J’étais gêné pour l’entendre par la conversation que, tout près de nous, M. de Charlus, revenu dans la salle de jeux, prolongeait indéfiniment. « — Et vous lisez aussi ? Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe qui ne connaissait même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie, comme il voyait tout très petit, lui donnait l’air de voir de très loin, de sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec, dans ses prunelles s’inscrivaient comme de lointaines et mystérieuses étoiles.
« — Si nous allions faire quelques pas dans le jardin, monsieur, » dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avec une voix zézeyante qui semblait indiquer que son développement au moins mental, n’était pas complet, répondait à M. de Charlus avec une précision complaisante et naïve : « — Oh ! moi, c’est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied, surtout le polo. » Telle Minerve, s’étant subdivisée, avait cessé dans certaine cité, d’être la déesse de la Sagesse, et avait incarné une part d’elle-même en une divinité purement sportive, hippique « Athénè Hippia ». « — Ah ! répondit M. de Charlus avec le sourire transcendant de l’intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu’il se moque, mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres et méprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins bêtes, qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont plus du moment qu’ils peuvent lui être agréable d’une autre façon. En parlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu’il lui conférait par là même une supériorité que tout le monde devait envier et reconnaître. « — Non, me répondit Swann, je suis trop fatigué pour marcher, asseyons-nous plutôt dans un coin, je ne tiens plus debout. » C’était vrai, et pourtant, commencer à causer lui avait déjà rendu une certaine vivacité. C’est que dans la fatigue la plus réelle, il y a, surtout chez les gens nerveux, une part qui dépend de l’attention et qui ne se conserve que par la mémoire. On est subitement las dès qu’on craint de l’être, et pour se remettre de sa fatigue, il suffit de l’oublier. Certes, Swann n’était pas tout à fait de ces infatigables épuisés qui, arrivés, défaits, flétris, ne se tenant plus, se raniment dans la conversation comme une fleur dans l’eau et peuvent pendant des heures puiser dans leurs propres paroles des forces qu’ils ne transmettent malheureusement pas à ceux qui les écoutent et qui paraissent de plus en plus abattus au fur et à mesure que le parleur se sent plus réveillé. Mais Swann appartenait à cette forte race juive, à l’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individus eux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladies particulières, comme elle l’est, elle-même, par la persécution, ils se débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent se prolonger au-delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on ne voit plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez immense qui se dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l’heure des prières rituelles et que commence le défilé ponctuel des parents éloignés s’avançant avec des mouvements mécaniques, comme sur une frise assyrienne.
Nous allâmes nous asseoir, mais avant de s’éloigner du groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et tout en me parlant de temps à autre, il jetait un regard vers la direction de cette dame. « — Voici mot pour mot, me dit-il, quand nous fûmes assis, ma conversation avec le Prince, et si vous vous rappelez ce que je vous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous choisis pour confident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez un jour. » « Mon cher Swann, m’a dit le prince de Guermantes, vous m’excuserez si j’ai paru vous éviter depuis quelque temps. (Je ne m’en étais nullement aperçu étant malade et fuyant moi-même tout le monde). D’abord, j’avais entendu dire, et je prévoyais bien que vous aviez dans la malheureuse affaire qui divise le pays, des opinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m’eût été excessivement pénible que vous les professiez devant moi. Ma nervosité était si grande que la Princesse ayant entendu, il y a deux ans, son beau-frère, le Grand-Duc de Hesse, dire que Dreyfus était innocent, elle ne s’était pas contentée de relever le propos avec vivacité, mais ne me l’avait pas répété pour ne pas me contrarier. Presque à la même époque, le Prince Royal de Suède était venu à Paris, et ayant probablement entendu dire que l’Impératrice Eugénie était dreyfusiste, avait confondu avec la Princesse (étrange confusion, vous l’avouerez, entre une femme du rang de la Princesse et une Espagnole, beaucoup moins bien née qu’on ne dit, et mariée à un simple Bonaparte), et lui avait dit : « Princesse, je suis doublement heureux de vous voir, car je sais que vous avez les mêmes idées que moi sur l’affaire Dreyfus, ce qui ne m’étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise. » Ce qui avait attiré au Prince cette réponse : « Monseigneur, je ne suis plus qu’une Princesse française, et je pense comme tous mes compatriotes. » Or, mon cher Swann, il y a environ un an et demi, une conversation que j’eus avec le général de Beaucerfeuil me donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves illégalités, avaient été commises dans la conduite du procès. »
Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui (sans se soucier de nous, d’ailleurs), passait en reconduisant Mme de Surgis et s’arrêta pour tâcher de la retenir encore, soit à cause de ses fils, ou de ce désir qu’avaient les Guermantes de ne pas voir finir la minute actuelle, lequel les plongeaient dans une sorte d’anxieuse inertie. Swann m’apprit à ce propos, un peu plus tard, quelque chose qui ôta, pour moi, au nom de Surgis-le-Duc, toute la poésie que je lui avais trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait une beaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus belles alliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait dans ses terres. Mais, le mot qui terminait le titre, le Duc, n’avait nullement l’origine que je lui prêtais et qui m’avait fait le rapprocher, dans mon imagination, de Bourg-l’Abbé, Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait épousé, pendant la Restauration, la fille d’un richissime industriel, M. Leduc, ou Le Duc, fils d’un fabricant de produits chimiques, l’homme le plus riche de son temps, et qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé pour l’enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le marquisat de Surgis existant déjà dans la famille. L’adjonction du nom bourgeois n’avait pas empêché cette branche de s’allier, à cause de l’énorme fortune, aux premières familles du royaume. Et la marquise actuelle de Surgis-le-Duc, de la plus illustre naissance, aurait pu avoir une situation immense. Un démon de perversité l’avait poussée, dédaignant une situation toute faite, à s’enfuir de la maison conjugale, à vivre de la façon la plus scandaleuse. Puis, le monde dédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, lui avait cruellement manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne, sauf de rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avait entrepris de reconquérir laborieusement pièce par pièce ce qu’elle possédait en naissant (aller et retour qui ne sont pas rares).
Quant aux grands seigneurs, ses parents, reniés jadis par elle, et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la joie qu’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d’enfance qu’elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant cela, pour dissimuler son snobisme, elle mentait peut-être moins qu’elle ne croyait. « Basin, c’est toute ma jeunesse », disait-elle le jour où il lui était revenu. Et, en effet, c’était un peu vrai. Mais elle avait mal calculé en le prenant pour amant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes allaient prendre parti pour elle et ainsi Mme de Surgis redescendrait pour la deuxième fois cette pente qu’elle avait eu tant de peine à remonter. « — Hé bien ! était en train de lui dire M. de Charlus, qui tenait à prolonger l’entretien. Vous mettez mes hommages au pied du beau portrait. Comment va-t-il ? Que devient-il ? » « — Mais, répondit Mme de Surgis, vous savez que je ne l’ai plus ; mon mari n’en a pas été content. » « — Pas content ! d’un des chefs-d’œuvre de notre époque, égal à la Duchesse de Châteauroux de Nattier et qui du reste ne prétendait pas à fixer une moins majestueuse et meurtrière déesse. Oh ! le petit col bleu ! C’est-à-dire que jamais Ver Meer n’a peint une étoffe avec plus de maîtrise, ne le disons pas trop haut pour que Swann ne s’attaque pas à nous pour venger le maître de Delft. » La marquise se retournant adressa un sourire et tendit la main à Swann qui s’était soulevé pour la saluer. Mais presque sans dissimulation qu’une vie déjà avancée lui en eût ôté soit la volonté morale, par l’indifférence à l’opinion, soit le pouvoir physique, par l’exaltation du désir et l’affaiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès que Swann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa gorge de tout près et de haut, il plongea un regard attentif, sérieux, absorbé, presque soucieux, dans les profondeurs du corsage, et ses narines que le parfum de la femme grisait, palpitèrent comme un papillon prêt à aller se poser sur la fleur entrevue. Brusquement il s’arracha au vertige qui l’avait saisi, et Mme de Surgis elle-même, quoique gênée, étouffa une respiration profonde, tant le désir est contagieux. « — Le peintre s’est froissé, dit-elle à M. de Charlus, et l’a repris. On avait dit qu’il était maintenant chez Diane de Saint-Euverte. » « — Je ne croirai jamais, répliqua le Baron, qu’un chef-d’œuvre ait si mauvais goût. »
« — Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parlerais aussi bien que Charlus de ce portrait, me dit Swann, affectant un ton traînard et voyou et suivant des yeux le couple qui s’éloignait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu’à Charlus », ajouta-t-il. Je lui demandai si ce qu’on disait de M. de Charlus était vrai, en quoi je mentais doublement, car si je ne savais pas qu’on eût jamais rien dit, en revanche je savais fort bien depuis tantôt que ce que je voulais dire était vrai. Swann haussa les épaules, comme si j’avais proféré une absurdité. « — C’est-à-dire que c’est un ami délicieux. Mais, ai-je besoin d’ajouter que c’est purement platonique. Il est plus sentimental que d’autres, voilà tout ; d’autre part, comme il ne va jamais très loin avec les femmes, cela a donné une espèce de crédit aux bruits insensés dont vous me parlez. Charlus aime peut-être beaucoup ses amis, mais tenez pour assuré que cela ne s’est jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Enfin, nous allons peut-être avoir deux secondes de tranquillité. Donc, le prince de Guermantes continua : « Je vous avouerai que cette idée d’une illégalité possible dans la conduite du procès, m’était extrêmement pénible à cause du culte que vous savez que j’ai pour l’armée, j’en recausai avec lui, et je n’eus plus, hélas ! aucun doute à cet égard. Je vous dirai franchement que dans tout cela, l’idée qu’un innocent pourrait subir la plus infamante des peines ne m’avait même pas effleuré. Mais par cette idée d’illégalité, je me mis à étudier ce que je n’avais pas voulu lire, et voici que des doutes, cette fois non plus sur l’illégalité, mais sur l’innocence, vinrent me hanter. Je ne crus pas en devoir parler à la Princesse. Dieu sait qu’elle est devenue aussi française que moi. Malgré tout, du jour où je l’ai épousée, j’eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute sa beauté notre France, et ce que pour moi elle a de plus splendide, son armée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de mes doutes qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques officiers. Mais je suis d’une famille de militaires, je ne voulais pas croire que des officiers pussent se tromper. J’en reparlerai à Beaucerfeuil, il m’avoua que des machinations coupables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la Princesse, je me mis à lire tous les jours le Siècle, l’Aurore ; bientôt, je n’eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m’ouvris de mes souffrances morales à notre ami, l’abbé Poiré, chez qui je rencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis dire par lui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa malheureuse femme et de ses enfants. Sur ces entrefaites, un matin que j’allais chez la Princesse, je vis sa femme de chambre qui cachait quelque chose qu’elle avait à la main. Je lui demandai en riant ce que c’était, elle rougit et ne voulut pas me le dire. J’avais la plus grande confiance dans ma femme, mais cet incident me troubla fort (et sans doute aussi la Princesse à qui sa camériste avait dû le raconter), car ma chère Marie me parla à peine pendant le déjeuner qui suivit. Je demandai ce jour-là à l’abbé Poiré s’il pourrait dire le lendemain ma messe pour Dreyfus. » « Allons, bon ! » s’écria Swann a mi-voix en s’interrompant. » Je levai la tête et vis le duc de Guermantes qui venait à nous. « — Pardon de vous déranger mes enfants. Mon petit, dit-il en s’adressant à moi, je suis délégué auprès de vous par Oriane. Marie et Gilbert lui ont demandé de rester à souper à leur table avec cinq ou six personnes seulement : la princesse de Hesse, Mme de Ligné, Mme de Tarante, Mme de Chevreuse, la duchesse d’Arenberg. Malheureusement, nous ne pouvons pas rester, parce que nous allons à une espèce de petite redoute. » Or, chaque fois que nous avons quelque chose à faire, à un moment déterminé, nous chargeons nous-mêmes un certain personnage habitué à ce genre de besogne de surveiller l’heure et de nous avertir à temps. Ce serviteur interne me rappela, comme je l’en avais prié, il y a quelques heures, qu’Albertine, en ce moment bien loin de ma pensée, devait venir chez moi aussitôt après le théâtre. Aussi, je refusai le souper. Ce n’est pas que je ne me plusse chez la princesse de Guermantes. Ainsi les hommes peuvent avoir plusieurs sortes de plaisirs. Le véritable est celui pour lequel ils quittent l’autre. Mais ce dernier, s’il est apparent, ou même seul apparent, peut donner le change sur le premier, rassure ou dépiste les jaloux, égare le jugement du monde. Et pourtant, il suffirait pour que nous le sacrifions à l’autre d’un peu de bonheur ou d’un peu de souffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus graves, mais plus essentiels n’existe pas encore pour nous chez qui sa virtualité ne se traduit qu’en éveillant des regrets, des découragements. Et c’est à ces plaisirs-là pourtant que nous nous donnerons plus tard. Pour en donner un exemple tout à fait secondaire, un militaire en temps de paix sacrifiera la vie mondaine à l’amour, mais la guerre déclarée sacrifiera l’amour à son tour (et sans qu’il soit même besoin de faire intervenir l’idée d’un devoir patriotique), à la passion, plus forte que l’amour, de se battre. Swann avait beau dire qu’il était heureux de me raconter son histoire, je sentais bien que sa conversation avec moi, à cause de l’heure tardive, qu’il était trop souffrant, était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire, les prodigues qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. À partir d’un certain degré d’affaiblissement, qu’il soit causé par l’âge ou par la maladie, tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en dehors des habitudes, tout dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à parler par politesse, par excitation, mais il sait que l’heure où il peut encore s’endormir est déjà passée, et il sait aussi les reproches qu’il s’adressera au cours de l’insomnie et de la fatigue qui vont suivre. Déjà d’ailleurs, même le plaisir momentané a pris fin, le corps et l’esprit sont trop démeublés de leurs forces pour accueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à votre interlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour de départ pu de déménagement, où ce sont des corvées que les visites que l’on reçoit assis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule. « — Enfin seuls, me dit-il ; je ne sais plus où j’en suis. N’est-ce pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé à l’abbé Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus. « Non, me dit-il (je vous dis « me », me dit Swann, parce que c’est le Prince qui me parla, vous comprenez ?) car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de dire également ce matin pour lui. » « — Comment, lui dis-je, il y a un autre catholique que moi qui est convaincu de son innocence ? » « — Il faut le croire. » « — Mais la conviction de cet autre partisan dut être moins ancienne que la mienne. » « — Pourtant, ce partisan me faisait déjà dire des messes quand vous croyiez encore Dreyfus coupable. » « — Ah ! je vois bien que ce n’est pas quelqu’un de notre milieu. » « — Au contraire ! » « — Vraiment, il y a parmi nous des dreyfusistes ? Vous m’intriguez ; j’aimerais m’épancher avec lui, si je le connais, cet oiseau rare. » « — Vous le connaissez. » « — Il s’appelle ? » « — La princesse de Guermantes. » Pendant que je craignais de froisser les opinions nationalistes, la foi française de ma chère femme, elle, avait eu peur d’alarmer mes opinions religieuses, mes sentiments patriotiques. Mais de son côté, elle pensait comme moi, quoique depuis plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de chambre cachait en entrant dans sa chambre, ce qu’elle allait lui acheter tous les jours, c’était l’Aurore. Mon cher Swann, dès ce moment, je pensai au plaisir que je vous ferais en vous disant combien mes idées étaient sur ce point parentes des vôtres ; pardonnez-moi de ne l’avoir pas fait plus tôt. Si vous vous reportez au silence que j’avais gardé vis-à-vis de la Princesse, vous ne serez pas étonné que penser comme vous m’eût alors encore plus écarté de vous que penser autrement que vous. Car ce sujet m’était infiniment pénible à aborder. Plus je crois qu’une erreur, que même des crimes ont été commis, plus je saigne dans mon amour de l’armée. J’aurais pensé que des opinions semblables aux miennes étaient loin de vous inspirer la même douleur quand on m’a dit l’autre jour que vous réprouviez avec force les injures à l’armée et que les dreyfusistes acceptassent de s’allier à ses insulteurs. Cela m’a décidé, j’avoue qu’il m’a été cruel de vous confesser ce que je pense de certains officiers, peu nombreux heureusement, mais c’est un soulagement pour moi de ne plus avoir à me tenir loin de vous et surtout que vous sentiez bien que si j’avais pu être dans d’autres sentiments, c’est que je n’avais pas un doute pour le jugement rendu. Dès que j’en eus un, je ne pouvais plus désirer autre chose, la réparation de l’erreur. » Je vous avoue que ces paroles du prince de Guermantes m’ont profondément ému. Si vous le connaissiez comme moi, si vous saviez d’où il a fallu qu’il revienne pour en arriver là, vous auriez de l’admiration pour lui et il la mérite. D’ailleurs, son opinion ne m’étonne pas de lui, c’est une nature si droite ! » Swann oubliait que dans l’après-midi, il m’avait dit au contraire que les opinions en cette affaire Dreyfus étaient commandées par l’atavisme. Tout au plus avait-il fait exception pour l’intelligence, parce que chez Saint-Loup elle était arrivée à vaincre l’atavisme et à faire de lui un dreyfusard. Or, il venait de voir que cette victoire avait été de courte durée et que Saint-Loup avait passé dans l’autre camp. C’était donc maintenant à la droiture du cœur qu’il donnait le rôle dévolu tantôt à l’intelligence. En réalité, nous découvrons toujours après coup que nos adversaires avaient une raison d’être du parti où ils sont et qui ne tient pas à ce qu’il peut y avoir de juste dans ce parti, et que ceux qui pensent comme nous c’est que l’intelligence, si leur nature morale est trop basse pour être invoquée, ou leur droiture, si leur pénétration est faible, les y a contraints.
Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, et mon camarade Bloch qu’il avait tenu à l’écart jusque-là, et qu’il invita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était dreyfusard. « — Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un effet formidable. » Mais Swann, mêlant à son ardente conviction d’israélite la modération diplomatique du mondain dont il avait trop pris les habitudes pour pouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriser Bloch à lui envoyer, même comme spontanément, une circulaire à signer. « — Il ne peut pas signer cela, il ne faut pas demander l’impossible, répétait Swann. Voilà un homme charmant qui a fait des milliers de lieues pour venir jusqu’à nous. Il peut nous être très utile. S’il signait cela, il se compromettrait simplement auprès des siens, serait châtié à cause de nous, peut-être se repentirait-il de ses confidences et n’en ferait-il plus. » Bien plus, Swann refusa son propre nom. Il disait qu’un nom aussi hébraïque ne pouvait que faire mauvais effet. Et puis, s’il approuvait tout ce qui touchait à la révision il ne voulait être mêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnée comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament un codicille pour demander que, contrairement à ses dispositions précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade de chevalier de la Légion d’honneur. Ce qui assembla autour de l’église de Combray tout un escadron de ces cavaliers sur l’avenir desquels pleurait autrefois Françoise, quand elle envisageait la perspective d’une guerre. Bref Swann refusa de signer la circulaire de Bloch de sorte que s’il passait pour un dreyfusard enragé aux yeux de beaucoup mon camarade le trouva tiède, infecté de nationalisme et cocardier.
Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être obligé de faire des adieux dans cette salle où il avait trop d’amis, mais il me dit : « — Vous devriez venir voir votre amie Gilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne la reconnaîtriez pas. Elle serait si heureuse ! » Je n’aimais plus Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu’on a longtemps pleurée, puis l’oubli est venu, et si elle ressuscitait elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faite pour elle. Je n’avais plus envie de la voir ni même cette envie de lui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour, quand je l’aimais, je me promettais de lui témoigner, quand je ne l’aimerais plus.
Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner vis-à-vis de Gilberte l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver, et d’en avoir été empêché par des circonstances dites « indépendantes de la volonté » et qui ne se produisent en effet, au moins avec une certaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre pas, bien loin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, je ne le quittai pas qu’il ne m’eût promis d’expliquer en détail à sa fille les contretemps qui m’avaient privé, et me priveraient encore d’aller la voir. « — Du reste, je vais lui écrire tout à l’heure en rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une lettre de menaces, car dans un mois ou deux, je serai tout à fait libre, et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi souvent même qu’autrefois. »
Avant de quitter Swann, je lui dis un mot de sa santé. « — Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D’ailleurs comme je vous le disais, je suis assez fatigué et accepte d’avance avec résignation ce qui peut arriver. Seulement, j’avoue que ce serait bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là ont plus d’un tour dans leur sac. Je ne doute pas qu’ils soient finalement vaincus, mais enfin ils sont très puissants, ils ont des appuis partout. Dans le moment où ça va le mieux, tout craque. Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart colonel. »
Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je ne savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La passion qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à moi. Je remarquai seulement que M. de Charlus, à partir d’une certaine époque et sans être pris contre la princesse de Guermantes d’aucune de ces inimitiés qui chez lui n’étonnaient pas, et tout en continuant à avoir pour elle autant, plus d’affection peut-être encore, paraissait mécontent et agacé chaque fois qu’on lui parlait d’elle. Il ne donnait plus jamais son nom dans la liste des personnes avec qui il désirait dîner.
Il est vrai qu’avant cela, j’avais entendu un homme du monde très méchant dire que la Princesse était tout à fait changée, qu’elle était amoureuse de M. de Charlus, mais cette médisance m’avait paru absurde et m’avait indigné. J’avais bien remarqué avec étonnement que quand je racontais quelque chose qui me concernait, si au milieu intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse se mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un malade qui, entendant parler de nous, par conséquent, d’une façon distraite et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom est celui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse et le réjouit. Telle si je lui disais : « Justement M. de Charlus me racontait… » la Princesse reprenait en mains les rênes détendues de son attention. Et une fois ayant dit devant elle que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentiment pour une certaine personne, sans dire quel genre de personne, je vis avec étonnement s’insérer dans les yeux de la Princesse ce trait différent et momentané qui trace dans les prunelles comme le sillon d’une fêlure, et qui provient d’une pensée que nos paroles à leur insu ont agitée en l’être à qui nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par des paroles, mais qui montera des profondeurs remuées par nous, à la surface un instant altérée du regard. Mais si mes paroles avaient ému la Princesse, je n’avais pas soupçonné de quelle façon.
D’ailleurs, peu de temps après, elle commença à me parler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion aux bruits que de rares personnes faisaient courir sur le Baron, c’était seulement comme à d’absurdes et infâmes inventions. Mais d’autre part, elle disait : « Je trouve qu’une femme qui s’éprendrait d’un homme de l’immense valeur de Palamède devrait avoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pour l’accepter et le comprendre en bloc, tel qu’il est, pour respecter sa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanir les difficultés et à le consoler de ses peines. » Or, par ces paroles pourtant si vagues, la princesse de Guermantes révélait ce qu’elle cherchait à magnifier de la même façon que faisait parfois M. de Charlus lui-même. N’ai-je pas entendu à plusieurs reprises ce dernier dire à des gens qui jusque-là étaient incertains si on le calomniait ou non : « Moi, qui ai eu bien des hauts et bien des bas dans ma vie, qui ai connu toute espèce de gens, aussi bien des voleurs que des rois, et même je dois dire avec une légère préférence pour les voleurs, qui ai poursuivi la beauté sous toutes ses formes, etc… » et par ces paroles qu’il croyait habiles, et en démentant des bruits dont on ne soupçonnait pas qu’ils eussent couru, ou pour faire, à la vérité par goût, par mesure, par souci de la vraisemblance une part qu’il était seul à juger minime, il ôtait leurs derniers doutes sur lui aux uns, inspirait leurs premiers à ceux qui n’en avaient pas encore. Car le plus dangereux de tous les recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable. La connaissance permanente qu’il a d’elle l’empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et en revanche de se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les autres dans des paroles qu’il croit innocentes, l’aveu (et d’ailleurs il aurait de toute façon bien tort de chercher à le taire, car il n’y a pas de vices qui ne trouvent dans le grand monde des appuis complaisants et l’on a vu bouleverser l’aménagement d’un château pour faire coucher une sœur près de sa sœur dès qu’on eut appris qu’elle ne l’aimait pas qu’en sœur) il levait les derniers doutes de ceux qui en avaient encore. Mais ce qui me révéla tout d’un coup l’amour de la princesse, ce fut un fait particulier et sur lequel je n’insisterai pas ici, car il fait partie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reine, plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir avec l’amour de la princesse, disons quel petit fait m’ouvrit les yeux. J’étais ce jour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous passions devant une poste, elle fit arrêter. Elle n’avait pas emmené de valet de pied. Elle sortit à demi une lettre de son manchon et commença le mouvement de descendre pour la mettre dans la boîte. Je voulus l’arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà nous nous rendions compte l’un et l’autre que notre premier geste avait été, le sien compromettant, en ayant air de protéger un secret, le mien indiscret en m’opposant à cette protection. Ce fut elle qui se ressaisit le plus vite. Devenant subitement très rouge, elle me donna la lettre, je n’osai plus ne pas la prendre, mais en la mettant dans la boîte, Je vis, sans le vouloir qu’elle était adressée à M. de Charlus.
Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez la princesse de Guermantes, j’allai lui dire adieu, car le Duc et la Duchesse me ramenaient et étaient fort pressés. M. de Guermantes voulait cependant dire au revoir à son frère. Mme de Surgis avait eu le temps, dans une porte de dire au Duc que M. de Charlus avait été charmant pour elle et pour ses fils. Cette grande gentillesse de son frère et la première que celui-ci eût eue dans cet ordre d’idées toucha profondément M. de Guermantes et réveilla chez lui des sentiments de famille qui ne s’endormaient d’ailleurs jamais longtemps. Au moment où nous disions adieu à la princesse, il tint, sans dire expressément ses remerciements à Palamède, à lui exprimer sa tendresse, soit qu’il eût en effet peine à la contenir, soit pour que le baron se souvînt que le genre d’actions qu’il avait eu ce soir, ne passait pas inaperçu aux yeux d’un frère, de même que dans le but de créer pour l’avenir des associations de souvenirs salutaires, on donne du sucre à un chien qui s’est bien conduit. « — Hé bien ! petit frère, dit le Duc en arrêtant M. de Charlus et en le prenant tendrement sous le bras, voilà comment on passe devant son aîné sans même un petit bonjour. Je ne te vois plus, Mémé, et tu ne sais pas comme cela me manque. En cherchant de vieilles lettres j’en ai justement retrouvé de la pauvre maman qui sont toutes si tendres pour toi. » « — Merci, Basin, » répondit M. de Charlus d’une voix altérée car il ne pouvait jamais parler sans émotion de leur mère. « — Tu devrais te décider à me laisser t’installer un pavillon à Guermantes, » reprit le Duc. « — C’est gentil de voir les deux frères si tendres l’un avec l’autre, » dit la Princesse à Oriane. « — Ah ! ça, je ne crois pas qu’on puisse trouver beaucoup de frères comme cela. Je vous inviterai avec lui, me promit-elle. Vous n’êtes pas mal avec lui ?… Mais qu’est-ce qu’ils peuvent avoir à se dire, » ajouta-t-elle d’un ton inquiet, car elle entendait imparfaitement leurs paroles. Elle avait toujours eu une certaine jalousie du plaisir que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère d’un passé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentait que, quand ils étaient heureux d’être ainsi l’un près de l’autre et que ne retenant plus son impatiente curiosité elle venait se joindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais ce soir, à cette jalousie habituelle s’en ajoutait une autre. Car si Mme de Surgis avait raconté à M. de Guermantes les bontés qu’avait eues son frère afin qu’il l’en remerciât, en même temps des amies dévouées du couple Guermantes avaient cru devoir prévenir la duchesse que la maîtresse de son mari avait été vu en tête à tête avec le frère de celui-ci. Et Mme de Guermantes en était tourmentée. « — Rappelle-toi comme nous étions heureux autrefois à Guermantes, reprit le Duc en s’adressant à M. de Charlus. Si tu y venais quelquefois l’été, nous reprendrions notre bonne vie. Te rappelles-tu le vieux père Courveau : « Pourquoi est-ce que Pascal est troublant ? parce qu’il est trou… trou. » « — Blé, répondit M. de Charlus comme s’il répondait encore à son professeur. Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ; parce qu’il est trou… parce qu’il est trou. Blanc. Très bien, vous serez reçu vous aurez certainement une mention et Mme la Duchesse vous donnera un dictionnaire chinois. » « — Si je me rappelle, mon petit Mémé, et la vieille potiche que t’avait rapportée Hervey de Saint-Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais d’aller passer définitivement ta vie en Chine, tant tu étais épris de ce pays ; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah ! tu as été un type spécial car on peut dire qu’en rien, tu n’as jamais eu les goûts de tout le monde… » Mais à peine avait-il dit ces mots que le duc piqua ce qu’on appelle un soleil, car il connaissait sinon les mœurs, du moins la réputation de son frère. Comme il ne lui en parlait jamais, il était d’autant plus gêné d’avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l’air de s’y rapporter, et plus encore d’avoir paru gêné. Après une seconde de silence : « — Qui sait, dit-il pour effacer ses dernières paroles, tu étais peut-être amoureux d’une Chinoise, avant d’aimer tant de blanches et de leur plaire, si j’en juge par une certaine dame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant avec elle. Elle a été ravie de toi. » Le duc s’était promis de ne pas parler de Mme de Surgis, mais au milieu du désarroi que la gaffe qu’il avait faite venait de jeter dans ses idées, il s’était jeté sur la plus voisine qui était précisément celle qui ne devait pas paraître dans l’entretien, quoiqu’elle l’eût motivé. Mais M. de Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et comme les coupables qui ne veulent pas avoir l’air embarrassé qu’on parle devant eux du crime qu’ils sont censés ne pas avoir commis et croient devoir prolonger une conversation périlleuse : « — J’en suis charmé, lui répondit-il, mais je tiens à revenir sur ta phrase précédente qui me semble profondément vraie. Tu disais que je n’ai jamais eu les idées de tout le monde, comme c’est juste, tu disais que j’avais des goûts spéciaux. » « — Mais non, protesta M. de Guermantes, qui en effet, n’avait pas dit ces mots, et ne croyait peut-être pas chez son frère à la réalité de ce qu’ils désignaient. Et d’ailleurs, se croyait-il le droit de le tourmenter pour des singularités qui en tous cas étaient restées assez douteuses ou assez secrètes pour ne nuire en rien à l’immense situation du Baron. Bien plus, sentant que cette situation de son frère allait se mettre au service de ses maîtresses, le Duc se disait que cela valait bien quelques complaisances en échangé ; eût-il à ce moment connu quelque liaison masculine de son frère que, dans l’espoir de l’appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux sur elle, et au besoin prêtant la main. « — Voyons, Basin ; bonsoir, Palamède, dit la duchesse qui, dévorée de rage et de curiosité, n’y pouvait plus tenir, si vous avez décidé de passer la nuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenez debout, Marie et moi, depuis une demi-heure. » Le duc quitta son frère après une significative étreinte et nous descendîmes tous trois l’immense escalier de l’hôtel de la princesse.
Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient répandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avancée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la Duchesse se tenait à gauche de l’escalier, déjà enveloppée dans son manteau à la Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de rubis, dévorée des yeux par des femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre le secret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa voilure sur le même degré de l’escalier que Mme de Guermantes, mais à l’extrémité opposée, Mme de Gallardon qui avait perdu depuis longtemps tout espoir d’avoir jamais la visite de sa cousine, tournait le dos pour ne pas avoir l’air de la voir, et surtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la saluait pas. Mme de Gallardon était de fort méchante humeur parce que des messieurs qui étaient avec elle avaient cru devoir lui parler de Mme de Guermantes : « — Je ne tiens pas du tout à la voir, leur avait-elle répondu, je l’ai du reste aperçue tout à l’heure, elle commence à vieillir ; il paraît qu’elle ne peut pas s’y faire, Basin lui-même le dit. Et dame, je comprends ça, parce que comme elle n’est pas intelligente, qu’elle est méchante comme une gale et qu’elle a mauvaise façon, elle sent bien que, quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien du tout. »
J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes qui craignait les refroidissements blâma, tout en descendant avec moi, à cause de la chaleur qu’il faisait. Et la génération de nobles qui a plus ou moins passé par monseigneur Dupanloup parle un si mauvais français (excepté les Castellane), que le Duc exprima ainsi sa pensée : « Il vaut mieux ne pas être couvert avant d’aller dehors, du moins en thèse générale. » Je revois toute cette sortie, je revois, si ce n’est pas à tort que je le place sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le prince de Sagan duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, se découvrant pour présenter ses hommages à la Duchesse, avec une si ample révolution du chapeau haut de forme dans sa main gantée de blanc, qui répondait au gardénia de la boutonnière, qu’on s’étonnait que ce ne fût pas un feutre à plume de l’ancien régime duquel plusieurs visages ancestraux étaient exactement reproduits dans celui de ce grand seigneur. Il ne resta qu’un peu de temps auprès d’elle, mais ses poses même d’un instant suffisaient à composer tout un tableau vivant et comme une scène d’histoire. D’ailleurs comme il est mort depuis, et que je ne l’avais de son vivant qu’aperçu, il est tellement devenu pour moi un personnage d’histoire, d’histoire mondaine du moins, qu’il m’arrive de m’étonner en pensant qu’une femme, qu’un homme que je connais sont sa sœur et son neveu.
Pendant que nous descendions l’escalier, le montait, avec un air de lassitude qui lui seyait, une femme qui paraissait une quarantaine d’années bien qu’elle eût davantage. C’était la princesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de Parme, et dont la douce voix se scandait d’un vague accent autrichien. Elle s’avançait, grande, inclinée, dans une robe de soie blanche à fleurs, laissant battre sa poitrine délicieuse, palpitante et fourbue, à travers un harnais de diamants et de saphirs. Tout en secouant la tête comme une cavale de roi qu’eût embarrassé son licol de perles, d’une valeur inestimable et d’un poids incommode, elle posait çà et là ses regards doux et charmants, d’un bleu qui, au fur et à mesure qu’il commençait à s’user, devenait plus caressant encore, et faisait à la plupart des invités qui s’en allaient un signe de tête amical. « — Vous arrivez à une jolie heure, Paulette ! » dit la Duchesse. « — Ah ! j’ai un tel regret ! Mais vraiment il n’y a pas eu la possibilité matérielle » répondit la princesse d’Orvillers qui avait pris à la duchesse de Guermantes ce genre de phrases, mais y ajoutait sa douceur naturelle et l’air de sincérité donné par l’énergie d’un accent lointainement tudesque dans une voix si tendre. Elle avait l’air de faire allusion à des complications de vie trop longues à dire, et non vulgairement à des soirées, bien qu’elle revînt en ce moment de plusieurs. Mais ce n’était pas elles qui la forçaient de venir si tard. Comme le prince de Guermantes avait pendant de longues années empêché sa femme de recevoir Mme d’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut levé, se contenta de répondre aux invitations, pour ne pas avoir l’air d’en avoir soif, par de simples cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans de cette méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme après le théâtre. De cette façon, elle se donnait l’air de ne tenir nullement à la soirée, ni d’y être vue, mais simplement de venir faire une visite au Prince et à la Princesse, rien que pour eux, par sympathie, au moment où, les trois quarts des invités déjà partis, elle « jouirait mieux d’eux ». « — Oriane est vraiment tombée au dernier degré, ronchonna Mme de Gallardon. Je ne comprends pas Basin de la laisser parler à Mme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de Gallardon qui m’eût permis cela. » Pour moi, j’avais reconnu en Mme d’Orvillers la femme qui près de l’hôtel Guermantes me lançait de longs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait devant les glaces des boutiques. Mme de Guermantes me présenta, Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, ni piquée. Elle me regarda comme tout le monde de ses yeux doux… Mais je ne devais plus jamais, quand je la rencontrerais, recevoir d’elle une seule de ces avances où elle avait semblé s’offrir. Il y a des regards particuliers et qui ont l’air de vous reconnaître, qu’un jeune homme ne reçoit jamais de certaines femmes — et de certains hommes — que jusqu’au jour où ils vous connaissent et apprennent que vous êtes l’ami de gens avec qui ils sont liés aussi.
On annonça que la voiture était avancée. Mme de Guermantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter en voiture, mais saisie peut-être d’un remords, ou du désir de faire plaisir et surtout de profiter de la brièveté que l’empêchement matériel de le prolonger imposait à un acte aussi ennuyeux, regarda Mme de Gallardon et, comme si elle venait seulement de l’apercevoir, prise d’une inspiration, elle retraversa avant de descendre toute la longueur du degré et arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. « — Comme il y a longtemps, lui dit la Duchesse qui, pour ne pas avoir à développer tout ce qu’était censé contenir de regrets et de légitimes excuses cette formule, se tourna d’un air effrayé vers le Duc, lequel en effet descendu avec moi vers la voiture, tempêtait en voyant que sa femme était partie vers Mme de Gallardon et interrompait la circulation des autres voitures. « — Oriane est tout de même encore bien belle ! » dit Mme de Gallardon. Les gens m’amusent quand ils disent que nous sommes en froid, nous pouvons pour des raisons où nous n’avons pas besoin de mettre les autres rester des années sans nous voir, nous avons trop de souvenirs communs pour pouvoir jamais être séparées, et au fond, elle sait bien qu’elle m’aime plus que tant de gens qu’elle voit tous les jours et qui ne sont pas de son rang. » Mme de Gallardon était en effet comme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute force faire croire qu’ils sont plus aimés que ceux que choie leur belle. Et par les éloges que, sans souci de la contradiction à ce qu’elle avait dit peu avant, elle prodigua en parlant de la duchesse de Guermantes elle prouva indirectement que celle-ci possédait à fond les maximes qui doivent guider dans sa carrière une grande élégante laquelle dans le moment même où sa plus merveilleuse toilette excite, à côté de l’admiration, l’envie, doit savoir traverser tout un escalier pour la désarmer. « — Faites au moins attention de ne pas mouiller vos souliers », dit le Duc, qui était encore furieux d’avoir attendu.
Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les souliers rouges se trouvèrent forcément peu éloignés des miens, et Mme de Guermantes, craignant même qu’ils ne les eussent touchés, dit au Duc : « — Ce jeune homme va être obligé de me dire comme dans je ne sais plus quelle caricature « Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne me marchez pas sur les pieds comme cela. » Ma pensée d’ailleurs était assez loin de Mme de Guermantes. Depuis que Saint-Loup m’avait parlé d’une jeune fille de grande famille qui allait dans une maison de passe, et de la femme de chambre de la baronne Putbus, c’était dans ces deux personnes que, faisant bloc, s’étaient résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de grande maison enflées d’orgueil et qui disent « nous » en parlant des duchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois, même sans les avoir vu passer en voiture ou à pied, d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’en devinsse amoureux et qu’ayant consciencieusement cherché dans l’annuaire des châteaux où elles passaient l’été (bien souvent en me laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d’aller habiter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les bois de pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matière charnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’en avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux statues ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais pas vues, le caractère individuel, la personnalité de ces deux beautés possédables. Je devais m’épuiser vainement à chercher à me figurer, pendant les mois où j’eusse préféré une femme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelle tranquillité après avoir été perpétuellement troublé par mes désirs inquiets, pour tant d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom, qui étaient en tous cas si difficiles à retrouver, encore plus à connaître, impossible peut-être à conquérir, d’avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur flèche signalétique, que j’étais du moins certain de me procurer quand je le voudrais. Je reculais l’heure de commencer ces plaisirs, comme celle du travail, mais la certitude d’avoir le plaisir quand je voudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces cachets soporifiques qu’il suffit d’avoir à la portée de la main pour n’avoir pas besoin d’eux et s’endormir. Je ne désirais dans l’univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arriver à me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m’avait appris les noms et garantis la complaisance. De sorte que s’il avait par ses paroles de tout à l’heure fourni un rude travail à mon imagination, il avait par contre procuré une appréciable détente, un repos durable à ma volonté.
« — Hé bien ! me dit la Duchesse, en dehors de vos bals, est-ce que je ne peux vous être d’aucune utilité ? Avez-vous trouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente ? » Je lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie ne fût trop peu élégant pour elle. « — Qui est-ce ? » demanda-t-elle de sa voix menaçante et rauque sans presque ouvrir la bouche. « — La baronne Putbus. » Cette fois-ci elle feignit une véritable colère. « — Ah ! non, ça, par exemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne sais même pas par quel hasard je sais le nom de ce chameau. Mais c’est la lie de la société. C’est comme si vous me demandiez de vous présenter à ma mercière. Et encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtes un peu fou, mon pauvre petit. En tout cas, je vous demande en grâce d’être poli avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leur mettre des cartes, d’aller les voir et de ne pas leur parler de la baronne Putbus qui leur est inconnue. » Je demandai si Mme d’Orvillers n’était pas un peu légère. « — Oh ! pas du tout, vous confondez, elle serait plutôt bégueule. N’est-ce pas, Basin ? » « — Oui, en tout cas je ne crois pas qu’il y ait jamais rien à dire sur elle », dit le Duc.
« Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute, me demanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je sais quelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane d’abord, cela ce n’est pas la peine de le dire, mais la princesse de Parme. Elle chante tout le temps vos louanges, elle ne jure que par vous. Vous avez la chance — comme elle est un peu mûre — qu’elle soit d’une pudicité absolue. Sans cela elle vous aurait certainement pris comme sigisbée, comme on disait dans ma jeunesse, une espèce de cavalier servant.
Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avec Albertine. Aussi je refusai. La voiture s’était arrêtée, le valet de pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent jusqu’à ce qu’elle fût ouverte toute grande, et la voiture s’engagea dans la cour. « — À la revoyure », me dit le Duc. « — J’ai quelquefois regretté de demeurer aussi près de Marie, me dit la duchesse, parce que si je l’aime beaucoup, j’aime un petit peu moins la voir. Mais je n’ai jamais regretté cette proximité autant que ce soir puisque cela me fait rester si peu avec vous. » « — Allons, Oriane, pas de discours. » La Duchesse aurait voulu que j’entrasse un instant chez eux. Elle rit beaucoup, ainsi que le duc, quand je dis que je ne pouvais pas parce qu’une jeune fille devait précisément venir me faire une visite maintenant. « — Vous avez une drôle d’heure pour recevoir vos visites », me dit-elle.
« — Allons, mon petit, dépêchons-nous, dit le Duc à sa femme. Il est minuit moins le quart et le temps de nous costumer… » Il se heurta devant sa porte sévèrement gardée aux deux dames à canne, qui n’avait pas craint de descendre nuitamment de leur cime, afin d’empêcher un scandale. « — Basin, nous avons tenu à vous prévenir, de peur que vous ne soyez vu à cette redoute, que le pauvre Amanien vient de mourir, il y a une heure ». Le duc eut un instant d’alarme. Il voyait la fameuse redoute s’effondrer pour lui du moment que par ces maudites montagnardes, il était averti de la mort de M. d’Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec la détermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacité d’assimiler exactement les tours de la langue française : « Il est mort ! Mais non, on exagère, on exagère ! » Et sans plus s’occuper des deux parentes qui, munies de leurs alpenstocks allaient faire l’ascension dans la nuit, il se précipita aux nouvelles en interrogeant son valet de chambre :
« — Mon casque est bien arrivé ? » « — Oui, monsieur le duc. » « — Il y a bien un petit trou pour respirer ? Je n’ai pas envie d’être asphyxié, que diable ! » « — Oui, monsieur le duc. » « — Ah ! tonnerre de Dieu, c’est un soir de malheur. Oriane, j’ai oublié de demander à Babal si les souliers à la poulaine étaient pour vous ! » « — Mais, mon petit, puisque le costumier de l’Opéra-Comique est là, il nous le dira. Moi, je ne crois pas que ça puisse aller avec vos éperons. » « — Allons trouver le costumier, dit le duc. Adieu, mon petit, je vous dirais bien d’entrer avec nous pendant que nous essaierons, pour vous amuser. Mais nous causerions, il va être minuit et il faut que nous n’arrivions pas en retard pour que la fête soit complète. »
Moi aussi j’étais pressé de quitter M. et Mme de Guermantes au plus vite. Phèdre finissait vers onze heures et demie. Le temps de venir, Albertine devait être arrivée. J’allai droit à Françoise : « — Mlle Albertine est là ? » « — Personne n’est venu. »
Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne viendrait ! J’étais tourmenté, la visite d’Albertine me semblant maintenant d’autant plus désirable qu’elle était moins certaine.
Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre raison. Elle venait d’installer sa fille à table pour un succulent repas. Mais en m’entendant venir, voyant le temps lui manquer pour enlever les plats et disposer des aiguilles et du fil comme s’il s’agissait d’un ouvrage et non d’un souper : « — Elle vient de prendre une cuillère de soupe, me dit Françoise, je l’ai forcé de sucer un peu de carcasse », pour diminuer ainsi jusqu’à rien le souper de sa fille et comme si ç’avait été coupable qu’il fût copieux. Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la faute d’entrer dans la cuisine, Françoise faisait semblant qu’on eût fini et s’excusait même en disant : « J’avais voulu manger un morceau ou une bouchée. » Mais on était vite rassuré en voyant la multitude des plats qui couvraient la table et que Françoise, surprise par mon entrée soudaine, comme un malfaiteur qu’elle n’était pas, n’avait pas eu le temps de faire disparaître. Puis elle ajouta : « — Allons, va te coucher, tu as assez travaillé comme cela aujourd’hui (car elle voulait que sa fille eût l’air non seulement de ne nous coûter rien, de vivre de privations, mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu ne fais qu’encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui attend de la visite. Allons, monte, reprit-elle, comme si elle était obligée d’user de son autorité pour envoyer coucher sa fille qui, du moment que le souper était raté, n’était plus là que pour la frime, et si j’étais resté cinq minutes encore, eût d’elle-même décampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français populaire et pourtant un peu individuel, qui était le sien : « — Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe la figure. » J’étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec la fille de Françoise.
J’ai dit qu’elle était d’un petit pays qui était tout voisin de celui de sa mère, et pourtant différent par la nature du terrain, les cultures, le patois, par certaines particularités des habitants, surtout. Ainsi la « bouchère » et la nièce de Françoise s’entendaient fort mal, mais avaient ce point commun, quand elles partaient faire une course, de s’attarder des heures chez la sœur ou chez la cousine, étant d’elles-mêmes incapables de terminer une conversation, conversation au cours de laquelle, le motif qui les avait fait sortir s’évanouissait, tellement que si on leur disait au retour :
« Hé ! bien, M. le marquis de Norpois sera-t-il visible à six heures un quart », elles ne se frappaient même pas le front en disant : « Ah ! j’ai oublié », mais « Ah ! je n’ai pas compris que monsieur avait demandé cela, je croyais qu’il fallait seulement lui donner le bonjour. » Si elles « perdaient la boule » de cette façon pour une chose dite une heure auparavant, en revanche il était impossible de leur ôter de la tête quelque chose qu’elles avaient une fois dite. Ainsi si la bouchère avait entendu dire par sa sœur que les Anglais nous avaient fait la guerre en 70 en même temps que les Prussiens, et si j’avais expliqué que ce fait était complètement faux, toutes les trois semaines la bouchère me répétait au cours d’une conversation : « — C’est cause à cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70 en même temps que les Prussiens. » « — Mais je vous ai dit cent fois que c’était faux. » Elle répondait, ce qui impliquait que rien n’était ébranlé dans sa conviction. « — En tout cas, ce n’est pas une raison pour leur en vouloir. Depuis 70, il a coulé de l’eau sous les ponts, etc. » Une autre fois, prônant une guerre avec l’Angleterre que je désapprouvais, elle disait : « Bien sûr vaut toujours mieux pas de guerre ; mais puisqu’il le faut vaut mieux y aller tout de suite. Comme l’a expliqué tantôt le frère, depuis cette guerre que les Anglais nous ont faite en 70, les traités de commerce nous ruinent. Après qu’on les aura battus, on ne laissera plus entrer en France un seul Anglais, sans payer trois cents francs d’entrée, comme nous maintenant pour aller en Angleterre. »
Tel était en dehors de beaucoup d’honnêteté et, quand ils parlaient, d’une sourde obstination à ne pas se laisser interrompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on les interrompt, ce qui finit par donner à leurs propos la solidité inébranlable d’une fugue de Bach, le caractère des habitants dans ce petit pays qui n’en comptait pas cinq cents et que bordaient ses châtaigniers, ses saules, ses champs de pommes de terre et de betteraves.
La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant une femme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens, l’argot parisien et ne manquait aucune des plaisanteries adjointes. Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant de croire que je m’appelais Charles. Je lui répondis naïvement que non, ce qui lui permit de placer : « — Ah ! je croyais ! Et je me disais Charles attend (charlatan) ». Ce n’était pas de très bon goût. Mais je fus moins indifférent lorsque comme consolation du retard d’Albertine, elle me dit : « — Je crois que vous pouvez l’attendre à perpète. Elle ne viendra plus. Ah ! nos gigolettes d’aujourd’hui ! »
Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais ce qui est plus curieux, le parler de sa mère différait de celui de sa grand’mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était si près du pays de Françoise. Pourtant les patois différaient légèrement comme les deux paysages. Le pays de la mère de Françoise en pente et descendant à un ravin, était fréquenté par les saules. Et, très loin de là, au contraire, il y avait en France une petite région où on parlait presque tout à fait le même patois qu’à Méséglise. J’en fis la découverte en même temps que j’en éprouvai l’ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en grande conversation avec une femme de chambre de la maison, qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient presque, je ne les comprenais pas du tout, elles le savaient et ne trouvaient pas pour cela, excusées croyaient-elles par la joie d’être payses quoique nées si loin l’une de l’autre, de continuer à parler devant moi cette langue étrangère, comme lorsqu’on ne veut pas être compris. Ces pittoresques études de géographie linguiste et de camaraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans la cuisine, sans que j’y prisse aucun plaisir.
Comme chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, le concierge appuyait sur un bouton électrique qui éclairait l’escalier, et comme il n’y avait pas de locataires qui ne fussent rentrés, je quittai immédiatement la cuisine et revins m’asseoir dans l’antichambre, épiant, là où la tenture un peu trop étroite qui ne couvrait pas complètement la porte vitrée de notre appartement, laissait passer la sombre raie verticale faite par la demi-obscurité de l’escalier. Si tout d’un coup, cette raie devenait d’un blond doré, c’est qu’Albertine viendrait d’entrer en bas et serait dans deux minutes près de moi ; personne d’autre ne pouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvant détacher mes yeux de la raie qui s’obstinait à demeurer sombre ; je me penchais tout entier pour être sûr de bien voir ; mais j’avais beau regarder, le noir trait vertical, malgré mon désir passionné, ne me donnait pas l’enivrante allégresse que j’aurais eue, si je l’avais vu, changé par un enchantement soudain et significatif, en un lumineux barreau d’or. C’était bien de l’inquiétude, pour cette Albertine à laquelle je n’avais pas pensé trois minutes pendant la soirée Guermantes ! Mais, réveillant les sentiments d’attente jadis éprouvés à propos d’autres jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait à venir, la privation possible d’un simple plaisir physique me causait une cruelle souffrance morale.
Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y suivit. Elle trouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il était inutile que je gardasse la rose que j’avais à la boutonnière et vint pour me l’enlever. Son geste, en me rappelant qu’Albertine pouvait ne plus venir, et en m’obligeant aussi à confesser que je désirais être élégant pour elle, me causa une irritation qui fut redoublée du fait qu’en me dégageant violemment, je froissai la fleur et que Françoise me dit : « Il aurait mieux valu me la laisser ôter plutôt que non pas la gâter ainsi. » D’ailleurs, ses moindres paroles m’exaspéraient. Dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autre présence.
Françoise sortie de la chambre, je pensai que si c’était pour en arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l’égard d’Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant de fois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours, les soirs où je la laissais venir pour recommencer nos caresses. Je sentais qu’insoucieuse de moi, elle me laissait seul. Pour embellir un peu ma chambre, si Albertine venait encore, et parce que c’était une des plus jolies choses que j’avais, je remis pour la première fois depuis des années, sur la table qui était auprès de mon lit, ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte m’avait fait faire pour envelopper la plaquette de Bergotte et que, si longtemps, j’avais voulu garder avec moi pendant que je dormais, à côté de la bille d’agate. D’ailleurs, autant peut-être qu’Albertine, toujours pas venue, sa présence en ce moment dans un « ailleurs » qu’elle avait évidemment trouvé plus agréable et que je ne connaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ce que j’avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur mon incapacité d’être jaloux, aurait pu, si j’avais vu mon amie à des intervalles moins éloignés, se changer en un besoin anxieux de savoir où, avec qui, elle passait son temps. Je n’osais pas envoyer chez Albertine, il était trop tard, mais dans l’espoir que soupant peut-être avec des amies dans un café, elle aurait l’idée de me téléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant la communication dans ma chambre, je la coupai entre le bureau de postes et la loge du concierge à laquelle il était relié d’habitude à cette heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir où donnait la chambre de Françoise eût été plus simple, moins dérangeant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettent à chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de nouveaux vices qui les rendent plus chers ou plus insupportables à leurs amis. C’est ainsi que la découverte d’Edison avait permis à Françoise d’acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser, quelque utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand on voulait le lui apprendre, comme d’autres au moment d’être vaccinés. Aussi le téléphone était-il placé dans ma chambre, et pour qu’il ne gênât pas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple bruit de tourniquet. De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais pas. Mon immobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois, je remarquai le tic-tac de la pendule. Françoise vint arranger des choses. Elle causait avec moi, mais je détestais cette conversation, sous la continuité uniformément banale de laquelle mes sentiments changeaient de minute en minute, passant de la crainte à l’anxiété ; de l’anxiété à la déception complète. Différent des paroles vaguement satisfaites que je me croyais obligé d’adresser à Françoise, je sentais mon visage si malheureux que je prétendis que je souffrais d’un rhumatisme pour expliquer le désaccord entre mon indifférence simulée et cette expression douloureuse ; puis je craignais que les paroles prononcées d’ailleurs à mi-voix par Françoise (non à cause d’Albertine, car elle jugeait passée depuis longtemps l’heure de sa venue possible) risquassent de m’empêcher d’entendre l’appel sauveur qui ne viendrait plus. Enfin Françoise alla se coucher ; je la renvoyai avec une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait en s’en allant ne couvrît pas celui du téléphone. Et je recommençai à écouter, à souffrir ; quand nous attendons, de l’oreille qui recueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse, et de l’esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le double trajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir sa durée, et qu’il semble que nous écoutions directement avec notre cœur.
J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel ; arrivé au point culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approché soudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup, mécanique et sublime, comme dans Tristan, l’écharpe agitée, ou le chalumeau du paire, le bruit de toupie du téléphone. Je m’élançai, c’était Albertine. « — Je ne vous dérange pas en vous téléphonant à une pareille heure ? » « — Mais non… » dis-je en comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de l’heure indue était sans doute pour s’excuser de venir, dans un moment, si tard, non parce qu’elle n’allait pas venir. « — Est-ce que vous venez ? » demandai-je d’un ton indifférent. « — Mais… non, si vous n’avez pas absolument besoin de moi. »
Une partie du moi à laquelle l’autre voulait se rejoindre était en Albertine. Il fallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis pas d’abord, comme nous étions en communication, je me dis que je pourrais toujours l’obliger à la dernière seconde soit à venir chez moi, soit à me laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi, dit-elle, et infiniment loin de chez vous ; je n’avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eu peur que vous ne m’attendiez. » Je sentais qu’elle mentait et c’était maintenant dans ma fureur plus encore par besoin de la déranger que de la voir, que je voulais l’obliger à venir. Mais je tenais d’abord à refuser ce que je tâcherais d’obtenir dans quelques instants. Mais où était-elle ? À ses paroles se mêlaient d’autres sons : la trompe d’un cycliste, la voix d’une femme qui chantait, une fanfare lointaine, retentissaient aussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c’était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits que j’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une gêne à son attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révéler l’évidence du miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d’une soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché Albertine de venir chez moi. « — Je commence par vous prévenir que ce n’est pas pour que vous veniez, car à cette heure-ci, vous me gêneriez beaucoup…, lui dis-je, je tombe de sommeil. Et puis, enfin, mille complications. Je tiens à vous aire qu’il n’y avait pas de malentendu possible dans ma lettre. Vous m’avez répondu que c’était convenu. Alors, si vous n’aviez pas compris, qu’est-ce que vous entendiez par là ? » « — J’ai dit que c’était convenu, seulement je ne me souvenais plus trop de ce qui était convenu. Mais je vois que vous êtes fâché, cela m’ennuie. Je regrette d’être allée à Phèdre. Si j’avais su que cela ferait tant d’histoires… » ajouta-t-elle, comme tous les gens qui, en faute pour une chose, font semblant de croire que c’est une autre qu’on leur reproche. « — Phèdre n’est pour rien dans mon mécontentement, puisque c’est moi qui vous ai demandé d’y aller. » « — Alors, vous m’en voulez, c’est ennuyeux qu’il soit trop tard ce soir, sans cela je serais allée chez vous, mais je viendrai demain ou après-demain pour m’excuser. » « — Oh ! non, Albertine, je vous en prie, après m’avoir fait perdre une soirée, laissez-moi au moins la paix les jours suivants. Je ne serai pas libre avant une quinzaine de jours ou trois semaines. Écoutez, si cela vous ennuie que nous restions sur une impression de colère, et au fond, vous avez peut-être raison, alors j’aime encore mieux, fatigue pour fatigue, puisque je vous ai attendue jusqu’à cette heure-ci et que vous êtes encore dehors, que vous veniez tout de suite, je vais prendre du café pour me réveiller. » « — Ce ne serait pas possible de remettre cela à demain ? parce que la difficulté… » En entendant ces mots d’excuse, prononcés comme si elle n’allait pas venir, je sentis qu’au désir de revoir la figure veloutée qui déjà à Balbec dirigeait toutes mes journées vers le moment où, devant la mer mauve de septembre, je serais auprès de cette fleur rose, — tentait douloureusement de s’unir un élément bien différent. Ce terrible besoin d’un être qu’à Combray, j’avais appris à le connaître au sujet de ma mère, et jusqu’à vouloir mourir si elle me faisait dire par Françoise qu’elle ne pourrait pas monter. Cet effort de l’ancien sentiment, pour se combiner et ne faire qu’un élément unique avec l’autre, plus récent, et qui, lui, n’avait pour voluptueux objet que la surface colorée, la rose carnation d’une fleur de plage, cet effort aboutit souvent à ne faire (au sens chimique) qu’un corps nouveau, qui peut ne durer que quelques instants. Ce soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deux éléments restèrent dissociés. Mais déjà aux derniers mots entendus au téléphone, je commençai à comprendre que la vie d’Albertine était située (non pas matériellement sans doute) à une telle distance de moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantes explorations pour mettre la main sur elle, mais encore que cette vie était organisée comme des fortifications de campagne et, pour plus de sûreté, de l’espèce de celles que l’on a pris plus tard l’habitude d’appeler camouflées. Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé de la société, partie de ce genre de personnes à qui la concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre quand elle rentrera, — jusqu’au jour ou vous vous apercevez que c’est précisément elle, la personne rencontrée dehors et à laquelle vous vous êtes permis d’écrire, qui est la concierge. De sorte qu’elle habite bien — mais dans la loge — le logis qu’elle vous a indiqué, lequel, d’autre part, est une petite maison de passe dont la concierge est la maquerelle — et qui donne comme adresse un immeuble où elle est connue par des complices qui ne vous livreront pas son secret, d’où on lui fera parvenir vos lettres, mais où elle n’habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires. Existences disposées sur cinq ou six lignes de repli de sorte que quand on veut voir cette femme, ou savoir, on est venu frapper trop à droite, ou trop à gauche, ou trop en avant, ou trop en arrière, et qu’on peut pendant des mois, des années, tout ignorer. Pour Albertine, je sentais que je n’apprendrais jamais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des détails mensongers je n’arriverais jamais à me débrouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins de la mettre en prison (mais on s’évade) jusqu’à la fin. Ce soir-là, cette conviction ne fit passer à travers moi qu’une inquiétude, mais où je sentais que ce qui frémissait était peut-être une anticipation de longues souffrances.
« — Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je ne serais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un autre jour. » « — Bien, alors… je vais venir… c’est ennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… » Je sentais qu’elle n’avait pas cru que j’accepterais sa proposition de venir, laquelle n’était donc pas sincère, et je voulais la mettre au pied du mur. « — Qu’est-ce que ça peut me faire, votre amie, venez ou ne venez pas, c’est votre affaire, ce n’est pas moi qui vous demande de venir, c’est vous qui me l’avez proposé. » « — Ne vous fâchez pas, je saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes. » Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait déjà émané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d’action d’un être lointain, ce qui allait surgir et apparaître, après cette première annonciation, c’était cette Albertine que j’avais connue jadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du Grand-Hôtel, en mettant le couvert, étaient aveuglés par la lumière du couchant et que les vitres étant entièrement tirées, les souffles imperceptibles du soir passaient librement, de la plage où s’attardaient les derniers promeneurs, à l’immense salle à manger où les premiers dîneurs n’étaient pas assis encore et que dans la glace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de la coque et s’attardait longtemps le reflet gris de la fumée du dernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais plus ce qui avait pu mettre Albertine en retard, et quand Françoise entra dans ma chambre me dire : « Mademoiselle Albertine est là », si je répondis sans même bouger la tête, ce fut seulement par dissimulation : « — Comment mademoiselle Albertine vient-elle aussi tard ! » Mais levant alors les yeux sur Françoise comme dans une curiosité d’avoir sa réponse qui devait corroborer l’apparente sincérité de ma question, je m’aperçus avec admiration et fureur, que, capable de rivaliser avec la Berma elle-même dans l’art de faire parler les vêtements inanimés et les traits du visage, Françoise avait su faire la leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus blancs avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un extrait de naissance, à son cou courbé par la fatigue et l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir été tirée du sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, à son âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendre une fluxion de poitrine. Aussi, craignant d’avoir eu l’air de m’excuser de la venue tardive d’Albertine : « — En tout cas, je suis bien content qu’elle soit venue, tout est pour le mieux », et je laissai éclater ma joie profonde. Elle ne demeura pas longtemps sans mélange, quand j’eus entendu la réponse de Françoise. Celle-ci, sans proférer aucune plainte, ayant même l’air d’étouffer de son mieux une toux irrésistible, et croisant seulement sur elle son châle comme si elle avait froid, commença par me raconter tout ce qu’elle avait dit à Albertine, n’ayant pas manqué de lui demander des nouvelles de sa tante. « — Justement j’y disais, monsieur devait avoir crainte que mademoiselle ne vienne plus, parce que ce n’est pas une heure pour venir, c’est bientôt le matin. Mais elle devait être dans des endroits qu’elle s’amusait bien car elle ne m’a seulement pas dit qu’elle était contrariée d’avoir fait attendre monsieur, elle m’a répondu d’un air de se fiche du monde : « Mieux vaut tard que jamais ! » Et Françoise ajouta ces mots qui me percèrent le cœur : « — En parlant comme ça elle s’est vendue. Elle aurait peut-être bien voulu se cacher mais… »
Je n’avais pas de quoi être bien étonné. Je viens de dire que Françoise rendait rarement compte, dans les commissions qu’on lui donnait, sinon de ce qu’elle avait dit et sur quoi elle s’étendait volontiers, du moins de la réponse attendue. Mais, si par exception elle nous répétait les paroles que nos amis avaient dites, si courtes qu’elles fussent, elle s’arrangeait généralement, au besoin grâce à l’expression, au ton dont elle assurait qu’elles avaient été accompagnées, à leur donner quelque chose de blessant. À la rigueur, elle acceptait d’avoir subi d’un fournisseur chez qui nous l’avions envoyée, une avanie, d’ailleurs probablement imaginaire, pourvu que s’adressant à elle qui nous représentait, qui avait parlé en notre nom, cette avanie nous atteignît par ricochet. Il n’eût resté qu’à lui répondre qu’elle avait mal compris, qu’elle était atteinte de délire de persécution et que tous les commerçants n’étaient pas ligués contre elle. D’ailleurs leurs sentiment m’importaient peu. Il n’en était pas de même de ceux d’Albertine. Et en me redisant ces mots ironiques « Mieux vaut tard que jamais ! » Françoise m’évoqua aussitôt les amis dans la société desquels Albertine avait fini sa soirée, s’y plaisant donc plus que dans la mienne. « — Elle est comique, elle a un petit chapeau plat, avec ses gros yeux, ça lui donne un drôle d’air, surtout avec son manteau qu’elle aurait bien fait d’envoyer chez l’estoppeuse car il est tout mangé. Elle m’amuse », ajouta, comme se moquant d’Albertine, Françoise qui partageait rarement mes impressions, mais éprouvait le besoin de faire connaître les siennes. Je ne voulais même pas avoir l’air de comprendre que ce rire signifiait le dédain de la moquerie, mais pour rendre coup pour coup, je répondis à Françoise, bien que je ne connusse pas le petit chapeau dont elle parlait : « — Ce que vous appelez « petit chapeau plat » est quelque chose de simplement ravissant… » « — C’est-à-dire que c’est trois fois rien », dit Françoise en exprimant, franchement cette fois, son véritable mépris. Alors (d’un ton doux et ralenti pour que ma réponse mensongère eût l’air d’être l’expression non de ma colère mais de la vérité), en ne perdant pas de temps cependant pour ne faire attendre Albertine, j’adressai à Françoise ces paroles cruelles : « — Vous êtes excellente, lui dis-je mielleusement, vous êtes gentille, vous avez mille qualités, mais vous en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée à Paris, aussi bien que pour vous connaître en choses de toilette que pour bien prononcer les mots et ne pas faire de cuirs. » Et ce reproche était particulièrement stupide, car ces mots français que nous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont eux-mêmes que des « cuirs » faits par des bouches gauloises qui prononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue n’étant que la prononciation défectueuse de quelques autres.
Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du français, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes de Françoise. L’« estoppeuse » pour la « stoppeuse » n’était-il pas aussi curieux que ces animaux survivants des époques lointaines, comme la baleine ou la girafe, et qui nous montrent les états que la vie animale a traversés. « — Et, ajoutai-je, du moment que depuis tant d’années vous n’avez pas su apprendre, vous n’apprendrez jamais. Vous pouvez vous en consoler, cela ne vous empêche pas d’être une très brave personne, de faire à merveille le bœuf à la gelée ; et encore mille autres choses. Le chapeau que vous croyez simple est copié sur un chapeau de la princesse de Guermantes qui a coûté cinq cents francs. Et, du reste, je compte en offrir prochainement un encore plus beau à Mlle Albertine. » Je savais que ce qui pouvait le plus ennuyer Françoise c’est que je dépensasse de l’argent pour des gens qu’elle n’aimait pas. Elle me répondit, par quelques mots comme soulevés d’ailleurs par un brusque essoufflement. Quand j’appris plus tard qu’elle avait une maladie de cœur, quel remords j’eus de ne m’être jamais refusé le plaisir féroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles. Françoise détestait du reste Albertine parce que, pauvre, Albertine ne pouvait accroître ce que Françoise considérait comme mes supériorités. Elle souriait avec bienveillance chaque fois que j’étais invité par Mme de Villeparisis. En revanche elle était indignée qu’Albertine ne pratiquât pas la réciprocité. J’en étais arrivé à être obligé d’inventer de prétendus cadeaux faits par celle-ci et à l’existence desquels Françoise n’ajouta jamais l’ombre de foi. Le manque de réciprocité choquait surtout Françoise en matière alimentaire. Qu’Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n’étions pas invités chez Mme Bontemps, cela lui paraissait de la part de mon amie une indélicatesse qu’elle flétrissait indirectement en récitant ce dicton courant à Combray :
« Mangeons ton pain.
— Je le veux bien.
— Mangeons le mien.
— Je n’ai plus faim. »
Je fis semblant d’être contraint d’écrire. « — À qui écriviez-vous, me dit Albertine en entrant. — À une jolie amie à moi, Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas ? » « — Non. » Je renonçai à poser à Albertine des questions sur sa soirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que nous n’aurions plus le temps vu l’heure qu’il était de nous réconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses. Aussi ce fut par eux que je voulus dès la première minute commencer. « — Je veux prendre un bon baiser, Albertine. » « — Tant que vous voudrez », me dit-elle avec toute sa bonté. Je n’avais jamais vu Albertine aussi jolie. « — Encore un ? » « — Mais vous savez que ça me fait un grand, grand plaisir. » « — Et à moi encore mille fois plus, me répondit-elle. Oh ! le joli portefeuille que vous avez là ! » « — Prenez-le, je vous le donne en souvenir. » « — Vous êtes trop gentil… » On serait à jamais guéri du romanesque si l’on voulait pour penser à celle qu’on aime tâcher d’être celui qu’on sera quand on ne l’aimera plus. Le portefeuille, la bille d’agate de Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis son importance que d’un état purement intérieur, puisque maintenant c’était pour moi un portefeuille, une bille quelconques.
Mais ce ne fut pas de cette soirée, suivie d’une trop longue absence, que devait dater ma jalousie à l’égard d’Albertine. Cette jalousie qui devait bouleverser ma vie, être fatale à ma vie, et terminer la sienne, cette jalousie, je dirai pour finir les trois petits incidents qui devaient la faire naître et qui se produisirent, non à Paris, mais à Balbec.
Le premier soir où, à Balbec, j’écrivis à Albertine, je ne pus être seul dans ma chambre. J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de Schumann. Certes, il arrive que des gens, même ceux que nous aimons le mieux, se saturent de la tristesse ou de l’agacement qui émane de nous. Il y a pourtant quelque chose qui est capable d’atteindre à un pouvoir d’exaspérer ou n’atteindre jamais une personne : c’est un piano.
Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle devait s’absenter pour aller chez des amies pour quelques jours et m’avait fait inscrire aussi leur adresse, pour si j’avais besoin d’elle un de ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. J’avais inscrit mais pensais que je profiterais plutôt de ces jours-là pour aller chez Mme Verdurin.
D’ailleurs, nos désirs pour différentes femmes n’ont pas toujours la même force. Tel soir, nous ne pouvons nous passer d’une qui, après cela, pendant un mois ou deux ne nous troublera guère. Et puis outre ces alternances, que ce n’est pas le lieu d’étudier ici, après les grandes fatigues charnelles, la femme dont l’image hante notre sénilité momentanée est une femme qu’on ne ferait presque que baiser sur le front.
Je voyais rarement Albertine et seulement les soirs fort espacés où je ne pouvais me passer d’elle. Si un tel désir me saisissait quand elle était trop loin de Balbec pour que Françoise pût aller jusque là, j’envoyais le lift à Égreville, à la Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer son travail un peu plus tôt. Il entrait dans ma chambre mais en laissant la porte ouverte car bien qu’il fît avec conscience son « boulot » lequel était fort dur consistant dès cinq heures du matin en nombreux nettoyages, il ne pouvait se résoudre à l’effort de fermer une porte, et si on lui faisait remarquer qu’elle était ouverte, il revenait en arrière et aboutissant à son maximum d’effort, la poussait légèrement. Avec l’orgueil démocratique qui le caractérisait et auquel n’atteignent pas dans les carrières libérales les membres de professions un peu nombreuses, avocats, médecins, hommes de lettres qui appellent seulement un autre avocat, homme de lettres ou médecin : « mon confrère », lui, usant avec raison d’un terme réservé aux corps restreints, comme les académiciens par exemple, il me disait en parlant d’un chasseur qui était lift un jour sur deux : « Je vais voir à me faire remplacer par mon collègue. » Cet orgueil ne l’empêchait pas dans le but d’améliorer ce qu’il appelait son traitement d’accepter pour ses courses des rémunérations, qui l’avaient fait prendre en horreur à Françoise. « Oui, la première fois qu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais il y a des jours où il est poli comme une porte de prison ? Tout ça, c’est des tire-sous. » Catégorie où elle avait si souvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour tous les malheurs que cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Albertine, parce qu’elle me voyait souvent demander à maman des objets pour mon amie peu fortunée, de menus objets, des colifichets que Françoise avait d’ailleurs déjà convoités pour elle-même, acte que Françoise trouvait inexcusable parce que Mme Bontemps n’avait qu’une bonne à tout faire. Bien vite le lift ayant retiré ce que j’eusse appelé sa livrée et ce qu’il nommait sa tunique, apparaissait en chapeau de paille, avec une canne, soignant sa démarche et le corps redressé, car sa mère lui avait recommandé de ne jamais prendre le genre « ouvrier » ou « chasseur ». De même que grâce aux livres la science l’est à un ouvrier, qui n’est plus ouvrier quand il a fini son travail, de même grâce au canotier et à la paire de gants, l’élégance devenait accessible au lift qui ayant cessé pour la soirée de faire monter les clients, se croyait, comme un jeune chirurgien qui a retiré sa blouse, ou le maréchal des logis Saint-Loup, son uniforme, devenu un parfait homme du monde. Il n’était pas, d’ailleurs, sans ambition, ni talent non plus pour manipuler sa cage et ne pas vous arrêter entre deux étages. Mais son langage était défectueux. Je croyais à son ambition, parce qu’il disait en parlant du concierge, duquel il dépendait : « Mon concierge » sur le même ton qu’un homme, possédant à Paris, ce que le chasseur eût appelé « un hôtel particulier », eût parlé de son portier. Quant au langage du liftier, il est curieux que quelqu’un qui entendait cinquante fois par jour un client appeler : « Ascenseur ! », n’ait jamais dit lui-même qu’« accenseur ».
Certaines choses étaient extrêmement agaçantes chez ce liftier ; quoi que je lui eusse dit il m’interrompait par la locution « Vous pensez ! » ou « Pensez ! » qui semblait signifier ou bien que ma remarque était d’une telle évidence que tout le monde l’eût faite ou bien reporter sur lui le mérite comme si c’était lui qui attirait mon attention là-dessus. « Vous pensez » ou « Pensez ! » exclamé avec la plus grande énergie revenait toutes les deux minutes dans sa bouche, pour des choses dont il ne se fût jamais avisé, ce qui m’irritait tant que je me mettais aussitôt à dire le contraire pour lui montrer qu’il n’y comprenait rien. Mais à ma seconde assertion, bien qu’elle fût inconciliable avec la première, il ne répondait pas moins « Vous pensez ! » « Pensez » comme si ces mots étaient inévitables. Je lui pardonnais difficilement aussi qu’il employât certains termes de son métier et qui eussent à cause de cela été parfaitement convenables au propre, mais qui, pris dans le sens figuré, leur donnait une intention spirituelle assez bébête, par exemple le verbe pédaler. Jamais il n’en usait quand il avait fait une course à bicyclette. Mais si, à pied, il s’était dépêché pour être à l’heure, pour signifier qu’il avait marché vite, il disait : « Vous pensez si on a pédalé ! » Le liftier était plutôt petit, mal bâti et assez laid. Cela n’empêchait pas que chaque fois qu’on lui parlait d’un jeune homme de taille haute, élancée et fine, il disait : « Ah ! oui, je sais, un qui est juste de ma grandeur. » Et un jour que j’attendais une réponse de lui comme on avait monté l’escalier, au bruit des pas j’avais par impatience ouvert la porte de ma chambre et j’avais vu un chasseur beau comme Endymion, les traits incroyablement parfaits, qui venait pour une dame que je ne connaissais pas. Quand le liftier était rentré, en lui disant avec quelle impatience j’avais attendu sa réponse, je lui avais raconté que j’avais cru qu’il montait mais que c’était un chasseur de l’hôtel de Normandie. « Ah ! oui, je sais lequel, me dit-il, il n’y en a qu’un, un garçon de ma taille. Comme figure aussi il me ressemble tellement qu’on pourrait nous prendre l’un pour l’autre, on dirait tout à fait mon frangin. » Enfin il voulait paraître avoir tout compris dès la première seconde, ce qui faisait que dès qu’on lui recommandait quelque chose il disait : « Oui, oui oui, oui, oui, je comprends très bien » avec une netteté et un ton intelligent qui me firent quelque temps illusion ; mais les personnes, au fur et à mesure qu’on les connaît, sont comme un métal plongé dans un mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités, comme parfois leurs défauts. Avant de lui faire mes recommandations pour sa commission à Albertine, je vis qu’il avait laissé la porte ouverte ; je le lui fis remarquer, ne tenant pas à ce qu’on entendît que je la faisais chercher ; il condescendit à mon désir et revint ayant diminué l’ouverture. « — C’est pour vous faire plaisir. Mais il n’y a plus personne à l’étage que nous deux. » Aussitôt, j’entendis passer une, puis deux, puis trois personnes. Cela m’agaçait à cause de l’indiscrétion possible, mais surtout parce que je voyais que cela ne l’étonnait nullement et que c’était un va-et-vient normal. « — Oui, c’est la femme de chambre d’à côté qui va chercher ses affaires. Oh ! c’est sans importance, c’est le sommelier qui remonte ses clefs. Non, non, ce n’est rien, vous pouvez parler, c’est mon collègue qui va prendre son service. » Et comme les raisons que tous les gens avaient de passer ne diminuaient pas mon ennui qu’ils pussent m’entendre, sur mon ordre formel, il alla, non pas fermer la porte, ce qui était au-dessus des forces de ce cycliste qui désirait une « moto », mais la pousser un peu plus. « Comme ça, nous sommes bien tranquilles. » Nous l’étions tellement qu’une Américaine entra et se retira en s’excusant de s’être trompée de chambre. « — Vous allez me ramener cette jeune fille », lui dis-je, après avoir fait claquer moi-même la porte de toutes mes forces (ce qui amena un autre chasseur s’assurer qu’il n’y avait pas de fenêtre ouverte). « — Vous vous rappelez bien : Mlle Albertine Simonet. Du reste, c’est sur l’enveloppe ; vous n’avez qu’à lui dire que cela vient de moi, elle viendra très volontiers », ajoutai-je pour l’encourager et ne pas trop m’humilier. « — Vous pensez ! » « — Mais non, au contraire, ce n’est pas du tout naturel qu’elle vienne volontiers. C’est très incommode de venir de Berneville ici. » « — Je comprends ! » « — Vous lui direz de venir avec vous. » « — Oui, oui, oui, oui. » « Je comprends » avait cessé de me faire « bonne impression » parce que je savais que c’était presque mécanique et recouvrait sous sa netteté apparente beaucoup de vague et de bêtise. « — À quelle heure serez-vous revenu ? » « — J’ai pas pour bien longtemps », disait le lift qui poussant à l’extrême la règle édictée par Bélise d’éviter la récidive du pas avec le ne, se contentait toujours d’une seule négative. « Je peux très bien y aller. Justement les sorties ont été supprimées ce tantôt parce qu’il y avait un salon de vingt couverts pour le déjeuner. Et c’était mon tour de sortir le tantôt. C’est bien juste si je sors un peu ce soir. Je prends n’avec moi mon vélo. Comme cela je ferai vite. » Et une heure après il arrivait en me disant : « — Monsieur a bien attendu, mais cette demoiselle vient n’avec moi. Elle est en bas. » « — Ah ! merci, le concierge ne sera pas fâché contre moi. » « — M. Paul ? Il sait seulement pas où je suis été. Même le chef de la porte n’a rien à dire. » Mais une fois où je lui avais dit : « — Il faut absolument que vous la rameniez », il me dit en souriant : « — Vous savez, je l’ai pas trouvée. Elle n’est pas là. Et j’ai pas pu rester plus longtemps ; j’avais peur d’être comme mon collègue qui a été envoyé de l’hôtel (car le lift qui disait rentrer pour une profession où on entre pour la première fois « je voudrais bien rentrer dans les postes », par compensation ou pour adoucir la chose s’il s’était agi de lui, ou l’insinuer plus doucereusement et perfidement s’il s’agissait d’un autre, supprimant l’r et disait : « Je sais qu’il a été envoyé. » Ce n’était pas par méchanceté qu’il souriait, mais à cause de sa timidité. Il croyait diminuer l’importance de sa faute en la prenant en plaisanterie. De même s’il m’avait dit : « Vous savez, je ne l’ai pas trouvée », ce n’est pas qu’il crût qu’en effet je le susse déjà. Au contraire, il ne doutait pas que je l’ignorasse et surtout il s’en effrayait. Aussi disait-il « vous le savez » pour s’éviter à lui-même les affres qu’il eût traversées en prononçant les phrases destinées à me l’apprendre.
On ne devrait jamais se mettre en colère contre ceux qui, pris en faute, se mettent à ricaner. Ils le font non parce qu’ils se moquent, mais parce qu’ils tremblent que nous puissions être mécontents. Témoignons une grande pitié, montrons une grande douceur à ceux qui rient. Pareil à une véritable attaque, le trouble du lift avait amené chez lui non seulement une rougeur apoplectique, mais une altération du langage devenu soudain familier. Il finit par m’expliquer qu’Albertine n’était pas à Égreville, qu’elle devait revenir seulement à neuf heures et que si des fois, ce qui voulait dire par hasard, elle rentrait plus tôt, on lui ferait la commission, et serait en tous cas chez moi avant une heure du matin.
Ce ne fut pas d’ailleurs ce soir-là encore que commença à prendre consistance ma cruelle méfiance. Non, pour le dire tout de suite et bien que le fait ait eu lieu seulement quelques semaines après, elle naquit d’une remarque de Cottard. Albertine et ses amies avaient voulu ce jour-là m’entraîner au casino d’Incarville, et pour ma chance, je ne les y eusse pas rejointes (voulant aller faire une visite à Mme Verdurin qui m’avait invité plusieurs fois), si je n’eusse été arrêté à Incarville même, par une panne de tram qui allait demander un certain temps de réparations. Marchant de long en large en attendant qu’elles fussent finies, je me trouvai tout à coup face à face avec le docteur Cottard venu à Incarville en consultation.
J’hésitai presque à lui dire bonjour comme il n’avait répondu à aucune de mes lettres. Mais l’amabilité ne se manifeste pas chez tout le monde de la même façon. N’ayant pas été astreint par éducation aux mêmes règles fixes de savoir-vivre que les gens du monde, Cottard était plein de bonnes intentions qu’on ignorait, qu’on niait, jusqu’au jour où il avait l’occasion de les manifester. Il s’excusa, avait bien reçu mes lettres, avait signalé ma présence aux Verdurin qui avaient grande envie de me voir et chez qui il me conseillait d’aller. Il voulait même m’y emmener le soir même car il comptait reprendre le petit chemin de fer d’intérêt local pour aller y dîner. Comme j’hésitais et qu’il avait encore un peu de temps pour son train, la panne devant être assez longue, je le fis entrer dans le petit casino, un de ceux qui m’avaient paru si tristes le soir de ma première arrivée, plein maintenant du tumulte des jeunes filles lesquelles, faute de cavaliers, dansaient ensemble. Andrée vint à moi en faisant des glissades. Je comptais repartir dans un instant avec Cottard chez les Verdurin, quand je refusai définitivement son offre, pris d’un désir trop vif de rester avec Albertine. C’est que je venais de l’entendre rire. Et ce rire évoquait aussi les roses carnations, les parois parfumées contre lesquelles il semblait qu’il vînt de se frotter et dont, âcre, sensuel et révélateur comme une odeur de géranium, il avait l’air de transporter avec lui quelques particules pondérables irritantes et secrètes.
Une des jeunes filles que je ne connaissais pas se mit au piano, et Andrée demanda à Albertine de valser avec elle. Heureux dans ce petit casino de penser que j’allais rester avec mes amies, je fis remarquer à Cottard comme elles dansaient bien. Mais lui, du point de vue spécial du médecin, et avec une mauvaise éducation qui ne tenait pas compte de ce que je connaissais ces jeunes filles à qui il avait pourtant dû me voir dire bonjour, me répondit : « — Oui, mais les parents sont bien imprudents qui laissent leurs filles prendre de pareilles habitudes. Je ne permettrais certainement pas aux miennes de venir ici. Sont-elles jolies au moins ? Je ne distingue pas leurs traits. Tenez, regardez, ajouta-t-il en me montrant Andrée et Albertine qui valsaient lentement, serrées l’une contre l’autre, j’ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et voyez, les leurs se touchent complètement. » En effet, le contact n’avait pas cessé entre ceux d’Andrée et ceux d’Albertine. Je ne sais si elles entendirent ou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles se détachèrent légèrement l’une de l’autre tout en continuant à valser. Andrée dit à ce moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et profond que j’avais entendu tout à l’heure. Mais le trouble qu’il m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel ; Albertine avait l’air d’y montrer, de faire constater à Andrée quelque frémissement voluptueux, peut-être davantage. Il sonnait comme les premiers ou les derniers accords d’une fête inconnue. Je repartis avec Cottard en causant avec lui, distrait par lui, ne pensant que par instants à la scène que je venais de voir.
Ce n’était pas que la conversation de Cottard fût intéressante. Elle était même, en ce moment, devenue aigre, car nous venions d’apercevoir le docteur du Boulbon qui ne nous vit pas. Il était venu passer quelque temps de l’autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait beaucoup. Or, quoique Cottard eût l’habitude de déclarer qu’il ne faisait pas de médecine en vacances, il avait espéré se faire sur cette côte une clientèle de choix, à quoi du Boulbon se trouvait mettre obstacle. Certes le médecin habituel de Balbec ne pouvait gêner Cottard. C’était seulement un praticien très consciencieux qui savait tout et à qui on ne pouvait pas parler de la moindre démangeaison, sans qu’il ne vous indiquât aussitôt, dans une formule complexe, la pommade, lotion ou liniment, qui convenait. Mais il n’avait pas d’illustration. Il avait bien causé un petit ennui à Cottard. Celui-ci, depuis qu’il voulait troquer sa chaire contre celle de thérapeutique, s’était fait une spécialité des intoxications. Les intoxications, périlleuse innovation de la médecine, servant à renouveler les étiquettes des pharmaciens dont tout produit est déclaré n’être nullement toxique, au rebours des drogues similaires et même désintoxicant. C’est la réclame à la mode ; à peine s’il survit en bas en lettres illisibles, comme une faible trace d’une mode précédente, l’assurance que le produit a été soigneusement antiseptisé. Les intoxications servent aussi à rassurer le malade qui apprend avec joie que sa paralysie n’est qu’un malaise toxique. Or, un grand-duc, étant venu passer quelques jours à Balbec et ayant un œil extrêmement enflé, avait fait venir Cottard lequel en échange de quelques billets de cent francs (le professeur ne se dérangeait pas à moins) avait imputé comme cause régime désintoxicant[2]. L’œil ne désenflant pas, le grand-duc se rabattit sur le petit médecin de Balbec, lequel en cinq minutes retira un grain de poussière. Le lendemain il n’y paraissait plus. Un rival plus dangereux pourtant était une célébrité des maladies nerveuses. C’était un homme rouge, jovial, à la fois parce que la fréquentation des déchéances nerveuses ne l’empêchait pas d’être très bien portant, mais aussi pour rassurer ses malades par le gros rire de son bonjour et de son au revoir, quitte à aider de ses bras d’athlète à leur passer plus tard la camisole de force. Mais enfin celui-là, quelque talent qu’il eût, était un spécialiste. Aussi toute la rage de Cottard était-elle reportée sur du Boulbon. Je quittai du reste bientôt, pour rentrer, le professeur ami des Verdurin en lui promettant d’aller bientôt les voir. Le mal que m’avaient fait ses paroles concernant Albertine et Andrée était profond, mais les pires souffrances n’en furent pas senties par moi immédiatement, comme il arrive pour ces empoisonnements qui n’agissent qu’au bout d’un certain temps.
Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vint pas, malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes d’une personne sont une cause moins fréquente d’amour, qu’une phrase du genre de celle-ci : « Non, ce soir je ne serai pas libre. » On ne fait guère attention à cette phrase si on est avec des amis, on est gai toute la soirée, on ne s’occupe pas d’une certaine image ; pendant ce temps-là, elle baigne dans le mélange nécessaire ; en rentrant on la trouve, le cliché est développé et parfaitement net. On s’aperçoit combien on tient à la vie, à la vie qu’on aurait quittée pour un rien la veille, parce que, si on continue à ne pas craindre la mort, on n’ose plus penser à la séparation.
Du reste, à partir, non d’une heure du matin (heure que le liftier avait fixée) mais de trois heures, je n’eus plus, comme autrefois, la souffrance de sentir diminuer mes chances qu’Albertine apparut. La certitude qu’elle ne viendrait plus m’apporta un calme complet, une fraîcheur ; cette nuit était tout simplement une nuit comme tant d’autres où je ne la voyais pas, c’est de cette idée que je partais. Et dès lors la pensée que je la verrais le lendemain ou d’autres jours, se détachant sur ce néant accepté, devenait douce.
Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due à une drogue qu’on a prise. Faussement interprétée par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de la femme qui ne vient pas. L’amour naît dans ce cas, comme certaines maladies nerveuses, de l’explication inexacte d’un malaise pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier du moins en ce qui concerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) est toujours erroné.
Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait seulement de rentrer à Épreville, n’avait donc pas son mot à temps, et viendrait, si je le permettais, me voir le soir même, derrière les mots de sa lettre, comme ceux qu’elle m’avait dit une fois au téléphone, je crus sentir la présence de plaisirs, d’êtres qu’elle m’avait préférés. Encore une fois je fus agité tout entier par la curiosité douloureuse de savoir ce qu’elle avait pu faire, par l’amour latent qu’on porte toujours en soi, je pus croire un moment qu’il allait m’attacher à Albertine, mais il se contenta de frémir sur place et ses dernières rumeurs s’éteignirent sans qu’il se fût mis en marche.
J’avais mal compris dans mon premier séjour à Balbec, et peut-être bien Andrée avait fait comme moi, le caractère d’Albertine. J’avais cru que c’était frivolité naïve de sa part si toutes mes supplications ne réussissaient pas à la retenir et lui faire manquer une garden-party, une promenade à ânes, un pique-nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soupçonnai que cette frivolité n’était qu’une apparence, la garden-party qu’un paravent sinon une invention. La réalité se passait sous la chose vue par moi, de mon côté du verre qui n’était nullement transparent et sans que je pusse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté. Un jour Albertine était en train de m’adresser les protestations de tendresse les plus passionnées. Elle regardait l’heure parce qu’elle devait aller faire une visite à une dame qui recevait, disait mon amie, tous les jours à 5 heures à Infreville. Tourmenté d’un soupçon et me sentant d’ailleurs souffrant je demandai à Albertine, je la suppliai de rester avec moi. C’était impossible (et même elle n’avait plus que cinq minutes à rester) parce que cela fâcherait cette dame peu hospitalière et susceptible et, disait Albertine, assommante. « — Mais on peut bien manquer une visite. » « — Non, ma tante m’a appris qu’il fallait être polie avant tout. » « — Mais je vous ai vue si souvent être impolie. » « — Là, ce n’est pas la même chose, cette dame m’en voudrait et me ferait des histoires avec ma tante. Je ne suis déjà pas si bien que cela avec elle. Elle tient à ce que je sois allée une fois la voir. » « — Mais puisqu’elle reçoit tous les jours. » Ici, Albertine sentant qu’elle s’était « coupée » modifia la raison. « — Bien entendu, elle reçoit tous les jours. Mais aujourd’hui, j’ai donné rendez-vous chez elle à des amies. Comme cela on s’ennuiera moins. » « — Alors, Albertine, vous préférez la dame et vos amies à moi puisque pour ne pas risquer de faire une visite un peu ennuyeuse vous préférez de me laisser seul, malade et désolé. » « — Cela me serait bien égal que la visite fût ennuyeuse, mais c’est par dévouement pour elles. Je les ramènerai dans ma carriole, sans cela elles n’auraient plus aucun moyen de transport ». Je fis remarquer à Albertine qu’il y avait des trains jusqu’à dix heures du soir. « — C’est vrai, mais vous savez il est possible qu’on nous demande de rester à dîner. Elle aime inviter. » « — Hé bien ! vous refuserez. » « — Je fâcherais encore ma tante. » « — Du reste, vous pouvez dîner en ville et prendre le train de 10 heures ». « — C’est un peu juste. » « — Alors je ne pourrais jamais aller dîner en ville et revenir par le train. Mais tenez, Albertine, nous allons faire une chose bien simple : je sens que l’air me fera du bien ; puisque vous ne pouvez cher la dame, je vais vous accompagner jusqu’à Infreville. Ne craignez rien, je n’irai pas jusqu’à la Tour Élisabeth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame ni vos amies. » Albertine avait l’air d’avoir reçu un coup sur la tête. Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne lui réussissaient pas. « — Si ça vous ennuie que je vous accompagne ? » « — Mais comment pouvez-vous dire cela, vous savez bien que mon plus grand plaisir est de sortir avec vous. » Un brusque revirement s’était opéré. « — Puisque nous allons nous promener ensemble, me dit-elle, pourquoi n’irions-nous pas de l’autre côté de Balbec, vers Quellehome, nous dînerions ensemble. Ce serait si gentil. Au fond, cette côte-là est bien plus jolie. Je commence à en avoir soupé d’Infreville et de tous ces petits coins vert épinard ! » « — Mais l’amie de votre tante sera fâchée si vous n’allez pas la voir. » « — Hé bien, elle se défâchera. » « — Non, il ne faut pas fâcher les gens. » « — Mais elle ne s’en apercevra même pas, elle reçoit tous les jours, que j’y aille demain, après-demain, dans huit jours, dans quinze jours, cela fera toujours l’affaire. » « — Et vos amies ? » « — Oh ! elles m’ont assez souvent plaquée. C’est bien mon tour. » « — Mais du côté que vous me proposez, il n’y a pas de train après neuf heures ». « — Hé bien ! la belle affaire ! neuf heures, c’est parfait. Et puis il ne faut jamais se laisser arrêter par les questions de retour. On trouve toujours une charrette, un vélo, à défaut on a ses jambes. » « — On trouve toujours, Albertine, comme vous y allez ! Du côté d’Infreville où les petites stations de bains sont collées les unes à côté des autres, oui. Mais du côté de Quellehome, ce n’est pas la même chose. » « — Même de ce côté-là, je vous promets de vous ramener sain et sauf. » Je sentais qu’Albertine renonçait pour moi à quelque chose d’arrangé, qu’elle ne voulait pas me dire, et qu’il y avait quelqu’un que son absence rendrait malheureux comme je l’étais. Voyant que ce qu’elle avait voulu n’était pas possible, puisque je voulais l’accompagner, elle renonçait franchement. Elle savait que ce n’était pas irrémédiable. Car comme toutes les femmes qui ont plusieurs choses dans leur existence, elle avait ce point d’appui qui ne faiblit jamais, le doute et la jalousie. Certes, elle ne cherchait pas à les exciter, au contraire. Mais les amoureux sont si soupçonneux qu’ils flairent tout de suite le mensonge. De sorte qu’Albertine, n’étant pas mieux qu’une autre, savait par expérience (et sans se douter le moins du monde qu’elle le dût à la jalousie), qu’elle était toujours sûre de retrouver les gens qu’elle avait laissés de côté un soir. La personne inconnue qu’elle lâchait pour moi, souffrirait, l’en aimerait davantage (Albertine ne savait pas que c’était pour cela) et pour ne pas continuer à souffrir, reviendrait de soi-même vers elle, comme j’aurais peut-être fait. Mais je ne voulais ni causer de la peine, ni me fatiguer, ni entrer dans la voie terrible des investigations, de la surveillance multiforme, innombrable. « — Non, Albertine, je ne veux pas gâter votre plaisir, allez chez votre dame d’Infreville, ou enfin chez la personne dont elle est le prête-nom, cela m’est égal. La vraie raison pour laquelle je ne vais pas avec vous, c’est que vous ne le désirez pas, que la promenade que vous feriez avec moi n’est pas celle que vous vouliez faire, la preuve en est que vous vous êtes contredite plus de cinq fois sans vous en apercevoir. » La pauvre Albertine craignit que ses contradictions qu’elle n’avait pas aperçues eussent été plus graves. Ne sachant pas exactement les mensonges qu’elle avait faits : « — C’est très possible que je me sois contredite. L’air de la mer m’ôte tout raisonnement. Je dis tout le temps les noms les uns pour les autres. » Et (ce qui me prouva qu’elle n’aurait pas eu besoin d’un grand nombre de tendres affirmations pour que je la crusse) je ressentis comme la plus atroce blessure, cet aveu de ce que je n’avais, je le vis, que bien faiblement supposé. « — Hé bien ! c’est entendu, je m’en vais, dit-elle d’un ton tragique, non sans regarder l’heure afin de voir si elle n’était pas en retard pour l’autre, maintenant que je lui fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec moi. Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une bonne soirée avec vous, et c’est vous qui ne voulez pas, et vous m’accusez de mensonge. Jamais je ne vous avais encore vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous reverrai jamais. (Mon cœur battit à ces mots, bien que je fusse sûr qu’elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva.) Je me noierai, je me jetterai à l’eau. » « — Comme Sapho ! » « — Encore une insulte de plus, vous n’avez pas seulement des doutes sur ce que je dis, mais sur ce que je fais. » « — Mais, mon petit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure, vous savez que Sapho s’est précipitée dans la mer. » « — Si, si, vous n’avez aucune confiance en moi. » Elle vit qu’il était moins vingt à la pendule, elle craignit de rater ce qu’elle avait à faire, et choisissant l’adieu le plus bref (dont elle s’excusa, du reste, en me venant voir le lendemain, l’autre personne n’était pas libre ce lendemain-là), elle s’enfuit au pas de course en criant : « Adieu pour jamais », d’un air désolé. Et peut-être l’était-elle. Car sachant ce qu’elle faisait en ce moment, mieux que moi, plus sévère et plus indulgente à la fois à elle-même que je n’étais pour elle, peut-être avait-elle tout de même un doute que je ne voulusse plus la recevoir après la façon dont elle m’avait quitté. Or, je crois qu’elle tenait à moi, au point que l’autre personne était plus jalouse que moi-même.
Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions dans la salle de danse du casino, entrèrent la sœur et la cousine de Bloch, devenues l’une et l’autre fort jolies, mais que, à cause de mes amies, parce que la plus jeune, la cousine, vivait au su de tout le monde avec l’actrice dont elle avait fait connaissance pendant mon premier séjour, je ne saluais plus. Andrée, sur une allusion qu’on fit tout bas à cela, me dit : « — Oh ! là-dessus, je suis comme Albertine, il n’y a rien qui nous fasse horreur à toutes les deux comme cela. » Quant à Albertine, se mettant à causer avec moi sur le canapé où nous étions, elle avait tourné le dos aux deux jeunes filles de « mauvais genre ». Et pourtant j’avais remarqué qu’avant ce mouvement, au moment où étaient apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passé dans les yeux de mon amie cette attention brusque et profonde, qui donnait parfois au visage de l’espiègle jeune fille un air sérieux, même grave et la laissait triste ensuite. Mais Albertine avait aussitôt détourné vers moi ses regards restés pourtant singulièrement immobiles et rêveurs. Mlle Bloch et sa cousine ayant fini par s’en aller après avoir ri très fort et poussé des cris peu convenables ; je demandai à Albertine si la petite blonde (celle qui était l’amie de l’actrice) n’était pas la même qui, la veille, avait eu le prix dans la course pour les voitures de fleurs. « — Ah ! je ne sais pas, dit Albertine, est-ce qu’il y en a une qui est blonde ? Je vous dirai qu’elles ne m’intéressent pas beaucoup, je ne les ai jamais regardées. Est-ce qu’il y en a une qui est blonde ? » demanda-t-elle d’un air interrogateur et détaché à ses trois amies. S’appliquant à des personnes qu’Albertine rencontrait tous les jours sur la digue, cette ignorance me parut bien excessive pour ne pas être feinte. « — Elles n’ont pas eu l’air de nous regarder beaucoup non plus », dis-je à Albertine, peut-être, dans l’hypothèse que je n’envisageais pas d’une façon consciente où Albertine eût aimé les femmes, afin de lui ôter tout regret, en lui montrant qu’elle n’avait pas attiré l’attention de celles-ci et que, d’une façon générale, il n’est pas d’usage, même pour les plus vicieuses, de se soucier des jeunes filles qu’elles ne connaissent pas. « — Elles ne nous ont pas regardés, me répondit étourdiment Albertine, elles n’ont pas fait autre chose tout le temps. » « — Mais vous ne pouvez pas le savoir, lui dis-je, vous leur tourniez le dos. » « — Eh bien, et cela ? me répondit-elle en me montrant encastrée dans le mur en face de nous, une grande glace que je n’avais pas remarquée, et à l’aide de laquelle je comprenais maintenant qu’elle n’avait pas cessé un instant de fixer, sur les jeunes filles qu’elle prétendait ne pas connaître, ses beaux yeux remplis de sérieux et de préoccupation.
- ↑ Quelques lignes ont dû être omises à l’impression de ce passage, nuisant à son intelligibilité. En voici la version publiée dans Sodome et Gomorrhe : « Ça me ferait l’effet d’être restée après la fermeture, d’avoir été oubliée, au château de Blois, de Fontainebleau ou même au Louvre, et d’avoir comme seule ressource contre la tristesse de me dire que je suis dans la chambre où a été assassiné Monaldeschi. Comme camomille, c’est insuffisant. Tiens, voilà Mme de Saint-Euverte. » [Note Wikisource]
- ↑ À nouveau, une omission s’est sans doute produite à l’impression, nuisant à l’intelligibilité de la phrase, qui s’achève ainsi dans le passage correspondant de Sodome et Gomorrhe : « … avait imputé comme cause à l’inflammation un état toxique et prescrit un régime désintoxiquant ». [Note Wikisource]