Jacquou le Croquant/II
II
Ce qui doit arriver arrive. En apprenant l’arrestation de son homme, ma mère eut un profond soupir, comme si elle se mourait :
— Ô mon pauvre Martissou !
Moi, je me mis à pleurer, et, tout le jour, nous restâmes tous deux bien tristes et dolents. Elle était assise sur un petit banc, les mains jointes sur ses genoux, regardant fixement devant elle sans rien dire. Par moments, une pensée plus grièvement pénible lui faisait échapper une plainte :
— Mon pauvre homme, que vas-tu devenir ?
Le soir, comme elle n’avait pas songé à faire de soupe, la pauvre femme me coupa un morceau de pain que je mangeai lentement, après quoi nous fûmes nous coucher.
Nous n’étions pas au bout de nos peines. Le lendemain, le maître valet du château vint dire à ma mère qu’à cette heure elle ne pouvait plus faire marcher la métairie toute seule, et, que par ainsi il fallait nous en aller tout de suite, pour laisser la maison à celui qui nous remplaçait, à cause du travail en retard depuis deux mois tantôt.
Quoi faire ? où aller ? nous ne savions. En cherchant bien dans sa tête, ma mère vint à penser à un homme de Saint-Geyrac qui avait dans la forêt une tuilière, ou tuilerie, abandonnée depuis longtemps, où peut-être nous pourrions nous mettre, s’il le voulait. Le lendemain matin, de bonne heure, ma mère fit tomber du foin du fenil, en donna aux bœufs, et en laissa un tas pour le leur mettre dans la crèche à midi. Puis, ayant jeté un peu de regain aux brebis, elle rentra à la maison, me coupa un morceau de pain pour ma journée, et m’ayant embrassé, s’en alla vers l’homme de la tuilière en me recommandant bien de ne pas m’écarter.
Il n’y avait pas de danger à ça : où aurais-je été ?
Bientôt je sortis de la maison et je m’assis, sur une pierre devant la porte. Je restai là de longues heures, pensant à mon pauvre père, maintenant fermé dans une prison, et, de temps en temps, le pleurer me prenait. Quelle triste journée je passai là, ayant en face de moi les coteaux pelés des Grillières, où pas un arbre n’apparaissait, et, tout autour des bâtiments, les terres de la métairie environnées de grandes landes grises, au delà desquelles, du côté du nord et du couchant, étaient les bois profonds. Par moments, fatigué d’être assis et de contempler cet horizon brumeux et désolé comme l’avenir que j’entrevoyais confusément dans mes idées d’enfant, je me levais et je faisais le tour de la maison, ou bien j’allais voir les bœufs, qui ruminaient tranquillement sur leur paillade et se dressaient en me voyant entrer. Je leur donnais quelques fourchées de foin, et je m’en retournais, épiant au loin sur les chemins si ma mère revenait. Dans leur étable, les brebis bêlaient, ayant faim, et, de temps à autre, je leur jetais une petite brassée de regain pour leur faire prendre patience.
Et je me rasseyais, regardant fixement la place où était tombé Laborie, qu’il me semblait voir encore, avec sa bouche ouverte, ses yeux épouvantés et la plaie sanglante de sa poitrine.
Sur les cinq heures, nos quatre poules revinrent des terres où elles avaient été picorer, et, après s’être un peu épouillées, se décidèrent à monter une à une la petite échelle de leur poulailler. Le jour baissait, et je commençais à m’inquiéter de ne pas voir arriver ma mère, lorsque pourtant mon oreille, habituée par la vie de plein air à ouïr de loin, reconnut son pas précipité venant du côté du couchant. Enfin elle arriva, harassée de fatigue, essoufflée, car elle s’était hâtée beaucoup, à cause de moi. Je courus à sa rencontre, et elle m’embrassa bien fort, comme si elle avait cru m’avoir perdu ; puis nous entrâmes tous deux dans la maison noire.
En fouillant sous les cendres du foyer, ma mère trouva une braise, et finit par allumer le chalel à force de souffler. Puis, ayant fait du feu, elle pela un oignon, le coupa en petits morceaux, et mit la poêle sur le feu, avec un peu de graisse, la moitié d’une pleine cuiller : c’était tout ce qui restait à la maison. L’oignon étant frit, elle remplit la poêle d’eau, tailla le pain dans la soupière, et, lorsque l’eau eut pris le boût, elle la versa dessus. Ordinairement, chez les pauvres gens de nos pays, on mettait une pincée de poivre sur la soupe pour lui donner un peu de goût, mais nous n’en avions plus. Dire que ce méchant bouillon sur de mauvais pain noir faisait quelque chose de bon, ça ne se peut ; mais c’était chaud, et ça valait encore mieux que du pain tout sec ou une pomme de terre froide ; ayant mangé notre soupe, nous nous mîmes au lit.
L’homme de Saint-Geyrac avait dit à ma mère qu’elle pouvait aller demeurer à la tuilière, qu’il ne lui demandait rien, mais que la maison était en mauvais état. Avant de partir, il nous fallut prendre un homme pour faire l’estimation du cheptel avec le nouveau régisseur de l’Herm. L’estimation faite, ma mère comptait qu’il nous devait revenir dans les dix écus ; mais lorsqu’elle fut pour régler, il se trouva que c’était le contraire, que nous autres redevions une quarantaine de francs, comme le lui dit l’autre. Laborie nous avait marqué un demi-sac de blé dont ma mère n’avait aucune connaissance ; il n’avait pas porté en compte tout le prix d’un cochon que nous avions vendu à Thenon, et, de plus, il avait omis d’inscrire l’argent de trois brebis que mon père lui avait remis. Il nous fallut donc quitter Combenègre soi-disant dans les dettes des messieurs.
Ce fut un rude coup pour ma pauvre mère. Nous n’avions qu’une trentaine de sous à la maison, un chanteau de six ou sept livres, quelque peu de pommes de terre et un fond de sac de farine de blé d’Espagne qui pesait bien dans les quinze livres : il n’y avait pas pour aller loin avec ça.
L’homme de la Mïon vint le lendemain avec sa charrette pour emporter nos affaires. Tout ça n’était pas lourd pour les bœufs : notre mauvais lit, le méchant cabinet, la table, les bancs, la maie, la barrique à piquette, une marmite, une oule, une tourtière, la poêle, un seau de bois et d’autres petites choses, comme la lanterne et la salière de bois. Tout ce misérable mobilier ne valait pas les quarante francs que nous étions censés redevoir aux messieurs de Nansac, par la canaillerie de ce Laborie qui nous faisait du mal jusqu’après sa mort.
La charrette prit d’abord le mauvais chemin qui allait vers le Lac-Viel, chemin pierreux où le chargement était fort secoué. L’homme de la Mïon avait apporté du foin pour faire manger ses bœufs, et ma mère m’avait assis dessus, derrière la charrette qu’elle suivait. Tandis que nous passions aux Bessèdes, deux femmes tenant leurs petits droles par la main, et un vieux assis sur une souche, nous regardaient passer. Dans les yeux de ceux d’âge, on sentait la compassion de nous voir nous en aller comme ça, seuls désormais, sans le père.
Tous ces pays maintenant sont pleins de chemins et de routes. On en a fait une de Thenon à Rouffignac, qui longe la forêt et la traverse sur la moitié de sa longueur ; une autre qui la coupe en biais venant de Fossemagne et allant s’embrancher sur celle de Thenon près de la Cabane, et encore une troisième, plus vers le couchant, qui vient du côté de Milhac-d’Auberoche et joint aussi la route de Thenon à Rouffignac, entre Balou et Meyrignac : on peut donc passer la forêt facilement. Mais, en ce temps dont je parle, elle était bien plus grande qu’aujourd’hui, car depuis quatre-vingts ans on a beaucoup défriché, et il n’y avait lors de marqués que deux mauvais grands chemins longeant les lisières, que l’eau ravinait l’hiver et noyait dans les fonds, ou des sentiers sous bois fréquentés par les charbonniers et les braconniers. Peu après avoir dépassé les Bessèdes, l’homme de la Mïon quitta le chemin que nous suivions pour en prendre un autre. Pour dire la vérité, ça n’était pas un vrai chemin, mais un de ces passages tracés dans les bois par les roues des charrettes qui enlèvent les brasses dans les coupes. L’hiver, lorsque des endroits devenaient trop mauvais, on prenait à droite ou à gauche, et ainsi se traçaient de nouveaux passages dans toutes les directions, pistes douteuses qui s’entrecroisaient dans les landes et les bois. Dans les creux nous trouvions des fois des flaques d’eau jaunâtre qu’il fallait éviter, et, tantôt après, des ornières profondes d’un côté, et des bosses de l’autre qui faisaient pencher fortement la charrette, et causaient des ressauts violents lorsque le chemin redevenait brusquement plainier.
Nous marchions lentement, comme on peut aller avec des bœufs dans des chemins pareils. Le temps était gris et brumeux ; il semblait que nous nous enfoncions dans le brouillard. L’homme de la Mïon s’en allait devant, appelant ses bœufs, les encourageant de la voix, et parfois les piquant de l’aiguillon. On voyait qu’il connaissait bien la forêt : rarement il hésitait pour prendre une sente qui coupait à droit celle que nous suivions, ou une autre qui, bifurquant d’abord insensiblement, finissait par s’en écarter tout à fait. Pourtant, dans des endroits où s’entrecroisaient de ces pistes effacées, il s’arrêtait quelquefois un instant, regardait autour de lui, s’orientait, et prenait sans se tromper la bonne direction. Cependant il nous dit qu’il n’avait pas été à la tuilière depuis une dizaine d’années de ça. Mais nous autres paysans, habitués à voyager de jour et de nuit dans des pays sans chemins, nous nous reconnaissons bien partout où nous avons passé une fois.
Il y en a d’aucuns peut-être qui seraient curieux de savoir pourquoi je dis toujours : « l’homme de la Mïon ». Voici : c’est que je ne l’ai jamais ouï nommer autrement chez nous. Je crois bien que sa femme l’appelait Pierre, mais, comme c’était elle qui portait culottes, tout le monde disait « l’homme de la Mïon ».
Sur les deux heures, après avoir traversé un taillis, la charrette déboucha dans une grande clairière entourée de bois. Au milieu, était la tuilière ou ce qui en restait. De loin, c’étaient des toitures à moitié écrasées, noircies par le temps, mais, de près, c’était un amas de ruines. Les hangars effondrés montraient encore quelques piliers de bois à demi pourris, supportant une partie de charpente où se voyaient quelques restes de la couverture de tuiles, à côté d’autres parties où les lattes brisées l’avaient laissé s’affaisser. Le four où l’on cuisait la brique et la tuile s’était écroulé, et, sur ses ruines, des érables poussaient des jets robustes. La maison n’était pas tout à fait en aussi mauvais état, mais de guère ne s’en fallait. Elle était bâtie en bois, en briques et en torchis ; le tout maçonné avec de la terre grasse. Par l’effet du temps et des hivers, les murs s’étaient effrités, écaillés, déjetés comme ces pauvres vieux qu’on rencontre devers chez nous, courbés, tordus par la misère, le travail et les ans.
Des graines apportées par le vent avaient germé çà et là, dans les trous et les fentes des murs : pourpiers sauvages, artichauts de murailles, scolopendres et perce-murs. La tuilée couverte de mousse sur laquelle pointait une herbe fine comme des aiguilles, avec quelques touffes de joubarbe çà et là, tenait encore, excepté à un bout où elle s’était écrasée. À travers ce trou grand comme un drap de lit, on voyait, soutenus par une panne, des chevrons sur lesquels étaient encore cloués des morceaux de lattes. Autour de la maison et de la tuilière, tout était plein de débris de tuiles, de briques et de décombres entassés sur lesquels poussaient, gourmandes, ces plantes rustiques qui foisonnent dans les lieux abandonnés et sur le bord des vieux chemins où l’on ne passe plus. Là se serraient, drues et vivaces, des menthes à l’âcre odeur, des carottes sauvages, des choux-d’âne, des morelles, des mauves, des chardons à tête ronde que nous appelons des peignes, et vingt espèces encore. Plus au loin dans la clairière, les fouilles pour l’extraction des terres avaient laissé des trous où l’eau verdâtre croupissait, et des amoncellements pareils à de grandes tombes sur lesquels çà et là de maigres ajoncs avaient poussé, rares dans la mauvaise terre. Tout cet ensemble avait un aspect de ruine et de désolation qui serrait le cœur. On eût dit un vieux champ de bataille abandonné après l’enfouissement précipité des morts.
En embrassant d’un regard toutes ces tristes choses, ma mère eut un petit frisson, un triboulement comme nous disons, et ses yeux se reportèrent sur moi. Mais, comme c’était une femme de grand cœur, elle entra fermement dans la maison où je la suivis, tandis que l’homme de la Mïon défaisait la corde du chargement.
Quelle maison ! Celle de Combenègre était bien nue, bien noire, bien triste, mais c’était une maison bourgeoise en comparaison de celle-ci. Lorsque la porte fut poussée, qui ne tenait plus que par un gond, elle se montra dans tout son délabrement. Aux murs, par endroits, une crevasse laissait voir le jour extérieur, ou donnait passage à une plante qui perçait de dehors. Le foyer était grossièrement construit à la façon de ceux des cabanes qu’on fait dans les terres. Point de grenier ; en haut dans un coin, sur les solives, des planches brutes, mises là pour sécher et oubliées, faisaient une espèce de plancher mal joint, juste à peu près pour abriter un lit. Partout ailleurs on voyait la tuilée, et, dans le coin découvert, le ciel. Par ce trou, les pluies d’hiver avaient fait un petit bourbier dans la terre battue.
Ayant contemplé ça sans rien dire, ma mère ressortit pour aider l’homme à décharger le mobilier. Pour le faire plus aisément, lui se coula entre les bœufs et souleva le timon, tandis qu’elle ôtait la cheville de fer qui passait dans les rondelles, et appelait les bœufs. L’homme alors posa doucement le timon à terre et, sur ce timon ainsi incliné, aidé de ma mère, il fit glisser tout bellement le châlit, le cabinet et le reste. Moi, pendant ce temps, je portai la brassée de foin devant les bœufs. Lorsque tout fut placé dans la maison, ma mère tira d’un panier le chanteau plié dans une touaille, puis le posa sur la table avec la salière et un oignon qu’elle prit dans la tirette. Après ça, elle voulut remplir de piquette le pichet, mais le peu qui restait dans la barrique, à force d’avoir été secoué, était comme de la boue : elle sortit donc pour aller chercher de l’eau. Dans ce temps l’homme de la Mïon fit une frotte, et, assis sur le banc, mangeait lentement, coupant le pain à taillons et croquant l’oignon trempé dans le sel, à petites tranches.
Ayant achevé, il ferma son couteau, but la moitié d’un gobelet d’eau et se leva. Ma mère lui aida à atteler les bœufs ; il prit son aiguillon, répondit aux remerciements que ça n’était rien, nous donna le bonsoir, et, reprenant son chemin, traversa lentement la clairière et disparut dans les bois.
Lorsque nous fûmes seuls, ma mère me prit et m’embrassa longuement, me serrant par reprises contre sa poitrine. Ce moment de peine un peu passé, elle se mit à faire le lit et finit d’arranger du mieux possible notre pauvre mobilier. Cela fait, nous allâmes chercher du bois. Aux alentours il n’en manquait pas, et nous en eûmes bientôt assemblé un bon tas. Sous les hangars, il y avait des débris de charpente qui nous servirent bien aussi. Mais ça n’était pas une affaire commode que de faire du feu. En ce temps-là, les allumettes chimiques étaient inconnues, du moins dans nos pays, et nous conservions le feu sous la cendre, ordinairement. Quelquefois, lorsqu’il se trouvait éteint, il fallait en aller quérir dans un vieux sabot, chez les voisins qui en donnaient de bonne grâce, à charge de revanche. Il n’y avait que les aubergistes, dans les bourgades, qui le refusaient les jours de fête ou de foire, parce que ça portait malheur. Quelquefois il fallait courir assez loin, comme nous autres qui allions chez la Mïon de Puymaigre ; mais ici nous ne connaissions ni le pays, ni les voisins. Heureusement, il y avait dans le tiroir du cabinet des pierres à fusil que mon père ramassait lorsqu’il en trouvait et taillait pour s’en servir au besoin. Ma mère en prit une, et à force de battre contre avec la lame de son couteau fermé, elle finit par mettre le feu à un morceau de vieille chiffe bien éparpillée. Cette pincée mise dans une poignée de mousse sèche, ramassée sur le bois mort, lui communiqua le feu, et bientôt, avec des feuilles mortes, des herbes et des brindilles, en soufflant ferme, la flamme brilla dans l’âtre.
Le feu ainsi allumé, il fallut aller à l’eau. En cherchant bien dans les environs, nous trouvâmes l’ancienne fontaine dont se servaient les tuiliers. Pour dire le vrai, c’était une mauvaise fontaine suintant un peu l’hiver, et, l’été, gardant seulement l’eau des pluies. Elle ne différait guère du trou où ma mère avait pris l’eau pour faire boire l’homme à la Mïon, étant pour lors demi-comblée et pleine de joncs qui sortaient de l’eau blanchâtre. Impossible d’y puiser de l’eau avec la seille : il nous fallut la remplir avec le pichet. Revenus à la cahute, ma mère garnit l’oule de pommes de terre, et la mit sur le feu pour notre souper.
Le soir, après avoir mangé deux ou trois pommes de terre à l’étouffée avec un peu de sel, lorsqu’il fut question de nous coucher, ma mère vit qu’il n’y avait jamais eu de serrure ou de verrou à la porte. On la fermait de dedans à l’ancienne manière avec une barre qui, entrant dans deux trous de chaque côté du mur, maintenait le battant. Voyant ça, ma mère tailla avec la serpe un bout de bois de longueur, l’ajusta bien, et ainsi ferma solidement, après quoi nous allâmes au lit.
Je crois bien qu’elle ne dormit guère de la nuit, bourrelée par l’idée de mon pauvre père, prisonnier à Périgueux, que la guillotine ou les galères attendaient. Pour moi, qui ne voyais pas toutes les conséquences de ce qu’il avait fait, après avoir un peu regardé les étoiles qu’on apercevait du lit, par le trou de la toiture, je m’endormis lourdement.
Outre ses chagrins par rapport à mon père, ma mère se tourmentait aussi en pensant à moi et à ce que nous allions devenir. Les riches, lorsqu’ils ont des peines, peuvent y songer à leur aise et se donner tout entiers à leur douleur ; mais les pauvres ne le peuvent point. Il leur faut avant tout affaner pour vivre, et gagner le pain des petits enfants. Au malheur qui les frappe vient s’ajouter celui de la pauvreté qui ne leur laisse pas même le loisir de pleurer ; aussi, nous autres paysans sommes-nous, pour l’ordinaire, sobres de larmes. On ne nous voit guère rire bien fort non plus, n’ayant pas souvent sujet de le faire ; nous rions comme saint Médard, du bout des lèvres, nous souvenant du proverbe : « Trop rire fait pleurer. »
Dès le lendemain, ma mère s’inquiéta de trouver du travail. Après avoir mangé un peu, nous partîmes pour le Jarripigier, où l’homme de la Mïon lui avait dit que peut-être elle trouverait des journées chez un nommé Maly, qui avait des terres à faire valoir et employait souvent des journaliers. Après avoir marché longtemps, nous voici chez ce Maly, qui n’était pas là. Mais sa femme nous dit qu’il n’avait besoin de personne pour le moment, et il fallut donc nous en retourner. En passant par les villages sur la lisière de la forêt, ma mère demandait aux gens où elle pourrait avoir du travail. Aux Lucaux, un vieux qui se chauffait au soleil, le long d’un mur, nous dit qu’à Puypautier, chez un riche paysan appelé Géral, elle pourrait trouver quelques journées pour travailler aux vignes ou sarcler les blés. Arrivés dans le village, un drole nous fit voir une grande vieille maison où justement Géral était en ce moment. Lorsque sur sa demande, ma mère lui eut dit qu’elle était la femme de Martissou, de Combenègre, la servante qui était là fit : « Oh ! Sainte Vierge ! » en nous regardant d’un air pas trop engageant. Mais Géral, l’ayant fait taire, dit à ma mère qu’il lui donnerait huit sous par jour, et qu’elle pourrait venir dès le lendemain.
Lors elle le remercia, et lui répondit que, ne pouvant m’abandonner seul à la tuilière au milieu des bois, elle le priait, si ça ne le dérangeait pas, de me laisser venir, et qu’il la payerait moins, en ce que je serais nourri aussi.
— Eh bien ! amène ton drole, dit le vieux Géral, qui n’avait pas l’air d’un mauvais homme ; et, au lieu de huit sous, je t’en donnerai cinq.
Le lendemain donc, nous fûmes de bonne heure à Puypautier, et, tandis que ma mère ramassait les sarments dans les vignes avec une autre femme, moi je m’amusais par là, avec la drole de la servante à Géral, qui gardait la chèvre et les oies et s’appelait Lina.
À neuf heures, la mère de Lina nous appela tous pour déjeuner. Il y avait sur la table un grand plat vert où fumait une bonne soupe avec des pommes de terre et des haricots dessus en quantité. Il y avait longtemps que je n’en avais mangé d’aussi bonne, et, sans doute, les autres la trouvaient à leur goût aussi, car Géral, son domestique, l’autre femme et la servante, tout le monde y revint, moins ma mère que le chagrin empêchait de manger beaucoup. Cette servante coupait le farci, comme on dit, chez Géral qui était un vieux garçon ; et, quoique je sache bien qu’elle seule fit renvoyer ma mère, on ne peut lui ôter ceci, que sa soupe était bonne : c’est bien vrai que, dans la maison, il y avait tout ce qu’il fallait pour ça.
Tout en déjeunant, Géral encourageait ma mère et lui disait que, Laborie étant connu de tout le monde comme un mauvais homme, ou, pour mieux dire, un coquin, mon père serait peut-être acquitté. Mais elle secouait la tête tristement.
— Voyez-vous, Géral, il y a des gens trop riches contre nous et qui ont le bras long : les messieurs de Nansac feront tout ce qu’ils pourront pour le faire condamner.
— C’est bien ça, firent les autres.
— En tout cas, ma pauvre, reprit Géral, il te faut manger pour te soutenir ; autrement, tu te rendrais malade, et alors que deviendrait ton drole ?…
— Vous avez bien raison, répondait ma mère en s’efforçant de manger à contre-cœur.
Ce que c’est que les enfants ! j’aimais bien mon père, pour sûr, mais à l’âge que j’avais on se laisse distraire aisément. Tout le long du jour, j’étais avec Lina, par les chemins bordés de haies épaisses de ronces, de sureaux et de buissons noirs, contre lesquelles la chèvre se dressait parfois pour brouter. Tandis que les oies paissaient l’herbe courte sur les bords du chemin, je les regardais faire curieusement. Lorsqu’elles étaient saoules, elles se mettaient sur le ventre, et, de temps en temps, piaulaient entre elles, comme si elles se fussent dit leurs idées. De vrai, lorsqu’on voit ces bêtes, et tant d’autres d’ailleurs, avoir un cri particulier, un son de voix différent, une manière tout autre de jaser, dans des occasions diverses, on ne peut pas s’empêcher de croire qu’elles se comprennent. Ainsi, lorsque le gros jars de Lina, tranquille, les pattes repliées sous lui, la tête haute, l’œil brillant, faisait tout doucement à ses oies reposant autour de lui : « Piau, piau, piau, » il me semblait qu’il leur disait : il fait bon ici, le jabot plein. Et, lorsqu’une oie répondait sur le même ton : « Piau, piau, piau », je me pensais qu’elle devait dire : « Oui, il fait bon ici ». Puis, quand venait dans le chemin un chien étranger, ou quelqu’un qui n’était pas du village, le mâle le signalait de loin par un cri perçant comme un appel de clairon, en se dressant sur ses pattes, imité aussitôt par toutes les oies qui répétaient son cri, comme pour dire : « Nous avons compris ! ». Et alors, il leur disait quelque chose comme : « Il faut se retirer » ; à quoi elles répondaient brièvement : « Oui », et se mettaient en marche vers la basse-cour, lui à l’arrière-garde, l’œil et l’ouïe attentifs, sérieux comme un âne qui boit dans un seau, avec la plume qui le bridait en lui traversant les nasières.
Je disais ça quelquefois à Lina, mais elle se moquait de moi en riant, et disait que j’étais aussi innocent que les oies, de croire des choses comme ça ; mais ça n’était pas de méchanceté et ne m’empêchait point de l’affectionner beaucoup et de l’embrasser souvent.
Une douzaine de jours se passèrent ainsi à m’amuser avec Lina, lorsqu’un soir, après souper, Géral donna à ma mère les sous de ses journées, et lui dit qu’il n’avait plus besoin d’elle pour le moment. Il était un peu honteux en disant ça, comme quelqu’un qui ment ; et, en effet, il y avait encore du travail assez. Mais, à ce que nous dit l’autre femme qui travaillait avec ma mère, la servante lui faisait tant de train à cause d’elle que, pour avoir la paix, il la renvoya. Ayant reçu deux pièces de trente sous, ma mère les noua dans le coin de son mouchoir, remercia Géral, et puis nous nous en fûmes tristement, elle inquiète de l’avenir, moi désolé de quitter Lina.
Le lendemain, il fallut recommencer à courir les villages autour de la forêt pour chercher des journées. Mais lorsque, le soir venu, nous fûmes de retour à la tuilière sans avoir rien trouvé, j’étais bien las, tellement las que ma mère se désolait, ne sachant comment faire, me laisser seul, ou me traîner toute une journée après elle. Moi, le matin, la voyant en cette peine, je lui dis que j’étais reposé et que je marcherais bien. Là-dessus, nous voilà en route, cheminant doucement, nous arrêtant de temps en temps, elle me portant quelquefois, malgré que je ne voulusse pas. Cela dura trois ou quatre jours comme ça, pendant lesquels nous ne profitions guère, nous crevant à chercher inutilement du travail et n’ayant plus le bon ordinaire de chez Géral, lorsqu’un soir, en passant à la Grimaudie, un homme nous dit que le maire de Bars nous mandait d’y aller sans faute le lendemain.
Nous voici donc partis le matin, et, sur les neuf heures, nous arrivions dans l’endroit. Une femme qui épouillait son drole devant la porte, écachant les poux sur un soufflet, nous montra la maison. Ayant cogné, ma mère ouvrit la porte lorsqu’une grosse voix nous eut crié d’entrer.
Un chien courant, maigre comme un pic, qui dormait devant le feu, se lança sur nous en aboyant.
— Tirez ! tirez ! lui cria la même voix rude, sans pouvoir le faire taire.
Dans le coin du feu, sur un fauteuil paillé, il y avait, les coudes sur ses genoux, une vieille, très vieille, à la tête branlante, qui pouvait avoir cent ans, et nous regardait par côté d’un œil mort. Lui, le maire, était là aussi, dans sa cuisine, un pied sur un banc, attachant un éperon à son soulier, car c’était un mardi, et il allait partir pour le marché de Thenon.
Lorsqu’il eut attaché son éperon, il jeta un grand coup de pied au chien, qui jappait toujours, et le fit se cacher sous la table. Ma mère lui ayant alors expliqué qu’elle venait céans sur son commandement, il lui dit brusquement :
— Alors, c’est toi la femme de Martissou ?
— Oui bien, notre monsieur.
— Cela étant, il te faudra te rendre à Périgueux d’aujourd’hui en quinze, sans faute : on va juger ton homme. Voilà l’assignation ! ajouta-t-il en prenant un papier dans une tirette.
— Mon Dieu, comment ferons-nous ? disait ma mère sur le chemin, en nous en retournant.
Et en effet, sur les trois francs que lui avait donnés Géral, il avait fallu acheter une tourte de pain, de sorte qu’il ne nous restait presque rien. Moi, voyant combien elle se tourmentait à cause de ça, je me faisais du mauvais sang de ne pouvoir lui aider, lorsqu’un matin, rôdant par là sur la lisière de la forêt, je trouvai dans un sentier un lièvre étendu, tué la veille d’un coup de fusil sur l’échine, car la blessure était toute fraîche. Je le ramassai, et m’en courus à la maison, tout content de le porter à ma mère. Comme il n’était pas possible de savoir qui l’avait tué, elle le vendit, le mardi d’après, à Thenon, avec nos deux poules que nous avions eues en partage à Combenègre, afin de faire un peu d’argent pour notre voyage.
Le jour arrivé qu’il nous fallait partir, nous avions dans un fond de bas, attaché avec un bout de gros fil, un peu plus de trois francs en sous et en liards. Ma mère mit le reste du chanteau dans le havresac de mon père, que le Rey nous avait rendu avec son couteau, le passa sur son épaule en bandoulière, prit un bâton d’épine, et nous partîmes après avoir attaché la porte à un gros clou avec une corde pour la tenir fermée.
Nous n’étions pas trop bien habillés pour nous montrer en ville. Ma mère avait un mauvais cotillon de droguet, une brassière d’étoffe brune toute rapiécée, un mouchoir de coton à carreaux jaunes et rouges sur la tête, des chausses de laine brune et des sabots. Moi, j’avais aussi des sabots aux pieds, puis un bonnet et des bas tricotés, un pantalon trop court, pareil au cotillon de ma mère, bien usé, et une veste faite d’un vieux sans-culotte de mon père.
Il y en a sans doute qui demanderont ce que c’est qu’un sans-culotte.
Eh bien, ça n’est pas autre chose que la carmagnole du temps de la Révolution, sorte de veste assez courte et à petit collet, droit comme ceux des vestes des soldats. Dans nos pays, ce vêtement des bons patriotes a pris, je ne sais pourquoi, le nom de ceux qui le portaient.
Reprenons.
Notre chemin était de traverser la forêt en allant vers le Lac-Gendre, et nous prîmes cette direction, après nous être déchaussés pour cheminer plus à l’aise sur les sentiers des bois. Du Lac-Gendre, nous fûmes passer à la Triderie, puis à Bonneval, et enfin à Fossemagne, où nous trouvâmes la grande route de Lyon à Bordeaux, achevée depuis peu.
À la sortie de Fossemagne, ma mère me fit asseoir sur le rebord du fossé pour me reposer un peu. Une demi-heure après, nous voilà repartis, marchant doucement en suivant l’accotement de la route, moins dur pour les pieds que le milieu de la chaussée. La pauvre femme, bourrelée par l’idée de ce qui attendait mon père, ne parlait guère, me disant seulement quelques paroles d’encouragement, et me prenant des fois par la main pour m’aider un peu. Nous ne rencontrions presque personne sur la route ; quelquefois un homme cheminant à pied, portant sur l’épaule, avec son bâton, un petit paquet plié dans un mouchoir ; ou bien un voyageur sur un fort roussin, le manteau bouclé sur les fontes de sa selle, qui laissaient voir les crosses de ses pistolets ; et derrière, attaché au troussequin, un porte-manteau de cuir, fermé par une chaînette avec un cadenas. De voitures, on n’en voyait pas comme aujourd’hui sur les routes : les gens richissimes seuls en avaient. À une petite demi-lieue de Saint-Crépin, nous entrâmes dans un boqueteau de chênes pour faire halte. Ma mère me donna un morceau de pain que je mangeai avec appétit, tout sec et noir qu’il était ; après quoi, m’étendant sur l’herbe, je m’endormis profondément.
Lorsque je me réveillai, le soleil avait tourné du côté du couchant, et je vis ma mère assise contre moi. Me voyant réveillé, elle se leva, me tendit la main, et après m’être un peu étiré, je me levai aussi pour repartir.
En passant à Saint-Crépin, je bus à une fontaine qui coulait dans un bac de pierre, près du relais de poste, et, m’étant ainsi bien rafraîchi, je continuai à marcher vaillamment, m’efforçant un peu pour faire voir à ma mère que je n’étais pas trop fatigué. Et c’est la vérité que je ne l’étais pas trop ; seulement, les pieds me cuisaient un peu, car ce n’était plus la même chose de marcher nu-pieds sur une route chauffée par le soleil ou sur la terre fraîche des sentiers sous bois.
Il était soleil entrant lorsque nous fûmes à Saint-Pierre car j’avais dormi longtemps dans le bois. Ayant remis nos chausses et nos sabots, après avoir suivi le bourg qui n’était pas bien grand alors, ni encore, ma mère avisa une maison vieille et pauvre d’apparence, où, dans un trou du mur, on avait planté pour enseigne une branche de pin, et, la porte étant ouverte, elle entra.
Une bonne vieille avec une coiffe à barbes, un fichu à carreaux croisé sur sa poitrine, et un devantal ou tablier de cotonnade rouge, assise sur une chaise, filait sa quenouille de laine près de la table. À la salutation de ma mère elle répondit par une franche parole :
— Bonsoir, bonsoir, braves gens !…
Interrogée si elle pouvait nous donner un peu de soupe et nous faire coucher, elle répondit que oui, mais que, comme elle n’avait plus qu’un lit, l’autre ayant été saisi pour payer les rats de cave, il nous faudrait coucher dans le fenil.
— Oh ! dit ma mère, nous dormirons bien dans le foin.
— Eh bien donc, approchez-vous du feu, reprit la vieille.
Et lorsque nous fûmes assis, comme on est curieux dans les petits endroits, principalement les femmes, la vieille se mit à questionner ma mère, tournant autour du pot, pour savoir où nous allions et à quelle occasion. Tant elle avait l’air d’une brave femme, que ma mère lui raconta tout par le menu, les misères qu’on nous avait faites, les canailleries de Laborie, et comment mon père avait tiré sur ce régisseur des messieurs de Nansac, eux et lui l’ayant poussé à bout, jusqu’à lui venir tuer la chienne dans la cour.
— Ah ! les canailles ! s’écria la vieille. Il y en a bien par ici qui en feraient autant ! ajouta-t-elle en posant sa quenouille. Avant la Révolution, il n’y a pas de gueuseries qu’ils ne nous aient faites ! Et depuis qu’ils sont revenus, ils recommencent, surtout depuis quelque temps !
Elle se leva brusquement, là-dessus, alla fermer la porte et alluma la lampe :
— Voyez-vous, pauvre femme, dit-elle, ces nobles sont toujours les mêmes, faisant les maîtres, orgueilleux comme des coqs d’Inde et durs pour les pauvres gens. Mais quand l’autre reviendra, il se souviendra qu’ils l’ont trahi, et il les jettera à la porte…
— L’autre ? fit ma mère.
— Eh ! oui… Poléon, qu’ils ont envoyé à cinq cent mille lieues, par delà les mers, dans une île déserte.
Ma mère avait bien ouï parler quelquefois, le dimanche, devant l’église, d’un certain Napoléon, qui était empereur, et qui avait tant bataillé que beaucoup de conscrits du Périgord étaient restés par là-bas, dans des pays inconnus ; mais du côté de la Forêt Barade, on n’était pas bien au courant et elle répondit simplement :
— Alors il est fort à désirer qu’il revienne tôt, puisque c’est un ami des pauvres gens, car nous sommes trop malheureux !
Moi, tout en écoutant ces propos, assis sur le saloir dans le coin du feu, je regardais cette maison bien pauvre en vérité. Le lit de la vieille était dans un coin, garanti de la poussière du grenier par un ciel et des rideaux de même étoffe, jadis bleus avec des dessins, et maintenant tout fanés. Ce lit coustoyé de chaises, dont aucunes dépaillées, était encombré, au pied, de vieilles hardes. Dans le coin opposé, il y avait la place vide du lit qu’on lui avait fait vendre. Au milieu, la table avec un banc. Contre le mur, en face de la porte, était une mauvaise maie, où la bonne femme serrait le pain et autres affaires depuis que son cabinet était vendu. Une cocotte et une marmite étaient sous la maie, une soupière et des assiettes dessus, et, avec la seille dans l’évier, c’était à peu près tout : on voyait que les gens du roi avaient passé par là.
Cependant, l’heure du souper approchant, la vieille alla quérir des branches de fagots dans l’en-bas qui communiquait avec la cuisine, raviva le feu devant lequel cuisaient déjà des haricots, et pendit à la crémaillère son autre marmite où il y avait du bouillon. Cela fait, elle débarrassa le couvercle de la maie, en maudissant ces bougres de gabelous qui lui avaient fait vendre son vaisselier si commode, prit dedans une tourte entamée et commença à tailler la soupe avec un taillant, engin plus facile que la serpe dont nous nous servions chez nous.
— Nous souperons, dit-elle, mais que Duclaud soit arrivé.
— Vous attendez quelqu’un ? fit ma mère.
— Oui, c’est un brave garçon qui vend du fil, des aiguilles, du ruban, des boutons, des crochets, des images comme celles qui sont là, — ajouta-t-elle en montrant des gravures grossières passées en couleur, — et d’autres petites affaires encore… Tu peux bien aller les voir, les images, — me dit la vieille ; — ça t’amusera en attendant le souper… Il passe presque tous les mois, pour aller dans la contrée de Thenon, — reprit-elle ; — je pense qu’il viendra ce soir, c’est son jour.
Je me mis à regarder les images clouées au mur. Il y avait entre autres le malheureux Juif errant avec son bâton et ses longues jambes, symbole du pauvre peuple déshérité qui n’a ni feu ni lieu ; ensuite Jeannot et Colin, histoire instructive, surtout en ce temps-ci où tant de gens se vont perdre dans les villes. Puis le fameux Crédit, mort, étendu à terre, tué par de mauvais payeurs qui s’enfuient, et, à côté, une oie tenant une bourse dans son bec, avec cette inscription, qu’alors je ne savais pas lire : Mon oie fait tout ; — triste et désolante sentence pour les pauvres gens.
Tandis que j’examinais curieusement ces images, on frappa trois coups de bâton à la porte.
— C’est Duclaud, fit la vieille en allant ouvrir.
Lui, nous voyant, sembla hésiter ; mais elle l’encouragea :
— Vous pouvez entrer… C’est une brave femme et son drole.
Alors il entra. C’était un fort garçon à la figure brune, aux cheveux crépus, coiffé d’une casquette de peau de fouine, vêtu d’une blouse de cotonnade grise rayée, et chaussé de gros souliers ferrés. Il pliait sous le poids d’une balle qu’il portait à l’aide d’une large bricole de cuir.
— Salut, la compagnie ! dit-il en posant son gros bâton contre la porte.
Puis il se débarrassa de sa balle en la plaçant sur deux chaises que la vieille avait vitement arrangées à l’exprès.
— Vous êtes fatigué, mon pauvre Duclaud, lui dit-elle ; tournez-vous un peu vers le feu ; nous allons souper dans une petite minute.
— Ça n’est pas pour dire, Minette, mais je souperai avec plaisir : depuis Razac, vous pensez, le déjeuner a eu le temps de couler.
La soupe trempée, on se mit à table, et la vieille servit à chacun une assiette comble de bonne soupe aux choux et aux haricots. Je fus étonné de voir Duclaud manger la soupe avec sa cuiller et sa fourchette en même temps. Chez nous on ne connaissait pas cette mode, pour la bonne raison que nous n’avions pas de fourchettes. Lorsque nous soupions d’un ragoût de pommes de terre ou de haricots, on le mangeait avec des cuillers. Pour la viande, on se servait du couteau et des doigts ; mais ça n’arrivait qu’une fois l’an, au carnaval.
Duclaud ayant fini sa soupe, prit la pinte et nous versa à tous du vin dans notre assiette. Lui-même remplit la sienne jusqu’aux bords de telle manière qu’un petit canard s’y serait noyé : on voyait qu’il était dans la maison comme chez lui et ne se gênait pas. Ce vin était un petit vinochet du pays, qui ne valait pas celui de la côte de Jaures, à Saint-Léon-sur-Vézère ; mais nous autres qui ne buvions que de la mauvaise piquette, gâtée souvent, pendant trois ou quatre mois, et, le reste de l’année, de l’eau, nous le trouvions bien bon. Après avoir bu, le porte-balle nous offrit de la soupe encore, et, personne n’en voulant plus, il s’en servit une autre pleine assiette, après quoi il fit un second copieux « chabrol », comme nous appelons le coup du médecin, bu dans l’assiette avec un reste de bouillon.
Pendant ce temps, la Minette avait tiré les mongettes ou haricots dans un saladier et les posa sur la table. Ma mère se leva alors, disant qu’elle n’avait plus faim ; mais la brave vieille qui se doutait qu’elle disait ça parce qu’elle craignait la dépense, la fit rasseoir :
— Il vous faut manger tout de même pour avoir des forces, dit-elle ; mangez, mangez, pauvre femme, autrement vous ne pourriez pas finir d’arriver à Périgueux.
Tandis que nous mangions, la Minette conta l’affaire de mon père à Duclaud, et lui demanda ce qu’il en pensait.
— Que voulez-vous que je vous dise ? fit-il. Si les juges et les jurés étaient des gens pareils à moi, eux voyant comme cet homme a été poussé à bout par ce coquin de régisseur et les messieurs, il s’en tirerait avec un an de prison ou six mois. Mais, voyez-vous, ceux du jury, c’est des bourgeois, des riches, qui, encore qu’ils soient honnêtes, penchent plutôt pour ceux de leur bord. Pourtant, il y a des hommes justes partout, et il n’en faudrait qu’un ou deux pour entraîner les autres ; souvent ça arrive ainsi, il ne vous faut pas désespérer… Ah ! — ajouta-t-il, — que ceux-là mériteraient d’être punis, qui commandent des injustices et des méchancetés sans se donner garde des malheurs qui en peuvent advenir !
Le soir, après souper, Duclaud tira du fond de sa balle des petits paquets et diverses affaires qu’il mit dans une grande poche de dessous sa blouse et sortit. Depuis, je me suis pensé qu’il faisait peut-être bien quelque peu la contrebande de tabac et de poudre.
Le moment de se coucher venu, la vieille Minette dit que, réflexion faite, Duclaud devant coucher dans le fenil, ma mère et moi coucherions dans son lit, qui était assez large pour trois, surtout que je n’étais pas bien gros, ce qui fut fait. Sans doute, le colporteur rentra par la porte de l’en-bas, qui donnait dehors, et monta dans le grenier à foin : je ne le revis plus.
Le lendemain, de bonne heure, la Minette fit chauffer de la soupe et nous la fit manger. Lorsqu’il fut question de compter, elle dit à ma mère qu’elle aurait assez besoin de son argent à Périgueux où tout était cher ; qu’elle payerait en repassant s’il lui en restait. Ma mère la remercia bien, mais lui dit que ça lui ferait de la peine de s’en aller comme ça sans payer ; joint à ça qu’elle ne savait pas comment il en adviendrait, et si nous repasserions par Saint-Pierre.
— Alors, dit la vieille, puisque c’est ainsi, vous me devez dix sous.
Ma mère connut bien qu’elle la ménageait beaucoup ; elle lui donna les dix sous en l’accertainant qu’elle se souviendrait toujours d’elle, et de sa bonté pour nous autres.
La Minette fit aller ses bras et dit :
— Il faut bien que les pauvres s’entr’aident !
Puis elles s’embrassèrent fort, ma mère et elle, et nous partîmes garnis de beaucoup de souhaits de bonne chance, qui comme tant d’autres ne servirent de rien.
De bonne heure, donc, nous revoilà sur la grande route déserte. Il faisait bon marcher ; le soleil se levait, fondant une petite brume qui montait dans l’air et disparaissait. Derrière nous les coqs de Saint-Pierre chantaient fort, ce qui, avec le brouillard s’élevant, présageait la pluie. Les oiselets voletaient, se poursuivant dans les haies aux buissons fleuris, au pied desquelles pointaient dans l’herbe des petites pervenches et des fleurs de mars, autrement des violettes. La rosée séchait dans les prés reverdis, et, sur le haut des coteaux, travaillés jusqu’à mi-hauteur, les taillis commençaient à prendre les verdoisons claires du printemps. J’étais bien reposé, bien repu, et sans la triste cause qui nous mouvait, c’eût été un plaisir de voyager ainsi.
Un peu après avoir dépassé Sainte-Marie, nous allons rencontrer deux joyeux garçons qui cheminaient en se dandinant un peu et chantaient à plein gosier. Ils étaient habillés de velours noir, ceinturés de rouge et avaient des havresacs de soldats sur le dos. Des casquettes de velours noir aussi les coiffaient sur le côté crânement ; à leurs oreilles pendaient des anneaux d’or, et ils tenaient à la main de grandes cannes enrubannées qu’ils maniaient dextrement, faisant, avec, des moulinets superbes. Ils nous saluèrent jovialement en passant, et nous nous demandions qui pouvaient être ces gens-là ; mais depuis j’ai compris que c’étaient des compagnons du tour de France.
Nous allions arriver à Saint-Laurent, lorsque la pluie nous attrapa, petite pluie fine qui mouillait, et embrumait les prés où serpentait lentement le Manoir. Çà et là, dans les endroits bas, le ruisseau faisait des rosières où nichaient les poules d’eau, et ailleurs se perdait dans des mauves pour ressortir un peu plus loin, toujours lentement, lentement, comme s’il avait regret d’aller se perdre dans l’Ille.
Nous avions laissé le château du Lieu-Dieu sur notre droite, quand voici derrière nous un grand bruit de grelots. Nous retournant alors, nous apercevons une grande belle voiture attelée de quatre chevaux avec deux postillons en grandes bottes, culotte jaune, gilet rouge, habit bleu de roi, plaque au bras et chapeau de cuir ciré. Je me plantai par curiosité pour voir passer cette voiture, et ma mère en fit autant pour m’attendre. Lorsqu’elle fut là, je vis à travers les grands carreaux de vitre le comte de Nansac, la comtesse et leur fille aînée. Sur le siège de devant était le garde Mascret, et, derrière, un domestique avec une chambrière. Ma mère regarda les messieurs d’un œil fiché, les mâchoires serrées, les sourcils froncés, et moi, je sentis en mon cœur s’élever un violent mouvement de haine. Eux nous voyant ainsi, mal vêtus, mouillés, pataugeant pieds nus dans la terre détrempée, détournèrent les yeux d’un air froid, méprisant, et la voiture passa, rapide, en nous éclaboussant de quelques gouttes de boue liquide.
Arrivés à Lesparrat, j’aperçus la belle plaine de l’Ille, et la rivière aux eaux vertes, bordée de peupliers, qui coule au-dessous du château du Petit-Change. En quittant le vallon étroit du Manoir enserré entre des coteaux arides aux terres grisâtres, aux arbres chétifs, il me sembla arriver dans un autre pays. Mais lorsque, après avoir monté la petite côte du Pigeonnier, je vis Périgueux au loin, avec ses maisons étagées sur le Puy Saint-Front, et, tout en haut, montant dans le ciel, le vieux clocher roussi par le soleil de dix siècles, ce fut bien autre chose. Je n’avais encore vu que le petit bourg de Rouffignac, et je ne pouvais m’imaginer un tel entassement de maisons, quoique je n’en visse qu’une partie. La hâte d’arriver me donna des jambes, et, de ce moment, je ne sentis plus la fatigue.
Après avoir longé le jardin de Monplaisir, nous allons traverser le faubourg de Tournepiche ou, autrement, des Barris. Ayant longé l’ancien couvent des Récollets, qui est maintenant l’École normale, nous arrivons sur le Pont-Vieux, aux arches ogivales, défendu jadis par une tour à huit pans dont les fondements se voient encore.
Jamais pluie de printemps ne passa pour un mauvais temps, dit le proverbe ; pourtant celle-ci nous avait mouillés ; mais, à cette heure, elle avait cessé et je n’y pensais plus, curieux de tout ce que je voyais. Tout le long de la rivière, à droite et à gauche, des vieilles maisons qui semblaient descendre du Puy Saint-Front, venaient se mirer dans les eaux. En amont du pont, c’était, au coin de la rue du Port-de-Graule, avec sa façade tournée vers l’Ille, une grande ancienne maison en pierre de taille, superbe avec ses mâchicoulis travaillés, ses larges baies et ses hauts toits pointus. Ensuite, la belle maison Lambert avec ses trois étages de galeries donnant sur la rivière, soutenues par de jolis piliers sculptés ; et plus loin se dressait fièrement, dominant la rive, la tour de la Barbecane, avec sa plate-forme crénelée, ses mâchicoulis et ses meurtrières pour couleuvrines et arquebuses : belle relique de l’ancienne enceinte de la ville, que des massacres ont rasée depuis. Un peu plus loin, les rochers à pic de l’Arsault se dressaient fièrement.
En aval du pont, c’était le vieux moulin fortifié de Saint-Front, tout sombre, curieux à voir avec ses murailles épaisses, ses baies étroites, ses appentis moitié bois moitié pierre, maintenus par des jambes de force, ou collés à ses murs comme des nids d’hirondelles. Sous ses arches sombres, les eaux de l’écluse divisées par des éperons de pierre allaient s’engouffrer lentement. Plus loin, c’était une maison étrange avec une galerie en forme de dunette, plantée sur un massif de maçonnerie qui s’avançait dans l’eau en angle effilé comme un éperon de galère : on eût dit une nef du moyen âge, avec son château d’avant, à l’ancre dans la rivière. Tout au fond, les grands arbres feuillus du jardin de la Préfecture se reflétaient sur les eaux.
Et par en haut, comme du côté d’en bas, entre ces points principaux, c’était une foule de maisons dévalées vers la rivière, en désordre, comme un troupeau de brebis, et s’y baignant les pieds : vieilles maisons aux pignons bizarres avec des pots à passereaux, aux balcons de bois historiés, aux étages en saillie soutenus par d’énormes corbeaux de pierre, aux fenêtres étroites ou à meneaux, avec des basilics dans de vieilles soupières ébréchées, ou des résédas dans des marmites percées ; maisons aux louviers étranges qui semblaient épier sur la rivière. Quelques-unes de ces maisons, baticolées en torchis avec des cadres de charpente, cahutes informes, lézardées, écaillées, tordues et déjetées de vieillesse, comme de pauvres bonnes femmes, se penchaient sur l’Ille où elles semblaient se précipiter. D’autres à côté ayant perdu leur aplomb, comme des femmes saoules, s’appuyaient sur la maison plus proche ou se soutenaient par des béquilles énormes faisant contrefort. D’autres encore, en pierre de taille, solidement construites, quelques-unes sur des restes des anciens remparts, réfléchissaient dans les eaux claires leurs assises roussies par le soleil, leurs baies irrégulières, leurs galeries couvertes, leurs toits d’ardoises aigus, leurs chatonnières triangulaires, leurs cheminées massives fumant sous un chapeau pointu. Toutes ces maisons dissemblables, cossues ou minables, variées d’aspect, chacune ayant son architecture, ses matériaux, ses ornements, ses verrues, son gabarit propres, se pressaient sur le bord de l’Ille, curieuses de se mirer dedans. Les unes avançaient sur les eaux où plongeaient leurs piliers de pierre ; d’autres se reculaient, comme craignant de se mouiller les pieds, et poussaient jusqu’à la rivière leurs massives terrasses aux lourds balustres ; d’autres enfin se haussaient d’un étage par-dessus le toit de leur voisine, pour voir couler l’Ille et contempler sur l’autre rive les prairies bordées de peupliers où séchait le linge des lavandières aux battoirs bruyants. Çà et là, sur une terrasse, un jardinet grand comme la main ; au pied d’un mur, un saule pleureur retombant sur l’eau, et à des portes donnant sur la rivière étaient amarrés des bateaux : gabares de pêcheurs ou de teinturiers. Tout cet ensemble de constructions bizarres, irrégulières, entassées en désordre ; tout cet amas de pignons, de galeries, d’escaliers extérieurs, d’appentis, d’auvents écaillés d’ardoises, de baies larges ou étroites, de piliers, de poutres entre-croisées, de corbeaux de pierre, de jambes de force, d’étages surplombants, de balcons de bois, de lucarnes, de toits pointus ou plats, bleus ou rouges, de cheminées étranges, de girouettes rouillées, — tout cela s’étalait au soleil en un fouillis enchevêtré où se jouaient les ombres sur des teintes bleuâtres, vertes, rousses, bistrées, grisâtres, où, parmi des hardes étendues, piquait comme un coquelicot quelque jupon rouge séchant à une fenêtre : ça n’est pas pour dire, mais c’était plus beau qu’aujourd’hui.
Après que j’eus regardé ça un bon moment, planté à l’entrée du pont, étourdi par le bruit des eaux tombant de l’écluse, ma mère me tira par la main, et nous voici montant la rue qui allait à la place du Greffe ; rue roide, pavée de gros cailloux de rivière, rouges, que la pluie du matin faisait reluire au soleil. De chaque côté, c’étaient des boutiques à ouverture ronde ou en ogive, ou en anse de panier, sans devantures, avec une coupée, sombres à l’intérieur ; mauvais regrats où pendillaient des chandelles de résine, chétives boutiques où l’on vendait de la faïence ou des sabots, ou du vin à pot et à pinte ; petits ateliers où travaillaient des cloutiers, des chaisiers dont le tour ronflait, des savetiers tirant le ligneul, des lanterniers tapant sur le fer-blanc avec un maillet de bois. Tous ces gens de métier levaient la tête, oyant nos sabots sur le pavé, et avaient l’air de se dire : « D’où diable sortent donc ceux-ci ? » Puis, en haut, sur la place et collées aux grands murs noirs de Saint-Front, c’étaient de petites baraquettes en planches, de pauvres échoppes en torchis, des logettes en parpaing, où étaient installées des marchandes de fruits secs, de légumes, de pigeons, et des bouchères à la cheville.
Arrivés devant le porche du greffe, nous nous arrêtâmes, la tête en l’air, contemplant le vieux monument et son clocher à colonnettes, éclairé par le soleil, autour duquel les martinets tourbillonnaient avec des cris aigus. Puis ma mère, abaissant la tête, vit devant le portail une marchande de cierges, et eut la pensée d’en faire brûler un à l’intention de mon père, et l’ayant acheté, six liards, elle entra dans la cathédrale, où je la suivis.
Quelle grandeur superbe ! Que je me trouvais petit sous ces coupoles suspendues dans les airs ! Dans la chapelle de l’Herm je n’avais éprouvé qu’un vif sentiment de curiosité ; dans l’église de Rouffignac, encore, je me sentais à l’aise ; mais dans ce vieux Saint-Front aux piliers géants noircis par le temps, aux murs verdis par l’humidité, qui avaient vu passer sans fléchir dix siècles d’événements, c’était bien autre chose. Moi, petit enfant, ignorant et faible, je me sentais perdu dans l’immensité du monument, écrasé par sa masse, et à ce moment je ressentis quelque chose comme une impression de terreur religieuse, qui s’augmentait à mesure que nous cheminions dans l’église déserte, sur les grandes dalles qui renvoyaient aux voûtes le bruit de nos sabots. Dans un coin ma mère aperçut sur un piédestal massif une statue de la Vierge et se dirigea de ce côté. Autant qu’il m’en souvienne, c’était une très vieille statue de pierre assez naïvement taillée ; pourtant l’imagier avait su donner à la figure de la mère du Christ une expression de tendre pitié, d’infinie bonté. Devant la Vierge était disposé une sorte d’if à pointes de fer, où en ce moment achevait de se consumer un cierge de pauvre comme le nôtre. Ayant allumé le sien, ma mère le ficha sur une pointe, et, se mettant à genoux, elle pria en patois, ne sachant parler français, suppliant la vierge Marie comme si elle eût été là présente.
Et sa prière peut se tourner ainsi :
« Je vous salue, Mère très gracieuse, le bon Dieu est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus le fruit de votre ventre est béni aussi.
» Sainte Vierge, je suis une pauvre femme qui tant seulement ne sait pas vous parler comme il faut. Mais vous qui connaissez tout, vous me comprendrez bien tout de même. Ayez pitié de moi, sainte Vierge ! Quelquefois j’ai bien oublié de vous prier, mais, vous savez, les pauvres gens n’ont pas toujours le temps. Ayez pitié de nous autres, sainte Vierge, et sauvez mon pauvre Martissou ! Il n’est pas mauvais homme, ni coquin, il est seulement un peu vif. S’il a fait ce méchant coup, on l’y a poussé, sainte Vierge ! Ce Laborie était une canaille, de toutes les manières, vous le savez bien, sainte Vierge ! Ce qui a fini de faire perdre patience à mon pauvre homme, c’est qu’il savait de longtemps que ce gueux m’attaquait toujours : il l’avait ouï un jour de dedans le fenil.
» Ah ! sainte bonne Vierge ! je vous en prie en grâce, sauvez mon pauvre Martissou ! Je vous bénirai tous les jours de ma vie, sainte Vierge ! et avant de m’en retourner, je vous ferai brûler une chandelle dix fois plus grande que celle-ci : faites-le, sainte Vierge ! faites-le ! »
Tandis que ma mère priait ainsi à demi-voix avec un accent piteux, moi, je m’essuyais les yeux. Ayant achevé, elle fit un grand signe de croix, reprit son bâton par terre, et nous sortîmes.
Sous le porche, ma mère demanda à la femme qui nous avait vendu le cierge où étaient les prisons.
— Là, tout près, dit la femme : vous n’avez qu’à monter devant vous la rue de la Clarté ; au bout, vous tournerez à droite ; une fois sur le Coderc, vous avez les prisons tout en face.
En arrivant sur la place, bordée à cette époque de maisons anciennes, dans le genre de celle du coin de la rue Limogeane, nous vîmes dans le fond, sur l’emplacement où est maintenant la halle, l’ancien Hôtel de Ville, où étaient les prisons depuis la Révolution. On dit, par dérision : « gracieux comme une porte de prison », et on dit vrai. Celle-ci ne faisait pas mentir le proverbe : solidement ferrée et renforcée de clous, avec un guichet étroitement grillagé, elle avait un aspect sinistre, comme si elle gardait la mémoire de tous les condamnés qui en avaient passé le seuil pour aller aux galères ou à l’échafaud.
Ma mère souleva le lourd marteau de fer qui retomba avec un bruit sourd. Un pas accompagné d’un cliquetis de clefs se fit entendre, et le guichet s’ouvrit.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit une voix dure.
— Voir mon homme, répondit ma mère.
— Et qui est celui-là, votre homme ?
— C’est Martissou, de Combenègre.
— Ah ! l’assassin de Laborie… Eh bien, vous ne pouvez pas le voir sans permission ; mais son avocat est avec lui en ce moment : attendez-le quand il sortira.
Et le guichet se referma.
Ma mère s’assit sur le montoir de pierre près de la porte, et moi, curieux, je reculai de quelques pas pour regarder ce vieil Hôtel de Ville qui avait vu passer tant de générations. C’était un assemblage de bâtiments irréguliers, inégaux, solidement construits pour résister à un coup de main. D’un côté un large et massif corps de logis percé de baies grillées, haut de trois étages et terminé en terrasse crénelée. De l’autre, une sorte de pavillon carré plus étroit, avec une toiture pointue. Entre ces deux bâtiments, dans une construction moins haute surmontée d’un mâchicoulis, s’ouvrait la porte dont j’ai parlé, qui, par une voûte, conduisait à une petite cour intérieure. Autour de cette cour et, attenant au reste de l’édifice, étaient accolés d’autres bâtiments, quelques-uns ajoutés après coup. Le tout était dominé par la tour carrée du beffroi, haute, à créneaux, avec des gargouilles aux angles et un toit très aigu surmonté d’une girouette.
Tandis que je regardais tout ça, la porte se rouvrit et un jeune monsieur dit à ma mère :
— C’est vous qui êtes la femme de Martin Ferral ?
— Oui, notre monsieur, pour vous servir, si j’en étais capable, dit ma mère en se levant.
— Vous ne pouvez pas voir votre homme en ce moment, pauvre femme ; mais c’est demain qu’il passe aux assises, vous le verrez. Je suis son avocat, — continua-t-il, — venez un peu chez moi, j’ai besoin de vous parler.
Et il nous mena dans sa chambre, qui était au deuxième étage dans une maison de la rue de la Sagesse, au no 11, là où il y a encore une jolie porte ancienne avec des pilastres et des ornements sculptés. Ayant monté l’escalier en colimaçon logé dans une tour à huit pans, le monsieur nous fit entrer chez lui, et, nous ayant fait asseoir, commença à questionner ma mère sur beaucoup de choses, et, à mesure qu’elle répondait, il écrivait. Il lui demanda notamment si ces propositions que lui faisait Laborie avaient été entendues de quelqu’un, et elle lui répondit que non, que nul, sinon mon père, bien par hasard, ne les avait ouïes, parce que cet homme était rusé et hypocrite ; mais qu’il était au su de tout le monde qu’il attaquait les femmes jeunes qui étaient sous sa main, comme les métayères, ou celles qui allaient en journée au château. Ça se savait, parce qu’en babillant au four, ou au ruisseau en lavant la lessive, les femmes se le racontaient, du moins celles qui ne l’avaient pas écouté, comme la Mïon de Puymaigre.
— Bon, dit l’avocat, je l’ai fait citer comme témoin, avec d’autres.
Lorsqu’il eut fini ses questions, il expliqua à ma mère ce qu’il fallait dire devant la Cour et comment ; qu’elle devait narrer tout au long les poursuites malhonnêtes de Laborie, et raconter une par une toutes les misères qu’il leur avait faites et fait faire, à cause de ses refus de l’écouter. Il lui recommanda bien de dire, ce qui était la vérité, que mon père était fou de rage et qu’il n’avait tiré sur Laborie qu’en le voyant rendre au garde le fusil avec lequel il l’avait blessée au front, et puis tué sa chienne.
Lorsque nous fûmes pour nous en aller, l’avocat demanda à ma mère où nous étions logés, et, après qu’elle lui eut répondu ne savoir encore où nous gîterions, venant seulement d’arriver, il prit son chapeau et nous emmena dans une petite auberge dans la rue de la Miséricorde. Après nous avoir recommandés à la bourgeoise, il dit à ma mère de ne pas manquer d’être à dix heures au tribunal, le lendemain ; et, comme elle lui demandait s’il avait bon espoir, il fit un geste et dit :
— Tout ce qui est entre les mains des hommes est incertain ; mais le mieux est d’espérer jusqu’à la fin.