Jacques (1853)/Chapitre 96

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 94-95).
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XCVI.

DE JACQUES À SYLVIA.


Des montagnes du Tyrol.

Calme ta douleur, ma sœur chérie ; elle réveille la mienne, et ne change rien à ma résolution. Quand la vie d’un homme est nuisible à quelques-uns, à charge à lui-même, inutile à tous, le suicide est un acte légitime et qu’il peut accomplir, sinon sans regret d’avoir manqué sa vie, du moins sans remords d’y mettre un terme. Tu me fais bien plus vertueux et bien plus grand que je ne suis ; mais il y a quelque chose de profondément vrai dans ce que tu dis de la tristesse qu’éprouve une âme pleine de bonnes intentions inutiles et de dévouements perdus, quand elle est forcée d’abandonner sa tâche sans l’avoir remplie. Ma conscience ne me reproche rien, et je sens qu’il m’est permis de me coucher dans ma fosse et de m’y délasser d’avoir vécu. J’ai traversé, il y a quelques jours, un champ de bataille où je me suis trouvé, pour la première fois, au milieu du sang, du feu et de la poussière, il y a une quinzaine d’années ; j’étais jeune alors, et une belle carrière s’ouvrait devant moi, si j’avais su en profiter. C’était un temps de gloire et d’enivrement pour mes compagnons. Je me souviens que je passais la nuit de la veillée sur un de ces toits de chaume à fleur de terre qui servent de grange et de bergerie au pied des montagnes. J’étais à mi-côte de la colline ; j’avais sous les yeux une arène magnifique : le camp français à mes pieds, les feux de l’ennemi au loin, et Napoléon, général, au milieu de tout cela. Je fis bien des réflexions sur cette destinée qui s’offrait à moi, et sur cet homme de génie qui commandait à tant de destinées. Je me trouvai froid au milieu de ces travaux sanglants et de cette gloire funeste ; seul peut-être dans l’armée je ne regrettai pas de ne pas être Napoléon. J’acceptai les horreurs de la guerre avec la force d’âme que donne la raison à celui qui ne peut pas reculer ; mais en galopant le lendemain sur ces crânes que brisait le pied de mon cheval, sur ces cadavres qui gémissaient encore, je me sentis pénétré d’une haine si profonde pour les hommes qui appelaient cela la gloire, et d’une aversion si insurmontable pour ces scènes hideuses, qu’une pâleur éternelle s’étendit sur mon visage, et que mon extérieur prit cette glaciale réserve qu’il n’a jamais perdue depuis. Dès ce jour, mon caractère rentra en lui-même : je fis une espèce de scission avec mes pareils, je me battis avec un désespoir et une répugnance qu’ils appelaient du sang-froid, et sur lesquels je ne m’expliquai jamais avec eux ; car ces brutes n’eussent pas compris qu’il pût se trouver parmi eux un homme qui n’aimât pas la vue et l’odeur du sang. Je les voyais se prosterner autour de l’ambitieux qui ouvrait tant d’artères et se nourrissait de tant de larmes ; et quand je le voyais, lui, marcher sur ces morts au milieu des nuées de vautours qu’il engraissait de chair humaine, j’avais envie de l’assassiner, afin d’être maudit et massacré par ses adorateurs.

Non, le génie sans la bonté, sans l’amour, sans le dévouement, ne m’a jamais ni séduit ni tenté. J’irai vivre aux pieds d’une femme, me disais-je, et j’aimerai un de ces êtres faibles et sensibles qui s’évanouissent devant une goutte de sang. J’ai cherché la faiblesse et je l’ai trouvée ; mais la faiblesse tue la force, parce que la faiblesse veut jouir et vivre, et parce que la force sait renoncer et mourir.

Ne maudis pas ces deux amants qui vont profiter de ma mort. Ils ne sont pas coupables, ils s’aiment. Il n’y a pas de crime là où il y a de l’amour sincère. Ils ont de l’égoïsme, et ils n’en valent peut-être que mieux. Ceux qui n’en ont pas sont inutiles à eux-mêmes et aux autres. Pour quiconque veut n’être pas déplacé dans la société, il faut avoir l’amour de la vie et la volonté d’être heureux en dépit de tout. Ce qu’on appelle la vertu dans cette société-là, c’est l’art de se satisfaire sans heurter ouvertement les autres et sans attirer sur soi des inimitiés fâcheuses. Eh bien ! pourquoi haïr l’humanité parce qu’elle est ainsi ? C’est Dieu qui lui a donné cet instinct pour qu’elle travaillât elle-même à sa conservation. Dans le grand moule où il forge tous les types des organisations humaines, il en a mêlé quelques-uns plus austères et plus réfléchis que les autres. Il a créé ceux-là de telle façon, qu’ils ne peuvent vivre pour eux-mêmes, et qu’ils sont incessamment tourmentés du besoin d’agir pour faire prospérer la masse commune. Ce sont des roues plus fortes qu’il engrène aux mille rouages de la grande machine. Mais il est des temps où la machine est si fatiguée et si usée, que rien ne peut plus la faire marcher, et que Dieu, ennuyé d’elle, la frappe du pied et la fracasse pour la renouveler. Dans ces temps-là, il y a bien des hommes inutiles, et qui peuvent prendre leur parti d’aimer et de vivre s’ils peuvent, de mourir s’ils ne sont pas aimés et s’ils s’ennuient.

Tu me reproches de ne pas t’avoir pas assez aimée. Au moment de la mort, on peut tout se dire. Je dois te faire remarquer (c’est la première et la dernière fois) que nous étions dans une position délicate à l’égard l’un de l’autre. Tu es de tous les êtres que j’ai connus celui vers lequel m’entraînait la plus ardente sympathie. Mais tu es jeune et belle, et je n’ai jamais su si tu étais ma sœur. Cette idée ne t’est jamais venue, tu m’as accepté pour ton frère, et lors même que ta mère, qui ne le sait pas elle-même, t’a dit que je ne l’étais pas, notre destinée à tous deux était faite depuis longtemps, et nous ne pouvions plus nous aimer autrement que par le passé. Si nous avions su plus tôt, et d’une manière plus sûre, que nous pouvions être un homme et une femme l’un pour l’autre, notre vie à tous deux eût été bien différente ; mais l’incertitude eût rendu la seule idée de ce bonheur odieuse à tous deux. Je fis donc le sacrifice absolu et éternel de ce rêve, la première fois que je soupçonnai la possibilité de l’accueillir, et j’éteignis dans mon cœur une partie de mon amitié, de peur de donner le change à ma conscience. Que se fût-il passé entre nous si nous n’étions un peu plus forts qu’Octave et Fernande ? quand il ne dépendait que d’une parole incertaine ou méchante de madame de Theursan pour nous plonger dans des anxiétés horribles ! Pardonne-moi donc cette excessive prudence que tu n’as jamais comprise ni aperçue, parce que ton âme, plus calme que la mienne, ne te la commandait pas. Grâce à elle, je meurs pur, et mon cœur n’a pas été souillé d’une seule pensée que Dieu ait dû haïr et châtier.

Maintenant songe, ô mon amie ! que tu ne peux me suivre dans la tombe. Quelque dégoûtée de la vie que tu sois, quelque isolée que tu doives te trouver par ma mort, tu ne peux la partager sans souiller ta mémoire et la mienne de l’accusation qu’on a portée contre nous durant notre vie. Le monde ne manquerait pas de dire que tu étais ma maîtresse, et que c’est un désespoir d’amour qui nous a fait chercher le suicide dans les bras l’un de l’autre. Tu sais comme Octave est soupçonneux, comme Fernande est faible ; eux-mêmes le croiraient. Ah ! laissons-leur au moins mon souvenir sans tache, et qu’ils me respectent quand je ne serai plus, quand ce respect ne leur coûtera plus rien.

Mais ne m’accuse pas de t’avoir méconnue, ô ma Sylvia, ma sœur devant Dieu ! Je te l’ai dit cent fois, il n’y a que toi au monde qui ne m’aies jamais fait que du bien. Toi seule me comprenais, toi seule pensais comme moi. Il semblait qu’une même âme nous animât, et que la plus noble partie te fût échue en partage. Comme tu m’as préféré à tes amants, je t’aurais préférée à mes maîtresses, si je n’avais craint, en m’abandonnant à cette affection si vive, d’aller plus loin que je ne voulais. Toi, tu t’y livrais tranquillement, belle âme éternellement calme et solide ! C’est que tu étais le diamant et moi la pierre qui le protège ; mes désirs et mes transports ont toujours placé entre nous, comme une sauvegarde, une amante qui recevait mes caresses, mais qui n’empêchait pas ma vénération de remonter toujours vers toi. Vois comme je me fie à ta parole et quelle estime est la mienne : j’ose te révéler toutes les faiblesses, toutes les souffrances de mon cœur ! Depuis que je te connais, je t’ai eue pour confidente et pour consolatrice, et avant toi je ne m’étais jamais livré à personne. Sois mon dernier espoir dans le monde que je quitte ; du fond du cercueil, mon âme viendra encore s’informer avec sollicitude du bonheur de ceux que j’y laisse. Veille sur ta sœur, je te la confie ; si tu veux que je meure en paix, laisse-moi emporter l’assurance que tu ne l’abandonneras jamais, toi qui es pleine de raison, et dont l’amitié vaut mieux que l’amour des autres.