Jacques (1853)/Chapitre 84

Jacques (1853)
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LXXXIV.

DE JACQUES À SYLVIA.

Que veux-tu que je te dise ? ce Lorrain était un méchant homme, et je l’ai tué. Il a tiré sur moi le premier, je l’avais provoqué ; il m’a manqué. Je savais que je n’avais qu’à vouloir pour l’abattre, et j’ai voulu. Est-ce un crime que j’ai commis ? Certainement ; mais que m’importe ? je ne suis pas capable de savoir ce que c’est que le remords dans ce moment-ci. Il y a tant d’autres choses qui bouillonnent en moi, et qui me transportent hors de moi-même ! Dieu me le pardonnera. Ce n’est plus moi qui agis : Jacques est mort ; l’être qui lui succède est un malheureux que Dieu n’a pas béni, et dont il ne s’occupe pas. J’aurais pu être bon, si mon destin s’était prêté à mes sentiments ; mais tout a échoué, tout m’abandonne ; l’homme physique reprend le dessus, et cet homme a un instinct de tigre comme tous les autres. Je sentais la soif du sang me brûler ; ce meurtre m’a un peu soulagé. En expirant, le malheureux m’a dit : « Jacques, il était écrit que je mourrais de ta main ; sans cela tu ne m’aurais pas estropié pour une caricature, et tu ne me tuerais pas aujourd’hui pour te venger d’être… » Il est mort en m’adressant cette grossièreté qui semblait le consoler. Je suis resté longtemps immobile à contempler l’expression d’ironie qui restait sur la face de ce cadavre : ses yeux fixes semblaient me braver, son sourire semblait nier ma vengeance ; j’aurais voulu le tuer une seconde fois. Il faudra que j’en tue un autre, n’importe lequel ; cela me soulage, et cela fait du bien à Fernande : rien ne réhabilite une femme comme la vengeance des affronts qu’elle a reçus. On dit ici que je suis fou ; peu m’importe ! on ne dira plus que je suis lâche, et que je souffre l’infidélité de ma femme parce que je ne sais pas me battre ; on dira que j’ai pour elle une passion qui me fait perdre l’esprit. Eh bien ! on pensera du moins que c’est une femme digne d’amour que celle qui exerce un tel empire sur l’époux qu’elle n’aime plus ; les autres femmes envieront cette espèce de trône où, dans mon délire, je l’aurai placée, et Octave enviera mon rôle un instant ; car il n’y a que moi qui aie le droit de me battre pour elle, et il est obligé de me laisser réparer le mal qu’il a commis.

Adieu. Ne t’inquiète pas de moi, je vivrai ; je sens que c’est mon destin, et que dans ce moment mon corps est invulnérable. Il y a une main invisible qui me couvre, et qui se réserve de me frapper. Non, ma vie n’est au pouvoir d’aucun homme : j’en ai l’intime révélation ; j’en ai fait le sacrifice, et il m’est absolument indifférent de la perdre ou de la conserver. L’ange qui protège Fernande est venu près de moi, et il me parle d’elle dans mon sommeil ; il étend ses ailes sur moi quand je me bats pour elle ; quand je ne serai plus nécessaire à personne, lui aussi m’abandonnera. J’ai fait mon testament à Paris ; en cas de mort de mon fils, je laisse les deux tiers de mon bien à ma femme, et à toi le reste ; mais ne crains rien, mon heure n’est pas venue.