Jacques (1853)/Chapitre 81

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 81-82).
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Je criai : Qui vive ?… (Page 71.)

LXXXI.

DE JACQUES À SYLVIA.


Paris.

Tu me pleures, pauvre Sylvia ! Oublie-moi comme on oublie les morts. C’en est fait de moi. Étends entre nous un drap mortuaire, et tâche de vivre avec les vivants. J’ai rempli ma tâche, j’ai bien assez vécu, j’ai bien assez souffert. À présent, je puis me laisser tomber et me rouler dans la poussière trempée de mes larmes. En te quittant, j’ai pleuré, et mes yeux ne se sont pas séchés depuis trois jours. Je vois bien que je suis un homme fini, car jamais je n’ai vu mon cœur se briser et s’anéantir ainsi. Je le sens qui fond dans ma poitrine. Dieu me retire la force, parce qu’elle m’est désormais inutile. Je n’ai plus à souffrir, je n’ai plus à aimer ; mon rôle est achevé parmi les hommes.

Laisse-la me croire aveugle, sourd et indolent. Maintiens-la dans cette confiance, et qu’elle ne se doute jamais que je meurs de sa main. Elle pleurerait, et je ne veux pas qu’elle souffre davantage pour moi. C’est bien assez comme cela. Elle a trop appris ce que c’est d’entrer dans ma destinée, et quelle malédiction foudroie tout ce qui s’attache à moi. Elle a été comme un instrument de mort dans la main d’Azraël ; mais ce n’est pas sa faute si l’exterminateur s’est servi de son amour, comme d’une flèche empoisonnée, pour me percer le cœur. À présent, la colère de Dieu va s’apaiser, j’espère. Il n’y a plus sur moi de place vivante à frapper. Vous allez tous vous reposer et vous guérir de m’avoir aimé.

Sa santé m’inquiète, et j’attends avec impatience que tu me dises si mon départ et l’émotion qu’elle a éprouvée en me disant adieu ne l’ont pas rendue plus malade. J’aurais peut-être dû rester encore quelques jours et attendre qu’elle fût plus forte ; mais je n’y pouvais plus tenir. Je suis un homme et non pas un héros ; je sentais dans mon sein toutes les tortures de la jalousie, et je craignais de me laisser aller à quelque mouvement odieux d’égoïsme et de vengeance. Fernande n’est pas coupable de mes souffrances ; elle les ignore ; elle me croit étranger aux passions humaines. Octave lui-même s’imagine peut-être que je supporte tranquillement mon malheur, et que j’obéis sans efforts à un devoir que je me suis imposé… Qu’il en soit ainsi, et qu’ils soient heureux ! Leur compassion me rendrait furieux, et je ne puis renoncer encore à la cruelle satisfaction de laisser le doute et l’attente de ma vengeance suspendus comme une épée sur la tête de cet homme. Ah ! je n’en puis plus ! Tu vois si mon âme est stoïque. Non, elle ne l’est pas. C’est toi, Sylvia, qui es héroïque et qui me juge d’après toi-même. Mais moi, je suis un homme comme les autres ; mes passions me transportent comme le vent et me rongent comme le feu. Je ne me suis point créé un ordre de vertus au-dessus de la nature ; seulement, je ressens l’affection avec une telle plénitude, que je suis forcé de lui sacrifier tout ce qui m’appartient, jusqu’à mon cœur, quand je n’ai plus rien à lui offrir. Je n’ai jamais étudié qu’une chose au monde, c’est l’amour. À force de faire l’expérience de tout ce qui le contriste et l’empoisonne, j’ai compris combien c’était un sentiment noble et difficile à conserver ; combien il faillait accomplir de dévouements et de sacrifices avant de pouvoir se glorifier de l’avoir connu. Si je n’avais pas eu d’amour pour Fernande, je me serais peut-être mal conduit. Je ne sais si j’aurais commandé à mon dépit et à la haine que m’inspire l’homme qui l’a exposée à la risée d’autrui, par ses imprudences et ses folies égoïstes. Mais elle l’aime, et parce que je suis lié à elle par une éternelle affection, la vie de son amant me devient sacrée. Pour résister à la tentation de me défaire de lui, je pars, et Dieu seul saura ce que me coûte de désespoirs et de tourments chacun des jours que je lui laisse.

Si j’ai quelque autre vertu que mon amour, c’est peut-être une justice naturelle, une rectitude de jugement, sur lesquelles aucun préjugé social, aucune considération personnelle, n’ont jamais eu de prise. Il me serait impossible de conquérir un bonheur quelconque par la violence ou la perfidie, sans être aussitôt dégoûté de ma conquête. Il me semblerait avoir volé un trésor, et je le jetterais par terre pour m’aller pendre comme Judas. Cela me paraît le résultat d’une logique si inflexible et si absolue, que je ne saurais me glorifier de n’être pas une brute semblable aux trois quarts des hommes que je vois. Borel, à ma place, aurait tranquillement battu sa femme, et il n’eût peut-être pas rougi ensuite de la recevoir dans son lit, tout avilie de ses coups et de ses baisers. Il y a des hommes qui égorgent sans façon leur femme infidèle, à la manière des Orientaux, parce qu’ils la considèrent comme une propriété légale. D’autres se battent avec leur rival, le tuent ou l’éloignent, et vont solliciter les baisers de la femme qu’ils prétendent aimer, et qui se retire d’eux avec horreur ou se résigne avec désespoir. Ce sont là, en cas d’amour conjugal, les plus communes manières d’agir, et je dis que l’amour des pourceaux est moins vil et moins grossier que celui de ces hommes-là. Que la haine succède à l’affection, que la perfidie de la femme fasse éclore le ressentiment de son mari, que certaines bassesses de celle qui le trompe lui donnent jusqu’à un certain point le droit de se venger, et je conçois la violence et la fureur ; mais que doit faire celui qui aime ?

Je ne peux pas me persuader (ce que beaucoup sans doute penseront de moi) que je sois un esprit faible et un caractère imbécile, pour avoir persévéré dans mon amour. Mon cœur n’est pas vil, et mon jugement n’est pas altéré. Si Fernande était indigne de cet amour, je ne l’éprouverais plus. Une heure de mépris suffirait pour m’en guérir. Je me rappelle bien ce que j’ai senti pendant trois jours que je la crus infâme. Mais aujourd’hui elle cède à une passion qu’un an de combats et de résistance a enracinée dans son cœur ; je suis forcé de l’admirer, car je pourrais l’aimer encore, y eût-elle cédé au bout d’un mois. Nulle créature humaine ne peut commander à l’amour, et nul n’est coupable pour le ressentir et pour le perdre. Ce qui avilit la femme, c’est le mensonge. Ce qui constitue l’adultère, ce n’est pas l’heure qu’elle accorde à son amant, c’est la nuit qu’elle va passer ensuite dans les bras de son mari. Oh ! je haïrais la mienne, et j’aurais pu devenir féroce, si elle eût offert à mes lèvres des lèvres chaudes encore des baisers d’un autre, et apporté dans mes bras un corps humide de sa sueur. Elle serait devenue hideuse pour moi ce jour-là, et je l’aurais écrasée comme une chenille que j’aurais trouvée dans mon lit. Mais, telle qu’elle est, pâle, abattue, souffrant toutes les angoisses d’une conscience timorée, incapable de mentir, et toujours prête à se confesser à moi de sa faute involontaire, je ne puis que la plaindre et la regretter. N’ai-je pas vu, depuis son retour, que ma confiance apparente lui faisait un mal affreux, et que ses genoux pliaient sans cesse pour me demander pardon ? Combien il m’a fallu d’adresse et de précaution pour retenir sur ses lèvres l’aveu toujours prêt à s’en échapper !

Tu m’as demandé pourquoi je n’avais pas accepté la confession et le sacrifice que si souvent elle a désiré me faire. C’est parce que je crois la confession inutile et le sacrifice impossible. Tu n’aimes pas qu’on doute de la vertu d’autrui, et tu m’as reproché de ne plus vouloir me fier à l’héroïsme dont Fernande eût été peut-être capable encore. Eh quoi ! cette dernière épreuve, ce fatal voyage en Touraine, n’a-t-il pas suffi à mesurer la force de Fernande ? Je la connais bien, je sais jusqu’où va sa vertu, comme je sais où elle finit. Sa chasteté naturelle est la meilleure sauvegarde qui puisse la protéger, et sans doute elle l’a protégée longtemps. Mais la résolution de perdre à jamais Octave ne peut se soutenir dans cette âme puérilement sensible, que la plus petite souffrance épouvante, et qui succombe sous un véritable malheur. Est-ce sa faute ? Ne serions-nous pas des insensés et des bourreaux, si nous exigions d’elle ce qu’elle ne peut accorder, si nous la frappions pour marcher quand ses jambes se dérobent sous elle ? N’a-t-elle pas failli mourir parce qu’elle a perdu sa fille ? Pauvre créature souffrante ! sensitive qui se crispe au souffle de l’air ! comment aurais-je le courage brutal de te tourmenter, et l’orgueil stupide de te mépriser parce que Dieu t’a faite si faible et si douce ! Oh ! je t’ai aimée, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beauté délicate et pure, et je t’ai cueillie, espérant garder pour moi seul ton suave parfum, qui s’exhalait à l’ombre et dans la solitude ; mais la brise me l’a emporté en passant, et ton sein n’a pu le retenir ! Est-ce une raison pour que je te haïsse et te foule aux pieds ? Non ! je te reposerai doucement dans la rosée où je t’ai prise, et je te dirai adieu, parce que mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu’il en est un autre dans ton atmosphère qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, ô mon beau lis ! je ne te toucherai plus.